Concevoir et apprendre, deux expériences homologues en architecture

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Projets de paysage

Revue scientifique sur la conception et l’aménagement de l’espace

28 | 2023

Les savoirs paysagers dans l'action

Concevoir et apprendre, deux expériences homologues en architecture

Designing and learning, two comparable experiences in architecture

Marion Howa et Daniel Estevez

Édition électronique

URL : https://journals.openedition.org/paysage/32434

ISSN : 1969-6124

Éditeur :

École nationale supérieure du paysage de Versailles-Marseille, Institut national des sciences appliquées Centre Val de Loire - École de la nature et du paysage, École nationale supérieure d'architecture et de paysage de Bordeaux, École nationale supérieure d'architecture et de paysage de Lille, Agrocampus Angers

Ce document a été généré automatiquement le 22 mai 2023.

Concevoir et apprendre, deux expériences homologues en

architecture

Designing and learning, two comparable experiences in architecture

1 L’objectif de cette contribution est de réfléchir à ce que les pédagogies critiques en architecture (Estevez, 2015) et les pratiques de conception ouverte (Howa, 2022) ont en commun. Nous formulons l’hypothèse d’une homologie de structure entre apprendre et concevoir. En adoptant le point de vue des pédagogies socioconstructivistes, nous définirons l’acte d’apprendre comme une construction intersubjective fondée sur l’action du sujet et située dans le monde concret. Dès lors qu’il s’inscrit dans un contexte concret, cet acte constitue donc inévitablement un moyen de transformation de la réalité. Une telle activité rejoint alors un mode de conception architecturale que nous qualifierons d’« ouvert » dans la mesure où il se fonde sur la notion d’expérimentation et évolue selon un processus non prédéterminé à l’avance par un modèle. Notre texte vise donc à rapprocher deux métiers, celui du pédagogue et celui de l’architecte, pourvu qu’ils aient adopté, comme nous le verrons, un certain positionnement critique dans leur champ respectif.

2 Notre approche est ouvertement pragmatiste dans la mesure où elle est centrée sur l’expérience et envisage celle-ci comme une dynamique transformatrice : toute praxis visant à transformer la réalité modifie aussi les acteurs engagés dans cette transformation et jusqu’à leurs connaissances de cette réalité. Transformation et élucidation vont de pair. Pour mieux saisir comment le dialogue entre apprendre et concevoir peut contribuer au renouvellement des pratiques, nous verrons également en quoi la poursuite d’une expérience par celui qui la conduit peut favoriser la possibilité des expériences de l’autre, celui à qui elle est précisément destinée, qu’il s’agisse d’un étudiant ou d’un habitant.

3 Nous proposons de mettre en dialogue deux types de terrains sur lesquels nous avons engagé des expérimentations, en tant qu’architectes praticiens, d’une part, et en tant

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qu’enseignants en conception architecturale, d’autre part. Nos deux contextes d’investigation ont été menés en collaboration avec l’architecte et enseignant Christophe Hutin. Notre analyse mettra précisément en lumière les proximités théoriques et pratiques entre les deux approches dans les champs professionnel et pédagogique.

Le premier terrain concerne le projet de transformation architecturale de la cité de Beutre, près de Bordeaux, qui est un cas explicite d’observation impliquée dans des processus de transformations informelles des habitats. Face aux singularités de chaque maison de la cité, l’équipe des concepteurs, menée par l’architecte et chercheure Marion Howa au sein de l’agence Hutin Architecture, a eu recours à des outils d’enquête opérationnelle en suivant des démarches de reconnaissance sociale et de valuation de l’existant (Cementeri, 2015).

Le second terrain concerne l’enseignement du master Learning From fondé à l’École nationale supérieure d’architecture (ENSA) de Toulouse par les architectes Daniel Estevez et Christophe Hutin1. Cet atelier de formation cherche à mettre en place des dispositifs par lesquels les étudiants peuvent mener par eux-mêmes la construction de leurs apprentissages tout en étant inscrits dans une réalité du monde relevant de milieux sensibles (bidonvilles, squats…). Ces deux contextes partagent les objectifs d’expérimenter des dispositifs de transformations indéterminées des situations abordées (habitées, vécues, institutionnelles, informelles…) et aussi d’organiser des situations expérientielles collaboratives.

4 Pour expliciter tout d’abord notre hypothèse analogique, nous verrons sur un plan théorique en quoi la notion d’expérience peut constituer une stratégie commune aux actions d’appendre et de concevoir. Et dans un second temps, nous détaillerons plus concrètement les liens qui peuvent exister entre les expérimentations menées avec des étudiants dans une situation d’apprentissage et celles conduites avec des habitants dans un projet d’architecture. Nous observerons ainsi que le croisement des pratiques de conception ouverte et des pédagogies critiques dans les formations des concepteurs permet d’identifier trois éléments d’analogie. Le premier renvoie au principe d’indétermination, considéré comme condition de l’apparition d’expériences hétérogènes. Le deuxième concerne les outils ouverts, à disposition des concepteurs et des enseignants pour les techniques de stimulation et de conduite des expériences. Le troisième fait référence aux déplacements institutionnels induits par de telles pratiques, et notamment les recompositions que les parties prenantes produisent au fil des expériences.

Hypothèse d’une homologie entre apprendre et concevoir

La dimension critique de toute expérience

5 La notion d’expérimentation connaît un regain d’intérêt à l’heure où les discours sur l’innovation légitiment pourtant, de fait, le démantèlement des structures publiques, en particulier pour l’enseignement et le logement (Gori, 2013). Mais le succès de l’usage du terme peut dans le même temps vider la notion d’expérimentation de sa portée critique. Il faut donc sans doute réactualiser, pour l’architecture et son enseignement, la visée transformatrice des rapports de pouvoir que contient l’expérience, telle que

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définie notamment par le philosophe pragmatiste John Dewey (Dewey, 1938). On rappellera que pour cet auteur les processus d’apprentissage, mais aussi ceux de la création artistique, engagent une pratique critique vis-à-vis de chaque question abordée. Ce principe critique suppose alors un sujet agissant qui perçoit, interprète, évalue puis modifie ses représentations etses hypothèses pour lancer de nouvelles actions selon une boucle continue. Dès lors, comme l’écrit Cornelius Castoriadis : « Élucidation et transformation du réel progressent, dans la praxis, dans un conditionnement réciproque » (Castoriadis, 1999, p. 113).

6 Dans un tel processus expérientiel qui accorde une place centrale à l’action critique du sujet (habitant, étudiant, concepteur…), c’est toute la hiérarchie communément admise des rapports entre acteurs qui se trouve remise en cause. Notre étude des analogies entre apprendre et concevoir doit dès lors interroger la notion de transmission, qui s’avère traditionnellement verticale. C’est par exemple ce que décrit le philosophe constructiviste Ernst von Glasersfeld :

« […] les connaissances ne sont pas transmissibles. Au contraire, elles sont construites par celui qui apprend. Elles sont ensuite maintenues aussi longtemps qu’elles sont viables pour l’apprenant. C’est-à-dire que, articulées à d’autres ressources (affectives, sociales, contextuelles, etc.), ces connaissances viables permettent à leur auteur d’être compétent dans une série de situations2 » (Glasersfeld, 1994, p. 21-28).

Cette perspective constructiviste considère l’activité pédagogique non plus sous l’angle de la transmission objective d’informations – qui relèverait des sciences de l’information – mais sous l’angle de l’apprentissage d’un sujet agissant – que l’on doit inscrire dans les théories de l’agir. Nous pouvons prolonger ces positions subjectivistes concernant l’apprentissage sur le terrain de l’action architecturale en situation. La production de l’architecture pourrait alors s’envisager, non plus comme la conception d’un objet technique ou sculptural, mais comme une contribution coopérative entre pairs, un processus d’expériences et de performances visant la transformation d’une situation donnée en une nouvelle situation. Qu’elle soit mobilisée dans la formation des concepteurs ou bien dans les pratiques de conception elles-mêmes, la notion d’expérience peut donc marquer dans les deux cas une bifurcation critique qui met en cause indifféremment la verticalité de la relation entre enseignant et étudiants ou bien celle entre concepteur et habitants.

Apprentissage et conception comme stratégies

7 Certains concepts issus des théories de l’apprentissage peuvent permettre de mieux comprendre l’action du sujet en conception. Le processus d’apprentissage décrit dans les travaux du psychologue Jean Piaget semble recouper assez précisément les mécanismes de conception :

« Si l’on tient compte de l’interaction fondamentale des facteurs internes et externes, alors toute conduite est une assimilation du donné à des schèmes antérieurs […] et toute conduite est en même temps accommodation de ces schèmes à la situation actuelle3 » (Piaget, 1987, p. 138).

Le rôle, en particulier, de la notion d’équilibre dans l’apprentissage n’est pas sans rappeler les mécanismes de conception considérée comme tâche de transformation de la réalité. Partant d’une situation donnée, le concepteur en propose une autre, de manière à répondre à de nouvelles exigences de stabilité. Il peut s’agir par exemple d’intégrer un programme architectural spécifique (Prost, 1992), ou bien de modifier

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une situation existante en équilibre instable tout en visant à établir un nouvel état vu comme plus stable4 .

8 Le schéma piagétien d’équilibration met en relief une propriété que partagent apprentissage et conception. Dans les deux cas en effet ces actions de mise en équilibre revêtent un caractère stratégique et non programmé. Selon la formule du sociologue

Edgar Morin :

« La stratégie suppose l’aptitude du sujet à utiliser, pour l’action, les déterminismes, les collaborations et les aléas extérieurs, […] on peut la définir comme la méthode d’action propre à un sujet en situation de jeu où, pour accomplir ses fins, il s’efforce de subir au minimum et d’utiliser au maximum les contraintes, les incertitudes et les hasards de ce jeu. Un programme est prédéterminé dans ses opérations et dans ce sens, il est automatique ; la stratégie est prédéterminée dans ses finalités mais non dans toutes ses opérations. » (Morin, 1986, p. 62).

La caractérisation du processus d’apprentissage comme ensemble d’actions stratégiques de l’apprenant permet d’éclairer notre homologie apprendre-concevoir. En effet, l’acte de conception relève d’un processus éminemment stratégique et ne saurait être rapporté à une simple technique de résolution de problème. Il s’écarte à ce titre des méthodes descendantes cartésiennes et de la théorie de l’information. La conception stratégique ressortirait au contraire d’une démarche d’enquête contingente et subjective.

9 Il est également possible d’aller plus loin et d’inscrire les stratégies d’apprentissage et de conception dansle domaine des pratiques d’improvisation. Ces pratiques stratégiques sont clairement analysées dans les travaux de recherche du compositeur et urbaniste Christopher Dell sur l’improvisation de l’espace (Dell, 2019). Selon lui, l’improvisation doit être envisagée comme un mode de production régi par un principe de contingence : l’improvisateur opère sur des situations en état d’équilibre. En tant qu’ensemble d’actions contingentes, l’improvisation subit bien sûr certaines déterminations. Celles-ci résultent simultanément des caractères précis du contexte d’intervention (les contingences) et de la stratégie propre à l’improvisateur (l’intentionnalité). En ce sens, l’improvisation relève d’un travail d’interprétation permanent de la réalité, que le pédagogue Donald A. Schön considérait comme « une conversation avec la situation » (1984).

L’improvisation, une perspective commune

10 Plusieurs dynamiques de conception en architecture peuvent donc intégrer certaines notions issues du domaine de l’apprentissage. Celle que nous avons décrite dans plusieurs travaux comme « conception ouverte » l’assume d’ailleurs assez explicitement dans sa relation avec l’improvisation (Howa, 2022 ; Dell, 2019). En adoptant la perspective improvisationnelle pour la conception, de telles pratiques cherchent à organiser l’action du concepteur en relation avec la nature contingente des milieux habités. Ce mode de conception, qui n’est plus tourné vers la modélisation d’objets architecturaux mais orienté vers l’organisation de structures5, vise à stimuler et à enrichir les expériences habitantes. La dialectique structure-performance s’avère tout aussi centrale pour la didactique de la conception, puisqu’il s’agit là encore d’organiser les dispositifs pédagogiques qui favoriseront les expériences singulières des étudiants. Il peut s’agir par exemple, comme nous le verrons plus bas avec les expériences de l’atelier Learning From, de créer des dissensus dans les perceptions que

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nous pouvons avoir d’un problème abordé. Au cours de ces moments de déplacement du regard, comme l’écrit le sociologue Richard Sennett « le problème est reconçu, en quelque sorte avec des protagonistes différents », ce qui permet un « reformatage qui peut inaugurer un saut de l’imagination » (Senett, 2010, p. 298).

11 La perspective improvisationnelle fait donc converger la conception ouverte et la pédagogiecritique dans une recherche commune : elles visent, dans leur contexte respectif, à organiser les conditions d’émergence d’expériences singulières chez les habitants, étudiants, concepteurs ou enseignants. Or, selon Christopher Dell, ce savoirfaire se traduit par la mise en œuvre de structures d’action caractérisées par une certaine part d’indétermination. Dès lors, comment, dans un cadre pédagogique ou dans celui d’un projet collaboratif, organiser concrètement les expériences sans les prédéterminer ? Notre hypothèse analogique entre conception ouverte et pédagogie critique pourrait éventuellement permettre de préciser les caractéristiques de ces structures stimulantes (Abenia, 2021), à la fois matérielles et immatérielles, visant à favoriser la multiplicité des expériences. Nous tenterons d’illustrer notre analyse en nous appuyant sur quelques exemples tirés de deux contextes spécifiques.

Indétermination, ouverture et ruse : trois principes communs aux démarches pragmatistes

Le principe d’indétermination : première analogie sur les fondements de l’expérience

12 En architecture, l’indétermination est un principe de conception loin d’être inédit. Mais à l’heure actuelle, les concepteurs sont généralement attendus pour livrer réponses technicistes à des programmes architecturaux fixés en amont du travail exploratoire de projet. Ces attentes prédéterminent un retour du fonctionnalisme, des formes de standardisation et une inflation normative dans les commandes. Face à ces tendances dominantes, le principe d’indétermination est néanmoins réactualisé par des travaux récents qui cherchent à rouvrir les possibilités d’action en conception. Ce principe est en particulier mobilisépour désigner l’indétermination programmatique des espaces du logement (Druot et al, 2004 ; Van Rooyen, 2021) et celle des « structures support » (Mignon, 2019) conçues pour ouvrir les espaces à la liberté d’appropriation habitante. Il peut aussi concerner la capacité du concepteur à aborder une situation habitée sans préjuger de la nature ou même de la nécessité de son intervention à venir (Howa, 2022, p 208).

13 Dans le domaine du paysage, Il semble établi que le principe d’indétermination constitue l’origine de toute observation opératoire d’une expérience qui implique des habitants (Marlin, 2016). Cette observation active qui envisage les expériences singulières comme des « faits-significations6 » est potentiellement susceptible de transformer par elle-même une situation. En proposant une lecture anthropologique de l’expérience, la philosophe Joëlle Zask (2007) montre comment l’expérience contribue au processus culturel d’individuation des personnes et constitue par là un vecteur d’émancipation et de construction du commun. Il faudrait préciser que le principe d’hétérogénéité des expériences, si bien décrit par la figure de l’archipel glissantien7 , nous semble conditionner toute situation de conception indéterminée en architecture. Rien de socialement perdurable ne saurait en effet apparaître sans cette articulation

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entre indétermination et multiplicité, caractère de toute friche, condition du vivant et garantie du futur comme nous l’apprend l’art du paysage (Clément, 2006).

14 Le cas du projet de transformation de l’ancienne cité de Beutre semble particulièrement explicite pour illustrer la portée opérationnelle du principe d’indétermination. Dans cette ancienne cité de transit, laissée pour compte pendant plus de cinquante années par le bailleur social, les habitants ont dû réaliser par euxmêmes une grande diversité de travaux (jardin, entretien, agencement, extension) au fil des générations. Ils ont transformé historiquement leurs 93 maisons différemment les unes des autres grâce à des organisations de voisinage puissantes. En arrivant en 2019 pour un projet de rénovation commandité par le bailleur social, l’équipe des architectes et paysagistes décide de documenter les expériences habitantes apparues dans ce long processus historique d’informalisation architecturale8. Constatantla dimension hétérogène des habitats, l’équipe s’est attachée à précisément connaître et reconnaître sur le plan architectural les valeurs techniques, économiques, sociales et symboliques des travaux réalisés par les habitants. Dans l’objectif de mener un projet de nature collaborative, établir la légitimité des savoirs informels de transformation a été une condition nécessaire à l’organisation d’éventuelles interventions.

15 Pour accéder à la complexité architecturale de la cité, la démarche a consisté à renverser la perspective habituelle d’observation des situations construites en architecture. Il ne s’agissait plus d’observer de manière déterminée l’habitat comme une quantité globale et homogène vue d’en haut, mais de partir du logement – de chaque logement – en tant qu’unité élémentaire pour mener une observation qualitative de l’hétérogénéité des situations vécues. Cette description fine des maisons transformées a pu permettre d’établir le fait que la cité était constituée de 93 logements

Figure 1. Pratique de l’enquête architecturale dans le projet de transformation de la cité de Beutre Source : Christophe Hutin Architecture, 2020.
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habités différemment depuis cinquante années et de retracer 93 histoires de vie spécifiques.

16 Chez la famille V., les travaux ont repris depuis que lepetit-fils occupe la maison de sa grand-mère, alors que la maison de madame C. n’a plus évolué dès que son mari n’a plus pu s’en charger. Le père de la famille A. a dû agrandir et partitionner sa maison pour résoudre la suroccupation, tandis que, face au même problème, la famille Z. n’a pas pu modifier la sienne. Si l’extension de la maison de la famille M. a été réalisée par nécessité, celle de la famille D. a été construite pour le plaisir d’habiter. Sans avoir été physiquement agrandie, la maison de la famille T. est devenue spacieuse après le départ des enfants, qui y sont parfois revenus habiter. C’est aussi dans cette dernière éventualité que la famille K. a gardé la troisième maison qu’elle occupe dans la cité. L’autoconstruction chez le couple T. Z lui a donné une allure de maison neuve alors que celle de madame J. est dans un état de dégradation avancée. Dans les cinq maisons de la famille F., les travaux ont été exécutés en même temps, et dans celle de monsieur N., une pièce a été refaite chaque année. Alors que chez la famille D., les travaux ont été réalisés en mobilisant la solidarité et le savoir-faire des voisins, dans la maison F. les travaux n’ont jamais pu avoir lieu par manque de ressources. Ce bref aperçu descriptif de la singularité des cas amène à comprendre que la préoccupation des concepteurs s’est inévitablement attachée à savoir où et comment intervenir dans un système préexistant profondément hétérogène et interdépendant. Pour s’insérer dans ces processus transformatifs, chaque fois différents, les architectes ont dû s’adapter en concevant des interventions sur mesure pour chacune des 93 situations. La reconnaissance des expériences habitantes a ainsi donné lieu à une expérience inédite de projet, ouvrant l’occasion d’une réflexion sur les possibilités d’un renouvellement des pratiques architecturales.

17 Le principe d’indétermination des structures de conception, compris comme condition d’efficience d’une intervention contextuelle, processuelle et capacitaire9, est un résultat de la recherche-action menée à Beutre (Howa, 2022). Nous constatons que, dès qu’un outil détermine une action ou un usage, dès qu’un dispositif devient convergent ou

Figure 2. Série photographique explicitant l’hétérogénéité des expériences de transformation architecturale réalisées par les habitants de la cité de Beutre Source : Christophe Hutin Architecture, 2020.
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descendant, il ne peut plus alors garantir l’environnement favorable au type de projet architectural processuel que nous menons, spécialement en contexte d’habitat informel. Ainsi le principe d’indétermination est-il au centre de notre approche et son rôle dans le projet peut être évalué. Premièrement, il se révèle particulièrement puissant pour contrecarrer les approches normatives conduisant habituellement à la démolition de ces habitats. En tant qu’il soutient une mise en connaissance rigoureuse de ces derniers habituellement laissés hors des radars (Aguilera, 2019), il peut avoir pour conséquence concrète leur protection (Deboulet et al, 2016), ce qui implique pour l’architecture, au-delà desenjeux techniques réels, des enjeux de nature démocratique. Deuxièmement, il s’avère efficient pour envisager la singularisation d’une méthode d’action dans un terrain donné. Pour un concepteur, il est alors question de constater concrètement, par l’expérimentation d’une démarche préciseet indéterminée, les hypothèsesde travail qui fonctionnent sur la durée. Cette technique renvoie directement à la formule de Schön :

« Expérimenter, c’est agir pour voir où nous conduit l’action » (1984, p. 183). Faisant une « théorie du cas particulier », il détaille comment un concepteur parvient à se constituer un répertoire, compiler des cas comme autant de précédents qu’il peut ensuite associer. Chaque nouvelle expérience complexifie, outille et ouvre le savoir d’une pratique. Cette activité d’apprentissage, dans l’acte et les didactiques de conception en milieu habité, correspond à un déplacement du sujet. La réversibilité des savoirs que ce déplacement opère renvoie à plusieurs paradigmes dialogiques, qu’il s’agisse du maître-ignorant (Rancière, 1987), du concepteur-émancipé (Estevez, 2014), du paysagiste-habitant (Marlin, 2022) ou du concepteur-participant (Kroll, 2012).

Les outils ouverts : deuxième analogie sur les techniques de l’expérience

18 Dans la conception ouverte et les pédagogies critiques, l’observation n’est plus un préalable anecdotique à l’intervention architecturale, elle en est consubstentielle. L’acte de concevoir est donc proche d’un acte de recherche et la méthode de conception rejoint l’enquête architecturale (Howa, 2022). L’enquête renvoie à une méthode expérientielle, que Dewey décrit comme une activité d’apprentissage critique sur et avec le monde, et dont il prétend qu’elle est à l’origine d’une société démocratique. L’intérêt de cette méthode par l’enquête tient dans le fait qu’elle maintient une ouverture de l’activité de conception à la nature contingente des processus architecturaux. Caractérisée comme non convergente et indéterminée, l’enquête peut déplacer les attentes solutionnistes d’une commande vers la possibilité d’envisager des actions plus respectueuses des situations qu’elle étudie.

19 Les méthodes de conception par enquête, telles que nous les définissons pour l’architecture, possèdent trois qualités fondamentales. La première est la qualité interprétative (partir des situations), la seconde est une qualité expérientielle (œuvrer en interaction avec les situations) et la troisième est une qualité structuraliste (stimuler les situations observées). Si elle est habituellement perçue comme subversive ou éventuellement annexe en architecture, l’enquête est pour nous une mécanique centrale du travail opérationnel. En tant que méthode, elle s’appuie par ailleurs sur toutes sortes d’outils propres à la recherche-action qualitative-interprétative (Anadón et Savoie-Zajc, 2009). Des outils documentaires peuvent être utilisés pour produire la

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conception et des outils de type institutionnel(associations, événements, réunions, rituels…) pour organiser des interactions collaboratives entre participants (habitants, étudiants, institutions, concepteurs, enseignants…). Soutenue par le principe de multiplicité, l’enquête architecturale devient donc un système d’organisation du projet en relation avec un contexte d’intervention réel.

20 Cette méthode de conception par l’enquête est également une méthode d’enseignement. Dans les expériences menées par le master Learning From de l’ENSA Toulouse, l’atelier est considéré comme un outil institutionnel d’action et de transformation fondé sur l’usage de l’enquête. L’atelier vise en particulier l’apprentissage de la conception architecturale par l’action expérimentale. Le projet d’architecture y est abordé dans des contextes d’habitats populaires. La collaboration interculturelle et l’hétérogénéité sont vues comme des conditions de la production de la ville contemporaine. Dans l’atelier, apprendre et faire représente deux versants d’une même attitude de conception par laquelle l’architecte se définit comme praticien réflexif. Le concepteur-enquêteur-étudiant observe et organise des faits. Dans la logique de l’enseignement d’émancipation, l’atelier affirme que ce qui est fait se discute, se partage, se pense. Suivant la formule « Ne rien dire que nous n’ayons fait ! » du pédagogue Fernand Oury (1981), il est demandé aux étudiants de construire des faits, ce qui est une manière de placer toutes les intelligences à égalité.

21 La double exigence de précision dans l’observation et d’indétermination dans le travail de relevé du contexte (éviter les stéréotypes, élargir notre perception, questionner les a priori…) a conduit l’atelier à mettre en place différents procédés de relevés par inventaire. Le projet d’architecture s’y déroule donc comme une enquête qui inventorie les situations de manière exhaustive. Dans le contexte de l’enseignement que traversent les étudiants au cours de leur parcours universitaire, cette posture est singulière. Généralement, la compétence attendue dans la plupart des parcours de formation est celle de la synthèse. Les étudiants apprennent à résumer et à partir de ces résumés. Cette aptitude à la synthèse est désignée dans l’enseignement comme une phase d’ « analyse », préalable à l’activité de projection. Or, lorsque l’on intervient dans des situations architecturales, critiques, on constate que la synthèse n’est pas opérante pour modéliser des milieux complexes et en produire ensuite un résumé qui servirait de point de départ à un projet. Au contraire, l’opérationnalité d’une démarche de conception nécessite la récolte exhaustive de faits multiples, hétérogènes et détaillés, dont le rôle n’est pas prédéterminé dans le projet.

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22 Le cas du projet Florence House en 2012 à Johannesburg en Afrique du Sud, mené dans le cadre de l’atelier avec un groupe d’étudiants français et sud-africains, est représentatif de l’expérience d’enquête de conception dans un terrain critique, en équilibre instable. La Florence House est une ancienne maternité désaffectée où se sont installées spontanément 240 familles vivant en permanence sous la menace d’une éviction.

23 Dans la chambre froide de l’ancien hôpital, un appartement a été aménagé pour plusieurs personnes, lorsque les étudiants yrecensent les dispositifs de rangement des vêtements ils n’ont pas d’idées préconçues sur l’usage que l’on pourra faire de ces données. Dans l’ancienne lingerie, des habitants ont réalisé des cloisons temporaires avec des couvertures et des draps accrochés sur des fils par des pinces à linge. L’agencement des espaces se modifie selon le nombre d’occupants et les groupes. Au moment où les étudiants relèvent et répertorient le fonctionnement de ce dispositif, ils ne peuvent pas savoir que ce procédé de partitionnement sera exploité, en utilisant d’autres matériaux, dans l’un des projets conçu par un des groupes de l’atelier. Dès lors, tout phénomène observé et documenté sur une situation donnée peut constituer une ressource s’il est décrit avec précision. Travailler ainsi par inventaires successifs, comme si on décrivait patiemment des strates de la réalité, ne constitue pas une démarche familière pour les étudiants en architecture.

24 Ces techniques appartiennent à des modes fragmentaires de conception. Par opposition à la recherche d’une synthèse unifiée des situations, la méthode repose ici sur une stratégie de fractionnement, un travail d’échantillonnage, une activité que l’on peut qualifier de diagrammatique. Pour les théoriciens et praticiens du diagramme (Dell, 2016), celui-ci constitue en effet un outil spécifique de conception fondé sur l’interprétation, la catégorisation et la mise en relation des ensembles d’échantillons produits.

Figure 3. Exemple d’institution, une école de musique à la Florence House, 2011. Source : Atelier Learning From.
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Ainsi, dans le projet de Beutre comme dans l’atelier de la Florence House sont mis en œuvre des méthodes diagrammatiques similaires : dissociation des outils architecturaux de conception (inventaires, diagrammes, séries, relevés, cartographies, protocoles photographiques et filmiques, biographies), variations d’interventions architecturales (agencements différenciés, variations de scénarios…), multiplication des enquêteurs (étudiants, habitants, experts, scientifiques, artistes…). La stratégie de décomposition ne conduit pas à isoler un élément pour lui-même mais a agencer des systèmes d’interrelations entre des faits observés et documentés.

Jouer et déjouer l’institution : troisième analogie sur les effets de déplacement induits par l’expérience

26 Dans nos deux contextes d’étude, l’objectif est d’instituer des situations susceptibles de générer des expériences où chacun trouve du sens à interagir avec le commun. Cette démarche coopérative, dans un atelier de formation ou dans un projet, s’appuie sur le courant de la pédagogie institutionnelle, que l’on ne peut dissocier de la psychothérapie institutionnelle. Ses fondateurs, le pédagogue Fernand Oury et les psychanalystes Félix Guattari et Jean Oury (Oury, 2001), s’inscrivent en rupture avec les approches normatives des environnements asilaires. Ils remobilisent au contraire le terme d’institution, ainsi que celui de dispositif (Geffard, 2019), pour une démarche d’émancipation du sujet. Alors, l’institution est conçue comme un espace d’organisation capable de générer l’émergence d’expériences partagées de nature à ce que les subjectivités individuelles soient valorisées par et au travers d’une action commune. Leur approche dissocie volontairement le « rôle », le « statut », la « fonction » dans une institution. La fonction est l’objectif visé par l’institution, le statut désigne la place qu’occupe un participant et le rôle rassemble les activités qu’il y effectue. Si une institution ne permet pas la dissociation de ces trois éléments (quand par exemple le rôle d’un patient est inséparable de son statut, et quand il en est de même pour un soignant ou pour un agentadministratif), alors cette institution est aliénante. Lorsqu’une institution permet au contraire à une personne de jouer un rôle différent de son statut, les expériences vécues peuvent prendre du sens pour les individus dans un groupe. Nous empruntons à ces approches environnementalistes l’usage de ce vocabulaire qui a pour but de créer les possibilités de jouer et déjouer une institution, qu’elle soit à destination d’étudiants ou d’habitants. De cette façon, le rôle de l’architecte ne s’arrête plus à son statut de concepteur. C’est explicitement le cas dans des méthodes développées par les architectes Simone et Lucien Kroll, que leur homologue Patrick Bouchain a appelées par la suite la « permanence architecturale ». L’architecte ou le paysagiste, qui travaille au quotidien sur le terrain sur une longue durée, comme cela a été mis en place dans le projet de Beutre, peut se trouver assigné, souvent sans l’avoir choisi, à d’autres rôles relationnels avec les habitants, comme celui du voisin, de l’intermédiaire, de l’obligé, du confident, de l’invité, de l’apprenant, du prête-nom, du médiateur. De même qu’un habitant peut avoir le rôle de l’expert, du diplomate, de l’hôte, du représentant, du conseiller, de l’organisateur.

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27 Les travaux pédagogiques conduits avec l’atelier Learning From peuvent illustrer cette recherche de circulation des rôles dans l’organisation collaborative. Le « jeu institutionnel » est particulièrement observable dans nos expériences de chantiers participatifs impliquant habitants et étudiants. En 2014 par exemple, l’atelier s’engage dans un premier workshop collectif pour une intervention sur un espace public en Afrique du Sud, à Soweto, dans le quartier informel de Kliptown. Nous proposons de réhabiliter par des actions paysagères le cinéma en ruine Sans-Souci, un édifice qui fut emblématique de la vie artistique et culturelle du quartier durant l’apartheid.

28 Sur le déroulé du chantier, les différents sujets abordés dans le processus de conception in situ ont interagi les uns avec les autres. Durant le workshop, nous avons ainsi réalisé un « jardin des ruines », qui s’est prolongé vers l’entrée du cinéma en différentes interventions ponctuelles non programmées. Un atelier de confection de mosaïques s’est autoconstitué avec le but de transfigurer les gros ouvrages effondrés qui s’y trouvaient. La dynamique de cet atelier s’est disséminée par proximité dans une diversité de micro-interventions dans l’ensemble du chantier : sur les murs peints des scènes de spectacles, sur les différentes assises et sols construits, etc. Les différentes équipes de travail réparties dans tous les microchantiers ont ainsi voisiné et dialogué pendant toute la durée de l’opération collective. Ces proximités mais aussi la simultanéité des interventions ont eu comme conséquence de rendre les équipes de travail plus perméables entre elles. Nous avons observé que les individus,étudiants ou habitants, se sont déplacés dans les différents chantiers durant le workshop, passant de la réhabilitation de la scène à la réalisation du jardin ou encore de l’atelier de mosaïques à celui des semis. Loin de démobiliser ou de dissoudre l’énergie des participants, ce phénomène inattendu de circulation des acteurs a produit un effet de solidarité et de convivialité mais aussi d’efficacité. Les participants se sont également impliqués dans les actions collectives qui nécessitaient de l’énergie ou un

Figure 4. Exemple d’institution, le « cercle des femmes » dans le projet de transformation de la cité Beutre Source : Christophe Hutin Architecture, 2021.
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investissement urgent à un moment précis de leur déroulement : coulage du béton, étalement du gravier, etc. On a assisté par ailleurs à des échanges de compétences entre les habitants eux-mêmes avec l’implication de certains riverains plus qualifiés, en particulier pour les travaux de maçonnerie. Nous avons aussi maintenu un dialogue permanent avec les enfants du quartier qui se sont impliqués dans la réalisation des microchantiers après l’école. Ils se sont installés dansles aménagements réalisés dans la journée : tous souhaitaient pousser une brouette, manier une pelle, nettoyer, réaliser des mosaïques ou des décorations. Du fait de l’ensemble de ces interrelations, nous pouvions qualifier nos démarches pédagogiques de processus inspirés des systèmes vivants.

Vers des expériences émancipées

29 La circulation des rôles, par la mise en action des personnes au sein de ce type d’actions collaboratives, peut également être analysée en tant qu’expérience de résistance des parties prenantes – étudiants, habitants, architectes, enseignants – au sein du cadre institutionnel de l’action, qu’elle soit d’ordre académique (Learning From) ou bien d’ordre opérationnel(Beutre). Ces résistances ne sont pas anecdotiques ou symptomatiques, mais bien systémiques. Face au cadre de l’action d’un projet, elles peuvent prendre trois modalités : la première est la contestation (voice) qui désigne l’interpellation, la seconde est le contournement (exit) qui renvoie au non-usage ou à la simulation, la troisième est ledétournement (loyalty) à savoir la réinterprétation du cadre à ses propres fins.

Figure 5. Microchantier du « jardin des ruines » dans le projet du cinéma Sans-Souci Source : Atelier Learning From, 2013.
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Par exemple, dans le projet de Beutre, les habitants ont continué de réaliser des travaux informels dans leurs maisons alors que se déroulaient les phases d’études de conception en prévision du chantier officiel. Certains ont utilisé à leurs fins le projet d’architecture à l’étude en reprenant les plans pour devancer le chantier officiel, réaliser les interventions qu’ils souhaitaient entreprendre par eux-mêmes et laisser aux architectes celles qui étaient trop lourdes. D’autres habitants ont refusé les travaux en interpellant frontalement les équipes ou en simulant de les accepter.

31 Réduire ces actes à de la débrouille, comme le percevrait une approche normative, empêcherait d’y voir des formes d’émancipation, telles que l’identifierait une approche compréhensive. Mais face à ces dynamiques positives, il devient nécessaire pour un concepteur d’ajuster en permanence les dispositifs qu’il met en place au fil de l’action. Qu’il s’agisse d’une restructuration du dispositif, d’une marge de manœuvre laissée à l’informalité ou d’une place donnée à l’équivocité d’un malentendu,la « restructuration des situations » fait partie de l’expérience de conception réflexive. L’activité passe de découvertes en restructurations, de déséquilibres en équilibres nouveaux. La conversation avec la situation consiste à savoir interagir avec les expériences habitantes en composant avec les arts de la résistance (Scott, 2008), l’agency (Lash et al, 2009), ou les capabilités (Sen, 1985)

32 Cependant, il serait illusoire de penser que notre plaidoyer pour le jeu dans l’institution pourrait résoudre la question d’unecollaboration émancipée en faisant faire aux habitants des croquis, des maquettes ou des travaux. Pour étayer cet argument, nous reprendrons à notre compte la manière dont est utilisé le dissensus dans les réflexions du philosophe Jacques Rancière. Celui-ci questionne le fait que certains spectacles vivants (Rancière, 2008) sollicitent physiquement la contribution du spectateur comme

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Figure 6. Photographie prise chez un habitant de Beutre, qui poursuit ses travaux d’autoconstruction avant le démarrage du chantier officiel Source : Christophe Hutin Architecture, 2021.
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si le seul acte d’observation ne pouvait lui permettre de s’émanciper. Or, la participation n’est pas gage d’émancipation. Si l’on reconnaît l’égalité des intelligences, un spectateur interprète et traduit de manière autonome le savoir de l’autre. La notion de dissensus nous permet aussi d’identifier les risques d’imposture dans les pratiques de conception collaboratives. C’est en ces termes que l’architecte Jean-Philippe Vassal nous y invite :

« Il faut bien faire la part des choses entre ce que les habitants pourront faire bien mieux que nous ne saurions faire à leur place, et précisément ce que nous pouvons faire parce qu’eux ne le peuvent pas. Cette partition des choses nous permet de pousser les capacités plus loin […] en essayant de proposer la liberté du maximum d’espace10. »

Le dissensus peut conduire les architectes à se concentrer sur l’objectif d’ouvrir le plus d’espaces possible à l’expérience habitante. La même question anime le pédagogue pour l’expérience des étudiants.

33 Au regard de la fugacité de tous ces travaux en expérience fondés sur la pratique réflexive, dans le projet de Beutre tout comme dans les workshops de l’atelier Learning

From que nous venons de décrire, l’interrogation peut s’ouvrir alors sur les capacités et les limites des praticiens réflexifs à déstabiliser mais aussi à rééquilibrer les systèmes dans lesquels ils évoluent.

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NOTES

1. Voir le blog d’archives de l’atelier depuis sa création : http://learning-from.over-blog.fr/ (consulté le 12 décembre 2022 – bloqueur de publicité conseillé).

2. Glasersfeld définit son approche comme un constructivisme radical : « Ces situations doivent alors non seulement être signifiantes pour l’élève, mais aussi être pertinentes à l’égard des pratiques socialement établies. Ce sont en effet ces pratiques qui, sans cesse, remettent les connaissances de l’apprenant en cause » (ibid.).

3. Selon Piaget, fondateur de l’épistémologie génétique, la notion d’équilibre est sollicitée par le sujet apprenant car « toute conduite tend à assurer un équilibre entre les facteurs internes et externes ou plus généralement entre l’assimilation et l’accommodation » (Piaget, 1987, p 138).

4. Voir le projet de transformation du bâtiment occupé illégalement Florence House à Hillbrow (Johannesburg) conduit par l’atelier Learning From en 2011 (Estevez et al, 2012)

5. En architecture, le courant structuraliste consiste en l’organisation de structures plus qu’à la conception d’objets, comme le précise ainsi l’architecte Richard Buckminster Fuller : « Que voulons-nous dire par le mot structure en architecture ? [...] J’entends souvent dire, dans nos écoles techniques, et par le public, que les architectes construisent avec des matériaux. Je fais remarquer aux étudiants que cela n’est pas exact. Ce genre de définition remonte a l’époque ou l’homme considérait la matière comme uniquement solide.Je leur dis que ce qu’ils font est d’organiser des structures » (Fuller, 1967, p. 68)

6. L’expression est de John Dewey qui décrit en détail le « caractère opérationnel des faitssignifications » (1938, p. 177).

7. Pour une analyse du paradigme de l’archipel dans la philosophie d’Édouard Glissant voir Noudelmann et al., 2020.

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8. L’histoire de cette cité est décrite dans la thèse de doctorat de Marion Howa (2022).

9. Le terme « capacitaire » en architecture désigne une approche fondée sur le dimensionnement d’espaces pour leur capacité à générer des usages indéterminés (Druot et al., 2004).

10. Cette citation est extraite d’une communication publique organisée le 23 septembre 2021 dans le pavillon français de la 17e Biennale d’architecture de Venise occupé par l’exposition « Les communautés à l’œuvre », avec Jean-Philippe Vassal, Anne Lacaton, Frédéric Druot et Christophe Hutin. La restitution filmée de cet événement intitulé « Observer transformer » est disponible en ligne, URL : https://youtu.be/dny_OP5nC_A

RÉSUMÉS

Selon l’angle pragmatiste en architecture, l’expérience est une structure fondamentale de toute démarche critique de conception. Rendant indissociable l’observation précise et la transformation des milieux habités, elle opère hors des modèles normatifs de production d’objets. Elle désigne un processus d’intervention singulier en relation avec les situations. Pour expliquer la portée critique de la notion d’expérience en architecture, l’article propose une analyse comparative entre les pratiques de conception ouverte et les pédagogies critiques dans la formation des concepteurs. Deux cas d’étude seront mis en regard, celui du projet de transformation de la cité de Beutre près de Bordeaux et celui de l’atelier de formation Learning From à l’école d’architecture de Toulouse. L’étude analogique de ces démarches expérientielles permet de dégager trois éléments communs : le principe d’indétermination, les outils ouverts et les jeux de restructuration lors de l’exercice de conception. Ce dialogue entre apprendre et concevoir a pour objectif de dégager des méthodes non destructives fondées sur la transformation aussi bien pour l’architecture que pour l’enseignement.

From a pragmatic perspective in architecture, experience is a fundamental structural element of any critical design process. It renders precise observation and the transformation of inhabited environments inseparable and operates outside the scope of normative models in the production of objects. It refers to a singular process of intervention in relation to situations. To explain the critical importance of experience in architecture, the article proposes a comparative analysis between open design practices and critical pedagogy used for training architects. Two case studies are compared : the project for the transformation of the Beutre housing estate near Bordeaux and the Learning From workshop at the Toulouse School of Architecture. The analogical study of these experiential approaches allows us to identify three common elements : the principle of indeterminacy, open tools, and restructuring games used during the design process. The aim of this dialogue between learning and designing is to identify non-destructive methods based on transformation that can be applied to architecture and teaching.

INDEX

Keywords : open design, critical pedagogy, experience, transformation, non-formal design

Mots-clés : conception ouverte, pédagogie critique, expérience, transformation, conception non formelle

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AUTEURS

MARION HOWA

Marion Howa est architecte praticienne et urbaniste, docteure en architecture, diplômée en sciences politiques et enseignante chercheure vacataire à l’École nationale supérieure d’architecture de Toulouse. Ses recherches-actions portent sur les pratiques de transformation comme conception ouverte en architecture, dans les habitats populaires en France. marion.howa[at]gmail[dot]com

DANIEL ESTEVEZ

Daniel Estevez est architecte, ingénieur et professeur en architecture a l’École nationale supérieure d’architecture de Toulouse. Ses travaux de recherche et d’enseignement portent sur les démarches de conception non formelles en architecture ainsi que sur l’apprentissage de la conception par l’action expérimentale. daniel.estevez.archi[at]gmail[dot]com

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