Papillonages

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LE FRANCAIS EST UNE CHANSON DOUCE Par Sophie Lataillade

Oulan Bator, automne 2012, une histoire vraie. Comme chaque matin, je me réjouis de retrouver cette lumière si particulière qui pénètre la pièce à l’ouverture des rideaux, cette lumière de celles qu’offre la Mongolie au lever du soleil. Je devine pourtant dans les roses et les ors du ciel naissant, le froid qui me piquera au premier pas dehors. Il faudra bien sortir quand même, ajuster les accessoires de l’hiver, écharpe, couvre-chef, gants, lunettes, arpenter ainsi fagotée quelques mètres de trottoir bancal, se jeter dans le trafic matinal en quête d’un taxi, et rejoindre le bureau. La routine me plait, tant elle réserve chaque jour son lot d’aventure, ses découvertes et ses rencontres. Ce jour-là, c’est une voiture noire qui s’arrête. Je distingue à peine le conducteur, et j’hésite quelques secondes à monter dans ce véhicule inconnu. En un coup d’œil, j’évalue la carrosserie, je saisis la poignée, et je monte à l’arrière, le cœur battant. Comme toujours, le conducteur m’interroge sur notre destination, et comme toujours, ce premier échange sonne le début de la rencontre. Ma voix, mon mongol approximatif, et le

regard que je révèle en ôtant mes lunettes, trahissent mon identité… La main droite du chauffeur ajuste le rétroviseur dans ma direction, premier regard croisé, première curiosité. Je réponds par un sourire prudent. -« D’où viens tu ? ». Le ton est sec, viril, direct, pas franchement sympa. -« Je suis française ». Avec ces mots, les yeux fendus du conducteur s’éclairent d’une pétillance amicale, suivie d’une envolée de mots chuintés que j’ai tant de plaisir à entendre…mais que je ne comprends pas. Dans le monologue qui résonne dans l’habitacle, je tente de saisir du sens, et je m’applique à reconnaitre quelques mots qui pourront être le début d’un échange. J’aime ce moment autant que je le redoute. -« Tu connais des chansons françaises » ? -« Heuuu, oui ? » (le suspense, à ce stade, reste entier ! ai-je bien compris ?) -« Alors chante ! » La scène est anthologique. Je vis un instant de cinéma. Le trajet familier défile par la fenêtre embuée, alors que je chante de tout mon cœur un répertoire hétéroclite, d’Edith Piaf à Georges Brassens, en passant

par Boris Vian, Jacques Brel, et les chansons populaires des dîners de famille… Après chaque chanson, le conducteur m’enjoint : « une autre » ! Je m’exécute, dans une palette d’émotions que je situerais entre le plaisir, l’inquiétude, et l’impatience d’arriver au but du voyage, d’apercevoir le coin de rue qui me délivrera de cette situation incongrue ! Dashtchoiling, dernier virage, dernier couplet ! La voiture s’arrête, je m’interromps, et sors mon portefeuille, avec soulagement. Silence dans la voiture. A cet instant précis, je vécus sans doute l’un de mes plus beaux instants de francophonie en Mongolie.Mon conducteur se tourne, m’évalue de son regard mongol, sourit pour la première fois et dit : -« Merci. Tu as chanté en français, c’est gratuit pour toi ». Je sors, la voiture s’éloigne, et me laisse pantoise sur le trottoir. A ma droite, comme un havre, le bâtiment de l’Alliance française. Ce jour-là, pour la première fois, j’ai payé ma course en français ! Sophie Lataillade, Française à Oulan-Bator


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