Migros Magazin 16 2011 f GE

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PORTRAIT JEAN YERLY dit qu’il est «tout à fait possible de vivre assis». «J’avais encore mes deux bras et ma tête, je devais aller de l’avant, me battre pour m’en sortir.» «Il était en vie et c’est ça qui comptait», ajoute son épouse Sylvie avant de fondre en larmes. Jean Yerly n’imaginait pas encore ce qui l’attendait. «Quand on m’a demandé de m’asseoir justement, ça a été la douche froide! Plus de sensation, plus d’équilibre, j’avais l’impression d’être juché sur un ballon avec les pieds qui pendaient de chaque côté. On est complètement dépendant, il faut tout réapprendre, on est presque plus rien.»

Une volonté de fer

Jean Yerly: «Après mon accident, il y a eu un énorme élan de solidarité autour de moi. C’est cela aussi qui m’a porté.»

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ne grande poya est accrochée au fronton de la ferme de Jean Yerly à Sâles (FR). Lui a vécu sa première montée à l’alpage à l’âge de 6 ans. C’était en 1969. Il n’en a manqué aucune depuis, même s’il a perdu l’usage de ses jambes le 30 octobre 2008, trois semaines jour pour jour après la désalpe. «Aujourd’hui, cette transhumance, je la fais en chaise roulante.» Pas de regret dans la voix de cet agriculteur. Pourtant, il a bel et bien failli perdre sa raison de vivre – son bétail et son exploitation – après son accident. «L’AI me proposait une formation d’employé de

commerce et rien d’autre.» Etre enfermé dans un bureau toute la sainte journée, l’enfer pour lui qui avait toujours travaillé dehors. «Je voulais retrouver ma place d’avant, continuer de faire le paysan, j’étais sûr que c’était jouable!»

«Il est tout à fait possible de vivre assis»

Ce Gruérien est du genre entêté. Ce n’est pas une chute de 3 m 60 depuis un tas de balles de foin et une moelle épinière sectionnée qui vont l’arrêter. Au CHUV, quand on lui annonce qu’il ne pourra plus jamais marcher, il encaisse et se

Après une opération de huit heures et vingt jours d’hospitalisation, le convalescent est transféré à Sion, à la Clinique romande de réadaptation de la SUVA. «C’était le 19 novembre et je voulais absolument sortir à Noël pour ma femme et mes trois enfants.» Les soignants de ce centre le prennent alors pour un doux dingue. «Moi, j’étais tout motivé, il fallait que ça avance.» Il s’accroche, serre les dents. Le personnel soignant et son entourage le poussent en avant. Et contre toute attente, il obtient ses premières permissions de sortie pour les fêtes. «J’étais autonome, j’ai pu aller à la messe.» Ses deux frères l’ont hissé «à la va comme je te pousse» jusqu’à son appartement situé au premier étage. «Il y a eu un incroyable élan de solidarité autour de moi. C’est cela aussi qui m’a porté.» En tout, il fera trois mois en Valais. «En général, il faut compter entre six et huit mois.» Une rééducation express qu’il doit à sa force de caractère et à son physique d’homme de la terre. Peu avant sa sortie, le chef de clinique l’avertit: «Si vous voulez rester dans votre ferme, il faudra trouver des solutions.» Il commence donc par acheter un fauteuil roulant d’occasion pour aller à l’écurie. A Sâles, rien n’a encore été transformé. On ne pensait pas qu’il rentrerait aussi vite. «Pendant un mois et demi, j’ai dû monter et descendre les escaliers sur le derrière comme on me l’avait appris.» La

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salle de bain est refaite, les seuils supprimés, les escaliers modifiés et équipés d’une rampe d’accès. «Une fois le lift installé, j’ai retrouvé ma liberté.» Sur ce front-là, tout allait pour le mieux. Restait à convaincre l’AI de le laisser poursuivre son activité de fermier. Discussions, expertises… Rien n’y fait! Les instances de décision persistent et signent: l’avenir d’un paraplégique tel que lui passe par une formation d’employé de commerce. Même si ses chances de trouver un emploi dans ce secteur s’avèrent quasi nulles. Loin de se résigner, ce quadra regrimpe même sur un tracteur. Trois mois seulement après son retour de Sion. «Avec ma sœur et ma voisine, on a improvisé une rampe de fortune avec une planche et elles m’ont aidé à m’installer aux commandes.» Il passe tout l’aprèsmidi aux champs. «Quand je suis rentré, on a beaucoup pleuré. Ça a été un déclic.» Le premier jour du reste de sa vie en quelque sorte.

Un tracteur transformé

Secondé par son habile employé («Guillaume Dunand s’est présenté spontanément deux jours après mon accident. C’est une perle rare comme on dit.»), Jean Yerly transforme ensuite son autre tracteur en décapotable afin de pouvoir y accéder par les airs, à l’aide d’un baudrier et d’un treuil monté sur rail. «Mon mari trouvait toujours une nouvelle combine pour faire un truc en plus.» Il voulait prouver que son défi était réaliste, quitte à mettre le chariot avant les bœufs. Finalement, après dix-huit mois de tractations parfois musclées, son opiniâtreté a payé. L’AI donne son feu vert et finance les moyens auxiliaires nécessaires au bon fonctionnement de son exploitation. «Je reste paraplégique, j’ai des douleurs, des spasmes, des raideurs. Je dois me reposer, me soigner. Mais dans ma tête, je me sens bien, j’ai retrouvé le goût de vivre.» Son sourire, lorsqu’il fait démarrer son Massey Ferguson rouge flambant neuf, en dit plus qu’un long discours… Alain Portner Photos Pierre-Yves Massot-arkive


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