L'Instant Parisien - Volume 1

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L’Instant Parisien

CHRONIQUES DE VIES PARISIENNES / CHRONICLES OF PARISIAN LIFE

VOLUME 1

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Le street artist Jordane Ä‚€ retrouver sur www.linstantparisien.com


Édito

En 2013, nous avons créé le site internet L’Instant Parisien avec le désir de montrer un autre visage de Paris. Dans les arrière-cours ou à l’étage des chambres de bonnes, rive droite, rive gauche, nous poussons les portes des ateliers et des appartements de ceux qui, selon nous, font la vie et la ville à Paris. Ils sont créatifs, artistes, doux rêveurs, artisans... D’horizons très divers, ces Parisiens, qui entreprennent souvent loin des projecteurs, irriguent la capitale de leur enthousiasme et de leur talent. Mises bout à bout, ces chroniques de vies donnent à voir un certain Paris contemporain : poétique, enthousiaste, sensible, bouillonnant d’idées, débrouillard, positif, multi-culturel et créatif. On entend dire que Paris devient une « carte postale », « une ville-musée ». Peut-être, si on se contente d’en arpenter les grands axes. Mais croyez-nous, la beauté et l’énergie se cachent aussi dans les interstices, dans les coulisses. Parce que Paris n’a pas fini de nous surprendre et qu’une revue papier ne suffit pas, nous vous invitons à nous accompagner dans nos pérégrinations urbaines en nous suivant sur le site internet et sur Instagram.

In 2013, we created the website L’Instant Parisien with the desire to illustrate another side of Paris. In backstreets and reconditioned attic spaces, rive droite to rive gauche, we opened doors into the workshops and apartments of those who bring Paris new life. They are the makers, artists, sweet dreamers and entrepreneurs who coolly & steadily fill up Paris with their enthusiasm and talent. Set back to back, these stories give way to a contemporary Paris that is at once poetic, enthusiastic, sensitive, bursting with ideas, resourceful, positive, multicultural and creative. We have often overheard it said that Paris is a museum, or that the city is as perfect as a postcard. Perhaps that’s true from the main streets, yet the Paris we’ve come to know is anything but static. The Parisians who populate this first issue are: Michiko, Maurice, Youssouf, Jacques, Ludovic, Lindsey, Alfi, Dana, Hitomi, Chayet, Tiphaine, Shade, Ondine, Lodia, etc. These are their stories.

Les Parisiens qui peuplent ce premier numéro s’appellent Michiko, Maurice, Youssouf, Jacques, Ludovic, Lindsey, Alfi, Dana, Hitomi, Chayet, Tiphaine, Shade, Ondine, Lodia, etc. Ce sont leurs histoires que nous vous racontons.

L’équipe de L’Instant Parisien

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Paris, un vendredi midi. Jacques Aslanian dit « Jaco » est un homme pressé.

Jaco, 76 ans, range ses outils et salue ses collègues d’atelier. « J’y vais, ma femme m’attend pour déjeuner. » Non, ceci n’est pas le début d’un scénario de film d’anticipation (catastrophe) se déroulant en 2050, dans une France ayant repoussé l’âge de départ à la retraite à 80 ans. Tous les vendredis et un samedi sur deux, ce bottier parisien, soixante-cinq ans de métier sur le c.v., transmet bénévolement et avec plaisir son savoir-faire à une poignée de passionnés regroupés en association. Ce matin-là, ils sont six élèves à taper, découper, perforer sous le regard attentif de Jaco. Et quand ils ne fabriquent pas des chaussures, ses disciples sont architecte d’intérieur, commercial ou ingénieur. Beaucoup viennent ici pour renouer avec le plaisir du travail manuel qui manque à leur métier. Le bruit du marteau se révélerait-il plus apaisant qu’une séance de yoga ou de méditation ? Styliste à la ville, Ana-Bela a un jour poussé la porte de ce petit local qui sent bon le cuir pour « retrouver le temps de prendre son temps », dit-elle. Le besoin d’ouvrir des bulles personnelles déconnectées du stress professionnel est en train de faire son chemin chez beaucoup de salariés. « Dans mon boulot, je suis soumise à des timing très serrés que je dois respecter. Ici, on a à cœur de faire les choses bien et tant pis si ça prend plus de temps que prévu. » La qualité avant toute chose. Sous nos yeux, Jaco Aslanian s’apprête d’ailleurs à pulvériser sans broncher son compteur d’heures sup’ . Le voilà enfin sur le départ. Mais une élève l’intercepte : « Tu peux me montrer comment faire ? » Elle pointe du doigt un pied gauche qui lui donne du fil à retordre. « Mais je ne veux pas te retarder », ajoute-t-elle, dans un élan de culpabilité. Jaco repose ses affaires. « T’en fais pas, ça prendra pas longtemps. » Une heure plus tard, absorbé par sa tâche, il y est encore. « Maison de qualité », écrivait-on jadis avec fierté sur les enseignes. Le crin qui compose le fil de couture est importé directement de New York ! The fiber that constitutes the sewing thread is imported directly from New York!


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Coup de main, coup de pied. An instep, a helping hand.

Quand on est passionné, on ne voit pas l’horloge tourner. S’il ne regarde pas sa montre quand il travaille, c’est parce qu’il a connu beaucoup de bonheur dans son métier, nous confie-t-il en souriant. Voilà une phrase qui interpelle à une époque où nous sommes si nombreux à chercher du sens et de l’épanouissement dans nos parcours professionnels. À 14 ans, c’est une évidence : il sera bottier comme son père. « Passe ton certificat d’études, d’abord ! », exigent ses parents. Il mettra les bouchées doubles pour décrocher son certif’ car « il était hors de question que je passe une année de plus à l’école. » Bottier, ce n’est pas un métier facile. « Et très sincèrement, je n’avais pas spécialement de don pour le travail manuel. » Pourtant dès 1951, le jeune homme sait ce qu’il veut faire de sa vie. À force de travail, d’entraînement et de chaussures décortiquées, on acquiert les compétences et les gestes. « C’est comme ça que j’ai appris mon métier. »

Et après toutes ces années, le plaisir de faire est demeuré intact. « Chaque paire de chaussures est un défi, rien n’est jamais acquis ! » Jaco nous parle de cette émotion qui l’étreint à chaque fois qu’il livre de nouveaux souliers à un client. « J’ai les tripes qui se nouent quand la personne glisse son pied pour la première fois dans la chaussure qu’elle m’a commandée. » Le trac du bottier ? Oui. Et certaines commandes laissent une empreinte plus forte que d’autres. Il se souvient, amusé, de cette styliste qui s’offrait des escarpins dans les tissus de chacune de ses tenues. Ruineux, mais follement chic. Et de cette petite dame de 80 ans chaussant du 32 qu’il aimait tant. « Je taillais des tout petits bouts de bois spécialement pour fabriquer ses formes, j’y passais beaucoup de temps, mais ça me rendait heureux parce qu’elle l’était quand elle enfilait ses chaussures. Pour réussir dans ce métier, il faut être un peu psychologue », conclut monsieur Aslanian. Et aussi aimer les gens, profondément.


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Maison fondée en 1720 ESTABLISHED IN 1720

C’est l’histoire d’une entreprise familiale vieille de trois cents ans. C’est aussi le récit d’une femme, Isabelle, et de son incroyable détermination. En l’an 2000, elle décide de se consacrer corps et âme à la Maison du pastel, alors en voie d’extinction. Elle ignore tout de la fabrication des pastels. Isabelle va apprendre le métier, seule, dans un atelier où rien n’a bougé depuis les années 30. Seize ans plus tard, elle est fidèle au poste et à la tête de la plus belle collection de couleurs qu’un artiste puisse rêver de posséder. Aujourd’hui, le marketing (qui fait feu de tout bois) reprend à son compte des termes emblématiques qui deviennent des slogans ou des mots-valises. C’est problématique. Les mots « artisanat » ou « authenticité » sont galvaudés à force d’être utilisés à tort et à travers. L’authenticité, c’est la sincérité, l’engagement, la prise de risque. Et Isabelle incarne à merveille cette valeur. ** *

This is the story of a three-hundred-years-old family business. It is also the story of a woman, Isabelle, and her awe-inspiring determination. In the year 2000, she left everything to rekindle what was then in danger of extinction, the Maison du pastel. At the time, she did not know the first thing about making pastels. Isabelle would learn everything, alone in an atelier where nothing had changed for 30 years. Sixteen years later, she forges on at the head of the most beautiful collection of colors that any artist might dream of. Today, marketing (a sector that is firing on all cylinders) picks up on expressions and turns them into slogans & portmanteau words. And it’s a problem. The words “artisanal” and “authentic” are two such overused terms. When used without consideration, they lose their force. Authenticity means sincerity, engagement and personal risk taken. Isabelle incarnates these values better than anyone.


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Tout ici rappelle que c’est la patience et l’abnégation qui font la longévité des choses. Notre époque pulsionnelle, excitée par l’immédiateté, peut-elle encore se confronter au temps long, au repli et à la frustration que cela peut engendrer ? L’histoire d’Isabelle nous enseigne que oui.

La vie des autres, quelle histoire ! Chaque rencontre est comme un nouveau livre que nous feuilletons, des pages de vie que nous tournons. Parfois c’est une nouvelle, parfois un premier chapitre accrocheur. Dans le cas d’Isabelle, c’est une saga en plusieurs tomes. De ce genre d’épopée familiale qui traverse les siècles et où il est question de secrets, d’abnégation, de choix cornéliens, de femmes fortes, de coups durs et d’existences vouées à perpétuer l’impressionnante devise « Maison Roché, fondée en 1720 ». Chez les Roché, on fabrique des pastels de père en fils, et en filles, en ligne directe ou indirecte. Au pas de course ou à bout de souffle, le relais passe. Une longévité incroyable pour la plus ancienne maison de pastels du monde. 1720, Louis XIV est mort il y a seulement cinq ans... On ne s’approche pas d’un monument historique sans quelques recommandations. Les portes de l’atelier nous seront ouvertes mais le lieu devra demeurer secret. Nous ne sommes pas si loin de Paris. Il fait beau, un chat rêvasse dans le soleil automnal. Nous poussons le portail de bois de ce qui ressemble à un ancien corps de ferme. Isabelle, l’actuelle héroïne de la saga, entre en scène. Les choses se présentent bien. Ce sera une rencontre magique.


Les vieux livres sur des rayonnages poussiéreux, les poudres dans des flacons, les fenêtres au verre épais évoquent irrésistiblement l’atmosphère d’un monastère. Old books on dusty shelves, Powder in vials & thick-glassed windows that irresistibly invoke the atmosphere of a monastery.

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Sur les pavés, la page LOST ON THE PAVEMENT

Un soir, Ludovic a croisé Victor Hugo, trempé jusqu’aux os, rue Jean-Pierre Timbaud. Une autre fois, c’était Boris Vian, errant comme une âme en peine rue de Belfort. Cet ange gardien de la littérature recueille chez lui les livres lâchement abandonnés par leur propriétaire sur le bitume parisien. Ramasseur compulsif ? Non, vous n’y êtes pas. Ludovic est à la tête d’une bibliothèque clandestine. Notre rencontre avec ce passeur de littératures, nous a interrogés sur la place que nous accordons, ou que nous n’accordons plus, à nos livres. Quels livres jette-t-on, comment s’en sépare-t-on, et pourquoi le fait-on ? A contrario, pourquoi n’arrivons-nous pas à nous en débarrasser ? Au fond, un livre ce n’est que du papier et un peu d’encre. Sauf que dans les faits, c’est un peu plus compliqué que ça. ** *

One night in Paris, Ludovic crossed paths with Victor Hugo. He lay soaked to the core on the rue Jean-Pierre Timbaud. Another time it was Boris Vian, wandering like a lost soul on the rue de Belfort. This guardian angel embraces and gives shelter to carelessly abandoned books that he finds on the Parisian asphalt, left by their owners. Is he a compulsive collector? No, that’s not quite it. This man manages his own underground library. Our meeting with this literary marauder led us to ponder deeply on the place we give, or don’t give to books in our lives. What books do we discard of, how do we do it, and why? Or, why can we not get rid of them? At its most basic, a book is no more than paper and ink, right? In reality they are far more complex than that.


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Des esseulés retrouvent une famille. A family for the lonesome.

Certains ont l’abandon facile. D’autres ne peuvent pas se résoudre à la séparation, quel que soit l’ouvrage. Que ceux qui ont conservé chez eux des manuels de Word 97 se dénoncent !

Et vous, avez-vous déjà abandonné un livre ? Sur un coin de trottoir, au pied d’un arbre, au fond d’une poubelle... Si tel est le cas, sachez qu’il coule peutêtre des jours heureux sur les étagères de la bibliothèque de Ludovic. Dans la vie, ce Parisien écrit, réalise des documentaires et aime collecter dans les rues parisiennes les laissés-pour-compte de la littérature. C’est pour parler de cette intrigante activité que nous le rencontrons. A-t-il un genre littéraire de prédilection ? Non, tous les livres l’intéressent, sans distinction. Du polar de gare à l’essai philosophique, des grands classiques aux petits romans inconnus au bataillon, en passant par les biographies d’anciennes vedettes du petit écran et les manuels scolaires. Ludovic est un collectionneur éclectique. Dans sa bibliothèque, un Yourcenar côtoie donc sans broncher Question de poids signé Demis Roussos, Jacques Chirac est collé-serré avec Lolita de Nabokov tandis que Victor Hugo, pas bégueule, tutoie Oui-Oui, chauffeur de taxi. Peu importe la valeur artistique de l’œuvre, il poursuit la mission qu’il s’est fixée : sauver les livres abandonnés par leurs propriétaires.


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La (vraie) campagne Ă  Paris THE (REAL) PARISIAN COUNTRYSIDE

Il était une fois, dans le 18e arrondissement, une parcelle laissée en friche par les aléas de l’histoire. Dame Nature en profita pour y faire pousser une petite forêt. Les habitants lui donnèrent alors un nom : le bois Dormoy. Le conte de fées s’arrête là. Cet îlot de verdure est aujourd’hui menacé de destruction. Devant l’inexorable disparition du Paris du siècle dernier, la démolition des petites boutiques, des cinémas de quartier, la transformation des usines et des ateliers d’artistes en lofts ou en sièges sociaux de start-up, devant tout ce gâchis patrimonial, ne serait-il pas temps de se poser la question de l’importance de sauver ce qui reste du Paris modeste. Une capitale n’a-t-elle pas intérêt, en terme d’image et de notoriété, à laisser vivre en son sein des anomalies et des poches de résistance ? À condition de le protéger durablement, ce bois sauvage pourrait bien faire rêver les gens de Brooklyn ou de Berlin, pour changer ! ** *

Once upon a time, in Paris’ 18th arrondissement, there was a strip of earth left to waste, forgotten by time. Mother Nature came here to rest, and she grew a small forest. The neighboring inhabitants would name it “Le bois Dormoy.” The fairytale stops here. This inlet of verdure is now in risk of being destroyed. Facing the remarkable disappearance of last century Paris – the demolition of small boutiques, neighborhood movie theaters, the transformation of factories and artist workshops into lofts and startup headquarters... Facing all of this patrimonial erasure, is now not the moment to consider how meaningful these fragments of the more discrete Paris are to the city? Does a world capital not deserve to have its historical anomalies and monuments alike? By protecting it sustainably, this little wood could become an attraction to visitors from places like Brooklyn and Berlin, for a change!


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L’appel de la forêt

The Forest’s Call Que faut-il à la nature pour reprendre la main sur la ville ? Ce n’est pas très compliqué. Prenez pour commencer une ancienne fabrique datant de l’entredeux-guerres. Rasez-la. Puis, dessinez un projet immobilier. Attendez que le promoteur fasse faillite. Agrémentez ensuite l’affaire d’une longue bataille juridique entre avocats. Enfin, laissez pourrir la situation. Dans les années 90, sur ce petit morceau de Paris devait pousser un immeuble de six étages. Deux décennies plus tard, ce sont saules blancs, érables et peupliers d’Italie qui grattent le ciel. L’histoire de cette friche aurait pu connaître un dénouement en béton armé. Mais c’était sans compter sur une poignée de résistants, tous convaincus que la nature a le droit de cité sur le bitume parisien. En 2008, ce terrain est en sommeil, dissimulé derrière le rempart d’une palissade. Seuls quelques rares curieux savent qu’à l’abri des regards et des pelleteuses, la nature a fait son œuvre en créant un... petit bois. 1 800 m2 sont retournés à l’état sauvage. L’espace, unique dans sa biodiversité, servait de dépotoir. Dommage ?

What has to happen for nature to take back the city? It is not too complicated. To start, find an old 1930’s factory and raze it to the ground. Draw plans for a real estate project. The developer should then claim bankruptcy. Tack on a lengthy legal battle. Lastly, let the situation deteriorate. In the 1990s, a six story building was meant to be built on this small 18th arrondissement plot. Two decades later, the only skyscrapers here are white willows, maple trees and Italian poplars. This wasteland’s story could easily have met a reinforced concrete conclusion if were it not for a handful of motivated opponents, all convinced that nature has as much right to the patch of asphalt as any person. In 2008, this land lay dormant, hidden behind a screening wall. Only a few curious explorers knew that, sheltered from wandering eyes and excavators, nature had expressed itself by creating a miniature forest. 1,800 square meters returned to the wild. The space, unique in its biodiversity, served as a dump. Is that not a shame?


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DANA

Il me fallait une ville où la mode soit vraiment importante. Paris par un après-midi de novembre. Il fait un peu gris, pas encore froid. Dana s’apprête à expédier en Colissimo une pieuvre sur la côte californienne, une baleine en Suède et une sardine géante quelque part dans le sud de la France. Dana n’est pas taxidermiste, elle n’empaille pas les poissons ou les cétacés, elle rembourre des peluches. Toute seule dans son petit chez elle au centre de Paris, cette ancienne styliste a fait émerger, sur le web, une drôle de tribu baptisée « Big Stuffed ». Il a suffi qu’elle poste une photo d’un Enteroctopus Dofleini fait main (le nom savant de la pieuvre géante du Pacifique) pour qu’en quelques mois une vague de commandes afflue des cinq continents. Une vraie déferlante. Qu’ont-elles en plus ces créatures des mers ? Une pointe de mélancolie qui appelle à la tendresse, un supplément d’âme à revendre.


Minimalisme et élégance. Minimalism and elegance.

Lancé il y a deux ans, le projet Big Stuffed est le résultat d’un immense... ras-le-bol. Celui que ressent alors Dana vis-à-vis du milieu de la mode dans lequel elle barbote. « Après mes études de stylisme à Tel Aviv, je me suis dit : où est-ce que je peux exercer mon métier ? Il me fallait une ville où la mode soit vraiment importante. » Ce sera Paris. Pendant les années qui suivent son installation, elle passe par les ateliers de Lanvin et de Giambattista Valli. Son verdict est moins glamour que ce qu’on pourrait naïvement penser. « Fashion is boring », tranche Dana, de sa voix douce. Pas assez de simplicité, trop de discussions incessantes, des cadences infernales qui mènent à une réelle perte de sens et étouffent ce pour quoi elle adorait son métier : la créativité. « J’ai aimé travailler dans ces maisons, pour des grands noms de la mode, mais je n’y peux rien, je m’ennuyais. »

Que faire ? Pas de panique, le destin se charge de tout. Tandis qu’elle se pose beaucoup de questions sur son avenir, sa nièce s’apprête à venir au monde sur les rives de la Méditerranée. Dana sort sa machine à coudre pour lui confectionner un cadeau de naissance original. Sa première pieuvre prend vie. Le jour de l’accouchement, Dana s’envole pour Israël avec « Octi » (c’est son petit nom) sous le bras. Ce sera son ange-gardien. La belle aventure Big Stuffed est donc symboliquement née en même temps que ce bébé.

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Audric

LE MIEL DE PARIS

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Un apiculteur heureux A BEEKEEPER IN THE CLOUDS

À Paris, il y a des fantasmes collectifs qui forment une sorte d’utopie rassembleuse. Comme cette idée que la ville deviendrait plus douce au fur et à mesure que l’on monte dans les étages. Bien sûr, on a vite tendance à exagérer les vertus de la verticalité. Une terrasse mouchoir de poche garnie de deux plants de tomates et c’est la campagne à Paris ! Au panthéon des rêves parisiens, les toits de Paname occupent une place de choix. Ne soyons pas de mauvaise foi, une vue dégagée sur les cheminées et le zinc des gouttières, c’est un Everest qui domine la chaîne des désirs parisiens. Récolter son miel au sommet des plus beaux bâtiments historiques et faire dormir ses tonneaux d’hydromel dans les catacombes, est-ce encore du domaine du fantasme ou entre-t-on dans un monde parallèle ? En tout cas, c’est la vie d’Audric. Sous son canotier, Audric, l’apiculteur urbain, impose son style. Nous l’avons suivi dans les douves des Invalides, sur les toits de l’École militaire. Là-haut, les abeilles citadines font leur miel avec « vue tour Eiffel » . ** *

In Paris, there exist collective fantasies that grow into common coulter, and eventually are considered all-embracing utopias. One of these notions is that the city becomes sweeter with each floor ascended. Of course, it is easy to exaggerate the virtues of verticality. A sliver of terrace harboring two tomato plants is considered the countryside in Paris! At the pinnacle of the Parisian dream pyramid are the rooftops of Paname (a nickname for the city of light). Avoiding all hypocrisy, a clear view of the chimneys and zinc ducts is the Everest of life in Paris. So when we think of harvesting honey at the summit of Paname’s beautiful historical buildings while storing tons of mead in its catacombs, we are not sure whether we’re talking about fantasy or an alternate universe. Regardless, it is Audric’s life. Under his merry Parisian boater, Audric, urban beekeeper, has a style all his own. We followed him through the moats of the Invalides, and the rooftops of the École Militaire. Up there near the clouds, the metropolitan bees make honey with a view of the Eiffel Tower.


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Six ruches dans les douves. Six beehives along the moat.

Une très grande clé qui ouvre une grille étroite. Derrière cette grille, nous attend un monde merveilleux, verdoyant et bourdonnant. L’histoire commence dans le jardin des Invalides, et cette histoire a des airs d’Alice au pays des merveilles. Notre passe-muraille du jour s’appelle Audric. Son quotidien ? Se glisser dans les interstices de Paris, s’installer dans les coulisses de la ville, insoupçonnables et invisibles aux yeux des non initiés. Bref, vivre à notre place un rêve éveillé. C’est là, dans les recoins secrets de la capitale, que ce jeune apiculteur urbain cache ses ruches et ses abeilles. Là où ses « filles », comme il les surnomme, pourront butiner à leur aise, loin de l’agitation. Pour passer de la version des Invalides fourmillante de touristes à celle silencieuse et bucolique, il suffit donc d’une clé. Audric farfouille un moment dans ses nombreux trousseaux. « J’ai toujours beaucoup de clés sur moi, je m’y perds à force. »

Ces clés en pagaille ouvrent d’autres lieux parisiens improbables dont Audric nous parlera plus tard comme on énumère des faits d’armes, ou des prises de guerre effectuées au nez et à la barbe de ses collègues apiculteurs. La grille est ouverte. Le soleil est au zénith, il fait chaud, il n’y a pas un souffle d’air. Une volée de marches et nous voilà dans les douves herbeuses encerclant les Invalides. Un lapin surgit de sous l’ombre des ruches. Il nous voit, il s’affole, bloque sa course, prêt à quitter la scène d’un ou deux bonds. Audric s’écrie : « Vite ! Sors l’appareil, je n’arrive jamais à les prendre en photo, j’aimerais bien les poster sur ma page Facebook. » Une famille de lapins crèche ici à l’année. C’est inattendu. Mais avec Audric tout est inattendu.


AUDRIC

Une famille de lapins vit sous mes ruches. A family of rabbits lives under my beehives.

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