Nouvelle Economie Foncière

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Mars 2023

Le foncier, domaine du quotidien, ne semblerait plus devoir être l’objet de remises en cause, et pourtant il constitue à bien des égards une des clés de voûte du développement éthique de nos sociétés.

En France, l’accès individuel à la propriété est progressivement devenu un enjeu crucial et un fondement de la garantie des libertés individuelles depuis la dispersion méthodique par l’Assemblée révolutionnaire des domaines de la noblesse et du clergé. Dans les 200 ans qui suivirent, les droits d’usage et de fermage, qui étaient la norme au XVIIIème siècle, firent rapidement place à la possibilité, puis à la quasiinjonction faite à chacun et chacune, de devenir propriétaire. Au fil des années, la propriété foncière s'inscrivit progressivement dans un marché à grande échelle. Le foncier est devenu un bien économique échangé librement.

Et pourtant, la simplicité relative de cette économie foncière ne réussit pas à masquer les nombreux aspects qui font de la propriété du sol un acte d’engagement politique, économique et social clé dans la vie de nos sociétés. Peut-on vraiment réduire le sol à un bien économique supplémentaire ?

Ce modèle volontairement individualiste que nous propose la Révolution était-il la seule alternative respirable face à la dérive écrasante du servage et du fermage ? Ne devrait-on pas, deux siècles plus tard, entendre la voix des populations déplacées ou exclues des territoires qu’elles souhaiteraient habiter ? Si la propriété est un fondement social de notre liberté individuelle, ne pourrait-on pas, alors, s’indigner avec celles et ceux qui n’ont pas la possibilité de devenir propriétaire ? Les habitants et les usagers d’un territoire n’en sont pas propriétaires, peut-on pour autant les exclure de l’aménagement de ce dernier ?

Parti avec l’idée que l’on ne saurait se satisfaire d’une propriété foncière qui, bien souvent interprétée comme un

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gage de permanence, de sécurité physique et économique, viendrait, au prix d’inégalités d’accès aux droits et d’impuissance, nous assurer une stabilité face aux éléments de l’existence et à la précarité singulière de notre vie, je crois bon de proposer ici une partie du cheminement qui me permet aujourd’hui de regarder le foncier avec espoir.

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PREMIERS PAS, ETES-VOUS REELLEMENT PROPRIETAIRE ?

Retour en arrière. « L’espèce humaine », pour autant que nous acceptions de la séparer ainsi du reste de l’existence, se développe dans un domaine qu’elle perçoit et analyse. Est alors proposé, dans certaines sociétés, un « cadastre », ce mode singulier rapidement devenu majoritaire de découpage géographique -mathématique, presque abstrait- de ce domaine perceptible, sur la base duquel est fondée la propriété. On relève les premières traces identifiables de cette appropriation dès 40.000 bc1

Cette propriété a une histoire protéiforme2, tantôt étatique ou d’origine divine, souvent inséparable du pouvoir, de la domination de classe, de la richesse, tantôt accaparée ou accessible à tous et toutes, tantôt transmise héréditairement ou récupérée par la collectivité au décès du propriétaire, etc. Une caractéristique lui revient pourtant invariablement et qui définit la notion de propriété pleine et entière : le droit illimité qu’elle confère à son bénéficiaire, vis-à-vis du reste de l’espèce, d’utiliser, de faire fructifier et d’aliéner la chosel’usus, le fructus, et l’abusus qui composent la propriété-, le sol en ce qui nous concerne.

Notre société française propose donc un modèle de propriété complet. Ce modèle est individualiste dans ce que la propriété relève intégralement d’une personne physique ou morale en premier lieu. Il est également très protecteur du statut du propriétaire, et ce bien plus après la Révolution qu’au temps

1 Earle, T. Property in prehistory. In Comparative Property Law Global Perspectives ; Graziadei, M., Smith, L., Eds.; Edward Elgar: Cheltenham, UK; Northampton, MA, USA, 2017

2 Pierre-Joseph PROUDHON. Théorie de la Propriété. 1862. A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie, Éditeurs, 1866. Voir également les travaux de Alain TESTART et Ingrid HALL plus bas

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de la propriété romaine : ce qui est “accessoire” au domaine mathématique objet du droit de propriété (eg. un arbre, un immeuble) y est rattaché de plein droit. Droits d’usage partagés et servitudes ne sont pas monnaie courante. Comble de domination, le domaine de propriété s’étend dans les airs et dans le sol.

Ce que montrent des travaux d’anthropologues et d’historiens, c’est le rapport variable qu’ont pu -et que peuvent toujoursentretenir différentes sociétés humaines avec la propriété. Le modèle de marchandisation de la propriété développé au XXème siècle par toutes les idéologies –socialistes, communistes, nationalistes, libérales, etc.- des pays se considérant comme développés nous fait oublier que le concept même de propriété peut être remis en perspective si l’on s’attache à regarder ailleurs :

Alain Testart3 décrit par exemple comment certaines sociétés africaines précoloniales organisaient un régime de “nonpropriété”. Chaque collectivité, indépendante politiquement, distribue à des familles de la communauté des droits d’usage temporaires (usus et fructus) sur les terrains qui relèvent de son autorité. Mais le droit d’aliéner (abusus) n’existait pas à proprement parler, les terres étant exclusivement réservées à un usage des habitants relevant de la communauté.

“ C’est le contraire du « superficies solo cedit » [ndlr. « Ce qui est purement en surface doit céder devant la terre », qui régit le droit de propriété romain]. C’est ce qui est dessus qui fait la valeur éventuelle de la terre. C’est pourquoi un sol non travaillé n’a pas et ne peut avoir de propriétaire [ndlr Ni de valeur marchande propre]. La terre, en elle-même, n’est pas un bien et ne peut être en propriété. ”

3 Alain Testart, « Propriété et non-propriété de la Terre », Études rurales [En ligne], 165-166 | 2003. URL : http://journals.openedition.org/etudesrurales/8009 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudesrurales.8009

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Il est bien sûr attendu que tous les mécanismes usuels de vente, de fermage, de mise à gage, d’hypothèque… prennent des formes nouvelles dans de tels contextes. Ce modèle survit toujours et forme le quotidien de millions de personnes.

C’est un système encore différent que celui du Mir russecommunautéspaysanneslocalesdel’EmpirerusseauXIXème siècle-, dont le principe de distribution des droits d’usage aux membres de la communauté était proche, mais qui pouvait également se comporter en propriétaire en louant ou vendant des terres à l’extérieur de la communauté.

Ingrid Hall4, quant à elle, exprime la composante sociétale de la propriété dans les communautés paysannes andines du Pérou sur la fin du XXème siècle. Le système de distribution est proche de celui des Mir russes, avec un comportement de propriétaire vis-à-vis de l’extérieur, mais fait montre d’une ambition de reproduction sociale plus marquée. Ainsi, les modalités de bénéfices liés à la propriété sont multiples dans ces communautés : gestion durable de la ressource de la communauté, permanence individuelle et familiale des récipiendaires de droits d’usage, et reproduction du groupe social -la communauté paysanne- vis-à-vis de la société péruvienne.

La communauté est expressément en droit d’aliéner (abusus) lesterreslui appartenant.Elledistribuedesdroitsd’usageaux familles de la communauté. Être récipiendaire du droit d’usage, notamment des parcelles irriguées, implique : l’appartenance à la communauté en tant que membre actifexistence social dans la communauté et rattachement au groupe social- et l’obligation de participer au système de “servicio a la comunidad” -charges et responsabilités dans la

4 Ingrid HALL, Propriété collective, gestion des communs et structuration socialL’expérience péruvienne. Revue internationale des études du développement 2018/2 (N° 234), pages 31 à 53

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gouvernance et l’animation politique et sociale de la communauté.

Si ces trois illustrations visent à mettre en perspective notre modèle de propriété foncière, elles interrogent en retour sur ce qui peut justifier et sous-tendre le modèle qui nous est proposé actuellement, dont on comprend que les caractéristiques sont bien loin d’être universelles.

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RETOUR EN FRANCE DU XXIEME : LE FONCIER EST UN BIEN ECONOMIQUE

Dans le modèle français, le foncier est un bien économique qui,s’ildiverge, auregard duformalismeadministratif etfiscal qui s’y applique, de la majorité des biens échangés librement, n’en répond pas moins à ce que l’on peut attendre d’un tel bien : disponible sur un marché accessible à tou.te.s, le foncier est rare -limité, notamment si l’on exige de lui certaines caractéristiques- et au coeur de besoins partagés. Et si on peut être frappé par la faible transparence de ce marché, rappelons-nous qu’il s’agit d’un bien dont la valeur, accordée par la demande, est significativement sujette à un contexte localisé (social, urbain, géographique, etc.), et à un attachement affectif tout individuel. Peut-on alors imaginer dissiper aisément cette opacité ?

Dans l’objectif d’une réflexion prospective sur ce bien, il est possible de dégager quelques caractéristiques qui le soustendent :

1. Tout d’abord, le foncier ne satisfait par construction qu’un unique besoin ; celui d’isoler un périmètre qui nous appartient et dont on puisse abuser, notamment économiquemententendre thésauriser. Toutes les utilisations plus fonctionnelles que l’on pourrait faire valoir comme le besoin de se loger, ou de productions agricoles… sont précisément des besoins satisfaits par les “annexes” dudit domaine foncier : un logement construit, un sol arable, etc. Ce n’est que parce que la propriété foncière entraîne la propriété des annexes que ces besoins sont régulièrement confondus.

C’est à ce titre que tout débat pour simplifier l’accès à l’immobilier,notamment auxfuturs propriétaires oulocataires de logement, reste stérile en l’absence d’une réelle considération pour cette composante de l’achat. L’acquéreur,

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enparallèledelaréponseàunbesoinfonctionnel, sedoted’un capital dont il peut abuser et s’assurer de la permanence pourtant toute fictive. Ainsi, lorsqu’il s’agit d’analyser l’accès à la propriété, l’étude de l’économie du sol et les travaux d’économistes tels que JacquesFriggit5 nousrappelleque l’expression « lefoncierest cher » s’apparente tout autant à une simplification que dire que « le logement est cher ». Ces formules, souvent rhétoriques, déforment un aspect essentiel de l’objet d’analyse, sa double nature de foncier géométrique et abstrait et d’annexe physiques. On retrouve le même phénomène de confusion des genres dans l’analyse de « l’immobilier » comme bien économique. Ainsi, très peu de données existent qui permettent de connaître la valeur du foncier hors annexe -les distinguer étant une pratique peu courante. L’absence du coût de l’accession à la propriété immobilière dans la mesure de l’Indice des Prix à la Consommation par les pays européens en est un corollaire : elle reflète le manque de distinction qui subsiste entre le foncier -qui est effectivement un investissement bien particulier puisque qu’il ne se « déprécie pas »- et l’annexe au foncier, dont on devrait considérer qu’elle se dépréciera avec les années.

2. Ensuite, les domaines fonciers sont interdépendants. On parle d’externalités, dont on peut donner un exemple bien connu : la rivière, en aval, est bien souvent dépendante des écoulements en amont. En somme, nous regroupons dans ces externalités les modifications de la qualité perçue ou du potentiel d’un domaine résultant de l’utilisation d’un réseau de domaines fonciers, propriétés d’une multitude de personnes.

3. C’est d’autant plus vrai que l’on peut affiner le premier constat. La propriété du foncier permet l’utilisation de ses

5 Se référer à ses publications relatives à l’analyse macro-économique sur le logement en France pour le compte du CGEDD en ligne. URL : https://www.friggit.eu/

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annexes ; lesdites annexes répondent tantôt à un besoin, tantôt à la satisfaction de droits humains déclarés comme tels : droit au logement, droit à une alimentation saine, droit à un environnement sain, droit d’accès aux infrastructures de service et de soin, droit d’accès aux ressources, etc. Le foncier -sa disponibilité et sa qualité- et l’usage qui en résulte sont deux ingrédients nécessaires à la satisfaction de ces droits. En regard, et sur la base du deuxième constat, il n’est pas un usage du foncier qui n’ait un impact sur la mise en œuvre de droits humains.

4. Par ailleurs, deux biens fonciers, par définition géographiquement déterminés (localisation, climat, caractéristiques physiques diverses, etc.), sont deux biens de consommations difficilement comparables, et rarement équivalents.

5. On pourrait, avec un recul plus affirmé, mettre en exergue le rôle du foncier comme déterminant de l’utilisation et de la gouvernance de l’environnement. L’extension du domaine de la responsabilité humaine qui s’opère avec la prise de conscience écologique précise, s’il en était besoin, l’infinie quantité d’externalités que peut recouvrir l’usage d’un domaine foncier à des fins humaines. La qualité unique de chaque parcelle, leur interdépendance, leur nécessaire utilisation en vue de la promotion de droits érigés comme fondamentaux par les sociétés humaines, et la conscience croissante des externalités associées à l’utilisation des annexes, fait du foncier -dans son existence en tant que modalité d’utilisation des sols- la clé de voûte de futurs systèmes de gouvernance de l’environnement et de l’accès aux droits.

Que nous racontent ces cinq hypothèses ? En premier lieu que c’est parce que la modalité d’appropriation foncière actuelle n’est pas en mesure d’harmoniser les efforts parfois adverses que recouvrent ces constats, que semble rendue nécessaire

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la réinterprétation de notre construction éthique de la propriété foncière.

Ainsi, comment allier avecjustesse les externalités et usages, nécessairement collectifs, liés à chaque parcelle et la satisfactionpurementindividuellequeprocurelesentimentde permanence apporté par la propriété pleine et entière ?

Comment faire vivre avec plus d’intensité une gouvernance adaptée aux nombreuses externalités liées à l’utilisation du foncier ? Ce second point dépasse bien sûr le cadre de l’appropriation foncière.

Comment, pour finir, allier l’existence d’une rente foncièreque l’on distingue bien ici de la rente immobilière, tirée du travail des annexes au foncier- et le simple fait qu’il semble illusoire de s’approprier la valeur -le capital dans toutes ses dimensions- d’un domaine dont le caractère n’est en aucune façon le résultat de notre travail ?

En réalité, c’est la nature même du bien que l’on interroge ici.

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LE FONCIER SERAIT-IL DE NATURE POLITIQUE ?

Il n’y a pas de hasard dans le fait que, des trois auteurs cités plus haut pour leurs études sur les modes de propriétéProudhon, Testart, et Hall-, tous trois concluent dans leurs ouvrages par une reconnaissance de la nature politique du dispositif de propriété foncière. Chacun d’entre eux selon les conditions de la société étudiée :

Ainsi, Alain Testart comment cette organisation de la “nonpropriété” des sociétés africaines pré-coloniales révèle la nature politique de l’organisation foncière. Il exprime cette idée en citant Paulme6 “Endéfinitive,lesdroitsfonciersfont partie du statut des personnes.” , et Capron7 “L’accès des producteursàlaterreserévèleétroitementdépendantdeleur statutpolitique – collectif(lignage)ouindividuel(exploitant isolé) – deressortissantsdelacommune.” . Il exprime ainsi que la qualité de citoyen donne un droit -politique, précisément- à revendiquer l’utilisation de terres dont le village, lui-même autonome politiquement sur ce territoire foncier dont il a la charge.

Dansle cadredescommunautéspaysannesandinesduPérou, Ingrid Hall relève un processus inverse, qui n’en reste pas moins de nature politique. Ainsi elle écrit “Nousaborderons cettequestionenmettantl’accentsurla « fonction sociale » delapropriété,[qualifiée]de« capacité génératrice du droit ».” . C’est ainsi qu’elle exprime la nature génératrice de droit politique de la propriété foncière. C’est parce qu’une personne est délégataire de la propriété foncière qu’elle se trouve

6 Paulme, D. 1963, « Régimes fonciers traditionnels en Afrique noire », Présence africaine 48 : 109-132. DOI : 10.3917/presa.048.0109

7 Capron, J. 1973, Communautés villageoises bwa, Mali–Haute-Volta. Paris, Institut d’ethnologie (Musée de l’Homme). 1988, Introduction à l’étude d’une société villageoise 1955-1968. Tours, Université François Rabelais.

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investi de droits et de charges politiques pour le compte de la communauté. La propriété génère la citoyenneté.

Pierre-Joseph Proudhon propose une analyse économique qui se veut holistique de la société française postrévolutionnaire et livre la conclusion suivante dans son dernier ouvrage consacré à la propriété : “ [La propriété] est d'institutionpolitique,nonéconomique;elleapourbutde contenirlegouvernement,nonderécompenserlepropriétaire d'aucunservicerendu.” . Cet aspect souvent mal connu de son œuvre, vient positionner Proudhon comme un ardent défenseur de la propriété -dont il récuse largement l’équilibre économiqueparailleurs- poursescaractéristiquespolitiques. Ces dernières sont cristallisées par la définition constitutionnelle qui est faite de la propriété après la Révolution. On retrouve cette définition aujourd’hui dans le Code Civil français «La propriétéestledroitdejouiret disposerdeschosesdelamanièrelaplusabsolue,pourvu qu’onn’enfassepasunusageprohibéparlesloisouparles règlements». Ainsi, la propriété, par construction illimitée tant qu’elle ne contredit pas l’intérêt général, devient un espace de liberté individuel, et de contre-pouvoir aux institutions dont se dote le collectif. Proudhon conclut : “La propriétédoitêtretransforméesansdouteparlarévolution économique,maisnonpasentantqu'elleestlibre:elledoit, aucontraire,gagnersanscesseenlibertéetengarantie.La transformationdelapropriétéportesursonéquilibre”.

Et nous, n’avons-nous pas, en développant plus haut les équilibres qui entourent l’économie du foncier, immédiatement révélé le contenu politique de l’appropriation du sol ? Les caractéristiques économiques dont nous avons établi l’existence sont simultanées. Adverses pour certaines, elles deviennent alors des luttes de pouvoir.

Ne suffirait même-t-il pas de réaliser que le foncier est, par construction, le domaine d’extension de l’ensemble de nos

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actions, et donc, par-là même, le théâtre de tous nos enjeux politiques et sociaux ?

Ainsi, pour qui s’intéresse aux conditions de mise en cohérencedelapropriétéfoncière,quelquesfiguresimposées semblent d’ores et déjà devoir être suivies, dont une nécessaire révision des outils de gouvernance pour l’utilisation des annexes au foncier, ou bien une réinterprétation des droits et devoirs attachés à la notion même de propriété.

Allons plus loin, et c’est l’objet de ce qui suit : la confrontation de la vocation partiellement capitaliste d’un bien rare -au vu de la disponibilité limitée des caractéristiques dont dépendent les services que l’on en tire- avec sa vocation de ressource nécessaire dans la fourniture de nombreux droits, nous fait entrevoir le besoin d’imaginer une nouvelle modalité de s’approprier ledit bien.

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EN TIRANT LE FIL DE LA PROSPECTIVE

Qu’ont de commun, à la maille française, des tendances relativement récentes telles que la multiplication et la diversification sans précédent des foncières solidaires privées, le développement des foncières commerciales des collectivités, la mise en œuvre du « Zéro Artificialisation Nette », la création des Offices de Foncier Solidaire, la démocratisation rapide de l’habitat participatif comme alternative à la copropriété, la lutte de collectifs toujours renouvelée contre l’achat de résidences secondaires et les taxes foncières spécifiques afférant à ces dernières, ou bien même, l’expérimentation récente visant le plafonnement des loyers de logements en marché libre ?

Elles visent, chacune à leur manière, à retrouver un appui sur l’une ou l’autre des caractéristiques économiques ou politiques qui habitent le foncier et que nous avons pu lister plus haut.

Au cœur même de l’appareil d’élaboration des politiques publiques, qu’exprime le député Jean-Luc Lagleize8 dans son rapport de 2019 au Premier Ministre lorsqu’il nous incite, dès l’avant-propos, à “cesser de croire que le foncier est un bien classique dont le prix doit être régulé par les seuls mécanismes de l’offre et la demande” ?

Si ce genre d’approche n’est plus un tabou au sein de l’Etat et des collectivités publiques, qui restent encore les seuls dépositaires du droit d’aménager le territoire, et si les rangs des collectifs citoyens se resserrent alors même que les langues se délient au sein de la société civile, ce n’est pas que la nature juridique de la propriété foncière et la fabrication intellectuelle du foncier aient changé significativement -ainsi, il n’est pas improbable de trouver de nombreux textes qui

8 Jean-Luc LAGLEIZE. La maîtrise des coûts du foncier dans les opérations de construction. Rapport au premier Ministre, Assemblée Nationale, 2019. Disponible sur https://www.jeanluclagleize.fr/

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traitent des mêmes constats que ceux traités ici, sous des conditions similaires, deux cent, ou mille ans plus tôt-, mais plutôt que la pression démographique sur l’utilisation du foncier, et une meilleure compréhension des externalités de l’utilisation du sol font basculer l’équilibre économique et politique de ce dernier.

Mécaniquement, les externalités ne s’en font ressentir que plus intensément. Repartons des caractéristiques économiques qui sous-tendent la propriété foncière établies plus haut : rareté, unicité, interdépendance, poids politique du sol pour les communautés et satisfaction de droits humains sont autant de facteurs de divergences d’intérêts. Chaque prise de conscience vient interroger les moyens d’orienter et de négocier l’utilisation de cette ressource. Retournons-nous un instant, et nous verrons que les mêmes sous-jacents ont mécaniquement donné naissance plus tôt aux documents d’urbanisme les plus courants, aux outils de maîtrise du foncier tels que le droit de préemption, ou à des organismes de contrôle des mutations tels que les SAFER.

Alors, sur cette base, ne suffirait-il pas de tirer le fil de la prospective pour en apercevoir, si ce n’est l'extrémité, au moins le cheminement et un éclairage sur ce quepourrait être une nouvelle économie foncière ? C’est l’exercice auquel les paragraphes ci-après vous invite.

Du bien privé au bien commun

1. Pour commencer, une chose semble certaine, et c’est la nécessité de l’effort qu’il nous reste à faire pour séparer l’usage du sol. Séparerlebien annexé aufoncier -l’immobilier, les ressources, l’air, l’eau, le sol, le sous-sol, la faune, la flore, etc.- du foncier lui-même -la parcelle déterminée par convention géométrique.

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Il s’agit ici, non pas de séparer pour priver les propriétaires, mais d’imaginer que le traitement sera accordé à chacune de ces deux composantes puisse être distingué : droits, mutation, fiscalité, compétence des collectivités, etc.

Il semble que cette division, formulée par les baux emphytéotiques, les usufruits, les différentes modalités de démembrement, et reprise plus récemment par les Baux RéelsSolidaires,devraprogressivement s’affirmerdans notre exercice de mise en cohérence.

2. Le foncier doit devenir un bien commun

A chaque parcelle foncière correspond un ou des modèles d’appropriation de celle-ci -”propriété pleine et entière”, “usufruit”, “nue-propriété”… ou tout autre bouquet de droits attachés au domaine concerné. Dans ce cadre, et au regard de ce qui a été exposé jusqu’alors, il apparaît pertinent d’appliquer de manière croissante la grille de lecture des biens communs à l’ensemble des biens fonciers.

Sur la fin du XXème siècle, Elinor Olstrom9 a exceptionnellement popularisé sa grille de lecture des biens économiques, proposant une révision du cadre d’analyse des quatre catégories de biens disponible jusqu’alors. Elle y traduit l’importance des biens communs -qu’elle qualifie de “Common-pool resources” dans leur version originale en anglais-, objets particuliers de son travail de recherche. Elle propose ainsi de revisiter la grille de qualification des biens,

9 Ostrom, E and Ostrom, V (1977). Public Goods and Public Choices. Workshop in Political Theory and Policy Analysis, Indiana University, 1977. URL : http://spia.uga.edu/faculty_pages/tyler.scott/teaching/PADP6950_Fall2016_Thursday/rea dings/Ostrom_Ostrom_1977.pdf

Ostrom, E (2005). Understanding institutional diversity. Princeton NJ: Princeton University Press, 2005

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précédemment détaillée par l’économiste Paul Samuelson10 (tableau ci-après) au milieu du XXème siècle :

Forte excluabilité Faible excluabilité

Forte soustractibilité (ou rivalité) Bien privés Bien communs

Faible soustractibilité (ou rivalité) Biens de club Biens publics

Tableau:Catégorisationdesbiens–PaulSamuelson,1954. RepriseetadaptéeparElinorOstrom,1977et2005

Avec, comme définition originale et combinée de Samuelson, puis de Musgrave11, pour la rivalité et l’excluabilité :

- “Leprincipederivalité:plusieursagentséconomiquesne peuventpasutilisersimultanémentlemêmebien.” , ce qu’Elinor Ostrom précise par la soustractibilité : “Plusieurs personnesnepeuventutiliserconjointementlaressource mêmesiellesledésirent.”

- “Leprinciped'exclusion:l'usagedubienparunagent économiquepeuttoujoursêtreempêché.”

A titre d’exemple : Une maison ou un vêtement est un bien privé. La Loi, ou les chaînes de télévision publiques sont des biens publics. Un abonnement Netflix ou une route à péage sont des biens de club. Les ressources naturelles ou les canaux de navigation sont des biens communs. Dans la révision proposée par Ostrom, les deux critères ne sont pas binaires mais des gradients, rendant les catégories plus perméables. Les quatre catégories ainsi indiquées ont

10 Samuelson, Paul A. (1954) The Pure Theory of Public Expenditure. The Review of Economics and Statistics. Vol. 36, No. 4 (Nov., 1954), pp. 387-389 (3 pages). DOI : https://www.jstor.org/stable/1925895

11 Musgrave, R.A. (1959). The Theory of Public Finance : A Study in Public Economy. McGraw-Hill, New York, 1959

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néanmoins une vraie valeur pratique pour adapter l’usage des biens concernés. Le travail d’Ostrom vient notamment formaliser un bagage théorique et technique nécessaire à l’utilisation des biens communs. Ces biens relèvent généralement d’un souci d’établir un mode de gestion durable d’une ressource limitée -un stock comme le sol, un élément géographique, un matériau ; un flux comme un service écosystémique ; ou même une caractéristique sociale-.

Pour en revenir au foncier, reportons-nous aux constats établis plus haut :

~ Faible excluabilité

Les troisième et cinquième constats portaient sur le nécessaire lien entre la parcelle foncière -sa disponibilité et sa qualité- avec la fourniture de droits humains à une échelle plus large, ainsi qu’avec la gouvernance environnementale. Qu’il soit clôturé ou non, le foncier en tant que convention géométriqueest faiblement excluable danscequeson modèle d’appropriation structure nécessairement des droits et bien publics. Peut-on encore, dans ces conditions, nier le droit d’un habitant ou d’un utilisateur du sol à devenir partie prenante de l’exploitation et du devenir du foncier voisin ? Tout laisse à penser le contraire.

~ Forte rivalité

Parallèlement, la faible reproductibilité des caractéristiques du foncier, et la pression croissante sur les parcellescroissance démographique, concentration urbaine, limites planétaires- renforcent constamment le caractère rival de ce dernier. Urbanisation, densification, réduction de l’artificialisation ne sont que les faces alternées d’une même réalité : le foncier se fait rare.

Dans ces conditions, il semble que le caractère de bien commun du foncier ne fait plus de doute et, avec lui,

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l’adaptation des modalités de propriété et de gestion qui en découle.

2bis. Les modèles d’appropriation du foncier doivent donc devenir collectifs

Le caractère de bien commun, dont on peut facilement se convaincre dans le cadre de fonciers ruraux, agricoles ou forestiers –et comment pourrait-on faire autrement, puisqu’il faut bien reconnaître l’existence des 2.5 à 3 milliards de personnes dont Land Rights Now12 estime qu’elles habitent ou utilisent aujourd’hui un foncier approprié et gouverné à la manière d’un bien commun par un collectif-, renvoie cependant à un phénomène encore marginal et peu étudié lorsqu’elle s’applique aux zones urbanisées13 .

Ainsi, de la reconnaissance de ce statut nouveau du foncier, dérive logiquement l’adaptation de nos modes d’appropriation LesgrillesdelecturenousensontdonnéesparElinor Ostrom, et les exemples d’application en sont nombreux, parmi ceux qu’Yves Cabannes nomme les « Cooperative,Communaland CollectiveFormsoflandTenure».Onse contenteraici defaire référence à certains modèles existants pour apporter un éclairage prospectif sur le droit de nos sols :

~ Les organismes coopératifs pour le logement promouvant une propriété et des services coopératifs : propriété partagée et indivisible, services fournis par des sociétés mutuelles, et gouvernance d’ensemble coopérative, chaque coopérateur

12 Land Rights Now (2016) Global Call to Action

13 Alden Wily L. (2018). Collective Land Ownership in the 21st Century: Overview of Global Trends. Land. 2018; 7(2):68. https://doi.org/10.3390/land7020068

Shi, L., Lamb, Z., Qiu, X. (Colleen), Cai, H., & Vale, L. (2018). Promises and perils of collective land tenure in promoting urban resilience: Learning from China’s urban villages. Habitat International. https://doi.org/10.1016/j.habitatint.2018.04.006

Yves CABANNES (2014). Cooperative, Communal and Collective Forms of Land Tenure and their Contribution to the Social Function of Land and Housing. Take Back the Land ! The Social Function of Land and Housing, Resistance and Alternatives. Passerelle, Ritimo/Aitec/Citego, March 2014.

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possédant une seule voix. Répondent à cette définition des initiatives telles que la société coopérative suédoise HSB Riksföbund –exemple le plus connu dans un pays qui comporte de nombreuses coopératives similaires- et l’Uruguayan Federation of Mutual Aid Housing Cooperatives –Federación Uruguaya de Cooperativas de Vivíenda por Ayuda Mutua-

~ Les Community Land Trusts : modèle ayant largement fait ses preuves depuis son identification aux États-Unis dans les années 1970. Diacon et Clarke14 le décrivent ainsi : “A community Land Trust is a not-for-profit community controlled organisation that owns, develops and manages local assets for the benefit of the local community. Its objectiveistoacquirelandandpropertyandholditintrustfor thebenefitofadefinedlocalityorcommunityinperpetuity”. Leur rôle est proche de celui d’un bailleur social, dont la gouvernance serait citoyenne, dont l’objectif est d’extraire les terrains dumarché concurrentiel, et dont le périmètre d’action ne se limiterait pas au logement mais embrasserait l’ensemble des activités qui forment une ville.

~ Les programmes, accords et fonds collectifs : l’Asian Coalition for Community Action Program porté par l’Asian Coalition for Housing Rights, et le Baan Makong Programme porté par l’organisme Community Organisation Development Initiative du gouvernement thaïlandais sont deux exemples de programmes d’investissement dans le renouvellement urbain et l’accès au logement des plus précaires qui ouvrent la voie à l’implication des citoyens concernés dans des modèles de propriété collective ;

~ Les droits coutumiers : en Amérique Latine notamment, les exemples sont nombreux de communautés dotées d’une

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14 Diacon D., Clarke R. et al (2005). Redefining the commons, Locking in value through community land trusts. Building and Social Housing Foundation, June 2005

forme de propriété et de gouvernance collectives du foncier. En Colombie, on estime ainsi qu’environ 34% de la surface du pays fait l’objet d’une propriété collective, reconnue ou non, dont la moitié serait issue de droits coutumiers de communautés indigènes

D’autres expérimentations, à l’interface des précédentes, voient le jour, comme le développement sans précédent, à partir de 1993, d’une aire urbaine –Magarpatta- sur les 160 hectaresde terres mises encommun pardes fermiers indiens de l’état de Maharashtra. Une fois transformé, le foncier reste, dans la durée, la propriété collective et partagée de cette communauté.

On ne saurait conclure ici sans s’arrêter sur le modèle le plus frappant d’entre tous, celui des surfaces et des volumes océaniques, puisque cesderniers constituent les deux tiersde la superficie planétaire : ces volumes et surfaces, dès lors qu’ils ne relèvent pas des eaux intérieures, sont régis à la manière de biens communs par les accords internationaux organisés par l’ONU. On peut résumer la situation ainsi : l’océan est une propriété commune internationale et son utilisation s’en trouve organisée collectivement.

Et bien que l’analyse, tant du fonctionnement que de l’équilibre économique et politique résultant de chacune de ces typologies d’institution ne soit pas l’objet de notre exercice, il ne fait aucun doute que cette propriété collective et les futurs modes de gouvernance collectifs sont, sinon nécessaires, invariablement des catalyseurs exceptionnels de résolution des conflits liés au mode de propriété individuelle dominant.

2ter. Sur la base de cette reconnaissance du statut de bien commun, pour tout ou partie du foncier, on assiste alors à la réhabilitation, non pas des droits pour le respect desquels la maîtrise du foncier s’avère nécessaire, mais bien du potentiel que nous avons à faire appliquer ces droits.

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Il s’agira alors de terminer la transformation économique de nos modèles d’appropriation du sol en explicitant les droits et les luttes qui s’y rattachent :

- On pense au droit au logement, adapté, décent, stable, privatif

- Auquel pourrait s’ajouter le “droit à la ville” : d’un côté droit à l’accès inconditionnel aux services, espaces publics et infrastructures ; de l’autre droit inconditionnel à participer aux décisions d’aménagement et de devenir du foncier commun -on retrouve ici le “droitàl’œuvre” et le “droit à l’appropriation” dans le livre éponyme d’Henri Lefebvre15

Plus globalement, on peut espérer d’une telle organisation renouvelée, queles luttes urbainesquotidiennes trouvent leur réponse dans une gouvernance aux fondements coopératifs :

- Appropriation collective de la lutte contre les mouvements d’exclusion géographique -objectif qui semble plus désirable et partageable qu’une mixité sociale dont le travail de chercheurs tels que Pavel Kunysz16 montre toute l'ambiguïté- ;

- Responsabilisation de la demande immobilière : voie principale vers la résolution des tensions immobilières telles que la “crise du logement” régulièrement décriée, et que l’on ne saurait en aucun cas résoudre par l’accroissement de l’offre ;

- Intégration des externalités environnementales et sociales de l’utilisation des fonciers, à l’échelle des instances de gouvernance locale, comme à l’échelle supérieure ;

- Justice sociale dans l’accès aux droits précédents : effacement des inégalités d’accès aux droits fondés

15 Henri Lefebvre (1968) Le Droit à la Ville. Paris, Éditions Anthropos, 1968

16 Kunysz, P. (2018). Ségrégation spatiale : notion et concepts. Urbagora, décembre 2018 [En ligne]. URL : https://urbagora.be/interventions/notes-de-travail/segregationspatiale-notion-et-concepts.html

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arbitrairement sur des caractères sociaux (genre, race, catégories de revenus ou d’intérêts, etc.)

3. Il s’agira alors d’annuler la concurrence intrinsèque au sein du même bien : de l’investissement en vue d’une sûreté capitalistique d’une part, et de l’accès aux droits d’usage de tous d’autre part. L’un et l’autre ne saurait s’opposer au sein du même objet, à plus forte raison si celui-ci relève d’une organisation collective de la propriété.

Ainsi, on cherchera à effacer les effets de thésaurisation attachés au foncier en lui-même, pour mieux maîtriser les coûts réels attachés aux utilisations du foncier, notamment la mutualisation des risques et du droit d’aubaine.

A cet effet, plusieurs leviers peuvent être utilisés, qu’imaginent déjà au XIXème siècle le nord-américain Henry George –fondateur du Single Tax Movement- et le français Pierre-Joseph Proudhon.

Ce dernier imaginait un principe de taxation de tout droit d’aubaine : capture de toute plus-value relative indue –ne résultant pas du travail d’utilisation du foncier, mais plutôt de causes externes- ou indemnisation pour toute moins-value relative subie ;

A cela, il ajoute la capture parles utilisateurs des annexesdes augmentations de la rente foncière et de la valeur foncière résultant des améliorations qu’ils pouvaient apporter au domaine.

Bien que l’idée soit séduisante, les outils pour réaliser un système fiscal d’une telle granulométrie ne sont pas à portée de main. Cependant, cette approche préfigure un principe de « mutualisation » des domaines, dont on se doute qu’il permettrait d’imaginer, sans contrôler ni le comportement individuel des acteurs, ni leur choix de rente, et sans maîtriser les tenants et aboutissants des plus-values, un équilibrage à

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toutes les échelles (du plus local, au plus global) des usages du sol.

Il ne reste alors qu’à imaginer comment les collectifs fonciers pourraient servir de plateforme pour de telles mutualisations.

L’inclinaison d’Henry Georges pour une taxe foncière unique, accrue et proportionnelle à la valeur estimée du domaine –à l’exclusion de la valeur de toutes les annexes mobilières et immobilières donc-, semble également pouvoir jouer un rôle ici pour réguler la composante de thésaurisation que l’on trouve au sein du prix du foncier, et encourager à la mutualisation des gains et des pertes de valeur.

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Dubienéconomiqueàlachosepolitique

Dans notre exercice de mise en cohérence, il s’agira, au-delà de la rénovation économique, de rétablir l’équilibre politique pour la propriété foncière. Et cette étape est l’occasion de préfigurer de nombreux changements qui permette d’entrevoir une transformation radicale du rapport des citoyens au sol.

1. En premier lieu, la propriété du sol étant, nous l’avons vu, un espace de liberté politique vis-à-vis des institutions souveraines, il s’agira de tendre vers un état de répartition égalitaire de ces droits fonciers. On entend par là s’assurer de l’accès de tous et toutes à une part égale de droits de propriété, afin d’exercer un contrôle réparti sur cet objet à destination politique

Dans ce contexte, il est attendu que les méthodes de gouvernance collective de la propriété visées plus haut laissent le soin à chacun d’exercer ses droits de propriétaire, tout en organisant les droits et devoirs du propriétaire.

Il est surtout entendu que cette répartition des droits soit alors frappée de justice sociale, sans laquelle l’accès à la propriété conservera son versant dominateur.

A l’échelle mondiale, même si une majorité de pays a formalisé légalement l’égalité de droit entre femmes et hommesvis-à-visdelapropriétéfoncière,onestimequedans plus de deux tiers d’entre eux les pratiques forment une barrière à cette égalité17

17 United Nations and United Nations Entity for Gender Equality and the Empowerment of Women (2020) Realizing Women’s rights to land and other productive resources. Office of the High Commissioner of Human Rights, HR/PUB/13/04/Rev. URL : https://www.ohchr.org/sites/default/files/RealizingWomensRightstoLand_2ndedition.pd f

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Ilaura fallu, en France, attendre198518 pourquel’égalité légale parfaite de gestion des biens du couple marié soit faite. Cette loi, qui fit disparaître artificiellement une grande partie des écarts patrimoniaux entre hommes et femmes, n’enlaissa pas moins indemne la triste réalité : vis-à-vis des hommes, les femmes restent aujourd’hui systématiquement et significativement tenues loin de l’accès au capital foncier.

Etcombiendetellesinjusticesdecetypepourrait-onrelever ? Rien ne les réglerait aussi sûrement qu’un mouvement de réappropriation équitable du sol.

2. Il s’agira ensuite de rendre cette répartition effective en explicitant les devoirs du propriétaire. La méthode collective dont on a vu qu’elle était rendue souhaitable par le statut de biencommun,auradoncpourobjectifconstammentrenouvelé de faire connaître et de faire adopter les devoirs du propriétaire –issus notamment des droits et des externalités dont on a pu établir une première liste précédemment. Le propriétaire, par son statut, deviendra –il l’est déjà sans le savoir, nous l’avons démontré- redevable à l’ensemble du collectif du respect des droits attachés au sol.

Libre alors à l’organisation collective de déterminer par quels moyens ces devoirs seront mis en œuvre et suivis d’effet. Peut-être retrouvera-t-on alors une déclinaison du principe paysan andin de « services à la communauté » que le propriétaire fournirait à la gouvernance foncière collective ?

3. Ce qui caractérisera pour finir le succès de cette répartition sera la reconnaissance collective qui s’en dégagera. Sans sécurité du titre de propriétaire, il n’y aura pas d’intelligence

18 Loi n° 85-1372 du 23 décembre 1985 relative à l'égalité des époux dans les régimes matrimoniaux et des parents dans la gestion des biens des enfants mineurs

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développée par les tenants du statut, autour de l’utilisation consciente du foncier. On entend par là bien sûr la reconnaissance légale et la structuration du statut de propriétaire au sein d’une gouvernance collective.

A ceci s’ajoute la reconnaissance de la « souveraineté » relative de ces organes de gouvernance de biens communs : le droit d’aménager et d’urbanisme, dont le citoyen délègue aujourd’hui encore le rôle aux collectivités et à l’Etat, trouvera alors tout son sens à être repensé afin d’être saisi efficacement par ces structures de gouvernance et de démocratie directe.

Pour finir, il faudra y intégrer un contrôle extérieur de la méthode de gouvernance collective développée : répartition équitable et juste dans les faits, respect des devoirs de propriétaire, méthode de gouvernance assurant l’implication et l’exercice des droits de chacun.e.

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Cet exercice prospectif se conclut sur ces six propositionsséparation du sol et de l’annexe, le foncier comme bien commun, la mutualisation de toute thésaurisation, la répartition équitable des droits de propriété foncière, l’affirmation des devoirs du propriétaire et la reconnaissance du statut collectif de la propriété.

Ce sont, à la fois, la nature politique de la propriété foncière, et les injonctions contradictoires du foncier comme bien économique privé, qui incitent à proposer de nouvelles caractéristiques pour ce bien.

Et dès aujourd’hui, la pression démographique et les enjeux sociaux se font ressentir et rendent nécessaire une mise en cohérence de nos modes de gouvernance du foncier.

De cette exploration, je tire la certitude que c’est sur la base de telles conquêtes que le sol retrouvera tout sa cohérence et sastabilité.Il nefait aucundoutequ’aufildechacunedesvoies évoquées ici comme une ouverture vers une nouvelle économie foncière, il nous faudra réapprendre ce que nous pensions acquis. Le foncier sera parfois moins permanent, parfois plus exigeant et responsabilisant, toujours plus équilibré vis-à-vis de celles et ceux qui nous entoure.

L’économie foncière devra être transformée, non pas pour réduire le propriétaire foncier, mais pour lui permettre de se hisser vers ce qu’il semble devoir devenir.

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N’avez-vousjamaisvoulusavoiràquoi ressembleraientnosvillessanspropriétéfoncière?

Pourmapart,j’ai,cesdernièresannées,autantnourri decuriositéquedesuspicionpourlapropriétéfoncière individuelle.

M’étantprêtérégulièrementaujeudelaprospective, pourimaginerunesociétédanslaquellenousserions touspropriétaire–oupersonneneleserait-,c’estàune telleexpériencedepenséequejesouhaiteraisvous inviteraveccetarticle.

NOUVELLE ECONOMIE FONCIERE

Mars 2023

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