lecture urbaine (projet en cours)

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REPÉRAGE DES COMPÉTENCES DES PERSONNES ET DES LIEUX PORTE D’AIX - BELSUNCE - NOAILLES

Lire La Ville - 10, rue Colbert - 13001 MARSEILLE tél : 04 91 91 40 61 - fax : 04 95 09 33 02 - e.mail : lire.la.ville@free.fr



SOMMAIRE

OBJECTIF DU PROJET INTRODUCTION AVANCEMENT DE LA PRODUCTION - Note 1 : sur l'innovation

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APPLICATIONS (EXTRAITS) - PREMIÈRE SÉQUENCE : COURS BELSUNCE/CENTRE BOURSE - DEUXIÈME SÉQUENCE : RUE D’AUBAGNE - TROISIÈME SÉQUENCE : COURS SAINT LOUIS/RUE DE ROME - Note 2 : sur la géographie des errants au centre ville - QUATRIÈME SÉQUENCE : HALLE PUGET/RUE D’AIX/PLACE JULES GUESDE

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ANNEXE - Le projet proposé - Références bibliographiques : "Les toilettes publiques. Un droit à mieux aménager" de Julien Darmon. "La halle Puget à Marseille : une place publique fortement investie pour une mulicilicité de jeu d’acteurs, entre étiquetages, conflits et évitements" de Zotian Elsa. “La ville marketing, essai d’interprétation“ de Yoann Morvan.

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OBJECTIF DU PROJET

1- Préserver la mixité urbaine du centre ville, améliorer la compatibilité entre les différentes activités qui y cohabitent : habitation, commerces, tourisme, circulation, bureaux, loisirs, équipements, services. 2- Coordonner l’ensemble des acteurs privés et publics dans l’amélioration du cadre de vie ; mutualiser les moyens entre les collectivités territoriales et les associations (de commerçants notamment) ; identifier les besoins en propreté et en qualité des espaces urbains, en matière de maintenance de la sécurité et de la civilité. 3- Favoriser une meilleure négociation entre espaces privés et espaces publics 4- Améliorer la lisibilité et le charme des espaces commerçants de cette partie non "bourgeoise" du centre ville : l'image de la misère n'est pas la seule alternative au luxe.

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INTRODUCTION

Rappel de nos postulats Pour nous la ville comprend de façon indissociable les questions d'espace, d'urbanité et les questions économiques, d'emploi. Rappelons par ailleurs que notre action se maintient dans le registre de la conservation1 et de la restauration : pas plus qu'ailleurs notre méthode de travail appliquée à l'espace Noailles-Belsunce ne cherche à agir sur des causes, à transformer la donne, à chambouler l'urbanisme ou la sociologie du quartier ; nous ne visons qu'à restaurer les conditions tant de l'emploi que de l'urbanité.

1. En quoi consiste notre projet relatif à l'emploi Dès que nous serons assurés du financement du présent projet, nous pourrons recruter ainsi que nous l'avions déjà évoqué l'année précédente, un groupe de 10 personnes résidant dans le périmètre concerné et rencontrant des difficultés importantes, en particulier dans leur recherche d'un travail. Les objectifs pour chacun seront les suivants : - un repérage de ses compétences, - la mise au point d'une orientation et d'une stratégie professionnelles, - la création des outils nécessaires à sa recherche d'un travail : CV, dossiers de candidature, etc. suivie de l'accompagnement de cette recherche. Nos indicateurs d'évaluation seront - la réalisation de ces 3 phases du travail - l'estimation d'une amélioration de leurs conditions de vie par les intéressés, - le cas échéant, l'accès à un poste, une formation, une activité. Notre proposition est celle d'un bout de chemin fait ensemble, d'une découverte commune des vies individuelles et des espaces urbains : récits de vie et récits de ville. Ce cheminement commun, ou cet accompagnement, demandera à être accueilli dans un lieu qui servira en même temps de "salle d'œuvre" pour la recherche-action appliquée au périmètre NoaillesBelsunce : atelier et exposition permanente. En terme de nombre de jours/stagiaire, nous pouvons estimer le crédit de chacune de ces 10 personnes2 à 20 journées de travail individuel ou en groupe sans que cela, dans les faits, soit limitatif. Nous rappelons l'argument que nous avions exposé dans notre précédent projet (2010) : « Nous proposons [de créer] un atelier avec un groupe de 10 personnes sans revenus ou vivant de minima sociaux (ASSEDIC, RSA, AAH), cherchant un travail et habitant entre la gare de Noailles et la place Jules Guesde. Nous leur proposerons d’accompagner leur recherche en faisant avec eux un double pari : - celui qu’il sera fructueux de “désinstrumentaliser“ leur recherche en leur proposant de se décentrer de leur objectif économique et social - un emploi - pour s’adonner à une recherche

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La conservation du patrimoine historique et du patrimoine vivant, des espaces comme des individus

2 Il va de soi que ce groupe de 10 personnes ne se superpose en rien avec la file active (90 personnes) que nous recevons au titre de notre action "Accompagnement vers l'emploi de personnes multidiscriminées".

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davantage philosophique : connaître leur patrimoine personnel, ce qu’ils ont entre les mains et mener une forme d’étude sur ce sujet (sur le modèle des recherches à l’université ou des workshops dans les écoles d'art, d’architecture ou de paysage) ; - celui qu’ils pourront avancer dans cette connaissance de leur patrimoine personnel non en se centrant uniquement sur eux-mêmes mais en investissant également leur relation à leur environnement, spécifiquement en développant leur connaissance de la ville. » 2. En quoi consiste notre projet relatif à l'espace urbain Poursuite de nos lectures et préconisations Nous avons commencé en 2010 à élaborer pour le périmètre concerné une approche complexe, cohérente et durable de sa problématique urbaine. Notre objectif est globalement la restauration d'un espace urbain vivant, économiquement fertile, civil, respectueux de tous ceux qui l'habitent ou le fréquentent, et donc sécurisant. Nous proposons cette restauration comme une alternative au balancier actuel entre l'abandon du centre, sévèrement critiqué, et les solutions techniques brutales qui, malgré leurs résultats contreproductifs, continuent à constituer une tentation pour les autorités (un exemple parmi d'autres : les commerçants à la sauvette à qui on laisse faire n'importe quoi pour ensuite tenter de les éradiquer en les remplaçant par un parking grillagé ou en les faisant chasser par des CRS... et qui reviennent à la sauvette). Nous proposons de poursuivre cette élaboration en vue de la compléter et préciser. Programmations détaillées Nous proposons également de mettre au point les programmations ponctuelles dont nous avons d'ores et déjà repéré l'utilité et les potentialités. Jusqu'à présent ce repérage, présenté à la plupart de nos partenaires (élus, habitants, responsables d'associations d'habitants et de commerçants, techniciens) a été jugé pertinent, voire "évident". Pour autant il n'a encore fait l'objet d'aucune validation politique. Avec cette validation ou, le cas échéant, dans sa perspective3 et afin qu'ils soient parfaitement opérationnels dès que la décision de leur mise en œuvre serait prise, nous proposons d'établir des programmes détaillés : actions, déroulement, calendrier, coûts, outils, matériaux, nombre de personnes et compétences nécessaires, conditions, etc. Le cas échéant nous sommes prêts à passer à une phase de réalisation, c'est à dire selon les cas à en assurer ou accompagner la mise en œuvre. Bien entendu chacune de ces propositions spatiales se traduit par une ou des actions qui mettent en jeu la création d'emplois. Les programmations qui ont ainsi été repérées sont les suivantes. 1) Remise en état et en couleurs du rez-de-chaussée de la rue d'Aubagne dans son ensemble, en concertation avec les propriétaires et occupants, et à partir de l'existant : réparations des sols, parvis, trottoirs et emmarchements, noms de rue et numéros de portes, enseignes, bandeau technique sous l'allège du 1er étage ; reprise des matériaux et couleurs des façades, portes et devantures ; reprise des arrivées et évacuations de fluides, etc. –> en lien : formation d'un groupe de 10 à 12 personnes intéressées par l'acquisition des savoirs patrimoniaux, artistiques et techniques permettant de réaliser cette remise en état puis (pour 2 d'entre eux) d'en gérer la maintenance de façon permanente ; –> en lien : création d'un atelier public permanent pour la rue d'Aubagne (local vacant en rez-de-chaussée) afin d'accompagner au long court la maintenance de la rue et l'accueil des changements ; –> en lien : préparation d'une première remise en état et en couleur sous la forme d'un évènement = réalisation de l'ensemble de la rue en 3 jours et 3 nuits. –> en lien : possibilité d'application du projet à la place de la Halle Delacroix et à la rue d'Aix.

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La situation de ce projet est paradoxale puisqu'il faudrait avoir fait la preuve de son intérêt avant que sa commande soit effectivement établie, ce qui demanderait d'avoir terminé le travail avant de le commencer. Le travail réalisé à Aubagne durant 7 années (Ateliers de veille civique, lieu-ressource de la démocratie participative, projet urbain et fiches de postes issues de la lecture du paysage au quartier de la Tourtelle) peut néanmoins constituer ici une référence.

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2) Projet d'un embellissement et d'une mise en sécurité des espaces urbains la nuit par un traitement des éclairages en partenariat avec les commerçants. Projet en lien avec le FISAC, ERDF, la CCIM, Marseille Centre et les autres associations de commerçants. 3) Projet sur l'ensemble du périmètre d'une trame régulière de lieux de services incluant systématiquement une présence humaine et des toilettes publiques, seules ou associées à d'autres services (cordonnerie, tri sélectif, recharge de batteries, consigne, verre d'eau, douche, mini accueil de jour, etc.). Repérage et/ou création des emplacements, formes (le cas échéant mini projet architectural), signalétique, nombre de personnes et compétences nécessaires, étude du projet économique. 4) Projet d'un traitement non agressif et moins nuisant de l'entretien et des déchets (Cf. par exemple l'utilisation des karchers qui dégradent et salissent les façades tout en créant des problèmes de santé publique par leurs nuisances sonores, tout en constituant une contreperformance écologique, en particulier en matière de gestion de l'eau et des énergies...). 5) De la Canebière à la porte d'Aix, projet d'aménagement d'un espace public civil, accueillant à une diversification des usages et à une protection des plus fragiles. En effet, l'ensemble créé à la fin du siècle dernier par les tours Labourdette, le centre Bourse et le triangle sainte Barbe (halle Puget, faculté et espace intérieur du triangle, et les rues d'Aix et sainte Barbe qui le bordent) importe massivement dans le tissu urbain traditionnel du centre ville des problématiques urbaines et sociales habituellement liées aux espaces périphériques de la surmodernité : parcelles hors d'échelle, barres (rue d'Aix) et tours, espaces défensifs, esthétique sécuritaire, non lieux, appropriation de territoires par des groupes d'âge, etc. Par exemple la place de la Halle Puget, qui est devenu un espace répulsif pour plusieurs catégories de publics (habitants du quartier, étudiants de la faculté Puget, touristes), ne peut constituer le support d'usages urbains et civils. En effet, elle n'est pas encore une place urbaine, ne serait-ce que parce que les façades qui l'entourent sont aveugles (ou atteintes de décollement) et parce qu'elle se montre hostile à sa fréquentation par les plus fragiles (aucun aménagement confortable ni protégé). L'espace public peut être par lui-même "instructif", encore faut-il qu'il ne soit pas le lieu des contre sens et des non sens. 6) Projet de gestion des commerces "à la sauvette" et d'aménagements (ou mobiliers urbains) compatibles - en lien avec les élus et les associations concernés. Comme l'entretien des rues et la maintenance des rez-de-chaussée, le foisonnement d'une activité économique émergente, surtout si elle est pauvre, appelle davantage une attention et une gestion au long court que des décisions définitives. "Voir" les potentiels de développement économique, d'un territoire, comme ceux des individus, demande de sortir du jugement comme du pathos. Ni abandon ni actions commandos, l'économie informelle demande à être encadrée, épaulée, accompagnée et aménagée dans ses aspects matériels (Cf. l'exemple à Paris 18ème du "Carré des Biffins"). 7) Projet de gestion permanente des états de chantier. Le chantier, qu'il soit privé ou public, est vécu comme une situation ponctuelle et éphémère, une parenthèse, une perturbation que tout le monde doit souffrir avec patience dans la mesure où il va prendre fin. Pourtant, dans un quartier, un chantier succède à un autre sans discontinuer et l'état de chantier est tout simplement permanent. Mais aucune mesure n'est prise par personne, ni les autorités, ni le maître d'œuvre ni le maître d'ouvrage ni les entreprises, pour le gérer comme un évènement réel et durable, pas plus dans ses aspects intéressants (c'est le premier spectacle de rue, on y assiste à des exploit, il rend le travail rendu visible, montre des habiletés, etc.) que dans ses nuisances (bruit, poussière, passages dangereux ou impossibles, etc.). 8) Une zone de désarmement ? Le périmètre pourrait être considéré comme une zone de "haute qualité environnementale" non pas au sens de l'application d'une nouvelle norme mais au sens où il ferait l'objet d'un renversement terme à terme de l'état d'incurie qui est aujourd'hui le sien : zéro encombrement (nettoyer l'espace de tous les objets inutiles abandonnés sur place constitue un aménagement spatial peu onéreux et particulièrement efficace), zéro automate (traitement humain des déchets, de l'entretien, du stationnement, de la distribution de boisson et de nourriture, etc.), zéro éclairage inutile, zéro bruit abusif, etc. 7



AVANCEMENT DE LA PRODUCTION au 31-03-11 Première séquence (cours Belsunce et Centre Bourse) Repérages réalisés (cartes, catalogues de prises de vue, calligrammes, rubans d'images)

- des lieux d'aisance sauvages - des toilettes publiques payantes ou non - des toilettes accessibles au public dans des lieux privés - des lieux abrités du vent et/ou de la pluie - des commerces de trottoir le long du cours Belsunce Propositions

(processus à suivre, représentation des projets et scénarios possibles, exemples de réalisation, références paysagères)

- Une attention aux conditions de vie des personnes se trouvant dehors au centre ville, ne disposant pas d'espace intime (errants, sans abris, biffins, touristes, personnes travaillant dehors et chalands) : trame de lieux d'aisance anthropologiquement compatibles et enseignes "clochemerle" pour les cafés. - Des coffres de rangement pour les tréteaux, les tapis et le matériel des marchands occasionnels.

Deuxième séquence (rue d’Aubagne) Repérages réalisés (cartes, catalogues de prises de vue, calligrammes, rubans d'images)

- des parcelles privées et publiques (espaces, domaines et propriétés publics) - des propriétaires et des habitants ou gérants actuels (aux fins de consultation) - des parcelles construites et des parcelles à ciel ouvert - des espaces ouverts visuellement (cours, porches) - de la nature des commerces et activités tout au long de la rue - de l'aspect actuel de chaque façade en RDC : formes, couleurs et matériaux + état - des fermetures et protections transparentes ou opaques, avenantes ou défensives - des modalités d'échange et/ou de recouvrement entre espace public et espaces privés (revue de détail) - dont : les mosaïques au sol (magasins) présentes dans la rue d'Aubagne et ses abords immédiats - des plaques de rue et numéros de maisons manquants - des accastillages remarquables (intéressants ou au contraires incivils) : traitement des boites aux lettres, coffrets EDF, climatiseurs, grilles d'aération, gouttières, décrotteurs, etc. - des évènements ou accidents intervenus sur le bandeau esthétique et technique entre RDC et entresol - revue critique (d'art) des graphes et graffitis 2. Propositions

(processus à suivre, représentation des projets et scénarios possibles, exemples de réalisation, références paysagères)

- mise en beauté de l'ensemble du RDC de la rue d'Aubagne - complétude et réparation des plaques de rue et des numéros des maisons - traitement et embellissement de la pliure façades/trottoirs à partir des mosaïques existantes, intégration des trottoirs dans le paysage de la rue

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Troisème séquence (rue de Rome et cours Saint Louis : de la rue d'Aubagne à la Canebière) Repérages réalisés (cartes, catalogues de prises de vue, calligrammes, rubans d'images)

- du traitement des commerces RDC et entresols - des modalités d'exposition (vitrines, enseignes) Propositions

(processus à suivre, représentation des projets et scénarios possibles, exemples de réalisation, références paysagères)

- traitement des fermetures et protections : autant que faire se peut, remplacer les rideaux opaques des commerces par des mailles métalliques ou des vitres blindées, afin d'utiliser la mise en scène et les lumières des vitrines comme sécurisation et embellissement de la rue, et comme éclairage urbain.

Quatrième séquence (Halle Puget, rue d'Aix et place Jules Guesde) Repérages réalisés (cartes, catalogues de prises de vue, calligrammes, rubans d'images)

- de l'évolution des parcelles privées (échelle, statut) montrant l'irruption de la ville moderne dans le tissus urbain traditionnel du centre (les barres remplacent les îlots comme dans la périphérie) - du retournement de la figure urbaine : cœur d'ilot en déshérence devenu un espace de rejet - des commerces de trottoir controversés de la porte d'Aix Propositions

(processus à suivre, représentation des projets et scénarios possibles, exemples de réalisation, références paysagères)

- Installation d'usages dans le cœur d'îlot en lien avec des commerces de la rue d'Aix et avec la faculté (terrasses intérieures de cafés, jardins, remises, etc.). - Création d'un marché avec des placiers ; lien avec des partenaires sociaux familiers de ce public

L'ensemble (sur la totalité du périmètre) Repérages réalisés (cartes, catalogues de prises de vue, calligrammes, rubans d'images)

- État des sols (en cours) - objets abandonnés sur l'espace public (poteaux, panneaux, etc.) - cartographie sonore (en cours) - évolution des espaces traversants de 1950 à 2010 : rues et passages privés. Propositions

(processus à suivre, représentation des projets et scénarios possibles, exemples de réalisation, références paysagères)

- À l'étude. 10


LIRE LA VILLE PROJET NOAILLES-BELSUNCE-GUESDE 2010-2011 NOTE 1 Une démarche d'innovation intégrée et élémentaire Pour les modernes, l'innovation ne pouvait surgir que d'une table rase, abstraction faite des réalités et des schémas établis : il s'agissait, sur le modèle de la recherche scientifique, d'isoler un objet in vitro, ou encore de découvrir autre chose que ce qui est déjà là, un peu comme dans la science fiction ou le design. Cette pensée, qui a connu son pic d'efficacité dans les "trente glorieuses", s’est révélée une impasse dans la plupart des domaines. La démarche s'est avérée agressive pour le paysage, les villes et les organisations humaines, mais aussi particulièrement coûteuse en énergie, toutes les énergies. Aujourd'hui des préoccupations écologiques, mais aussi éthiques et anthropologiques, font entendre les nécessités d'une autre approche ; celle-ci est communément désignée par le terme suffisamment nébuleux de “développement durable“. L’innovation au sens, non d’une surenchère, mais d’un devoir de “décalage“, d’imagination et de lutte contre le fatalisme, fait partie des principes à la fois méthodologiques et déontologiques de notre travail. Et en la matière, on l’aura compris, notre démarche se situe plutôt dans le second camp, ne serait-ce que par son caractère élémentaire : à l’inverse des modernes, nous nous attachons à découvrir ce qui est déjà là, dans le paysage tel qu’il a été cultivé par les urbains et les paysans. Notre recherche compte sur l’énergie la moins coûteuse celle qui, au lieu de contrer le mouvement naturel, l’utilise, y trouve son impulsion. Elle part des éléments concrets d’un territoire et y revient. Elle les intègre de la façon la plus large (nombre, diversité) et la plus ouverte (tout est intéressant) possible, pour les croiser avec d’autres données d’opportunité : économiques, écologiques, politiques, etc. Notre attachement pied à pied au territoire n’est pas mystique ni béat, il est intéressé, spéculatif : nous l’observons sous toutes les coutures, en plongée, en lumière rasante, de très près ou de très loin, le jour, la nuit, avec une attention d’entomologiste ou au contraire une attention flottante, pour lui faire avouer les trésors qu’il recèle et qu’il nous faut parvenir à discerner avant de les relier au reste du monde. Ces trésors sur lesquels, par expérience, nous savons pouvoir compter, ce sont ses propres réserves, ses axes de développement qui ne demandent qu’à grandir pour peu qu’on les replace dans leur contexte, (historique, géographique, économique, etc.) le plus large. On le voit, nous prenons le développement endogène comme un point de départ. Cela ne signifie pas, bien au contraire, que nous écartions de notre recherche un développement exogène. Mais nous commençons par le premier pour arriver au second : parce que nous savons que le fait d’aller dans le sens inverse ne garantit pas que l’on puisse jamais arriver au premier. C’est bien d’abord du paysage et de son substrat qu’il s’agit pour nous de faire sourdre des projets d’activité assez définis pour se traduire en fiches de postes, des indications en matière d’aménagement et de civilité (donc d’égalité) assez précises pour se traduire en localisations, formes et matières. Pour nous résumer dans une phrase à tiroirs, disons que notre travail vise, à partir de la lecture d’un territoire, puis de son éclairage par des données contextuelles larges, un développement “écologique“ et non contradictoire de l’espace urbain, de la civilité, de l’égalité et de l’accès des personnes au travail1.

1 prenons pour illustrer notre propos l'exemple d'une situation récente à Aubagne. Il s'agit d'un lieu à la fois pollué et rébarbatif à l'entrée du petit lotissement des Amaryllis : des carcasses de voitures encombrent le paysage et le passage, les liquides de moteur polluent le sol et la rivière. À partir de cette situation (qui choque les habitants et parait inextricable depuis plusieurs années), nous avons proposé de créer un lieu d'activité avec deux emplois, en mobilisant entre autres le LEP voisin comme partenaire, à travers la construction d'un garage (éventuellement associatif) utilisant un parking voisin désaffecté. Créatrice d'activité, cette réponse correspond à la réalité actuelle et au souhait de tous les habitants (y compris celui qui était perçu comme perturbateur), elle permet d'intervenir dans le même temps sur la civilité, le cadre de vie, le désordre écologique et sur la forme urbaine. Elle ne demande qu'une articulation politique, entre la mairie et le logeur.

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Première séquence APPLICATIONS COURS BELSUNCE - CENTRE BOURSE (extraits)

- Une attention aux conditions de vie des personnes se trouvant dehors au centre ville, ne disposant pas d'espace intime (errants, sans abris, biffins, touristes, personnes travaillant dehors et chalands) : trame de lieux d'aisance anthropologiquement compatibles et enseignes"Clochemerle" pour les cafés. - Divers services à la personnes associés. - Des coffres de rangement pour les tréteaux, les tapis et le matériel des marchands occasionnels (cf. Les bouquinistes à Paris). - Une autre approche du nettoyage de l'espace public (traitement dispendieux en énergies, agressif pour les matériaux et entrainant des problèmes de santé publique) et du traitement des déchets.

EMPLOI - Création d'activités liées aux besoins des personnes déambulant ou vivant dans l'espace public. - + services associés. - Soutien aux commerces mobiles + régulation. - Approche différente du traitement des déchets.

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Destruction Centre-ville

Quartiers et îlots détruits au XXe et en cours (la Porte d’Aix)

Visualisation sur un plan de Marseille de 1914.

Le périmètre d’étude de LLV

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Reconstruction De l’îlot à la barre

Rue Neuve Saint Martin Rue du Grand Puits Rue Magenta Rue Croix de Malte Place Jean Guin (dite Place aux œufs) Rue Belsunce Rue du Port Rue Triperie Rue Cuiraterie Grand’ Rue Rue des Marquises Rue de la lune blanche Rue de la lune d’or Rue Vieille Monnaie Rue de Sion Rue des Graffins Rue des Requis-Novis Rue Pierre qui rage Rue de la Pyramide Rue petite Saint-Gilles Rue d’Allauch Rue Vierge de la Garde Rue des Patissiers Rue de la Place des Hommes Rue des Templiers Rue du Bausset Rue de l’Étrieu Rue de de la Tête d’or Rue Saint-Gilles Place Casaulx Rue Pavé d’amour …

Démolition du quartier de La Bourse commencée en 1912, achevée en 1937.

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Cartographie des “lieux d’aisance“

Repérage des lieux offrant potentiellement un accès aux toilettes et zones d’aisance.

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Arrière de la rue Lucien Gaillard (Porte d’Aix).

Rue du Mont de Piété (Halle Puget).

Place François Mireur (Centre Bourse). 17


Services urbains L’automate ne règle pas l’incivilité

A

B

Un lieu d’aisance en plein air (A) et une sanistte J.-C. Decaux (B), distantes de 40 m.

A

Un ruisseau d’urine à ciel ouvert..

B

Une capsule automatisée.

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Un service entraĂŽnant des emplois pour les humains

Toilettes payantes, Rue des Chapeliers, Aix-en-Provence.

L’accueil des toilettes.

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Services urbains Les tâches automatisées des sanisettes Decaux

Intérieur de la sanisette de Centre-Bourse.

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Dame pipi : un mĂŠtier dans son dĂŠcorum

Toilettes en sous-sol, Place de la Madeleine, Paris.

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Services urbains Un ensemble de services associĂŠs aux toilettes

Kiosque multi-services, QuĂŠbec.

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De la fiction au monument “Clochemerle“ est un roman satirique français de Gabriel Chevallier, publié en 1934 qui a connu un succès immédiat avec un tirage en plusieurs millions d'exemplaires et des traductions dans vingt-six langues. Il a été adapté au cinéma et à la télévision. Le toponyme, inventé par Gabriel Chevallier est, aujourd’hui, entré dans la langue courante. Le roman commence quand le maire de la commune de Clochemerle-en-Beaujolais, dévoile à l'instituteur, son projet : « Je veux faire construire un urinoir […] Enfin, dit-il, une pissotière ! » Signe de succès, cette joyeuse satire est si bien accueillie que plusieurs villages revendiquent l’honneur d’avoir servi de modèle à Clochemerle-en-Beaujolais… Honneur qui revient à la commune française de Vaux-en-Beaujolais.

La pissotière-monument, Vaux-en-Beaujolais, 2010.

Blason de Clochermerle.

Signalétique pour les cafés.

EXEMPLES DE PROPOSITION LIRE LA VILLE - parcours des lieux d’aisance avec la mise en place d’une charte et d’une enseigne type “Clochemerle“ pour les cafés - conception de kiosques avec divers services à la personnes associés aux toilettes : cordonnerie, tri sélectif, recharge de batteries, consigne, verre d’eau, mini-accueil de jour, etc. 23


Services urbains Une permanence : la rue comme espace commercial

Stand de coquillages, Cours Belsunce, vers 1900.

Stand de fruits, un siècle plus tard sur le même emplacement. 24


Les bouquinistes : un patrimoine culturel et un commerce Le vocable de bouquiniste désigne depuis 1752, les marchands installés sur les quais. Leurs boîtes investissent peu à peu les parapets, d’abord sur la rive gauche : environ 300 sous la Révolution, ils connaissent une première réglementation grâce à l’ordonnance du 31 octobre 1822 et le décret du 10 octobre 1859 consacre leur maintien, un temps menacé par les grands travaux d’Haussmann. Depuis 1861, ces “marchands d’esprit“ ont l’autorisation de laisser ur place leurs caisson scellés pour la nuit.

Les caissons fermés.

Les caissons ouverts.

EXEMPLES DE PROPOSITION LIRE LA VILLE - mise en place de coffres de rangement pour les tréteaux, les tapis et le matériel des marchands occasionnels, en lien avec les élus et les associations concernés. 25


Mobilier urbain Des dysfonctionnements

Les fontaines du cours Belsunce en 2011 : à l’origine, un filet d’eau s’échappait de la gueule du dauphin et s’écoulait sur les dalles. Aujourd’hui l’eau stagne en état de putréfaction dans la colonne de verre.

Confusion des sols (chaussée/trottoir)

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Un langage de signes cohérent et unifié

Lampadaires, la Canebière.

Au XIX, le cours Belsunce est décrit comme l’”un des plus beaux d’Europe“, des fontaines en qualifient l’espace.

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Deuxième séquence APPLICATIONS RUE D’AUBAGNE (extraits)

- Mise en beauté de l'ensemble du RDC de la rue d'Aubagne Actuellement la lutte anti-graffitis à Marseille est coûteuse et entraîne des situations de non-sens. C'est une guerre qui, par définition, appelle des surenchères et qui produit aussi ses "dégâts collatéraux". Pour la peinture : des taches de propreté (3 couleurs pour la ville, le contour est donnée par le bras du peintre) ; pour le “karcher“ : l'agression ou la destruction des supports (avec salissure des surfaces voisines) et... la gravure définitive des graffitis.

- Complétude et réparation des plaques de rue et des numéros des maisons - Traitement et embellissement de la pliure façades/trottoirs à partir des mosaïques existantes, intégration des trottoirs dans le paysage de la rue.

FORMATION ET EMPLOI - Formation très qualifiante pour un groupe de 10 à 15 personnes (intelligence des formes et des couleurs ; culture du commerce, de l'hospitalité, du patrimoine architectural et urbain, de l'esthétique ; habileté et précision du geste ; investissement dans un métier). - Intervention "évènement" réalisée par le groupe précédent : remise en beauté des rez-dechaussée de la rue en un temps record, - suivie d'une maintenance au long court (1 à 2 poste, éventuellement un atelier public dans la rue).

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Cartographie Permanence des formes urbaines

Plan du XVIIIe siècle, Cadastre actuel et Google Maps.

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Calligramme DiversitĂŠ des activitĂŠs

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Signalétique Le brouillage du message : Les plaques de rues sont un outil d’orientation, pas d’éducation

Plaque de rue, XIXe siècle, Marseille.

Plaque de rue, XXIe siècle, Paris.

La standardisation du format des plaques, la conception par ordinateur et la réalisation en lettres adhésives ont entraîné la disparition de la règle qui faisait du mot, le sujet autour duquel la plaque était conçue. Dorénavant, c’est le mot qui doit se plier au format du rectangle, les lettres et les espaces étant condensés de manière à entrer dans un format uniformisé.

Un repère spatial :

Une information historique :

“Cours Belsunce“, Plaque de rue en émail, XIXe.

“1e Arrt. Cours Belsunce (1709-1755) Éveque (sic) de Marseille“, Plaque de rue en plastique et lettres adhésives, XXe.

(Les 2 vues sont prises à égale distance)

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La situation des plaques du XIXe, au-dessus des corniches du rez-de-chaussée, leur donne plus de lisibilité par rapport à d’autres informations en façade.

Plaque de rue en émail, XIXe.

Plaque de rue en plastique et lettres adhésives, XXe. (Les 2 vues sont prises à égale distance)

EXEMPLES DE PROPOSITION LIRE LA VILLE - Restauration et mise en valeur des plaques en émail lorsqu’elles sont encore en place - Simplification du texte des nouvelles plaques - Pose des plaques au-dessus des corniches de rez-de-chaussée - Nouvelle production en terre émaillée en collaboration avec un savoir-faire local - Remise en place systématique à tous les coins de rue. 33


Patrimoine Rio de Janeiro, Lisbonne

Roberto Burle Marx, promenade de Copacabana en mosaîque (4,15 km), Rio de Janeiro.

Trottoirs en mosaïque de calcaire et basalte, Lisbonne.

Lors des travaux sur les trottoirs, les mosaîques sont conservées et restaurées, Lisbonne.

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Barcelone

Hommage d’une ville à ses commerces À l’entrée de certains commerces emblématiques de la ville, on peut voir des plaques de fonte sur le trottoir qui portent l’inscription : «Ajuntament de Barcelona en reconeixement als seus anys de servei a la ciutat“.

La plaque de fonte pour “Fargas“.

La plaque de fonte pour “Gales“.

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Patrimoine Un ensemble remarquable

Relevé des des seuils et trottoirs en mosaïque sur la rue d’Aubagne et la rue Rouvière.

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Une richesse à redécouvrir et à préserver

N° 10 rue Rouvière.

N° 3-5 rue Rouvière.

N° 10 rue Rouvière.

EXEMPLES DE PROPOSITION LIRE LA VILLE - mise en valeur du patrimoine : plaquette et référencement par une signalétique au sol - préconisation pour les travaux sur ce périmètre avec sensibilisation des services qui interviennent sur le trottoir - proposition aux commerçants de création de seuils.

37


Civilités et propretés Une stratégie d’éradication qui fait apparaître des “taches de propreté“

Mur nettoyé, Centre Bourse , 2010.

Mur nettoyé, Centre Bourse , 2010.

38


Des auteurs, acteurs de la rue

Intervention de Pom, Gé, Joos au 39 rue d’Aubagne, 2008. (Toujours en place en 2011, elle est un repère pour la rue)

Intervention d’Aykü, angle rue Moustier-rue d’Aubagne, 2010.

Intervention de Pom, Gé, Joos sur la vitrine de Tita Production à l’occasion du festival “One Short One Movie“ , 56 rue d’Aubagne, 2008.

Idem, 2008.

EXEMPLES DE PROPOSITION LIRE LA VILLE - programmation de graffeurs invités à intervenir sur certains rideaux : renouvellement tous les 2/3 mois, vernissage à l’échelle de la rue en associant les commerçants à l’événement.

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Patrimoine Murs

Chapelle Del Barolo, Piémont L’artiste américain Sol Lewitt s’est inspiré des grands fresquistes italiens du Quattrocento comme Masaccio, Fra Angelico, Lippi et surtout Giotto pour réaliser les peintures de la Chapelle Del Barolo. Il a choisi des couleurs primaires volontairement “antinaturelles”, dans “l’intention de contraster avec la nature” et de provoquer “un choc”.

“Cappelle Del Barolo “, Sol Lewitt, Piémont, Italie, 2010.

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Painted Ladies, San Francisco En 1963, un artiste, Butch Kardum, a repeint sa maison en bleu et vert. Très vite, ses voisins ont commencé à l'imiter... On appelle maintenant Painted Ladies ces vieilles maisons victoriennes de San Francisco. Elles sont devenues une véritable attraction et elles figurent sur de nombreuses cartes postales, dans les séries télé, les films, etc.

“Painted Ladies“, Pacific Heights, San Francisco , 2010.

41


Civilités et propretés Une attention particulière à la pliure privé-public

Vue du n° 48 de la rue d’Aubagne, juillet 2010.

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EXEMPLES DE PROPOSITION LIRE LA VILLE - attention particulière à la porte et son encadrement : la numérotation redevient lisible, renforcement de l’identification de la partie dévolue au commerce et au logement - attention particulière aux volumes du soubassement sur la pliure public/privé : remplacement parties manquantes et réfection des parties endommagées - la façade d’un commerce comme signal dans la rue.

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Civilités et propretés Rendre sa visibilité à l’information de repérage dans la rue

Vue du n° 38 de la rue d’Aubagne, juillet 2010.

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EXEMPLES DE PROPOSITION LIRE LA VILLE - remise en beauté de la porte et son encadrement : la plaque des sonnettes avec le nom des habitants redevient un repère - la numérotation sur les piliers du commerce est restaurée, dégagée du brouillage des graffitis - le “o” de coiffure est repeint afin de rendre le mot à nouveau lisible.

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Civilités et propretés la plaque de rue et la numérotation des portes

Vue du n° 38 de la rue d’Aubagne, juillet 2010.

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EXEMPLES DE PROPOSITION LIRE LA VILLE - la plaque en émail est dégagée : suppression du cadre d’une enseigne qui perturbe la visibilté de la plaque - simplification du message : la plaque plus récente, mais moins lisible (taille des lettres et emplacement) est enlevée - la numérotation de la porte est réaffirmée par un réhaussement en peinture - l’encadrement de la porte est restaurée avec une bande peinte, de même largeur - la surface du mur autour de la porte est traitée comme un tout et non morcelée par une intervention pour masquer un graffiti.

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Civilités et propretés des critères de sélection qui appauvrissent

Couleurs utilisées par la sociéte de lutte anti-graffiti, du n° 32 au n° 60 de la rue d’Aubagne.

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le nuancier : une image de la diversité rencontrée sur le terrain

Le relevé systématique des couleurs rencontrées en rez-de-chaussée, du n° 32 au n° 60 de la rue d’Aubagne.

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Une rue du n° 32 au n° 60 de la rue d’Aubagne

Surface à peindre : N° 32 : 5,5 m2 N° 34 : 4,5 m2 N° 36 : 27 m2 N° 38 : 20 m2 N° 40 : 20 m2 N° 42 : 4 m2 N° 44 : 16 m2 N° 44 (bis) : 5 m2 N° 46 : 15 m2 N° 48 : 7 m2 N° 50 : 7 m2 N° 52 : 4 m2 N° 52 (bis) : 5 m2 N° 52 (bis bis) : 10 m2 N° 54 : 3 m2 N° 56 : 12 m2 N° 58 : 8 m2 N° 60 : 18 m2 Total : 191 m2 (200 m2 env.)

Place Homère (Alimentation angle rue d’Aubagne) : 35 m2 Total : 226 m2

Peinture acrylique, rendement moyen : 8 à 10 m2/litre par couche selon support et mode d’application choisi. Pour 250 m2 : 30 litres (environ) 50


Le nuancier.

Des couleurs.

Des outils.

Une pratique qui s’adapte au terrain.

EXEMPLES DE PROPOSITION LIRE LA VILLE - Formation très qualifiante pour un groupe de 10 à 15 personnes (intelligence des formes et des couleurs ; culture du commerce, de l'hospitalité, du patrimoine architectural et urbain, de l'esthétique ; habileté et précision du geste ; investissement dans un métier) - Intervention "évènement" réalisée par le groupe : remise en beauté des rez-dechaussée de la rue en un temps record, - suivie d'une maintenance au long court : 1 à 2 poste, éventuellement un atelier public en rez-de-chaussée de la rue.

51


Étalages Des mises en scène rationnelles et esthétiques Une grammaire de formes connue : la pile, la pyramide, la tresse, l’accrochage, la juxtaposition des couleurs…

Un primeur.

Une alimentation.

Un primeur.

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Des références culturelles repérables : des compositions et des installations artistiques

G. Arcimboldo, portrait.

J. Sánchez Cotán, nature morte.

F. Snyders, nature morte.

EXEMPLES DE PROPOSITION LIRE LA VILLE - formation aux principes de l’accrochage et de la composition : nombre d’or, lignes de composition, formes et couleurs, etc. - interventions "évènement" sur plusieurs étalages réalisées par un artiste, un commissaire d’exposition, un paysagiste, etc.

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Troisème séquence APPLICATIONS COURS SAINT LOUIS - RUE DE ROME - RUE D’AUBAGNE (extraits)

- Remise en état des bandeaux techniques (enseignes, cables, climatiseurs) entre le rez-de-chaussée et le 1er étage ou l'entresol. - Exploitation attentive des entresols : ceux-ci ont parfois la faculté de jouer, comme les vitrines, un rôle urbain. La valeur, très qualitative, de leur espace est alors celle d'une mise en scène qui agrandit et oriente le regard. Utiliser les entresols ou les vitrines comme une simple quantité d'espace et comme fonction de stockage, c'est perdre cette précieuse plus-value commerciale et urbaine. - Renégociation avec les commerce en franchise de leur investissement local et des modalités urbaines de leur implantation : dans leur relation à la rue, à la façade et à leurs mitoyennetés. Les commerces en franchise sont déterritorialisés : ils se situent davantage en un point de leur propre réseau (national ou mondial) que dans leur espace d'implantation. Ce ne sont pas des commerces tenus par des commerçants, mais par établissements gérés des exostructures qui ne laissent sur place que des gérants privés d'initiative. Leur présence, identique quelque soit le contexte, et délibérément sans rapport avec le contexte, lutte contre le charme et l'identité, le génie du lieu : ils métamorphosent l'espace de la ville en zones sérielles (piétonnes ou non), en centre commerciaux à ciel ouvert. Ces commerces ne servent plus à se repérer dans un quartier, une ville ou un pays : le passant ou le voyageur ne sait plus où il est, son "décor" est le même à Marseille, à Lille ou à Strasbourg. Ce rapport de soumission du contexte urbain au cahier des charges d'un réseau hors sol demande à être inversé, comme cela s'est déjà fait ailleurs.

- Traitement des fermetures et protections : là où cela semble possible, remplacement des rideaux opaques des commerces par des mailles métalliques ou des vitres blindées, afin d'utiliser la mise en scène et les lumières des vitrines comme sécurisation et embellissement de la rue (et auxiliaire de l'éclairage urbain).

SUR LE PLAN ÉCONOMIQUE - Bénéfice attendu : = animation, embellissement de la rue, renforcement du sentiment mais aussi de la réalité de la sécurité du quartier la nuit, = dynamique et soutien pour des activités nocturnes calmes lesquelles sont actuellement en grand déficit dans le centre ville de Marseille.

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Vitrines Ramener sur le territoire et enraciner les franchises dont le rapport à l’espace d’implantation est déréglé (marketing hors-sol)

Une charte graphique appliquée à toutes les franchises “Assu 2000“ (saison 2007).

“Assu 2000“, rue de Rome, Marseille.

Hagondange.

Paris.

Dijon.

Melun.

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Les traces d’un commerce bourgeois liés à l’histoire locale : le cours Belsunce et son Music-hall, l’Alcazar.

“L’Ombrelle Élégante“, rue de Rome.

“La Chapellerie“, cours Saint-Louis.

Kiosque de bouquetière, cours Saint-Louis.

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Vitrines Habiter l’entresol

Un espace inexploité.

“L’ Ombrelle Élégante“, Rue de Rome, Marseille.

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Un signal pour la rue.

“France Mode“, La Canebière, Marseille.

EXEMPLES DE PROPOSITION LIRE LA VILLE - investir à chaque fois que cela se présente, l’espace de l’entresol afin d’habiller la façade en s’appuyant sur l’activité de rez-de-chaussée - leur mise en scène agrandit et oriente le regard : plus-value commerciale et urbaine. 59


Devantures Vitrines aveugles

Rideaux de fer, Paris.

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L’éclairage de la rue par les vitrines : sécurisation et embellissement

Vitrine, Paris.

Vitrine, Lyon.

Vitrine, Lisbonne

EXEMPLES DE PROPOSITION LIRE LA VILLE - remplacement des rideaux opaques des commerces par des mailles métalliques ou des vitres blindées, afin d'utiliser la mise en scène et les lumières des vitrines comme sécurisation et embellissement de la rue et auxiliaire de l'éclairage urbain. 61


LIRE LA VILLE PROJET NOAILLES-BELSUNCE-GUESDE 2010-2011 NOTE 2 Une géographie pour les errants du centre-ville ? Les habitants publics de la ville On a coutume de penser les habitants d'une ville comme ceux qui y ont leur domicile et/ou leur travail, qui vont d'un espace privé (leur maison) à un autre espace privé (leur bureau, leur commerce, leur atelier). Et qui, pour aller de l'un à l'autre, traversent ces espacements, larges ou filaires, que sont les espaces publics, rues et places. Pourtant d’autres habitants sont bien là qui, eux, ne font pas que traverser l’espace public puisqu’ils l’habitent et qu’ils y ont, en quelque sorte, leur travail. Des habitants qui ne disposent pas forcément d’un espace privé pour être chez soi, se reposer, se faire à manger, boire, lire, converser, se soigner, nuire à sa santé en fumant, encore moins d’un espace intime où se laver, aller aux WC, s’habiller, se déshabiller… Pas plus qu’ils ne disposent de cette deuxième scène privée qu’est l’espace du travail, qui dessine pour chacun la plus grande part de sa relation au monde : sa contribution au développement et à la production, sa légitimité sociale et surtout le prétexte, largement opportun, de ses rencontres et conversations non choisies avec les autres. L’espace public contient pour eux toutes les scènes qui pour les autres sont différenciées tant dans leurs natures que dans leurs emplacements1. Notre recherche-action, qui suit dans un “quartier“ (Noailles-Belsunce) le fil très symbolique et très matériel de la rencontre entre l’espace privé et l’espace public, nous amène directement à ces personnages qui habitent l’espace public autrement que pour le traverser. Qui s’y trouvent, paradoxalement enfermés, assignés à y errer. Les errants, sans abri, sans domicile fixe… mais aussi les marchands ambulants, biffins (ou chiffonniers) et autres vendeurs à la sauvette. La frontière entre espace public et espace privé ne se résume pas à une pliure linéaire, elle englobe des marges, des no man’s land, des non-lieux, elle peut prendre la forme d’espaces troués, retournés, en millefeuilles…Le commerce peut se réduire à un foulard posé sur le trottoir, l’outil de travail au corps lui-même, l’espace le plus intime en occident peut se trouver exposé au milieu d’une place sous la forme d’une colonne Decaux…

Géographie et topologie d’une autre ville Nous faisons l’hypothèse que c’est sur cette frontière entre espace privé et espace public, mais aussi entre dehors et dedans, comme lieu d’échanges constants et de négociation, que se joue l’urbanité et la civilité d’une ville. Mais de quelle marge de négociation jouit celui qui ne dispose pas d’un espace privé, qui ne peut se retirer, qui reste surexposé sur l’espace public ? Nous référant autant à Winnicott qu’à Goffman, nous tenons l’espace public pour un “espace transitionnel“: un espace qui contient chaque individu avec les autres dans une relation libre parce qu’à la fois polie et anonyme. Peut-il conserver cette vertu et les fonctions civiques (voire pour certaines éducatives) qui vont avec, lorsque ses “usagers“ ne sont pas libres d’être là ? 1 S'apparentent à ces habitants publics, ceux qui ne le sont pas “à demeure“. Être à la rue peut n'être qu'un moment dans la vie : pour des lycéens fugueurs, des clandestins, des personnes en dérive provisoire, des routards ou des touristes... Les travailleurs de l'espace public (nettoyeurs du jour ou de la nuit, cantonniers, éboueurs...) ont sans doute aussi quelque chose à voir avec ce groupe.

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Nous postulons que, à bien des égards, l’espace public est le premier des services publics. Mais le reste-t-il s’il ne constitue plus le contrepoint de son corollaire, l’espace privé ? Ainsi la topologie de la ville pour les errants, ce n’est pas seulement un usage différent de la ville, une géographie différente dont on peut (utilement) dresser la cartographie avec des lieux, des repères, des relais, et dont on pourrait (presque) constituer le guide. Ce n’est pas seulement une ville dans la ville, c’est une ville d’une tout autre forme, une autre ville, à la topologie singulièrement paradoxale : celle d’un dehors sans dedans, d’une face sans dos. De façon pragmatique, pour ces habitants-là de la ville, l’espace public représente la totalité de ce dont ils disposent, le lieu et le support de toutes leurs activités – personnelles, professionnelles, privées, intimes – ainsi que de tous leurs moments. C’est dire combien ils en sont dépendants, c’est dire la répercussion sur eux de toute dégradation de ses qualités intrinsèques d’hospitalité.

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Quatrième séquence APPLICATIONS HALLE PUGET - RUE D’AIX - PORTE D’AIX (extraits)

- Installation d'usages régulés dans le cœur d'îlot en lien avec des commerces de la rue d'Aix et avec la faculté (terrasses intérieures de cafés, jardins, remises, etc.). - Création d'un marché avec des placiers ; lien avec des partenaires sociaux familiers de ce public

EMPLOI - Développement de commerces actuels ou nouveaux vers des terrasses intérieures (avec traitement du paysage sonore). - Logistique, soutien et régulation pour les commerces mobiles.

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Cartographie Les évolutions et les permanences dans la forme urbaine durant 2 siècles

Cadastre napoléonien 1827.

Carte 1787.

Cadastre 2011.

Vue aérienne 2010.

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De l’îlot à la barre : une transformation presqu’ invisible mais radicale, aux implications incalculables

Cadastre napoléonien 1827.

Cadastre 2011.

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Trame urbaine La rue n’est plus maintenant une rue, la cour n’est plus vraiment une cour Numéros pairs

Numérotation de la rue d’Aix.

Numéros impairs

Numéros impairs (sur cour)

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Face à dos (et non face à face)

Rue d’Aix, côté impair : des façades d’immeubles traditionnels et leurs vitrines commerçantes.

Rue d’Aix, côté pair : l’arrière d’une barre avec ses locaux techniques.

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Trame urbaine Discontinuités Une barre :

Un parking en sous-sol :

Un bande de logements :

-un arrière sur la rue -des locaux en techniques en r-d-c

-en r-d-c, les entrées réservés aux voitures : des bouches d’ombre hors d’échelle

-des façades postiches -des entrées sur l’arrière

A

B

A

B

B

A

B

A

5, 7 rue d’Aix : portes d’entrées et locaux techniques

Place Halle Puget : façade de l’imeuble

A 31 rue d’Aix : entrée du parking Ste-Barbe

B 16, rue Sainte Barbe : entrée-sortie du parking Ste-Barbe

A 33 rue d’Aix : façade du bâtiment (sans porte)

B La porte d’entrée du 33 rue d’Aix est à l’arrière, sur la cour intérieure

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Portes d’entrée (côté pair) -Côté pair : les portes rythment la rue par leur couleur, leur forme, leur position à intervalle régulier. La ville ancienne nous donne à voir une diversité et des différences.

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Trame urbaine Portes d’entrée (côté impair)

-Coté impair : une partie des portes et leur numérotation se trouve sur la cour. Ces portes n’ont plus de vis à vis. La rue n’est plus un espace qui se déploie en continu.

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L’absence signalisation entraîne des tentatives singulières, plus ou moins réussies

Rue d’Aix, passage vers les n° 31, 33, 35, 37, 39 et 41 sur cour.

Détail, 2011.

Absence de plaque de numérotation et profusion de chiffres manuscrits au 32 de la rue d’Aix, 2010.

EXEMPLES DE PROPOSITION LIRE LA VILLE - remise en place d’une numérotation systématique et cohérente des portes - remise en place des plaques de rue à tous les coins d’immeuble. 73


Une cour État actuel des différents espaces grillagés

Vues depuis la faculté d'Économie.

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Un espace intérieur aux qualités inexploitées

Vue depuis la terrasse du restaurant “Mc Donald“.

Salon de thé dans une cour intérieure, Paris.

EXEMPLES DE PROPOSITION LIRE LA VILLE - aménagement des pelouses de la cour en terrasse pour 1 ou plusieurs salon de thé de la rue d’Aix (ouverture saisonnière) - plantations d’essences méditérannénnes - intervention d’un paysagiste sonore afin de réduire les nuisances - réouverture à horaire déterminé, des grilles de la fac pour permettre aux étudiants de profiter de cet espace et de ses services. 75


Une place Une place privée de son urbanité : un espace résiduel entre des façades pour la plupart aveugles, accueillant des usages non compatibles, ni entre eux ni avec le statut d’une place urbaine, douée de surcroît d’un caractère patrimonial (la Halle, les Incurables) et universitaire. Sur cette place qui demande à être pensée à l’échelle à la fois du quartier et de la ville, l’intervention ne doit pas se limiter à une remise en état de la Halle (qui elle-même n’était d’ailleurs pas seulement un objet mais une place couverte). Un travail reste à entamer, autant sur les usages que sur les formes : les rez-de-chaussée en pourtour, la qualité et les niveaux du sols, les plantations (sous-sol en pleine terre).

Dessin des aménagements existants, carte MPM 2010.

Vue aérienne.

Parcelles sur le cadastre 2011.

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“Défense d’uriner“ associé à la borne “Pole emploi“ de la Halle Puget.

Les vitrines des magasins fermées sur la place de la Halle Puget. L’activité commerçante se développe “derrière“, sur la rue d’Aix.

L’absence de bancs publics contraint les usagers à utiliser du matériel privé (les chaises d’un snack) et à s’asseoir sur le muret de soubassement du restaurant pendant ses heures de fermeture.

EXEMPLES DE PROPOSITION LIRE LA VILLE - programmation concertée pour l’occupation et l’aménagement de la place (Halle et espace environnents) avec l’ensemble des activités et des usages repérés.

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Services urbains Une tradition marchande

Les marchands de la porte d’Aix, 1901.

Félix Ziem, “Vue d'une rue animée avec la porte d'Aix à Marseille” , (c.1900).

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Un commerce de trottoir, dans un mouvement

Place Jules Guesde, 2010.

Place Jules Guesde, 2011.

Rue d’Aix, 2010.

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Services urbains Une expĂŠrimentation

CrĂŠation de 100 emplacements sous un pont, Porte de Montmartre, Paris, 2010.

Porte de Montmartre, Paris, 2010.

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Des propositions de circonstance

Siége sur des potelets, Le PlanB, Paris, 2009.

Table d’escalier, Mark A. Reigelman, New York, 2007.

Tablette amovible sur barrière, Marseille, 2011.

EXEMPLES DE PROPOSITION LIRE LA VILLE - conception d’éléments mobiles adaptables au mobilier urbain afin d’accompagner l’activité de vente dans la rue : désencombrement des sols et encadrement de l’activité. 81



ANNEXE

- Le projet proposé, 2010 - Références bibliographiques : "Les toilettes publiques. Un droit à mieux aménager" de Julien Darmon. "La halle Puget à Marseille : une place publique fortement investie pour une mulicilicité de jeu d’acteurs, entre étiquetages, conflits et évitements" de Zotian Elsa. “La ville marketing, essai d’interprétation“ de Yoann Morvan.

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PROJET 2010 REPÉRAGE DES COMPÉTENCES DES PERSONNES ET DES LIEUX AU CENTRE VILLE DE MARSEILLE

Lire La Ville - 10, rue Colbert - 13001 MARSEILLE tél : 04 91 91 40 61 - fax : 04 95 09 33 02 - e.mail : lire.la.ville@free.fr 84


Objectifs de l'action

Rue d’Aubagne (Plan du XVIIIe siècle, Cadastre actuel et Google Maps)

I - EN MATIÈRE D’ESPACES URBAINS • Préserver la mixité urbaine du centre ville, améliorer la compatibilité entre les différentes activités qui y cohabitent : habitation, commerces, tourisme, circulation, bureaux, loisirs, équipements, services… • Renforcer la vocation d’accueil et de civilité des espaces publics ; • Favoriser une meilleure négociation entre espaces privés et espaces publics ; • Améliorer la lisibilité et le charme des espaces commerçants de cette partie non "bourgeoise" du centre.

II - EN MATIÈRE D’ACTIVITÉ ET D’EMPLOI • Croiser systématiquement recherches urbaines et recherches d’emploi ; • Repérer dans l'espace considéré, des potentiels économiques et/ou d’emploi ; • À l’occasion des rencontres avec les résidents, favoriser les rapprochements des personnes en recherche d’un travail et les opportunités d’emploi et de création d’activités qui auront été détectés. Repérage des compétences des personnes et des lieux au centre ville de Marseille - Page 1

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Aire d’application • Une grande rue commerçante et touristique du centre ville, rue à géométrie variable qui va de la gare de Noailles à la Porte d'Aix (Cf. couverture).

Place Jules Guesde (Arc de triomphe de la Porte d’Aix) Source : Google Maps (Street View)

Objet de travail Pas moins que la Corniche, le Vieux port, la Vierge de la Garde ou les îles, cette succession d'ambiances au cœur de l'identité marseillaise fait partie des hauts lieux de la ville, pour ceux qui l'habitent comme pour les autres. Touriste ou chaland, on vient de loin pour y plonger. Certains Marseillais y ont leurs habitudes, tandis que d'autres s'y aventurent exactement au même titre, exotique et légèrement inquiet, que les touristes. Cette Marseille que l'on peut qualifier de commerçante et d'internationale, pour plusieurs raisons toutes très différentes les unes des autres, c'est celle des usages qui s'y déploient et qui l'animent : vitrines, étals sur les trottoirs, marchés, terrasses de café, entrées d'immeubles, passants rares ou en foule. Toutes choses vivantes, voire éphémères.

L’espace urbain, public et privé Le support de cette vie multiple, l'ossature qui porte tout ça, c'est celle de la ville qui est là. Sa temporalité lente et profonde n'est pas celle qui intéresse les économistes ou les sociologues. Et si elle est le lieu d'une scénographie, elle est aussi le contraire d'un décor léger et sans fondations. Ce qui nous intéresse se trouve là, entre l’ossature solide de la ville et le vêtement mouvant et fragile qui l’enveloppe. Au fil du temps cette ossature de la ville est interprétée et réinterprétée par les aménagements urbains successifs. C'est là, de la façon la plus concrète et la plus invisible, que s'exerce la responsabilité de la chose publique : ce sont ces aménagements matériels qui, en bout de chaîne, viennent traduire dans les faits (c'est à dire de façon têtue) l'idée que les gouvernants de la cité se font des citadins et du "bon gouvernement des villes". C'est donc là, sur le traitement de la limite entre espace public et espaces privés, que les habitants se frottent directement, c'est à dire sans parole, à la réalité des conceptions politiques qui les régissent. À ceci près que le rythme des aménagements ne coïncide pas Repérage des compétences des personnes et des lieux au centre ville de Marseille - Page 2

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avec celui du calendrier électoral, à ceci près qu'entre les intentions politiques et les traductions techniques, il y a toute la marge de l'institution et de l'interprétation. Si bien que le discours (muet mais efficace) porté par l'espace urbain peut se trouver, à l'insu de tous, en total décalage avec les intentions des gouvernants. Ce qui nous intéresse et nous paraît à portée de main, c'est donc de lire le discours matériel et actuel de l'espace afin de proposer les réajustements nécessaires entre les paroles (c'est à dire les intentions ou la théorie politiques) et la réalité. À travers l’espace urbain nous n’ambitionnons pas de travailler sur les causes (morales, sociales, etc.) par exemple de la civilité ou de l’incivilité, mais sur les conditions qui permettent ou interdisent, à l’une ou à l’autre, de se développer.

Cours Saint Louis (n°1 - n°5) Source : Google Maps (Street View)

Le croisement espace/emploi Lorsque nous regardons attentivement le paysage urbain, c’est avec l’œil aigu et patient du chasseur, et nous ne pouvons pas ne pas y déceler les opportunités et les initiatives qu’il recèle en matière d’activité : ici la place d’un commerce parfaitement en vue ou au contraire d’une échoppe qui sécuriserait un passage glauque, là une activité qui pourrait être formalisée et rentabilisée, ailleurs un travail déjà là mais encore invisible. Comme pour les autres aspects du paysage quotidien, les évidences relatives à l’activité économique se cachent derrière les préjugés et l’habitude qui brouillent constamment la vue. Nous travaillons depuis plusieurs années à inventorier les paysages urbains disqualifiés mais aussi, à partir du récit factuel de leur vie, à recenser les compétences des personnes dites sans qualifications. Dans l’un et l’autre cas nous empruntons la même approche : nous nous efforçons de discerner ce qu’il y a d’intéressant et de le mettre à l’œuvre plutôt que de disqualifier ce qui est là en référence à une norme et chercher à le corriger ou à lui substituer autre chose. Pourtant le projet d’emboîter ces deux types d’inventaires est récent, nous avons commencé à l’expérimenter à Aubagne (Cf. nos travaux 2007-2009 financés par la Ville, la Région, la DRDFE et le FSE et en annexe, la note intitulée “Emplois : comment faire sourdre les projets du paysage“, 2010).

Rue d’Aubagne (n°51 - n°57) Source : Google Maps (Street View)

Repérage des compétences des personnes et des lieux au centre ville de Marseille - Page 3

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Modalités de travail Sur l’emploi À l’occasion des rencontres avec les résidents, nous proposons de favoriser les rapprochements des personnes en recherche d’un travail et les opportunités du territoire qui auront été détectées. Nous leur proposerons de les accompagner en faisant avec eux un double pari : • celui qu’il sera fructueux de désinstrumentaliser leur recherche en leur proposant de se décentrer de leur objectif économique et social - un emploi pour s’adonner à une recherche davantage philosophique : connaître leur patrimoine personnel, ce qu’ils ont entre les mains et mener une forme d’étude sur ce sujet (sur le modèle des recherches à l’université ou des workshops dans les écoles d’architecture ou de paysage) ; • celui qu’ils pourront avancer dans cette connaissance de leur patrimoine personnel non en se centrant uniquement sur eux-mêmes mais en investissant leur relation à leur environnement, spécifiquement en développant leur connaissance de la ville.

Cours Belsunce (côté Bourse) Source : Google Maps (Street View)

Sur l’espace urbain • Mettre en évidence (et donc en valeur) les formes urbaines actuelles en discernant leurs logiques propres, et en les reconnaissant comme projet déjà là ; • en particulier, rechercher ce qui fait office de bords et de fondations pour les espaces urbains considérés ; • Repérer et suivre comme un fil rouge la délimitation entre espace public et espaces privés ; observer cette délimitation dans sa nature, ses formes et ses qualités ; • émettre des préconisations en matière d'aménagement des espaces, de modalités d'intervention sur les lieux ou de création d'activité ; • mettre en œuvre "dans le mouvement" des préfigurations d'aménagement et/ou d'activités.

Rue Rouvière (n°3 - n°7) Source : Google Maps (Street View)

Repérage des compétences des personnes et des lieux au centre ville de Marseille - Page 4

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Notre intervention présente deux versants : celui de la lecture et celui de l'écriture, à travers la proposition de préconisations. Pour nous ces deux versants ne sont pas séparés, ils appartiennent à un même mouvement. Ils renvoient l'un à l'autre, comme la démarche d'essai-erreur par laquelle opère la réalité vivante. Nous travaillons donc dans une démarche d’incrémentation (terme que nous empruntons à l'architecte Lucien Kroll), où les choses se déploient à partir de l'existant, s'initient et se continuent d'elles-mêmes, plutôt que dans celui de phases successives : programme, projet, réalisation ou étude, action, évaluation.

Dans un versant comme dans l’autre de ce travail nous suivrons nos lignes habituelles de conduite : • le maintien du regard dans un registre spatial et anthropologique et en dehors de toute analyse psychologique, sociale ou sociologique ; • le maintien d'une position de description et de qualification excluant la recherche des causes, le jugement et la référence à des normes.

Une séquence

Rue d’Aix (n°33 - n°55) Source : Google Maps (Street View)

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Les toilettes publiques. Un droit à mieux aménager Julien Damon In Droit social, n° 1, 2009, pp. 103-110.

Le thème de cet article est, en quelque sorte, le « droit de miction », le « droit de pisser » ou le « droit de se soulager ». Les expressions peuvent, au premier abord, choquer ou au moins étonner1. Le propos, qui prête assurément au comique troupier et à la plaisanterie graveleuse, n’en est pas moins grave. Saugrenue et insolite, mais aussi concrète et incarnée, la question des toilettes publiques relève du droit et de l’aménagement des espaces publics. Si des progrès sont repérables ces dernières années, notamment en ce qui concerne la gratuité des services parisiens, le sujet n’en reste pas moins d’importance, révélateur d’inégalités manifestes et terrain de possibles innovations. Les évolutions des w.-c., toilettes publiques, sanisettes, et autres latrines ne constituent en rien un problème annexe ou marginal. Au contraire – et chacun a certainement pu en faire un jour l’expérience – il s’agit d’un thème important de la vie quotidienne, différenciant clairement les hommes des femmes, les jeunes des vieux, les riches des pauvres, les handicapés des autres, ceux qui ont un logement de ceux qui n’en disposent pas. L’implantation et l’organisation des toilettes publiques constituent un problème crucial pour les corps humains dans les environnements urbains contemporains. L’accès aux services et équipements qui assurent la possibilité d’exercice de ce « droit » - qui, formellement, n’en est pas véritablement un – est une composante non négligeable, mais toujours seconde, de la gestion urbaine. Ce papier revient sur l’histoire des mobiliers urbains dévolus aux nécessités les plus naturelles (I.). Il analyse ensuite le problème sous l’angle des plus criantes inégalités qui y sont attachées pour deux populations : les sans-abri et les femmes (II.). Enfin il se veut prescriptif et avance, avec un brin d'illusion, des principes pour un programme rénovant les modalités de gestion des servitudes d’aisance (III.). Sans prétendre à la rigueur du traité d’urbanisme ou de l’expertise juridique approfondie, l’ambition est d’affirmer toute l’importance du « droit de pisser », pour tous. Sans chercher à savoir s’il s’agit d’un droit créance ou d’un droit liberté, si le terme est convenable ou inacceptable, on considère qu’il s’agit d’une dimension notable, d’une part, des problématiques de justice et d’hospitalité en ville, et, d’autre part, des sujets concrets auquel le droit peut être appelé à répondre. I.- Des vespasiennes aux sanisettes Dans l’un des rares ouvrages consacrés à ces sujets l’historien Roger-Henri Guerrand présente l’histoire des « lieux »2. Il y chronique les mutations des commodités et lieux d’aisance du Moyen Age à nos jours. Jusqu’au début du XVIIIème siècle la présence et le côtoiement de l’excrément et de l’ordure auraient très modérément rebuté les paysans des campagnes comme les habitants des villes. Puis les seuils de tolérance, notamment olfactifs, à l’égard de la proximité des selles et déchets se seraient progressivement abaissés. On trouve là une caractéristique de ce que le sociologue Norbert Elias a décrit comme le « processus de civilisation » des mœurs occidentales3. Pour reprendre le titre imagé d’un célèbre ouvrage d’un autre historien, Alain Corbin, les élites, puis les classes populaires, se sont de plus en plus inquiété des miasmes et davantage préoccupé de jonquilles4.

1 Ils désignent bien ce qu’ils veulent désigner. De manière plus élégante, on aurait pu titrer et développer sur les « servitudes d’aisance ». L’expression est utilisée par Jean-Michel Belorgey, voir, par exemple, les actes du séminaire « Ville et Hospitalité », Paris, Plan Urbanisame Construction et Architecture, Ronéo, 24 avril 1997. Nous avions repris l’expression dans une première contribution sur ce thème Julien Damon, « Les servitudes d’aisance », Informations sociales, n° 85, 2000, pp. 106-117. 2 Roger-Henri Guerrand, Les Lieux. Histoire des commodités, Paris, La Découverte, 1985. Voir, du même auteur, « Comment ‘Paris-cloaque’ a appris la propreté », Urbanisme, n° 278-279, 1994, pp. 40-44. Pour des développements plus larges et plus récents, voir l’ouvrage de l’urbaniste anglaise Clara Greed, Inclusive Urban Design. Public Toilets, Oxford, Architectural Press, 2003. 3 Les analyses de Elias font l’objet de très intéressantes relectures, qui sont parfois des réfutations. Voir, pour un point de synthèse, Bernard Valade, « Elias mis en question », Commentaire, n° 88, 1999, pp. 1005-1008. 4 Alain Corbin, Le miasme et la jonquille. L’odorat et l’imaginaire social. XVIIIème – XIXème siècles, Paris, Aubier Montaigne, 1982.

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Avec le développement parallèle de l’urbanisation, de l’industrialisation, de la médecine, et de l’hygiénisme, les municipalités, et notamment Paris, vont prendre des initiatives pour la création d’installations spécifiques. Vers 1770, des « barils d’aisance » sont mis en service. Naissent ensuite, sous l’impulsion du Préfet Rambuteau (qui verra son nom donné aux colonnes), les premiers mobiliers urbains explicitement dévolus aux besoins humains les plus basiques. Il s’agit de colonnes contenant un urinoir monoplace qui sont établies pour l’affichage sur les grands boulevards. Les ancêtres des sanisettes modernes, baptisés « cases d’aisance » ou « chalets de nécessité », sont réservés aux hommes. Ces équipements resteront longtemps exclusivement masculins. Ils ne se féminiseront qu’au début des années 1980 avec ce que les observateurs avisés ont appelé la “révolution Decaux”. Les vespasiennes5 parisiennes ont ainsi été installées à partir des années 1840. On en compte près de 500 dès 1843, un millier au début du XXème siècle, plus de 1 200 au début des années 1930. Elles vont péricliter après la seconde guerre mondiale, du fait de l’accentuation de leur mauvaise réputation, tant du point de vue de la moralité que de l’hygiène. Une certaine mythologie mâle de la pissotière, lieu de rendez-vous des résistants pendant la guerre mais surtout des dragueurs de tous les temps, a fortement contribué au discrédit des édicules6. Il y avait donc une crise de réputation. Il y avait aussi une apparente moindre nécessité. Les vespasiennes ont en effet connu une lente érosion de leur fréquentation à mesure que les logements devenaient mieux équipés en sanitaires et en commodités. Décriés depuis l’origine comme nids de maladies, lieux de trafics, sites de rencontres et de relations réprouvées (prostitution, contacts homosexuels7), ces sites ont sombré dans la stigmatisation. Le Conseil municipal de Paris a décidé en 1961 de leur disparition progressive, avec en contrepartie la création de lavatories souterrains (et payants). Dans quelques gares et stations de bus ou de métro des toilettes payantes sont installées durant les années 1950 et 1960. Elles sont cependant assez rapidement fermées en raison du vandalisme sur les monnayeurs. Les vespasiennes ont été remplacées, à partir des années 1980, par les célèbres sanisettes Decaux, du nom de l’entreprise d’affichage, de panneaux publicitaires et d’abribus. En 1980 le Conseil de Paris vote la fin de la gratuité des toilettes publiques. En 1991, la mairie et la société Decaux signent un contrat de concession sur les sanisettes (marque déposée en 1980). Devenus des enjeux industriels, financiers et électoraux substantiels, ces mobiliers urbains particuliers ont fait l’objet de débats et de controverses musclés, plus quant à leurs modalités de financement que quant à leur fréquentation et à leur utilité. A deux exceptions près les derniers exemplaires des vespasiennes parisiennes ont été adjugés à des ferrailleurs. Les deux survivantes (boulevard Arago et rue Mirabeau) sont signalées aujourd’hui dans la plupart des guides touristiques sur la ville lumière8. Signalons qu’en 1985 le conseil municipal de San Francisco avait souhaité acquérir une vingtaine d’entre elles pour améliorer la salubrité des rues qui étaient de plus en plus souillées par les homeless9 à un moment où la question des sans-abri commençait tout juste à atteindre l’agenda politique en France10.

5 Le substantif a pour origine l’empereur romain Vespasien, féru d’architecture, qui, au premier siècle de notre ère, avait fait disséminer dans Rome de grandes urnes d’argile. Réorganisateur de l’Empire, il avait également eu l'idée d'établir un impôt sur la collecte d'urine pour servir aux tanneries. Certains lui prêtent l’origine de l’expression « l’argent n’a pas d’odeur ». 6 Les « édicules » sont de petites constructions édifiées sur la voie publique (kiosques, urinoirs, toilettes). 7 Les pissotières, propices à la rencontre entre hommes, ont longtemps été un lieu privilégié de rencontres et d’ébats homosexuels. Voir, dans le cas américain, les observations de Laud Humphreys, Le commerce des pissotières. Pratiques homosexuelles anonymes dans l’Amérique des années 1960, Paris, La Découverte, 2007. Cet ouvrage, initialement paru en 1970, a été traduit comme une recherche sociologique de qualité. C’est surtout un ensemble de remarques ethnographiques sur l’intimité en public et sur la vie sexuelle dans les « tasses » (pour reprendre l’argot homosexuel). Sur ces tasses, voir l’article renseigné notamment aux sources de Genet et de Proust, Marianne Blidon, « La dernière tasse », EspacesTemps.net, janvier 2005 http://espacestemps.net/document1068.html. 8 La plus connue se trouve en face de la prison de la Santé, sans que l’on sache trop expliquer pourquoi elle a pu rester là. Sur ce quartier, voir la promenade proposée par Pierre Strobel, A la santé, Paris, L’Escampette, 2006. 9 « Vespasiennes françaises pour San Francisco », Dépêche AFP, 17 décembre 1985. Par la suite l’orientation ne sera plus à créer des installations pour les homeless, mais plutôt à les démolir afin d’écarter les sans-abri des villes. 10 Voir Christopher Jencks, The Homeless, Cambridge, Harvard University Press, 1994.

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Alors que disparaissaient les vespasiennes et que s’implantaient les sanisettes, l’utilité d’équipements accessibles gratuitement demeurait. Elle demeure encore aujourd’hui pour une partie de la population qui en a toute la nécessité car n’ayant pas la jouissance immédiate de toilettes privées : les voyageurs et les personnes sans-domicile notamment. Le sujet, en ce sens, concerne deux populations radicalement différentes. Sont concernés au premier chef les touristes, pour lesquelles les villes souhaitent un aménagement et des équipements de qualité, et les SDF, après lesquels les villes ne courent pas pour les attirer. L’établissement des sanisettes Decaux11 a incontestablement apporté plusieurs améliorations. Elles ont tout d’abord permis aux femmes de pouvoir accéder à ce type d’équipements. Les progrès en matière de nettoyage et de désinfection systématiques sont remarquables. Individuelles, les places limitent la promiscuité. Payants ces sanitaires devaient même pouvoir être économiquement fondés. Plus hygiéniques, plus rentables (en théorie), plus féministes, plus morales, les sanisettes Decaux avaient tout pour plaire. Elles présentaient toutefois et continuent à présenter quelques inconvénients. Tout d’abord elles n’étaient pas suffisamment fréquentées, pour cause d’absence de monnaie pour régler le droit d’entrée (lorsqu’elles étaient encore payantes, c’est-à-dire jusqu’en 2006), de trop grande visibilité de leur accès ou de claustrophobie des usagers. Si les femmes et les personnes âgées sont celles qui les fréquentent le plus, les hommes préfèrent faire des économies de moyens et de temps en maculant les trottoirs, les recoins d’immeubles, les abribus, les distributeurs bancaires... Les sanisettes se sont de surcroît avérées bien loin d’être rentables, voire même très coûteuses, à Paris, comme dans d’autres villes. En 1995, on comptait 5 000 francs de recettes à Strasbourg pour 120 000 de coût de location d’un module. A Villeurbanne chaque usage (coûtant un franc à l’usager) coûtait 10 francs à la collectivité12. Nice dépensait également au milieu des années 1980 près de 4 millions de francs par an pour ses toilettes publiques. De grands débats locaux ont d’ailleurs abouti à la fin des années 1990 à la reprise en gestion directe par la municipalité des sanisettes13. Si l’hygiène y est indubitablement incomparable par rapport aux vespasiennes traditionnelles, la salubrité, l’odeur et la netteté n’ont pas la réputation d’atteindre la perfection. Les sanisettes sont encore des lieux de rencontres, de prostitution, ou d’agression. Les salissures, les graffitis, et les souillures diverses peuvent encore y être légion14 et décourager les utilisateurs potentiels. Par ailleurs, effet jugé pervers de ces installations généralement chauffées, des SDF peuvent s’y établir la nuit et/ou une partie de l’hiver, privatisant de la sorte des équipements publics. Ces occupations sauvages et ces utilisations détournées sont à la fois une des causes de pannes des appareils et de leur désaffection relative. Payantes, collectivement coûteuses, pas toujours accessibles, les sanisettes concentraient encore au début du millénaire les critiques. Certaines municipalités, dans des configurations sociopolitiques différentes et avec des traditions variées en matière de vespasiennes et de sanisettes, se sont donc tourné au tournant du millénaire vers la gratuité. C’est le cas de Nantes, Strasbourg ou Lyon, rénovant d’anciens équipements ou en implantant de nouveaux. La ville de Paris a pris elle aussi la décision de la gratuité. Toutes les sanisettes de la capitale sont accessibles gratuitement depuis le 15 février 2006. Ainsi en a décidé le Conseil de Paris lors de sa séance du 31 janvier 2006, même si le sujet n’a pas été sans débats économiques ni violentes polémiques politiques. Des sondages barométriques sur la propreté à Paris avaient révélé (en 2002, 2003 et 2004) que 80 % des personnes interrogées se déclaraient favorables à la gratuité des toilettes publiques15. Par ailleurs la question des toilettes pour les SDF a peu à peu pris place sur l’agenda politique. Emmenée par

11 Signalons qu’il n’y a pas que Decaux sur le marché de la toilette publique. Voir, par exemple, les équipements proposés par d’autres sociétés, les toilettes publiques à entretien automatique de Michel Planté (www.toilettes¬mps.com) ou bien les « sanivertes » (www.saniverte.fr). 12 Informations réunies dans « Besoins en villes », Libération, 23 mars 1995. 13 Pour l’histoire des sanisettes à Nice, cf. « Sanisettes : le contrat Decaux revu et corrigé », Nice Matin, 4 décembre 1996 ; « Sanisettes : des besoins à prix d’or », Nice Matin, 24 janvier 1997 ; « Davantage de toilettes », Nice Matin, 28 juillet 1998 ; « Des besoins pressants… », Nice Matin, 7 mars 2000. Toujours dans Nice Matin on lira un entretien intéressant avec Madame Martine Vallerga, responsable des toilettes publiques de la gare routière d’Antibes (6 juin 1999). 14 A noter ce graffiti singulier : « vive les murs des toilettes publiques, la tribune libre de ceux qui n’ont pas la parole ». 15 Voir les baromètres de la propreté sur www.paris.fr

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l’association « La raison du plus faible », la mobilisation a été entendue. L’association faisait état de résultats d’études auprès des mairies françaises soulignant, fin 2001, la quasi disparition des toilettes publiques ainsi que les difficultés inacceptables des personnes sans-abri16. En réponse à ces préoccupations relayées par le secteur associatif, la Ville de Paris a organisé fin 2002 la réouverture des sanisettes fermées depuis un an en application du plan Vigipirate. Deux dispositions nouvelles ont été rendues publiques : gratuité pour certaines sanisettes proches des lieux de distribution de repas ou d’hébergement pour sans-abri ; lancement d’un appel d’offres pour la création de 50 équipements supplémentaires appelés à être gratuits et accessibles aux handicapés. La décision de gratuité des sanisettes est l’aboutissement d’une négociation entamée dès 2001 par la municipalité auprès de la société gestionnaire. Avec l’extension progressive de la mise à disposition de services gratuits17, la ville s’est fixé, selon les termes de l’adjoint au maire, Yves Contassot, deux objectifs « d’une part, d’offrir aux plus démunis un droit à l’intimité et à l’hygiène, et, d’autre part, préserver l’espace public en réduisant les épanchements d’urine »18. De la sorte, tous les Parisiens et tous les visiteurs de Paris peuvent maintenant gracieusement accéder aux 420 sanisettes, sans avoir à débourser quoi que ce soit. Et la mairie de faire état d’une augmentation du taux de fréquentation dépassant toutes les projections. On note un triplement de la fréquentation en 2006 par rapport à 2005 (quand étaient déjà comptabilisés 2,45 millions de passages). Cette reprise de l’histoire contemporaine des commodités implantées dans l’espace public ne doit pas masquer des traits importants de l’évolution générale qui la sous-tend. On peut en effet souligner certaines grandes tendances qui accompagnent un contexte d’urbanisation et de déplacements croissants : diminution relative de l’offre et déshumanisation des services. Au-delà des seules sanisettes, c’est l’offre de toilettes accessibles sans condition qui a diminué, y compris dans les cafés et les bars qui restreignent l’accès à ces services en les limitant à leurs consommateurs et/ou en les tarifant. Les toilettes autrefois disponibles dans les parcs ou dans les gares se sont raréfiés et/ou se sont, pour la plupart, automatisées. Les responsables de ces sites ont mis au chômage ou à la retraite les « dames pipi » (expression bien significative de la distribution sexuée des rôles domestiques…) qui les géraient. Autre tendance embarrassante : la déshumanisation des équipements, patente dans le cas des sanisettes, qui est un problème pour les usagers potentiels craignant les automates. Or la plupart des toilettes publiques effectivement disponibles gratuitement dans les rues sont devenues des boîtiers remplis d’électroniques, sans aucune aménité. L’ambiance parfumée et (parfois) musicale des sanisettes n’empêche pas la claustrophobie et le sentiment de se trouver, au risque d’y rester piégé, dans un bocal étroit, inquiétant et parfois dangereux. Au final, il y a donc la gratuité d’un certain service, mais celui-ci est loin de convenir à tout le monde, tant en termes quantitatifs que qualitatifs. L’essentiel est de noter que les besoins restent conséquents. Et ils sont même certainement appelés à augmenter avec la progression de la mobilité et le vieillissement de la population. Si l’on quitte le seul cas parisien, il apparaît que les villes, en France comme ailleurs dans le monde développé, sont sous-équipées ou mal-équipées. En un mot, plus les besoins privés ont semblé couverts, plus les besoins et l’offre publics ont été laissés de côté. Les lieux de rassemblement et d’attente (gares, parcs et jardins) se sont débarrassés de leurs commodités ou bien en ont restreint l’accès par des tarifications obligatoires. Les centaines de kilomètres de voies et de quais souterrains des réseaux métropolitains figurent ainsi comme des lieux particulièrement délaissés, là où pourtant les besoins peuvent être les plus pressants19. Alors que les processus de transformation de la ville se caractérisent par l’explosion des mobilités et par la fréquentation accrue d’espaces inconnus (qui peuvent être inquiétants), les aménagements qui devraient être les plus communs sont négligés.

16 Voir l’entretien avec le Président de l’association, sous le titre « Les sans-abri ne sont pas sans ‘besoins’ », Actualités sociales hebdomadaires, n° 2236, 9 novembre 2001. Pour quelques reprises bien senties de cette initiative dans la presse, voir « Uriner, le parcours du combattant du SDF », Libération, 3 décembre 2001 ; « L’intimité bafouée », Télérama, 19 décembre 2001 ; « Le racket de l’urine », Charlie Hebdo, 26 décembre 2001. Cette disparition des toilettes publiques préoccupait également les Londoniens, à la même époque. Voir « Public toilets. Bog standards. The long drop in public-toilets provision », The Economist, 17 août 2002. 17 Le cahier interne sur Paris du Parisien titrait « On peut enfin faire pipi sans payer » (13 novembre 2004). 18 « Voir le dossier de presse du 3 octobre 2006, relatif au lancement de la nouvelle campagne de propreté. www.paris.fr/portail/viewmultimediadocument?multimediadocument-id=23239 19 Dans un autre contexte que Paris, voir les plaintes et demandes des usagers du métro à New York, San Francisco ou Washington, « Metro Passengers’s Plight », Washington Post, 6 juillet 2002.

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II.- Des aménagements inhospitaliers et inégalitaires Si le « droit de se soulager », qui n’apparaît bien entendu nulle part dans les textes, peut être implicitement considéré comme un besoin et un droit de l’homme, son exercice et son accès sont devenus de plus en plus compliqués, en particulier pour les plus défavorisés, quand l’offre s’amenuisait quantitativement et se restreignait par l’automatisation et la tarification. Sur un autre plan, c’est entre les hommes et les femmes que les inégalités d’accès aux services sont les plus nettes. Au sujet des SDF, la raréfaction des toilettes publiques a même pu être envisagé comme une politique publique en soi. Sans plan d’ensemble sciemment élaboré des pratiques plus ou moins délibérées se sont agrégées pour constituer un urbanisme agressif, ciblant des catégories particulières de la population citadine, au premier chef les SDF. Dans certaines villes américaines, le rasage des toilettes publiques a été une technique explicite visant à repousser les homeless des endroits où on ne souhaitait pas les voir ou à les endiguer dans certains périmètres réservés. En France, afin de repousser les individus jugés « indésirables » vers d’autres sites, des mesures ont été également expérimentées par des gestionnaires d’espaces publics et des élus. On ne pense pas uniquement aux dispositions municipales comme les arrêtés « antimendicité »21, mais à la floraison de « réponses » coercitives à la présence des sans-abri. L’apparition et le développement depuis trente ans de dispositifs visant à repousser les SDF des territoires sur lesquels ils stationnent (pics « anti¬clochards » dans les gares, eau à évaporation lente dans les centres commerciaux, interdiction ou restriction de leur accès aux toilettes publiques) ont un impact général sur la qualité de l’espace public22. Afin d’empêcher les SDF de s’allonger sur des bancs, les responsables des entreprises de transport ont commandé des équipement moins confortables, empêchant l’allongement et forçant à ne pas stationner trop longtemps. Dans les parcs, jardins, et autres espaces publics, la même orientation a été suivie. Autour du vieux port à Marseille, ou dans les stations du métro parisien, les bancs et les sièges ont été configurés ou transformés de manière à ce que les SDF ne puissent plus s’allonger. Bien sûr ce sont tous les flâneurs autour du port et tous les usagers du métro qui, de la sorte, ne peuvent plus s’allonger. Par ailleurs les SDF qui auparavant s’allongeaient sur les bancs, ne sont pas nécessairement découragés par ce caractère plus inconfortable des conditions qui leur sont imposées. S’ils désirent s’allonger, ils peuvent le faire à même le sol, à côté du banc dont on leur interdit l’accès. Ils restent donc présents, et même plus visibles encore. Une mesure visant à rendre la vie inconfortable à ceux qui se trouvent en permanence dans des situations de non-confort a deux effets inattendus. Tout d’abord elle peut accentuer encore la visibilité de ce que les gestionnaires d’espace public ne voulaient plus voir. Ensuite, elle rend ces espaces publics plus inconfortables pour tout le monde. On peut reprendre ce raisonnement avec les toilettes publiques, dont la disparition ou la tarification même minime de leur accès, ont eu le même type d’effets. Ceux à qui on souhaitait en interdire l’accès ne s’y rendent plus, mais ils deviennent encore plus visibles en étant obligés de se soulager directement dans l’espace public, devant tout le monde. Par ailleurs tous les passants qui n’ont pas de monnaie ou qui ne trouvent pas de sanisettes sont conduits à des précautions et à des retenues désagréables, ou bien, en dernière extrémité, à devoir trouver des solutions, dans des endroits qui ne sont pas prévus pour cela… Le dilemme se pose de manière évidemment disproportionnée pour les personnes dépourvues d’espaces et de toilettes privés. Les SDF, sans domicile ni offices privatifs, sont en permanence confronté aux contraintes de la nécessité. Pour eux, plus que pour tout autre, l’accès au « droit de pisser » est un problème quotidien de dignité. Les règlements sanitaires départementaux, qui s’intéressent aux déjections et pollutions de toute nature, ainsi que le Code pénal permettent de punir les personnes obligées de satisfaire des besoins naturels dans l’espace public. Les exhibitions impudiques, les offenses à la pudeur, le « simple manque de précaution pris pour uriner sur la voie publique »23, peuvent constituer des délits punis d’amendes. Les agents de police et les magistrats peuvent faire preuve de compréhension et d’adaptation. Il n’en reste pas moins que tout individu peut se voir infliger une contravention s’il s’épanche dans les rues. Comme il n’y a pas suffisamment de servitudes d’aisance, tout le monde peut tomber sous le coup de 20 Voir, dans le cas de Los Angeles, Mike Davis, « A Logic Like Hell’s : Being Homeless in Los Angeles », UCLA Law Review, vol. 39, n° 2, 1991, pp. 325-332, et dans le cas des gares de Manhattan, Brendan O’Flaherty, Making Room. The Economics of Homelessness, Cambridge, Harvard University Press, 1996. . 21 Pour une analyse générale, voir Diane Roman, « Les sans-abri et l’ordre public », Revue de droit sanitaire et social, n° 6, 2007, pp. 952-964. 22 On se permet de renvoyer à Julien Damon, La Question SDF. Critique d’une action publique, Paris, PUF, 2002 et, pour souligner combien il est possible en cette matière de faire mieux, Julien Damon, « Zéro SDF : un objectif souhaitable et atteignable », Droit social, n° 3, 2008, pp. 349-359. 23 Cour d’appel d’Orléans, 11 février 1992.

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textes qui répriment des comportements dont l’intentionnalité reste à apprécier. Les inégalités au sujet des toilettes publiques sont, par construction, élevées entre les individus qui disposent chez eux de telles commodités, et ceux qui ne disposant pas d’un chez-soi n’ont pas de toilettes. Elles sont également prononcées entre d’autres catégories de la population, en particulier entre les hommes et les femmes. A nombre égal d’accès à des espaces sanitaires, il s’ensuit des files d’attente tout à fait différentes. L’observation quotidienne confirme les modèles mathématiques sophistiqués sur les phénomènes de queue. En matière de toilettes publiques, des normes trop égalitaires pèsent sur des physiologies et des comportements inégaux. Ce n’est pas la taille de la vessie qui diffère, mais d’autres contraintes anatomiques et pratiques. Les femmes passeraient en fait – le calcul ayant été effectué aux EtatsUnis – 2,3 fois plus de temps aux toilettes que leurs alter ego24. A la dissymétrie liée aux normes égalitaires d’élaboration des équipements (un même nombre de mètres carrés d’espaces n’a pas les mêmes conséquences pour les hommes et pour les femmes), s’ajoutent les différences dans les équipements. Les hommes disposent en effet d’urinoirs qui permettent d’agir plus vite25. Avec la même surface que les femmes, les hommes se voient proposer des équipements permettant de se soulager plus rapidement. Une solution serait d’intervenir dès la petite enfance pour que les pratiques des hommes et des femmes s’uniformisent. En clair, l’invitation serait à ce que les deux sexes s’assiéent, séparément mais de la même manière, aux toilettes. L’option fera sourire. Elle n’est pas sans fondement loin de là. Alors que les modèles sociaux nordiques sont aujourd’hui érigés en exemples, au moins en ce qui concerne l’égalité entre les hommes et les femmes26, ce n’est pas à l’unique prisme des transferts socio-fiscaux et du droit du travail que peuvent être valablement appréciés ces systèmes. En Suède, hommes et femmes sont conduits dès l’enfance à se conduire, aux toilettes (privées et publiques), exactement de la même manière27. Une autre option, pour rétablir un semblant d’égalité, est d’agir sur l’offre des toilettes ouvertes au public. Un détour inégalitaire s’impose dès lors. Il y aurait là une possible « discrimination positive »28 pour réellement faire valoir le droit de pisser. Des universités nord-américaines en sont d’ailleurs venues à imposer un standard de ratio deux pour un entre toilettes féminines et masculines. L’innovation a été introduite sous la pression des étudiantes et stimulée par la crainte de procès pour discrimination sexuelle29. Ces questions, auxquelles se rapportent beaucoup de pudeur, ne sont que rarement traitées avec rigueur. Quelques observateurs s’en inquiètent ponctuellement. Le directeur du mensuel Alternatives Economiques, Philippe Frémeaux y voit « un puissant révélateur de la façon dont est pensée l’égalité dans notre République »30. Pour autant le sujet semble continuer à camper au rang des thèmes de divertissement et d’étonnement. On doit pouvoir faire mieux.

24 Voir le dossier « Toilettes publiques. L’injustice faite aux femmes », Science & vie, n° 1067, août 2006, pp. 112-116. On lira également Clara Greed, « Public toilet provision for women in Britain », Women Studies International Forum, vol. 18, n° 5/6, 1995, pp. 573-584 ; Barbara Penne, « Researching female public toilets : gendered spaces, disciplinary limits », Journal of International Women Studies, vol. 6, n° 26, 2005, pp. 81-98. 25 Signalons aussi une autre inégalité, cette fois-ci entre hommes de petite taille et de grande taille. Les seconds ont plus aisément accès aux urinoirs. Dans un très sérieuse et très savoureuse note (n° 111/F330, en date du 13 juin 2003) du chef de la division logement de l’INSEE à l’attention du chef du département des services généraux, l’auteur sollicite l’installation d’urinoirs descendant jusqu’au niveau du sol, donc adaptés à toutes les tailles. Il voit dans ces inégalités un possible impact sur les carrières des individus, les hommes de petite taille ne pouvant prendre part aux discussions qui peuvent avoir lieu aux urinoirs. De manière plus générale, et plus rigoureuse, voir l’article très discuté de Nicolas Herpin, « La taille des hommes : son incidence sur la vie en couple et la carrière professionnelle », Economie et Statistique, n° 361, 2003, pp. 71-90. 26. La référence obligée est ici Alain Lefebvre, Dominique Méda, Faut-il brûler le modèle social français ?, Paris, Le Seuil, 2006. Pour les controverses internes au modèle, voir « Quand la Suède doute de son modèle », La vie des idées, n° 15, septembre 2006. 27 Voir les pages consacrées à ces questions, sous le sous-titre « Ils font pipi assis », dans l’essai du journaliste Magnus Falkehed, Le Modèle suédois. Santé, services publics, environnement : ce qui attend les Français, Paris, Payot, 2003. 28 A ce sujet la référence obligée est Gwénaële Calvès, La discrimination positive, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2008 (2ème éd.), même si les toilettes publiques n’y sont pas (encore) abordées. 29 Voir l’article « Toilettes pour femmes », dans Ilana Löwy et Catherine Marry, Pour en finir avec la domination masculine, Paris, Les empêcheurs de Penser en rond, 2007. 30 Voir son point de vue « Pour la parité dans les toilettes » publié le 4 septembre 2003 par l’observatoire des inégalités. www.inegalites.fr/spip.php?article88&var_recherche=toilettes&id_mot=27. Voir également l’article « La fracture sexuelle des toilettes publiques », Libération, 25 novembre 2006.

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III.- Une proposition : le modèle « GPS » L’organisation des toilettes publiques ne doit pas seulement relever de la plaisanterie licencieuse ou mondaine, ou du contentieux des marchés publics. C’est un sujet absolument capital pour une partie significative de l’humanité. Il est bon de le rappeler, avant de préciser ce que pourraient être des voies d’amélioration dans le contexte d’abondance des pays développés. Le sujet est loin d’être seulement parisien. Ce ne sont pas uniquement les trottoirs de Paris ni les différents Clochemerle31 qui sont en question. Le problème se pose dans toutes les villes du monde, naturellement de manière exacerbée là où les différents réseaux sanitaires sont inexistants32. Les ordres de grandeur sont d’ailleurs vertigineux. Environ un milliard de personnes habitant en zone urbaine attendent un raccordement, aussi précaire soit-il, à un réseau. Un million d’enfants meurent chaque année en raison de cette absence de connexion aux réseaux d’eau potable et d’assainissement33. Selon les Nations unies, qui se sont récemment emparé avec sérieux du dossier, 40 % de la population mondiale n’a pas accès à des toilettes « convenables », c’est-à-dire sans contact entre l’homme et les eaux usées. Outre la santé, l’absence de toilettes a des conséquences en matière de sécurité : femmes et enfants sont exposés au harcèlement ou aux agressions s’ils doivent sortir la nuit en quête d’un endroit isolé. L’ONU a même proclamé 2008 année des toilettes pour sauver des vies34. Ces cas extrêmes concernent tout de même un tiers des urbains dans le monde… Il apparaît plus aisé d’innover et de développer dans les villes riches. En la matière ce ne sont toutefois pas les juristes ou les économistes qui sont en pointe, mais quelques designers et aménageurs35. Reste à ce que leurs propositions et suggestions soient entendues, et insérées dans un cadre juridique et économique cohérent. C’est ce que vise la proposition que nous soutenons. L’idée phare est de ne prendre ni à la rigolade, ni à la légère, un projet d’inscription en ferme dans la règle d’urbanisme des éléments constitutifs du droit de pisser. Il serait grossier et naïf – ne serait-ce que pour des raisons de moyens – de plaider pour l’ouverture immédiate, sans conditions, de vespasiennes ou de sanisettes gratuites implantées selon une logique d’équipements publics obligatoires. Il n’en reste pas moins qu’un programme en ce sens, bien mené, aurait des effets certainement très positifs. Chacun gagnerait, même dans une société de risques et d’incertitudes, à moins avoir à systématiquement « prendre ses précautions ». Tout le monde gagnerait à trouver des « lieux » qui permettent de ne pas avoir à douloureusement se retenir ou à devoir se résigner, dans l’inconfort, à des pratiques que la morale, la civilité et le droit réprouvent. S’il est utopique de souhaiter voir fleurir partout des toilettes publiques, on ne peut que remarquer tout l’intérêt qui est portée à ces installations lors de grandes manifestations, de fêtes, de pèlerinages, de concerts et de réveillons. C’est lors de ces événements que l’offre de toilettes publiques est organisée. En dehors, point de salut, sauf peut-être sur certains sites originaux comme, par exemple, les aires de repos des autoroutes….

31 Tout le monde a lu ou entendu parler des oppositions et querelles burlesques entre « urinophiles » et « urinophobes » du petit village de Clochermele où fut, par roman interposé, installé en grande pompe une vespasienne près de l’église. Gabriel Chevalier, Clochermerle, 1934. 32 Notons l’existence d’une très sérieuse World Toilet Organization, basée à Singapour, www.worldtoilet.org. A côté d’actions de lobbying et d’expertise, elle a déclaré que le 19 novembre était le jour mondial des toilettes. Pour le cas américain, on notera l’existence d’une American Restroom Association, plaidant pour l’établissement de toilettes publiques gratuites, en particulier dans le métro. www.americanrestroom.org 33 Voir David Satterthwaite, Gordon McGranahan, « Providing Clear Water and Sanitation », in Worldwatch Institute, State of the World 2007. Our Urban Future, Washington, Worldwatch Institute, 2007, www.worldwatch.org/node/4752. Sur ces questions urbaines mondiales, voir Julien Damon (dir.), Vivre en ville, Paris, PUF, 2008. Pour une description simple et outrée de l’absence de toilettes dans les bidonvilles et de ses conséquences, voir le chapitre « l’écologie du bidonville », dans l’ouvrage catastrophiste du sociologue activiste américain Mike Davis, notamment Le pire des mondes possible. De l'explosion urbaine au bidonville global, Paris, La Découverte, 2006. 34 Il s’agit d’une déclaration à la suite de travaux de l’Organisation mondiale de la santé et de la Journée mondiale de l’eau. Dépêche AFP, 20 mars 2008. 35 Pour les designers, voir le tour du monde en photographies proposé par Morna E. Gregory et Sian James, Toilettes du monde, Paris, Hoëbeke, 2007, le bel ouvrage de Chistina del Valle Schuster, Designing Public Toilets, Paris, l’Inédite, 2005 et celui de Cristina Del Valle Schuster, Public Toilet Design, Toronto, Firefly Books, 2005. Signalons que ces deux derniers ouvrages s’intéressent essentiellement aux restaurants, les grands en particulier. C’est le cas aussi d’un petit guide parisien : Sylvie Devreux, Lou Dineau, Goûts et Tabou. Guide gastronomique et lieux d'aisances parisiens, Paris, Clés de la Cité, 2005. Sur les questions d’aménagement et d’architecture, voir l’ouvrage majeur (sur le sujet) de Clara Greed, Inclusive Urban Design. Public Toilets, Oxford, Architectural Press, 2003.

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Afin d’accompagner une politique de développement des servitudes d’aisance, nous traçons les lignes d’un programme d’action qui tient en trois lettres : GPS, pour Gratuité, Propreté et Sécurité. L’ordre de ces trois principes importe36. La gratuité doit être le premier, dans un souci de non discrimination et de tolérance vis-à-vis des situations difficiles. La propreté est un deuxième principe qui doit guider l’action, car sans nettoyage permanent, ni hygiène assurée, ces équipements ne peuvent atteindre leurs objectifs. Beaucoup préféreront les éviter et continueront à maculer les murs. La sécurité est corollaire de la propreté. Afin d’assurer à chacun la netteté et la tranquillité du site il est nécessaire qu’un contrôle permanent soit effectué, tolérant les inévitables petites déviances, mais frappant les écarts inacceptables et visibles (deals, souillures volontaires, etc.). Au regard de ce triple objectif GPS, il nous semble que les solutions électroniques (vidéosurveillance) et automatiques (gestion robotisée) ont fait la démonstration de leurs limites. Ce sont plutôt les sites animés avec du personnel qui mettent en confiance. Le souci d’humaniser les servitudes d’aisance n’a, en outre, rien d’aberrant économiquement, surtout quand on connaît le coût, précédemment évoqué, des sanisettes. Deux options se présentent dans le cadre de cette idée GPS. La première consiste à mettre en place, en nombre suffisant, dans les villes des services et des équipements proposant, à tout le monde, des toilettes gratuites. Celles-ci peuvent être gérées seules, mais également dans le cadre de mini-complexes offrant également des douches et des vestiaires. A Paris il a d’ailleurs été prévu que les bainsdouches municipaux deviennent gratuits37. Les derniers établissements, fréquentés par des personnes plutôt défavorisées, ont ainsi pu s’ouvrir à tout le monde sans condition de ressources ni effet de stigmatisation pour les pauvres qui sont aujourd’hui forcés de trouver ces services gratuits dans des « boutiques » ou des « haltes » réservées aux SDF. On peut considérer que le coût économique de cette opération serait bien faible par rapport au bénéfice social et collectif d’une telle politique. La deuxième option, complétant la précédente, est plus originale. Elle consiste à prendre acte du fait que les bars et cafés (et aujourd’hui de plus en plus les fast food) sont de facto des toilettes publiques. Fatigués de dire « au fond à droite », les cafetiers avaient d’ailleurs vu avec plaisir le développement des toilettes publiques en dehors de leurs établissements. Notre proposition assise sur le triptyque GPS consiste à élaborer un système de délégation de service public aux cafés, bars, et restaurants. Ceux-ci seraient alors subventionnés à partir d’une obligation de moyens : offrir, dans des conditions de Gratuité, de Propreté et de Sécurité qui seraient normalisées et contrôlées, l’accès indifférencié à leurs toilettes. Le coût pour la collectivité de ce type de délégation ne serait pas nécessairement supérieur à celui de la location de mobiliers urbains particuliers. Par ailleurs cette prestation de service, dont la tarification reste à définir, pourrait utilement contribuer à inverser la tendance actuelle à la disparition progressive de cet espace de chaleur et de convivialité qu’est le bistrot du coin. Rappelons tout de même qu’aujourd’hui le cafetier est tout à fait fondé à refuser de donner accès à ses toilettes si un client ne consomme pas dans son établissement38. Nombre d’objections et de réfutations sont possibles. On entend déjà les cris indignés. Le sujet peut néanmoins être étudié avec application, flegme et rigueur. Techniquement, en effet, il peut s’agir pour les exploitants de débits de boisson, d’un aménagement de leur licence, avec la création d’un chapitre particulier au sein des diverses licences, révisant les contraintes et établissant une obligation d’accueil39. Plus largement, il doit être possible de réviser les obligations des installations ouvertes au public et des établissements recevant du public (ERP) que sont notamment les hôtels, cafés, restaurants40.

36 Nous n’allons pas jusqu’à dire qu’il y a là une priorité « lexicologique » au sens des principes de justice de John Rawls, mais presque… Cette idée de faire varier les caractéristiques d’une politique publique en trois lettres nous vient de la lecture de Pierre Strobel, « Services publics et cohésion sociale », Recherches et Prévisions, n° 42, 1995, pp. 7-16. L’auteur y propose un système de caractérisation du service public en fonction de trois dimensions fondatrices : Service, Redistribution, Contrainte ; ce qui donne différents modèles : SRC, CSR, SCR, RSC, RCS et même CRS… L’article est repris dans l’ouvrage hommage à Pierre Strobel, Penser les politiques sociales. Contre les inégalités : le principe de solidarité, La Tour d’Aigues, Editions de l’Aube, 2008. 37 Cf. Le Point, n° 1 430, 11 février 2000. 38 Les services de la Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes le rappellent chaque année dans des documents d’information à l’attention des vacanciers. Voir par exemple le dossier 2007 Eté 2007 pour des vacances réussies. www.minefi.gouv.fr/DGCCRF/documentation/publications/brochures/2007/guide_vacances2007.pdf 39 Les dispositions relatives aux débits de boisson sont intégrées au Code de la Santé Publique, dans un titre sur la lutte contre l’alcoolisme (Articles L.3331-1 à L.3355-8). 40 Le terme établissement recevant du public (ERP), défini à l'article R123-2 du Code de la construction et de l'habitation, désigne en droit français les lieux publics ou privés accueillant des clients ou des utilisateurs autres que les employés (salariés ou fonctionnaires), qui sont, eux, protégés par les règles relatives à la santé et sécurité au travail.

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Ceux-ci sont déjà soumis à des règles d’accessibilité41, qui permettent à toute personne handicapée d’y accéder et de bénéficier des prestations offertes dans des conditions adaptées. S’il n’est pas de prime abord aisé de passer par le droit, le développement de cette ouverture plus large des toilettes, pourrait débuter par des dispositions intégrées aux chartes de qualité des cafés et brasseries42. Cette organisation d’un accueil ouvert à tous dans les toilettes des établissements, sous couvert d’un état et d’un comportement adéquats des requérants, appelle contrepartie. Economiquement, il existe des moyens le cas échéant mobilisables par les pouvoirs publics pour financer un tel investissement, voire une partie du fonctionnement de ces activités. On pense à de potentielles dispositions fiscales, mais aussi à des subventions directes (sur le modèle de qui existe en matière de sécurité, permettant aux buralistes de faire prendre en charge par l’État une partie de leurs travaux de sécurité). On pense également à d’autres voies, plus innovantes, avec la mobilisation de fonds dévolus à l’aménagement du territoire et aux services de proximité43. Ces deux propositions – densification du réseau de toilettes publiques, ouverture généralisée des toilettes dans les établissements recevant du public - incarnent les principes GPS. Elles peuvent susciter l’ironie ou le mépris. Elles ont, au moins sur le papier, une part de validité qui mériterait d’être évaluée. Plus largement, des règles pourraient être fixées quant à l’offre nécessaire sur les différents territoires, en fonction des données démographiques qui les caractérisent (densité de population, fréquentation des espaces). Des obligations pourraient éventuellement être mises en place (du type x places de toilettes ouvertes au public pour y milliers de personnes habitant le site et z dizaines de milliers de personnes passant sur le site). Emergerait ainsi véritablement un droit des individus à bénéficier d’équipements véritablement essentiels. En corollaire de ce doit, qui pourrait être opposable à l’administration, le devoir des individus de passer par ces toilettes publiques se comprendrait aisément. Les sanctions auraient un fondement plus juste. Le manquement à cette prescription de passage par des toilettes ouvertes au public pourrait ainsi être pleinement qualifié d’infraction assortie d’une contravention légitime. Ne rêvons pas. Plus que les goûts et les couleurs, ce sont peut-être les normes de propreté, d’intimité, et de pudeur qui sont les plus discutées. Un programme du type GPS rencontrerait bien des obstacles avant toute perspective de réalisation. En tout état de cause, il existe des marques spécialisées, un marché économique, des innovateurs, des réglementations, des tarifs, de la concurrence, des idées. Il était bon de rappeler qu’il y avait également là un problème social sérieux. Dans un contexte urbain où il faut constamment concilier esthétique, sécurité, et propreté, plusieurs générations d’appareils ont été éprouvées, accompagnant l’évolution des mœurs. A la recherche de solutions nouvelles plus fiables et moins coûteuses, on a tout intérêt, pour tout le monde, à se préoccuper des conditions de l’égalité sociale et sexuelle dans l’accès à des équipements sanitaires et sociaux. Si rien n’est gagné pour le « droit de pisser », nous espérons avoir montré que l’enjeu était d’importance. A l’échelle internationale le droit à la dignité a été largement consacré. En France les débats vont bon train autour des « droits fondamentaux » et de la situation des pauvres évaluée à l’aune des droits de l’homme44. Les questions de décence et de dignité sont précisément traitées en ce qui concerne les

41 Ces règles sont issues notamment de la loi du 11 février 2005 et du décret du 17 mai 2006. Voir également les formations spécifiques sur les droits et obligations attachés à l’exploitation de ce type d’établissements (pourvus de la « petite licence restaurant » ou de la « licence restaurant »), ainsi que sur des problématiques de santé publique, établies en application de la loi pour l’égalité des chances du 31 mars 2006. 42 Voir par exemple la charte établie par le Syndicat National des Hôteliers Restaurateurs Cafetiers Traiteurs (SYNHORCAT). www.synhorcat.com. Cette charte, dont le préambule précise que « Le bistrot français est une institution, une culture, un héritage qu’il faut maintenir absolument », invite les établissements qui y adhèrent, à s’engager à rechercher et à mettre en œuvre « tout ce qui est nécessaire à la meilleure satisfaction des consommateurs ». L’idée est ici d’ouvrir au-delà des seuls consommateurs. 43 Voir, par exemple, la communication en Conseil des Ministres du 10 septembre 2008 sur « une nouvelle politique pour dynamiser le commerce de proximité ». Le plan annoncé de développement du commercer de proximité viendra renforcer certaines mesures de la loi de modernisation de l’économie en prenant appui sur les moyens du FISAC (Fonds d’intervention pour les services, l’artisanat et le commerce). Cette « politique de soutien aux activités de proximité » pourrait s’étendre aux toilettes ouvertes aux publics. Pourquoi pas ? 44 Jean Mouly, « Les droits sociaux à l’épreuve des droits de l’homme », Droit Social, n° 9/10, 2002, pp. 799-811.

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habitations45. Pourquoi ne le seraient-elles pas aussi sérieusement et aussi complètement pour ce qui relève de l’espace public ? Les fonctionnalités et la convivialité des mobiliers et équipements urbains pourraient être revues et réorganisées en fonction des droits des individus. Tous les besoins, naturellement, ne sauraient être satisfaits, mais les besoins fondamentaux devraient pouvoir l’être…. Il en ressortirait une satisfaction accrue de tous les passants et habitants, ainsi qu’une humiliation considérablement diminuée pour tous ceux qui sont aujourd’hui victimes des insuffisances des toilettes publiques. Le sujet mérite de ne pas être pris seulement à la rigolage et à la légère. Le loufoque et le bizarre rencontrent l’intime et le droit. Un peu d’humour et de la bonne volonté alimentent un cocktail favorable à l’amélioration du cadre de vie urbain, sans aridité conceptuelle.

45 En matière de décence du logement, la place des toilettes est clairement établie par le décret n° 2002-120 du 30 janvier 2002 relatif aux caractéristiques du logement décent. On lit dans l’article 3 que le logement décent comporte « une installation sanitaire intérieure au logement comprenant un w.-c. séparé de la cuisine et de la pièce où sont pris les repas, et un équipement pour la toilette corporelle, comportant une baignoire ou une douche, aménagé de manière à garantir l’intimité personnelle, alimenté en eau chaude et froide et muni d’une évacuation des eaux usées. L’installation sanitaire d’un logement d’une seule pièce peut être limitée à un w.-c. extérieur au logement à condition que ce w.-c. soit situé dans le même bâtiment et facilement accessible ».

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La Halle Puget à Marseille : une place publique fortement investie pour une multiplicité de jeu d’acteurs, entre étiquetages, conflits et évitements Zotian Elsa

Introduction En tant que place publique du quartier Belsunce à Marseille, la Halle Puget constitue un lieu d’étude privilégié des formes de cohabitation qui se donnent à voir dans le centre ville de la cité phocéenne. En comparaison avec les autres grandes villes de France, Marseille présente la particularité de compter en son centre des quartiers populaires comprenant un fort pourcentage de population immigrée.1 La position centrale de ces quartiers alliée aux multiples politiques de gentrification dont le centre ville marseillais fait l’objet depuis de nombreuses décennies explique la co-présence au cœur de la ville de populations hétérogènes, du point de vue économique, social, culturel et des lieux de résidence. Dans une ville par ailleurs fortement ségrégée entre le Nord et le Sud, le centre ville constitue une exception quand aux formes de mixité sociale qu’on peut y observer. Pour autant, l’image d’Epinal d’une ville ouverte à tous les métissages, qui s’avère déjà surfaite à l’échelle de la ville dans son ensemble, ne correspond pas plus à la réalité des formes de cohabitation qui se donnent à voir dans le centre ville de Marseille où les conflits et les stratégies d’évitement tiennent une place prédominante. Pour être clair, une analyse précise des parcours effectués par les différentes catégories de population dans le centre ville montrerait comment les marseillais établissent dans l’hypercentre des formes de ségrégation spatiale, s’adonnent à des stratégies d’évitement collectivement établies, construisent des frontières invisibles dont la Canebière constitue l’exemple le plus flagrant. Les interactions entre populations appartenant à des milieux hétérogènes qui se donnent à voir dans les espaces publics de l’hypercentre marseillais correspondent donc à des marges, émergent dans des zones de frottement entre des espaces qui se caractérisent par ailleurs par une certaine homogénéité socioculturelle. A) Présentation de la Halle Puget et de ses « publics » La Halle Puget, place publique située dans le quartier Belsunce, constitue un lieu d’observation pertinent de ce point de vue. Sa position dans le centre ville marseillais en fait un lieu de cohabitation entre des catégories de populations extrêmement diverses : 1) d’une part, elle constitue l’une des principales places du quartier Belsunce, qui par son histoire, est l’un des quartiers marseillais qui met en co-présence des acteurs appartenant à des milieux sociaux fortement hétérogènes. Belsunce, lors de sa construction à l’époque colbertiste, est un quartier destiné à la nouvelle bourgeoisie de négoce qui se développe à Marseille parallèlement au commerce portuaire. Au début du 20ème siècle, la réalité sociologique du quartier est tout autre : Belsunce devient alors et restera tout au long du siècle le quartier de transit des migrants qui débarquent dans la cité phocéenne : toutes les vagues d’immigrés que la ville accueille font escale à Belsunce (Italiens, Espagnols, Arméniens, Pieds-Noirs, Maghrébins, Africains…).2 Cette fonction que le quartier remplit à l’échelle de la ville engendre dès les années 1930 des formes de stigmatisation de Belsunce par le reste de la population marseillaise et les pouvoirs publics, qui n’auront de cesse à partir de 1945 de « réhabiliter » le quartier, et ce en dépit des alternances poliiques.3

1 Avec les quatre arrondissements des quartiers Nord, les trois premiers arrondissements du centre de Marseille constituent les quartiers les plus pauvres de la ville. Ces même huit arrondissements (centre et périphérie Nord) se caractérisent par un pourcentage de population étrangère deux à trois fois plus élevé que la moyenne de la ville. Ces chiffres proviennent d’une étude de l’INSEE PACA publiée en décembre 2004. 2 Véritable lieu de passage, Belsunce est une étape, un havre provisoire entre gare et port, qui accueille temporairement les vagues de migrants pour des séjours de quelques semaines, voire de quelques jours. « Le quartier joue un rôle de sas, de régulateur du flux migratoire, retenant au grès de la demande extérieure et des possibilités de départ ou d’embauche, les immigrés de toutes catégories et de toutes origines ».Pour une présentation détaillée de l’histoire contemporaine du quartier Belsunce, cf Emile Témime, 1995, Marseille Transit : les passagers de Belsunce, Paris, Ed Autrement coll Français d’ailleurs, peuple d’ici, H.S n°79 3 Cette politique s’appuie sur une double stratégie : d’un côté, « une stratégie d’implantation d’équipements publics marquants qui occupent l’espace et génèrent d’autres logiques d’usage », formant une sorte de « glacis administratif » ; de l’autre, « une stratégie de réinvestissement des logements, préemptés par la Municipalité, rachetés quand elle le peut, ou seulement subventionnés à la réhabilitation lorsqu’ils appartiennent à des propriétaires privés.» Cf A. Donzel L’expérience de la Cité, 1998, Paris, Anthropos Collection Villes

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A partir des années 1970, l’image du quartier « arabe » que Belsunce se voit attribuer renforce les processus de stigmatisation et vient donner un nouveau coup d’accélérateur aux politiques de rénovation urbaine. La Halle Puget, telle qu’elle se donne à voir aujourd’hui, et le produit de cette volonté politique : ancienne halle de marché, elle a fait l’objet dans les années 1980 d’une tentative de requalification par l’implantation sur son périmètre des locaux de la faculté de sciences économiques d’Aix-Marseille, assortie de logements destinés à des populations étudiantes. Le projet avait pour but de créer de la mixité sociale au sein d’un quartier perçue par la majorité des marseillais comme un ghetto en plein centre ville. Voilà le récit que la concierge de la faculté me fait un jour, au cours de mon enquête de terrain, de ce qu’elle considère comme la tentative avortée de requalification de la Halle Puget : Elle m’explique qu’ils espéraient rénover le quartier quand la fac a ouvert en 88, qu’ils avaient construit les logements à droite pour les étudiants, mais qu’ils sont pas restés parce qu’ils étaient agressés le soir. Elle affirme que c’est une vraie cour des miracles ici le soir, qu’il y a du trafic, qu’il y a déjà des flics qui sont venus faire de la planque dans son bureau, parce que la vitre qui donne sur la place est teintée (elle me montre, en effet, il y a une vue imprenable sur la halle de sa fenêtre). Elle m’explique que les étudiants sont partis et que ce sont des familles, surtout des sans papiers selon elle, qui ont été logées là, et qu’après, ils ont construit les logements sociaux de l’autre côté de la place.4 La Halle Puget n’en constitue pas moins un espace de relative mixité sociale : aux étudiants évoqués plus haut, il convient d’ajouter les personnes travaillant dans les différentes institutions maillant le quartier (Bibliothèque de l’Alcazar, Cité de la Musique, Habitat Social, Conseil Régional…) ainsi qu’au Centre Bourse (grand centre commercial construit dans les années 1960), de même que les quelques restaurateurs qui se sont installés sur la place dans l’espoir de capter cette clientèle potentielle d’étudiants, de fonctionnaires publics et de salariés. Dans les parcours effectués par ces populations dans Belsunce, la Halle Puget constitue un lieu de passage privilégié : donnant sur la rue d’Aix, la rue Colbert, la rue Sainte-Barbe et la Porte-d’Aix, cette place publique constitue un véritable carrefour au sein du quartier. Enfin, sa halle de marché rénovée fait partie des bâtiments inventoriés par la Municipalité dans le cadre de sa récente politique de valorisation du patrimoine architectural marseillais. Ainsi, un panneau présentant l’historique de la Halle a été implanté sur la place. A l’heure où Marseille connaît un fort développement touristique, cette labellisation a pour effet d’amener sur la place de plus en plus de promeneurs en villégiature.

2) d’autre part, la Halle Puget constitue un lieu favorisant la co-présence de populations hétérogènes parce qu’elle est l’un des nœuds névralgiques de la vie sociale à Belsunce. Cette place est en effet un espace très fortement investi par les habitant du quartier, aussi bien physiquement que symboliquement. A ce fort investissement des populations du quartier correspond des facteurs objectifs. En effet, Belsunce est un quartier de l’hypercentre, caractérisé par un habitat très dense et une forte carence en espaces verts, en aires de jeux, en terrain de sport etc… Les places publiques sont elles même peu nombreuses.5 Au total, la Halle Puget constitue donc à l’échelle du quartier l’un des rares espaces publics favorables à des activités de plein air, ludiques et/ou sportives. De ce fait, cette place de 120 m2 environ représente la principale aire de jeu pour les enfants résidant dans le quartier qui y viennent jouer au football, à « trap-trap », faire du vélo et du roller, mais aussi se rencontrer, discuter en groupe… A cette importante fréquentation enfantine s’ajoute la présence de mères de famille accompagnant leur progéniture en bas-âge, qui ont également tendance à se regrouper entre elles ; des adolescents et des jeunes appartenant à des catégories hétérogènes (collégiens venus jouer au foot, jeunes actifs, jeunes pères de famille promenant leur bébé, jeunes fortement impliqués dans la culture de rue s’adonnant à des activités déviantes…), présentant des formes d’agrégation très diverses, mais regroupant uniquement des garçons. Les habitants du quartier, toutes catégories d’âge et de sexe con-

4 Nous reviendrons tout à l’heure sur les interactions entre la population estudiantine et les jeunes du quartier s’adonnant à des activités illicites, qui, soulignons-le dès à présent, ne représentent en réalité qu’une catégorie d’acteurs ultra-minoritaire parmi les habitants du quartier fréquentant la place. 5 A l’heure actuelle, le quartier compte deux espaces verts : le premier correspond au rond-point de la Porte d’Aix, qui est en réalité un rond-point de départ d’autoroute ; le second à l’Espace Camille-Pelletan, situé à la limite nord du quartier, qui est également construit à côté de l’arrivée d’autoroute.

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fondues, se caractérisent par une sociabilité de rue, à la fois propre aux villes latines et aux quartiers populaires. Outre le caractère latin de la sociabilité marseillaise, nous retrouvons dans le cas de Belsunce l’ensemble des facteurs qui expliquent la forte inscription des pratiques de socialisation dans les espaces publics au sein des quartiers populaires, que se soit en centre ville ou dans les grands ensembles : D’une part, la place tenue par les espaces publics dans les modes de socialisation est étroitement liée aux conditions d’habitat des familles, qui se trouvent souvent à l’étroit dans des logements inadaptés à des fratries étendues. Dans cette configuration, les espaces publics viennent prolonger le logement familial, et il n’est pas rare que les mères de famille, malgré l’inquiétude que représentent pour elles le fait que leurs enfants passent du temps « dehors », incitent leurs enfants à sortir afin de retrouver un peu de calme au sein de leur logement. D’autre part, cette sociabilité de rue qui caractérise les habitants de Belsunce est liée à la capacité de mobilité limitée que connaît la majorité des familles.6 Il en découle une forte sociabilité de voisinage et une vie sociale locale extrêmement dense qui commence sur les paliers des appartements, brouillant souvent les limites entre espace public et espace privé, et qui se prolonge très largement dans les espaces publics du quartier. Dans ce contexte, la rue est fortement investie pendant les moments de loisirs, que ce soit les soirées, les week-ends ou les vacances scolaires. Pour ce qui est de la fréquentation de la Halle Puget par les habitants du quartier, cette sociabilité de rue vient fortement renforcer l’impact que la carence en espaces publics qui caractérise le quartier a sur l’intensité avec laquelle les habitants de Belsunce s’approprient la place. Cet « investissement des corps » s’accompagne d’un fort attachement affectif et symbolique à la Halle Puget. Celui-ci se donne à voir en premier lieu par l’existence d’un toponyme émique commun à tous les habitants du quartier pour désigner la Halle Puget : les habitants de Belsunce l’appelle « La Fac », en référence (et ceci est à noter) aux locaux de la faculté de sciences économiques. De par ce changement de nom, les habitants de Belsunce font de cette place un territoire, disent leur appropriation de l’espace. Ce phénomène collectif de territorialisation de la Halle Puget est davantage prononcé chez les groupes de pairs masculins, et ce dès l’enfance. Etre « de la Fac » constitue pour eux un marqueur identitaire qui peut signifier métonymiquement son appartenance au quartier Belsunce ou au contraire affirmer son appartenance à une sous-catégorie de la population enfantine et juvénile du quartier.

Pour une minorité d’entre eux, versés dans les activités déviantes, revendiquer son appartenance à « la Fac » constitue une manière localisée de dire son appartenance à la culture de rue. Ainsi, les notes de terrain suivantes relatent ma conversation avec l’un de ces jeunes. : Je lui demande qui sont « les gars de la fac ». Il me répond « ben, c’est nous ! ». Entre temps, un autre jeune assis juste à côté s’est joint à notre conversation . J’enchaîne : « C’est nous qui ? », il me répond « ben, on est plein, on est tout un crew, des garçons qui ont grandi ici, à Belsunce ». Il ajoute « on a les voleurs, les dealers, toutes les spécialités ». Je lui demande si ils sont des bandes rivales dans le quartier, les deux répondent « non, on se connaît tous » et le second ajoute « il y a les gars du parking ». Ils m’expliquent qu’il ne faut pas que des gars de là-bas viennent « travailler » ici et qu’eux ne doivent pas aller là-bas. Marquée de façon plus ou moins forte et diversifiée, cette territorialisation de la Halle Puget nous renseigne sur l’importance que revêt cet espace dans la sociabilité des habitants du quartier. Conscients de la fonction de place centrale du quartier que constitue la Halle Puget, les animateurs et éducateurs de rue travaillant sur le territoire de Belsunce y viennent fréquemment organiser des activités sportives ou artistiques. Après avoir présenté les différentes catégories de populations qui fréquentent la Halle Puget et essayer de rendre compte de leur perception du lieu, nous disposons de données suffisantes pour décrire et expliquer de manière pertinente les multiples jeux d’acteurs qui se donnent à voir sur le périmètre de la place.

6 Pour autant, Marseille offre, de par son littoral, des lieux de promenade et des plages de proximité. Par ailleurs, en dépit d’une mobilité relativement faible, les habitants du quartier fréquentent le reste de l’hypercentre (le J4, la rue Saint-Ferréol, le VieuxPort…), ainsi que les quartiers Nords (marché aux puces, relations familiales ou amicales…).

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Nous faisons ici le choix d’adopter une approche par les conflits7, car elle nous semble plus efficace pour dégager les enjeux quant aux formes de cohabitation qui se mettent en place sur cet espace public.

B) La concurrence pour l’occupation de l’espace Ces pratiques de concurrence spatiale sont le fait des catégories de population séjournant sur la place. De ce fait, ces phénomènes concernent davantage les habitants du quartier, les animateurs de rue, les restaurateurs présent sur la place ainsi que les concierges et gardiens de la faculté.8 Les autres catégories de population fréquentant la Halle Puget (personnes étudiant ou travaillant dans le quartier, touristes…) constituent un public de passants, et ne s’inscrivent donc qu’à la marge dans ces pratiques concurrentielles. Les interactions qu’ils établissent avec les autres publics prennent d’autres formes, caractérisées par des pratiques d’étiquetage, d’évitement, et, dans certains cas, d’agressions… 1) L’intense fréquentation dont la Halle Puget fait l’objet engendre une gestion collective très poussée de l’occupation de l’espace. En réalité, la Halle Puget est découpée par ses publics de séjourneurs en une multitude de micro-territoires, en lien avec les activités spécifiques à chaque groupe (cf plan). Ainsi, les mères de familles s’installent sur les différents escaliers (discussions collectives), les enfants en bas-âge se voient dédiés la partie non-couverte de la place (jeux de course poursuite en tout genre), les enfants plus grands et les adolescents la partie couverte (football) et l’extérieur de la place (espace de circulation pour le vélo, les rollers et les trottinettes), les jeunes les piliers de la halle et les accès aux différentes rues entourant la place (discussions en groupe, occupation ostentatoire des lieux et, pour certains, trafic). A cette configuration spatiale s’ajoute les terrasses des restaurateurs qui occupent une partie du bas de la place tandis que tout le haut est occupé par la façade de la faculté. Malgré cette « économie » spatiale, les cas de violation des « territoires du moi »9 sont extrêmement courants, engendrant de fréquents conflits entre les différentes catégories de population en présence. De ce point du vue, la pratique du football constitue un cas idéal-typique : activité favorite des groupes de pairs masculins, le football est pratiqué par toutes les catégories d’âge. Le meilleur espace pour « jouer au ballon » dans le périmètre de la Halle Puget correspondant à la partie couverte de la place, l’accès à cet espace est fortement concurrentiel. Entre les enfants, cette concurrence (à laquelle il faut ajouter d’autres facteurs, comme le nombre limité de propriétaires de ballons) est rationalisée par une organisation tournante des parties : ce qu’on appelle, selon l’expression émique, « prendre la gagne ». Pour autant, de fréquents conflits éclatent entre les enfants sur des questions de tours non-respectés, et il arrive souvent que les tentatives de rationalisation cède le pas à la « loi du plus fort ». Dans les interactions entre enfants et adolescents à propos de l’accès au « terrain », ce sont d’ailleurs les rapports de force qui prédominent : lorsque les « grands » veulent jouer, les « petits » sont obligés de céder la place. De manière générale, il faut noter que dans leurs modes de cohabitation au sein des espaces publics du quartier, les enfants perçoivent essentiellement les adolescents et les jeunes comme des prédateurs dont ils doivent se protéger. Outre les procédés d’accaparement des espaces, les enfants évoquent souvent à leurs propos les pratiques de confiscation de ballon (jeu du « maronneur », ballon « quillé »…). Dans la plupart des cas, lorsque les enfants sont contraints de quitter la partie couverte de la place, ils empiètent sur la partie non-couverte ou les espaces de circulation, avec pour conséquence de nombreux cas de collision avec des enfants en bas-âge ou des personnes traversant la place, engendrant des altercations plus ou moins virulentes avec les mères de famille et les passants. De même, les tirs de ballon atterrissant par mégarde ou négligence sur la façade de la fac ou les ter-

7 Pour une présentation détaillée de l’approche par les conflits cf Lund C., 1998, Law, power and politics in Niger : land struggles and rural code, Lit Verlag, Hambourg, 252 p. 8 Du fait de mon objet d’étude, à savoir, les modes de socialisation des enfants de Belsunce, leurs pratiques d’espaces et leurs jeux de constructions identitaires, mes connaissances sont fortement biaisées en faveur de cette première catégorie d’acteurs que constituent les « séjourneurs ». Ce terme est par ailleurs emprunté à la sociologie de la culture qui désigne par cette expression les usagers de bibliothèques qui « séjournent » dans l’institution, et ne se contentent pas d’y emprunter des documents. 9 Pour une approche détaillée de la théorie interactionniste dans les espaces publics, cf Goffman Erving, 2000, La mise en scène de la vie quotidienne tome 1, Paris, Ed de Minuit

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rasses des cafés sont régulièrement source de conflits.10 Les rumeurs qui circulent au sein du quartier à propos des restaurateurs en disent long sur le caractère conflictuel de leurs relations avec les population enfantine et juvénile : l’une dit que les restaurateurs crèvent systématiquement les ballons de football qui atterrissent sur leur terrasse; l’autre leur attribue les actes de vandalisme que subit régulièrement le sol de la halle : ils en casseraient les dalles pour empêcher les enfants et les jeunes de jouer au foot. Il est intéressant de noter qu’en miroir, le personnel de la faculté ainsi que les animateurs de rue considèrent les jeunes occupant la place comme les auteurs des mêmes actes de vandalisme. Pour autant, il semble que les rapports entre les enfants et les jeunes du quartier d’un côté et les concierges et le gardien de la faculté de l’autre soient moins conflictuels que ceux entretenus avec les restaurateurs. La participation régulière de la faculté aux animations de rue organisées par le Centre Social, l’ADDAP 13 et le Contact Club à la Halle Puget pendant les vacances scolaires (prêt de bancs, accès à une source électrique et à un point d’eau…) ainsi que l’effort relationnel entrepris par le gardien de la faculté vis-à-vis de la population locale viennent sans doute contrebalancer les conflits engendrés par la pratique du football. En dehors de ces « temps forts » où l’ensemble de la place est occupée par différents stands dédiés à des activités sportives ou artistiques, la tenue d’animations ponctuelles par les équipes socio-éducatives travaillant sur Belsunce entre aussi régulièrement en concurrence avec la pratique du football. De manière plus générale, on observe que les formes de cohabitation entre les animateurs de rue et les jeunes les plus fortement intégrés à la culture de rue se caractérisent par de nombreuses tensions. Souvent perçus comme invasifs par les jeunes mettant en œuvre les processus de territorialisation de la « Fac » les plus poussés, les animateurs sont régulièrement « testés » et subissent fréquemment des actes de prédation. Ainsi, lors d’un « temps fort » organisé en avril 2007, certains jeunes avaient tentés de subtiliser le baby-foot que l’équipe du Centre Social avait amené sur la place. Voici un extrait de notre carnet de terrain où se donnent à voir l’extrême diversité ainsi que le caractère agnostique des formes de cohabitation qu’engendre la co-présence sur un même espace public de catégories de population hétérogènes. Catherine, animatrice du Centre Social Belsunce est là, elle fait de la peinture sur tissu avec trois garçons et une fille. Ils sont installés sous la halle en bas à droite. La peinture est contenue dans de petites bombes qui ont l’air de mini-bombes pour graffiti. Elle remplit des pots avec les bombes puis les enfants dessinent au pinceau. Les garçons se disent beaucoup de gros mots entre eux, ils reprennent les insultes prononcées par les groupes d’adolescents qui se tiennent à l’autre bout de la halle : « C’est une pute ! ». Catherine essaie de leur faire cesser de dire des gros mots. « Je veux pas entendre des gros mots comme ça ! ». « Mohamed, tu m’as compris, si tu t’arrête pas de dire des gros mots, je te refuse ! ». L’enfant répond, provocateur, « ouaih ! ». Catherine n’y prête pas trop d’attention, elle est occupée à donner des couleurs aux autres enfants, à dispenser des conseils « tu devrais mettre du orange là », à les encourager et les féliciter…et puis aussi à surveiller du coin de l’œil un préadolescent qui tourne autour de l’animation, demande à un des enfants de donner un coup de pinceau, à l’air de particulièrement s’intéresser aux petites bombes. Catherine finit par lui dire que si il veut faire l’activité, il faut qu’il s’inscrive. Le jeune ne répond rien, poursuit sa présence flottante quelques instants puis finit par partir. De l’autre côté de la place, un groupe de grands adolescents nous jaugent régulièrement. Les enfants ont l’air de s’impatienter un peu, j’ai le sentiment qu’ils finissent leur dessin à la hâte un peu comme s’ils voulaient s’en débarrasser. A mesure qu’ils finissent leur dessin, ils s’en vont jouer au football sous la halle, ou rejoindre leurs copains sur la place sans rien dire à Catherine. Des adolescents passent près de nous, ils traversent au milieu des dessins, certains interpellent Catherine « Salut ! » en faisant l’accent pointu, Catherine leur répond « Salut les garçons ». Elle leur propose de dessiner, l’un d’eux rétorque « on est trop grand pour dessiner ! ». Caroline répond « mais non, vous êtes pas trop grand, vous êtes de vrais bébés en fait ! ». Les garçons écarquillent les yeux, surpris, puis s’en vont. Le jeune est revenu avec un plus grand, ils regardent les bombes avec insistance, Catherine s’en aperçoit, elle va de leur côté progressivement puis finit par leur dire : « c’est pas des bombes pour tagger les murs, alors ça sert à rien d’attendre là pour en avoir ! Ca marche que sur le tissu ça ! ». Les deux jeunes sont pris au dépourvu et se mettent à rire. Ils demandent confirmation « C’est vrai, c’est pas pour tagger ? » puis s’en vont. Deux autres garçons passent près de nous, l’un dit « Salut ! » avec l’accent pointu « ça va ? », puis part sous la halle. Aux petits en train de jouer au ballon, il crie « joue ! » sur un ton très péremptoire, le petit en possession

10 Dans ces conditions, il arrive fréquemment que les groupes de pairs enfantins décident de quitter la Halle Puget pour poursuivre leurs matchs de football dans d’autres espaces publics du quartier.

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de la balle s’exécute immédiatement, et lui fait une passe. Il les embête un peu puis rejoint le groupe des grands ados. Beaucoup passent au milieu des dessins en train de sécher. Catherine veut aller aux toilettes, elle me demande si je peux surveiller l’atelier pendant ce temps, j’accepte. Elle part d’abord au nouveau restaurant puis en ressort, me dit qu’ils lui ont dit « oui » sur un ton tellement sympathique qu’elle leur a dit qu’elle préférait aller ailleurs, et elle se dirige vers la fac. Pendant son absence, le ballon vient à rouler sur les dessins, renversant également les bombes… 2) Venant en maintenant aux relations entre les habitants de Belsunce et les populations extérieures au quartier passant par le Halle Puget. Dans la grande majorité des cas, les interactions qui s’établissent entre ces deux catégories de population se caractérisent par une relative indifférence et des micro-stratégies d’évitement réciproques. D’un côté, on essaie de ne pas rentrer dans les passants lorsqu’on s’adonne à des activités ludiques, de l’autre, on tente de ne pas déranger ces mêmes activités. Parfois, un étudiant renverra un ballon échoué devant lui à l’appel de joueurs, se voyant octroyé un « merci monsieur ! » plein de courtoisie, d’autres fois, un groupe de personnes âgées perturbera involontairement un match de football et se verra interpeller avec ironie « oh les vieux ! Vous sortez de là ! ». Cependant, il est une catégorie d’interactions davantage problématique : il s’agit des vols à la tire pratiqués par une petite minorité de jeunes qui s’adonnent à des activités déviantes à la « Fac ». La présence de ces jeunes est d’ailleurs à l’origine d’une stigmatisation de la Halle Puget interne au quartier. En effet, de nombreux enfants et parents résidant à Belsunce tiennent un discours négatif sur « la Fac » (ce qui n’empêche pas par ailleurs la plupart de fréquenter le lieu) construit autour de la présence de « voyous ». Les témoignages ou récits de seconde main de vols à la tire viennent très souvent compléter l’argumentation de dépréciation de la place. Dans leurs activités déviantes, ces jeunes pratiquent des formes d’étiquetage des passants. Ainsi, dans cet extrait de carnet sont évoquées les techniques mises en œuvre par ces adolescents pour catégoriser les passants. Un des « gars de la Fac » m’explique sur un ton ironique comment il « travaille ». Il me dit que lorsqu’il y a des « étrangers » qui passent sur la place, ils leur demandent l’heure. Un de ses acolytes ajoute « comme lui par exemple » en me montrant un vieux monsieur qui passe sur la place. « Arrivé au coin… ». En partant ce jour-là de la Halle Puget, je reviens sur ma conversation avec les deux jeunes avec un petit garçon du quartier. Sami me dit « moi, je sais comment ils font. Ils regardent si il y a des étrangers qui passent sur la place, quand ils en voient un, il lui demande l’heure pour voir son accent, suivant son accent ils le volent. Par exemple, si ils sont anglais ou allemands, alors là, ils pensent qu’ils ont beaucoup de sous et ils le volent. Tout à l’heure comme ça, ils ont volé un portable ». On remarque ici que la catégorie « d’étrangers », bien qu’elle soit mise en œuvre de façon pratique par les jeunes s’adonnant à des activités déviantes, semble bien faire sens pour les autres catégories de population du quartier fréquentant la Halle Puget. Par ailleurs, cette labellisation des passants regroupe en réalité des populations là encore très hétérogènes : les touristes étrangers ne sont pas les seules victimes des vols à la tire pratiquées par les jeunes « travaillant à la Fac ». Les étudiants de la Faculté de sciences éco sont souvent les cibles de ces agressions. En réalité, la catégorie d’ « étrangers » s’articule ici à une référence territoriale. Est « étranger » celui qui n’habite pas le quartier.

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La ville marketing, essai d’interprétation Yoann Morvan In Revue Urbanisme, 2005, n° 344, pp. 71-74

La ville est toujours davantage saisie par les marques. Les critiques formulées par les pourfendeurs de cette marchandisation, tout autant que son apologie cynique ou béate, ne paraissent pas avoir de prise sur une telle déferlante, liée semble-t-il à l’évolution de nos modes de vie, à l’urbain généralisé, à une nouvelle étape de la globalisation du capitalisme. La ville marketing est alors une thématique transversale qui permet de rendre compte des transformations protéiformes que connaît le phénomène urbain, et cela à plusieurs niveaux interdépendants. Ce qui saute d’abord aux yeux, c’est l’investissement de nos champs visuels par la publicité tous azimuts. Mais ce déploiement de l’univers des marques ne se limite pas, loin s’en faut, à son affichage sur les murs et les panneaux de nos villes. Les chaînes de magasins franchisés et les centres commerciaux témoignent de la prégnance des marques dans nos pratiques urbaines. Par le marketing, elles nous proposent des images d’urbanité prête à consommer, dans des enclaves territoriales dont elles assurent la gestion. La ville marketing est une ville franchisée, selon la définition qu’en donne David Mangin (2004). Pendant que les villes, notamment par leurs plans de revitalisation de leurs cœurs historiques, se cherchent une image de marque, les marques présentent une image de ville, image qui se diffuse dans l’urbain par nos formes de consommation. Comment, dès lors, se représenter les territoires urbains sans céder à l’imaginaire territorial du marketing qui métamorphose la ville en une juxtaposition de parcs à thème ? Le passage de l’ensemble des marques qui impriment leurs images dans la ville, à la ville comme marque, fait figure de saut qualitatif quant à l’influence du marketing sur la ville. Ce changement d’échelle que dévoile la thématique de la ville marketing nous interroge sur le sens de l’urbanité, sur la manière dont elle confère de la valeur aux choses. En effet, le marketing ne viendrait-il pas tarir la source de valeur que constitue la ville par la vie urbaine, ne traduirait-elle pas un manque à être citadin pour l’urbain ?

Les marques dans la ville Les marques envahissent la ville et cette colonisation laisse de nombreuses empreintes sur les territoires urbains. Si l’enseigne permet de signaler la présence d’un commerce, la publicité diffuse des images de la marchandise hors de ses lieux de vente. Technique de séduction d’acheteurs potentiels, le marketing utilise des pans entiers de ville pour procurer une visibilité à ses produits. Sur un ton militant, Naomi Klein dénonce ce qu’elle appelle un «branding des paysages urbains »(Klein 2001 : 62), où même «les autobus, tramways et taxis sont devenus des pubs sur roues ». Malgré la résistance culturelle des « casseurs de pub » contre cette prolifération, le marketing continue à emballer des morceaux de ville de ses signes devenus familiers, récupérant parfois certains messages contestataires à son profit. Ce dialogue à sens unique entre l’offre des marques et les consommateurs met en exergue l’importance du packaging pour faire acheter. Franck Cochoy, dans ses études, s’attache à décrire cette communication médiatisée par les enveloppes des produits. En effet, la rencontre entre l’offre et la demande ne s’effectue que par l’entremise de cette symbolique affichée, et c’est en ce sens qu’il nous incite à glisser d’une conception abstraite de l’économie de marché à une appréhension plus empirique de ce qu’il nomme «l’économie d’emballage »(Cochoy 2002 : 44). Ce paradigme s’avère fructueux pour comprendre la dynamique du packaging à l’oeuvre dans la ville marketing. Ainsi l’hypermarché participe, et constitue même un élément moteur, de cette dynamique en aménageant ses rayons sans imagination en « univers » propres à mettre le client à l’aise, à le fidéliser et à l’impliquer à acheter davantage. « La mise en place des univers consiste à opérer un packaging du magasin et donc à transformer ipso facto l’espace de vente en un véritable produit : avec les univers nous ne consommons plus uniquement les biens mis en vente, mais aussi l’espace commercial luimême » (Cochoy 2005 : 87). La «consommation des lieux » est une tendance lourde comme l’ont relevé plusieurs observateurs des évolutions des formes commerciales, dont René Péron (2004 : 141). L’intégration des loisirs, et en particulier l’installation des multiplexes, par les centres commerciaux vise à faire de ceux-ci de véritables « centres de vie », comme le souligne René-Paul Desse (2001 : 107). Petit à petit, ces pôles, permis par l’automobile et l’étalement résidentiel, que l’on pouvait naguère qualifier de « périphériques », se sont sédimentés et sont devenus des espaces urbains à part entière.

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Baudrillard en 1970 nous avait déjà alerté sur cette prétention du drugstore à devenir une ville entière, débutant son analyse de la société de consommation par la description de Parly II. Décalque des malls, alliant dynamisme commercial et sens de l’esthétique par son «éternelle combinatoire d’ambiances, dans un printemps perpétuel » (Baudrillard 1970 : 22-26), ce modèle de centre commercial est longtemps resté un cas relativement isolé en France. A présent, les «boites » se muent progressivement en parcs d’attraction, processus qu’il convient de resituer dans l’histoire longue de la modernité et des relations entre commerce et distractions, inaugurée par les passages et les grands magasins que W.Benjamin voyait comme autant de fantasmagories (Benjamin 2002). Nous sommes entrés dans une autre société que celle de la bourgeoisie du XIXè siècle ou que la société de masse qui est la toile de fond des premiers ouvrages de Baudrillard. La notion que semble le mieux refléter la complexité, la segmentation et la différentiation de la société contemporaine est celle de style de vie. Elle est, pour David Clarke qui cherche à en déceler la signification, une forme sociale intimement liée à l’évolution de la ville et des modes de vie urbains (Clarke 2003). Irréductible aux caractérisations auxquelles s’emploient les spécialistes en marketing, le style de vie n’en demeure pas moins le principe auquel ceux ci se réfèrent pour concevoir et promouvoir de nombreux espaces urbains : les centres commerciaux organisés en univers, comme nous l’avons vu, mais aussi de nombreux programmes immobiliers promus par les promoteurs. Mais en consommant ces lieux n’est-ce pas l’expérience de la ville, ou plutôt d’une ville qui joue à la ville, que nous consommons ?

La ville comme marque L’esthétique urbaine développée par les marques, les distributeurs et les promoteurs tend à transformer la ville en kaléidoscope d’urbanités packagées. La ville marketing est émiettée, décomposée par des enclaves à consommer. Les territoires urbains ressemblent alors à une juxtaposition de parcs à thème, comme l’envisage Mangin pour le XXIè siècle (Mangin 2004 : 146), et comme Las Vegas nous en fournit le meilleur exemple selon Venturi (1987). Ceux-ci, à l’image des styles de vie, forment des îlots d’expérience à vivre moyennant finance. A l’instar des paquebots de croisière, qui préfigurent peut être la ville de demain selon Bellanger1, ces îlots sont des urbanités mises en abyme. L’impact du tourisme sur les aménagements urbains est très marqué, ces insularités doivent devenir des destinations. Ce procédé de mise en scène touristique, largement utilisé par le marketing pour des magasins de grandes firmes comme Nike, pour des centres commerciaux, pour des musées, gagne aussi les centre-villes. Ceux ci sont massivement réinvestis par les grands groupes à la faveur de plans de revitalisation. Les centre-villes se suburbanisent (Shopping 2001) ce qui les réduit à une fonction de vitrine touristique parmi d’autres. Certes ce sont des vitrines privilégiées : les malls s’en sont inspirés, le décor est quasiment déjà prêt, il suffit de les packager un peu. La piétonisation masque alors mal le touristiquement correct. Comme le montre David Mangin, les rues, ainsi délestées du bruit et des odeurs de la circulation automobile, « reproduisent à ciel ouvert les galeries commerciales, en associant en début et en fin de rue des enseignes locomotives » (Mangin 2004 : 140). Au gré de ces aménagements, le commerce franchisé s’installe, et d’importants secteurs des centre-villes sont destinés à un « tourisme intérieur » (Mangin 2004 : 138). Cependant, en dépit de ces vocations commercialoludiques et touristiques, les cœurs historiques de nos agglomérations ressortent fragilisés par ces mutations qui mettent à mal leur centralité. Les plans de revitalisation de ces espaces urbains apparaissent comme le symptôme d’une vente de la ville aux spécialistes en marketing et aux managers de centre ville. C’est l’avènement de la ville marketing, d’une ville où le marketing s’est insinué à tous les niveaux et où surtout il détient de nombreuses cartes pour gérer l’image globale de la ville : il transfigure les marques en icônes urbaines, mais aussi il imprègne la ville comme instance politique. Les villes sont alors promues comme des marques, tout à la fois mises en mouvement comme l’étymologie du verbe promouvoir l’indique, et mises en promotion comme ces articles que nous pouvons acheter au rabais. « Parce que la ville doit se vendre, les élus sont peu enclins à proposer des projets urbains ou territoriaux, source potentielle de hausse d’impôts, de contentieux et parfois de conflits avec l’électeur. Ils accepteront donc facilement des produits clé en main au centre ville », comme le précise Mangin (2004 : 160). Les édiles les plus hardis se lancent quant à eux dans de vastes projets urbains à grand renfort de communication et d’architectes de renommée mondiale. Ces derniers, s’apparentant beaucoup à des grands couturiers avec leur signature et leurs produits dérivés, confèrent une notoriété à ce type de projet par le prestige de leur griffe, notoriété dont bénéficie la ville par ricochet, et induisent bien souvent un tourisme architectural (Ibelings 2003). « Le marketing semble être une réponse de la ville

1 Urbanisme Tendances 2030, n°334, p.62-65

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aux forces qu’exerce la communication, par ses acteurs et ses discours, sur la ville », affirme Muriel Rosemberg qui distingue le marketing urbain du marketing des villes. En effet, dans le contexte actuel de « société de communication », « la ville ainsi soumise à un discours qui ne procède pas d’elle (auquel nous proposons de réserver l’appellation de marketing urbain) est contrainte à l’adoption de pratiques de marketing, c’est à dire un discours qui revêt la forme contemporaine de la communication » (Rosemberg 2000 : 67). Les « grands événements », tels les J.O. ou le fait d’être temporairement capitale culturelle européenne (Masboungi), concourent également à l’élaboration d’une stratégie de communication par les villes, au développement par les techniques du marketing d’une image de marque susceptible de rendre la ville attractive. Malgré le volontarisme politique de ces projets, le marketing des villes n’occulte-t-il pas la relative incapacité des municipalités à impulser des dynamiques qui parlent d’elles même ? Le recours au marketing n’est-il pas le signe d’un manque d’imagination du politique face aux mutations packagées de nos imaginaires urbains, et à une affiliation nouvelle au territoire que les images du marketing emblèmatiseraient ? Le marketing peut-il venir au secours d’une ville sans qualités ?

Ville et valeur La globalisation de l’économie exacerbe la compétition entre les villes, et celles-ci doivent faire valoir leurs qualités pour attirer les investisseurs. Toutefois cette mise en valeur ne passe pas nécessairement par le marketing, il n’intervient qu’ex post dans le processus de valorisation. L’attractivité des villes ne repose pas fondamentalement sur lui, mais sur la vitalité de l’urbanité qui les animent : la valeur d’une ville provient des qualités de son urbanité. Par exemple, une qualité comme le charme d’une ville est «une valeur sans prix, mais néanmoins réelle et efficace », comme l’évoque Thierry Paquot2. Le marketing ne réussit pas à reproduire de telles qualités. Cependant, si la culture urbaine est source de valeur, cette culture est de plus en plus la proie du marketing qui s’en inspire et la détourne à son profit. « Le marketing devient le principal instrument de l’exploitation du patrimoine culturel. C’est grâce à lui que le minerai brut des significations culturelles potentielles peut être transformé par la créativité artistique en expériences standardisées disponibles sur le marché », s’inquiète Jeremy Rifkin (2000 : 279). La culture urbaine est un fonds sur lequel s’appuient les échanges marchands, une externalité, comme l’expriment les sciences économiques. Pierre Veltz souligne le poids économique des effets d’environnement : « de nombreux économistes se rendent compte aujourd’hui que, si les externalités ont un statut résiduel dans la théorie traditionnelle (tout ce qui échappe au marché), elles sont en réalité omniprésentes dans l’économie réelle. Et elles y jouent un rôle non pas secondaire mais central» (Veltz 2000 : 73). Elles permettent d’interpréter la polarisation croissante des activités économiques dans les métropoles. En effet, dans son analyse de la ville comme phénomène économique, Jean Rémy insiste sur ce pouvoir d’attraction des externalités. « Une des caractéristiques essentielles de la ville pour la vie économique est, à notre avis, le fait qu’elle multiplie les économies externes ne passant pas par des relations de marché » (Rémy 2000 : 209). Le marketing a très bien compris ce processus de valorisation à partir des externalités, et ces dernières sont autant d’opportunités pour substituer ses services payants à ces espaces fertiles de gratuité. La concentration croissante de la vie économique dans les territoires urbains s’accompagne de la tertiarisation des activités. Le passage à la ville post industrielle et post fordiste est marqué par l’explosion du secteur des services, secteur dans lequel le marketing occupe une place déterminante. La fonction économique des villes réside davantage dans la prestation de service que dans la production de biens. Cette évolution met l’accent sur les externalités car paradoxalement «l’économie la plus avancée fonctionne de plus en plus à l’extra économique » (Veltz 2000 : 12). La manière dont la ville nous rend service est incommensurable. La notion de service est ambivalente à cet égard, elle figure tout aussi bien le service gracieux que la servilité. L’étymologie de la prestation nous éclaire à ce propos : du latin praestare « mettre à disposition de », ou encore « faire qu’une qualité soit offerte (à la vue, au service de quelqu’un) ». Comme le précise Benveniste, ces emplois préparent évidemment celui de praestare pecuniam alicui, mettre de l’argent à la disposition de quelqu’un, le lui prêter. Mais on comprend que dans cette acception spécialisée, praestare se soit dit d’abord, et pendant longtemps du prêt sans intérêt : fourniture gracieuse, témoignage de bienveillance, et non opération financière » (Benveniste 1969 : 196). La prestation de service renvoie donc à une économie

2 Urbanisme, Hors série n°24, Les valeurs de la ville, p.57

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-symbolique, ce que laissent entendre des expressions comme prêter serment ou service du culte. Cette économie symbolique, même si elle ne prend plus la forme de prestations totales comme dans les sociétés archaïques étudiées par Marcel Mauss, conserve une certaine cérémonialité. La cérémonialité des échanges urbains ne nous obligent plus à rendre, mais cela ne doit pas nous faire oublier ce que nous recevons gracieusement de la ville. Le risque important que nous fait courir la ville marketing est celui de voir les territoires urbains habités par des clients et des pérégrins (au sens du droit romain), et que cette habitation interdise à la ville la grâce de son hospitalité. Pour demeurer source de valeurs, les aménités urbaines ne doivent pas devenir le produit du marketing.

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Lire La Ville 10, rue Colbert 13001 MARSEILLE tĂŠl : 04 91 91 40 61 fax : 04 95 09 33 02 e.mail : lire.la.ville@free.fr


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