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MigroS MAgAzine | No 5, 30 jaNvier 2012 |

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AndrÉ CoMTe-SponVille | 25

pratiquent le coït, mais ignorent la mo- Il faut différencier les rale et donc l’érotisme. différentes Comment faire durer cette tension, au formes de l’amour, moment où l’amour devient philia? La mauvaise nouvelle que je rappelle, estime André c’est que la passion amoureuse ne dure Comtepas. La bonne, c’est que le désir sexuel Sponville. peut continuer beaucoup plus longtemps. Le couple nous permet d’apprendre à faire l’amour, et à le faire bien, c’est-à-dire en apprivoisant notre corps et celui de l’autre. Il nous apprend à faire l’amour avec l’homme, ou la femme, que nous aimons plus que tous les autres. Il y a donc des amours heureux?

La passion, c’est le manque. Et Platon nous le dit: l’autre est là, donc il n’y a plus de manque. Le couple a alors de grands risques de tomber de Platon à Schopenhauer, pour qui sans le manque, il ne reste que l’ennui. Il existe pourtant des couples heureux. Qui ont inventé une autre façon de s’aimer, en allant philosophiquement vers Aristote ou Spinoza: vers la joie. Non qu’ils n’éprouvent avec leur partenaire jamais d’ennui. Mais moins qu’avec tous les autres.

«La philosophie est une activité sans efficacité technique ni rentabilité financière.»

«La philosophie ne guérit pas mais elle peut rendre heureux.» Cela a marché pour vous?

Si vous souffrez d’une dépression ou d’une névrose, la philosophie ne vous guérira pas. Ce n’est pas une médecine. A l’inverse, la vie n’est pas une maladie. Et donc ce n’est pas non plus la médecine qui va vous apprendre à vivre, qui va faire votre bonheur. Cela reste pour moi le but de la philo: le maximum de bonheur dans autant de lucidité que faire se peut.

Pas la félicité absolue, alors?

Il n’y a pas de bonheur absolu, vous le savez bien. Mais on peut être plus ou moins heureux. Certaines personnes se réveillent le matin de bonne humeur, la vie leur est facile. Moi j’étais plutôt un enfant de tempérament anxieux. Le bonheur ne m’était pas évident. Et c’est pour cela que j’ai fait de la philosophie. Eh oui, elle m’aide à vivre. D’ailleurs, c’est une des premières choses qu’elle vous apprend: à renoncer à la félicité totale. Epicure figure-t-il toujours dans votre panthéon?

Comme jeune prof, je me réclamais d’Epicure, Spinoza, Marx et Freud. Au-

jourd’hui, j’ajouterais Montaigne, pour être en bonne compagnie. Que pensez-vous de cette mode actuelle de la philosophie: un juste retour aux sources ou un prêt-à-vivre suspect?

Pour moi, le plus étonnant reste au contraire sa pérennité depuis vingt-cinq siècles. Voilà une activité sans efficacité technique, sans rentabilité financière et qui n’a jamais disparu. Elle correspond clairement à une dimension constitutive de la condition humaine. J’aime dire: «Philosopher, c’est penser sa vie et vivre sa pensée.» Dès lors que nous vivons et que nous pensons, chacun se trouve devant le grand défi d’articuler les deux. Reste que vous ne pouvez nier son retour en force...

J’y vois à la fois une conséquence du déclin des réponses toutes faites apportées par les grandes religions puis par les sciences humaines, dans les années 50 et 60. Du coup les gens sont amenés à cher-

cher leurs propres réponses. Nous sommes un certain nombre à avoir renoué avec la vraie tradition d’une philosophie qui ne s’adresse pas aux seuls universitaires, mais à l’humanité. Mais vous semblez moins «people» que certains confrères, qui interviennent beaucoup dans la vie publique et politique française.

J’écris régulièrement dans la presse; j’ai consacré un ouvrage au capitalisme, axé sur des questions très actuelles. Mais il est vrai que je me méfie davantage des talk-shows comme des pétitions. Il me semble que mon rôle n’est pas de dire pour qui voter, ou de donner mon avis sur tout, mais d’aider les gens à penser par eux-mêmes, en apportant un peu plus de recul. De la réflexion plutôt que de la polémique, de la complexité plutôt que de la simplification. Entretien: Pierre Léderrey

André Comte-Sponville: «Le sexe ni la mort: trois essais sur l’amour et la sexualité», Ed. Albin Michel


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