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Actualité
Tous derrière Poutine?
«Le soutien à cette guerre, je peux encore l’expliquer de la part de ceux qui vivent en Russie – par peur, par inertie chronique. Je peux comprendre à la limite que certaines personnes âgées regrettent la période soviétique: c’était plus facile, il n’y avait pas de choix à faire, quand dans les magasins il n’y avait qu’une sorte de saucisson, le salaire était misérable mais garanti, on pouvait faire son budget mensuel sans craindre de surprises. Depuis la perestroïka, il y a eu tout le temps des changements et les gens ne le supportent plus parce qu’ils savent que chaque réforme annoncée se fera à leur détriment. Mais je ne peux pas comprendre le soutien de la part des Russes qui sont ici, en Suisse, bien que je le constate pourtant tous les jours chez certains de mes lecteurs. Il y a peu, j’ai eu le premier commentaire sur Facebook accompagné du fameux Z . J’ai failli tomber de ma chaise. Il n’est pas revenu. Était-ce un «troll»?»
Où sont les dissidents?
«En Russie aujourd’hui, les gens les mieux éduqués, qui ont voyagé, qui utilisent d’autres sources d’information que les chaînes officielles, sont désespérés. Mais beaucoup ne peuvent pas juste prendre leur valise et partir, ils ont souvent des familles, des enfants, des parents âgés. Et ils ne sont désormais autorisés à prendre avec eux qu’au maximum 10 000 dollars. Considérés comme des traîtres, ils ne peuvent pas non plus vendre leurs biens immobiliers et sont donc obligés de partir les mains pratiquement vides, vers cet Occident où personne ne les attend. Il serait juste que l’Europe accueille non seulement les Ukrainiens mais aussi les dissidents russes.»
Guerre et vérités
Née à Moscou, ayant travaillé à Paris pour l’Unesco, Nadia Sikorsky dirige depuis quinze ans à Genève un journal en ligne russophone – «Nasha Gazeta». Elle tente d’expliquer le point de vue des Russes sur le conflit en Ukraine.
Texte: Laurent Nicolet Photo: Niels Ackermann/Lundi13
Décrivant ce qu’elle ressent face à la guerre en Ukraine, Nadia Sikorsky emprunte au chansonnier Oldelaf ce néologisme: tristitude.
Kagébiste un jour, kagébiste toujours?
«Lorsque M. Poutine est arrivé au pouvoir, certains voulaient trouver chez lui des points positifs: il était jeune, il parlait allemand, il avait vécu en Europe. Moi, je répondais: un kagébiste ça ne peut rien apporter de bon. Le KGB était bien plus qu’un service de renseignements, c’est surtout lui qui menait la répression intérieure. M. Poutine n’a rien appris d’autre que ce qu’on lui a appris à l’école du KGB, à savoir les méthodes de la manipulation, le chantage, l’extorsion…Que pouvait-on attendre d’autre?»
Deux Russies?
«On pourrait dire cela de chaque pays. Aux États-Unis aussi vous avez 10% d’une élite qui brille dans tous les domaines et à côté une énorme masse aussi inculte que la masse russe, qui vit dans des villages, ne voyage jamais, regarde Fox News. Le problème en Russie, c’est que M. Poutine agit au nom du pays, donc au nom de tous les gens, en mettant tout le monde dans le même panier. Quelque part, il nous a tous fait ses complices sans nous demander notre avis.»
Vers un nouveau rideau de fer?
«Les Allemands ont admis une fois pour toutes les méfaits du nazisme, sans plus aucune tentative de le justifier. En Russie, on n’a jamais fait cela à propos de la période stalinienne. Sans ce mea culpa collectif, qui doit venir de l’État, tout peut recommencer. Ceux qui veulent savoir savent, mais il est tellement plus simple de ne pas savoir, l’ignorance c’est très commode. Ce qui se passe maintenant donne l’impression que certains Russes sont en train de retirer sur euxmêmes le rideau de fer, et que peutêtre ils se sentiront très bien derrière. Mais alors qu’au moins on laisse partir ceux qui ne veulent pas de cela.»
«En Russie, on n’a jamais admis les méfaits de la période stalinienne»
Illustrations: Getty Images Nadia Sikorsky, rédactrice en chef de Nasha Gazeta
À qui la faute?
«La responsabilité finale de cette guerre incombe évidemment à M. Poutine. Mais les causes qui l’ont rendue possible sont nombreuses. On peut parler d’un fiasco diplomatique mondial. Même s’il est toujours hasardeux de faire des pronostics, il est probable qu’à la fin l’Ukraine sera un territoire neutre. Je suis convaincue que cette solution raisonnable aurait pu être trouvée par la diplomatie, par les négociations, sans devoir passer par la guerre. Après tout, c’est à cela que devraient servir toutes ces armées de diplomates entretenues par les contribuables. Mais il n’y a pas de prix internationaux pour la prévention des conflits, seulement pour leur résolution.»
Un motif d’espoir?
«La Russie culturelle. Si la littérature russe est tellement importante, c’est parce que c’est une grande littérature humaniste qui ne traite pas de l’âme russe seulement, mais de l’âme universelle. Dans les pires moments, les Russes qui réfléchissent se tournent vers la littérature, qui a toujours été pour nous une fenêtre vers l’extérieur. Les gens envoyés dans les goulags prenaient avec eux des poèmes, un petit volume de Pouchkine. Ces derniers temps, je lis beaucoup les poèmes d’Anna Akhmatova qui est passée dans sa vie par les pires horreurs, mais qui par sa force démontre que l’être humain peut être très résistant.» MM