L'instant parisien volume 2 extrait

Page 1

L’Instant Parisien

CHRONIQUES DE VIES PARISIENNES // CHRONICLES OF PARISIAN LIFE

VOLUME 2

..................... 3


..................... 8

À deux, pour la vie TOGETHER, FOREVER

Ces deux silhouettes rousses vous sont étrangement familières ? De deux choses l’une. Soit vous êtes incollable en « Amélie Poulain » et vous vous souvenez que Mady et Monette Malroux apparaissent fugacement dans une séquence du film tournée devant l’épicerie de l’abominable monsieur Collignon à Montmartre. Soit vous habitez dans le 11e arrondissement, côté Charonne, et croisez régulièrement les jumelles à la boulangerie, chez la fleuriste ou à la supérette. Nous avons partagé deux heures délicieuses. Si au prochain bac philo, le sujet pose la question de ce que peut être une vie réussie, cette rencontre nous apporte un début de réponse : jouer sa propre partition, en solo ou en duo, mais en restant drôle. L’humour est la clé, la fantaisie un passe-partout. ** *

Do these two redheaded silhouettes seem strangely familiar? Either you know the movie “Amelie” by heart and you remember that Mady and Monette Malroux appeared fleetingly in an excerpt filmed in front of the épicerie of the abominable Mr. Collignon in Montmartre. Or you live in the 11th arrondissement, near Charonne, and come across the twins regularly at the baker's, the florist or the supermarket. We shared two delicious hours together. If the next philosophy baccalaureate subject addresses what a successful life might be, this meeting brought us the foundations of an answer: play to your own tune, whether solo or as a duo, but always be funny. Humor is essential, and fantasy is a master key.


..................... 9


..................... 10

Dans leur sillage, les Parisiens ralentissent, les sourires fleurissent, la ville se réenchante en douceur. Mady et Monette comme ambassadrices d’un Paris joyeux et fantaisiste ? Certainement ! In their wake, Parisians slow down, smiles bloom, and the city slowly becomes enchanted. Mady and Monette, ambassadors of a joyful, whimsical Paris? Absolutely!

Nous les avons découvertes grâce au travail de la photographe Maja Daniels qui les a d’abord observées en silence. De loin, anonymement, comme on se reconnaît, sans se parler, entre gens du même quartier. Les années passèrent en toute discrétion. Puis, un dimanche matin de 2010, Maja ose enfin aborder mademoiselle Malroux M. et mademoiselle Malroux M. De leur rencontre naîtra une fascinante série de portraits en duo qui fera le tour du Web, et leur vaudra un article dans le New York Magazine. À notre tour, nous leur avons écrit. Parce qu’à nos yeux, elles appartiennent à une catégorie bien particulière de Parisien(ne)s : les excentriques romanesques. On reproche souvent à la ville un certain conformisme vestimentaire. Pourtant, Paris reste un terreau fertile — et ça ne date pas d’hier — pour les personnalités atypiques, créatives, libres. Un rendez-vous fut décidé, un programme envisagé. Nous passerions un après-midi à flâner à leurs côtés dans leur quartier chéri du 11e arrondissement et nous partagerions adresses et petits instants de rêverie. Un programme enchanteur vite accepté !


Autrefois danseuses, aujourd’hui comédiennes et modèles, elles ont voyagé pour leur travail, vingt ans durant, de capitale en capitale. Alors ? L’herbe est-elle plus verte derrière la ligne d’horizon ? Elles sont catégoriques et aussi convaincues que Lizzie (à découvrir en p. 175). « Paris est une ville exceptionnelle et ce n’est pas du chauvinisme ! Elle est composée de petits villages, on peut passer d’une ambiance à une autre juste en changeant de rue. » Leur épicentre personnel gravite donc autour de la rue Faidherbe où elles vivent. Marcher en leur compagnie est une expérience humaine qui en dit long sur le regard (que signifie regarder quelqu’un ?), le vis-à-vis, l’altérité, la curiosité. Cette gémellité saisissante laisse rarement les passants indifférents. Nous déambulons, la scène ne cesse de se répéter : les piétons ralentissent puis se figent brièvement. Illusion d’optique ou réalité ? Passée la stupeur, les visages s’illuminent et les compliments fusent. « Quel chic ! », « Ne changez rien, vous êtes parfaites. » L’unanimité s’organise autour de l’idée que, décidément, ça fait du bien de voir un

peu de couleurs dans la rue ! Les plus téméraires sollicitent une photo-souvenir. Pendant que les « tout seul » tentent de se distinguer en jouant vaille que vaille la carte de la différence, les jumeaux se différencient sans se distinguer. À deux, nous sommes singulières, semblent-elles nous dire. Quel paradoxe ! Écartons d’emblée une fausse piste : non, leur mimétisme n’est pas une pose, ni un je(u). Ou alors, tout est jeu. Les sœurs forment une paire parfaitement harmonieuse, naturellement harmonieuse. Quand Mady commence une phrase, Monette lui apporte son point final, et inversement. Sur les trottoirs et les passages piétons, leurs mouvements sont synchronisés. Naturellement synchronisés. Mady et Monette sont à la ville comme à la scène, exigeantes, précises. Elles sont elle(s)même(s). En phase avec leur vision et leur rapport au monde. N’est-ce pas cela, l’élégance ultime ?

..................... 11


..................... 30

Il faut trois fois rien pour bâtir un rêve. Un cutter (le même depuis le début), de la colle, des enduits, de la peinture et du carton à foison. Du carton de récupération, trouvé au hasard de ses pérégrinations et de ses courses au supermarché, quand ce ne sont pas les voisins du village qui apportent leurs pierres à l’édifice. Pourquoi le carton ? À cette question, Jean-Marc répond franchement et sans tabou : « Par manque de moyens, par pauvreté. » L’architecture de Paris le fascine tout autant que les emballages de récup’. « C’est magique de se dire que ce matériau est disponible tout de suite, gratuitement et à profusion. Je crois aussi que c’est dû à mon amour pour les cubistes. Avec un bout de carton, Picasso faisait des merveilles. Quand j’ai découvert ça, gamin, ça m’a émerveillé. » Les cheminées de ses toits parisiens ? « Ce sont des bouts de carton souple que je découpe dans mes paquets de pâtes et que je roule. » Et cette façade qui semble avoir été patinée par le temps ? « Un emballage qui vient de l’épicerie bio à côté de chez moi. Il est rigide, juste ce qu’il faut. » Jean-Marc évoque son enfance, quand son père, artiste contrarié, prenait des cours d’arts appliqués par correspondance. « Ça s’appelait la Famous Artist School et c’était américain. Je n’en perdais pas une miette. Il y avait des sommités de l’illustration des années 50 parmi les profs, comme Norman Rockwell. » Tout a peut-être commencé après un exercice consistant à reproduire en carton le phare d’un tableau d’Edward Hopper pour étudier les jeux de lumière. Le petit Jean-Marc en reste bouche bée. « Je ne l’ai pas formalisé sur le moment, j’étais trop jeune, mais je crois qu’inconsciemment, j’ai compris ce jour-là que je pouvais me construire un monde juste avec des feuilles bristol et du carton. » La passion devient hobbie puis métier. C’est au Québec, où il a longtemps vécu, qu’il modélise pour le plaisir une maison typique de La Belle Province. En carton, bien construite, réaliste et joliment peinte. Son entourage, épaté, lui conseille de les vendre sur le marché aux Puces de Montréal. « Le jour J, il faisait un vent terrible, mes maisons menaçaient de s’envoler. Il ne manquait plus que la pluie. Je n’ai pas gagné un seul dollar. Une foirade totale ! » Et puis une inconnue surgit sur son stand. « Ma bonne fée ! J’appelle comme ça ces gens qui passent dans votre vie sans crier gare et créent un déclic. » Elle le pousse à s’inscrire au salon des métiers d’art de Montréal. Un conseil en or qui lance sa carrière canadienne. « Soudain, je gagnais ma vie en fabriquant des maisonnettes et des phares. Un rêve de gosse ! »

Pendant des années, Jean-Marc découpe, ponce, colle, peint des centaines de façades proprettes. « J’avalais de la poussière de carton à longueur de journée, mais je m’en fichais, je trouvais ça beau de faire naître une maison sur un bout de table de cuisine. » Il finit par louer un atelier. « Mais après quelques années, ça devenait l’usine, j’ai ressenti un vrai écœurement. » Il lâche tout, passe un CAP de pâtisserie, se fait embaucher par Fauchon. Le revoilà au pays des toitures bleutées et des vues tour Eiffel. Parce qu’une amie lui a prêté son appartement pour quelques mois près de la petite ceinture. Parce que depuis sa fenêtre, une cheminée de traviole lui a tapé dans l’œil. « À cause de tout ça, l’envie de ressortir mon cutter et une pile de cartons est revenue. » Quelques années lui seront cependant nécessaires pour réapprivoiser la matière et changer son style. Colorés au Canada, ses édifices parisiens se dénudent peu à peu, laissant apparaître le matériau sans fard, riche de ses écorchures, de ses entailles et cannelures à vif, qui témoignent de vies antérieures. « À Montréal, j’essayais de masquer la pauvreté du matériau. Je n’assumais pas vraiment de me servir d’une matière première destinée à la poubelle. Aujourd’hui, c’est tout le contraire. » Installé dans la petite ville de Melle, Jean-Marc se consacre à nouveau à ses rêves de bâtisseur et aux chimères cartonnées. Préférant travailler sur papier plutôt que sur écran, il peint à l’aquarelle des portes, des mansardes, des encadrements de fenêtres, et toutes ces gouttières, pignons et balcons tarabiscotés qui singularisent Paris. Ses classeurs débordent. Ce passage par la peinture est peut-être aussi un moyen d’extraire le bâti de sa réalité, de le faire passer de l’architecture à l’interprétation artistique. Ainsi, les maquettes ne s’inspirent pas directement des photos du vrai Paris, mais de ce Paris dessiné par Jean-Marc. Justement, que reste-t-il dans sa tête du vrai Paris ? « Bien sûr, Paris n’est plus l’endroit où je vis mais je considère la ville comme une amie pour la vie. Dès que je la retrouve, je l’aime tout entière, avec ses imperfections et ses trottoirs crottés ! Le lien ne se cassera jamais parce que son âme m’inspire toujours autant, malgré la distance Mais avec mes maisons en carton, je n’ai plus tellement besoin de l’avoir sous les yeux, même si l’on dit qu’il est plus facile de faire sortir un Parisien de Paris que Paris d’un Parisien ! » www.paris-miniature.net


..................... 31


..................... 36

Yanidel

Vous ne regarderez plus jamais les photographes de rue du même œil, car rien ne dit que le prochain ne soit pas le malicieux Yanidel, de passage en ville avec son fidèle Leica. Photographe talentueux, assurément, mais le garçon s’inscrit aussi sur la liste de ces « metteurs en scène » dont la ville a régulièrement besoin pour rappeller, qu’avant toute chose, Paris est une pièce de théâtre. Paris, c’est La Comédie humaine ! You will never look at street photography in the same way when you realize that you could be the next subject of our artful Yanidel, passing through the city with his faithful Leica. A talented photographer, without a doubt, the young man is also referenced as one of the “scenographic directors” that the city regularly solicits to remind us that Paris, first and foremost, is like a play. Not just any play, Paris is The Human Comedy!

PHOTOS : YANIDEL

Tu vis désormais loin de Paris, en Argentine. En quoi est-ce différent de photographier la rue parisienne ? Paris est la somme d’attributs qui n’existent nulle part ailleurs. D’un côté, son architecture, sa lumière (la pierre de taille des immeubles servant de réflecteurs toute la journée) et sa grande variété de quartiers en font un extraordinaire terrain de chasse pour la photo. Ensuite, les Parisiens (et les touristes) passent une grande partie de leur journée dans la rue, que ce soit dans les transports publics, sur les terrasses ou à flâner. Ce n’est pas forcément le cas dans tous les pays où les centres-villes sont souvent déserts à certaines heures. Finalement, la mode, le glamour et le statut de « ville romantique » que l’on prête à Paris permettent souvent de réaliser des photos avec une composante esthétique et émotionnelle unique. Chaque année, je passe une semaine à Paris, rien que pour la photographier.

Quels sont tes sujets de prédilection ? En général, je suis attiré par les scènes de rue qui dégagent un certain lyrisme et un parfum de mystère. J’apprécie également les scènes humoristiques. De même, je prends souvent des photos dont le seul but est de jouer avec la couleur, sans chercher à tout prix à ce que la photo raconte une histoire.

You currently live far away from Paris, in Argentina. Is street photography different in Paris than elsewhere in the world? Yes. Paris presents a sum of attributes that do not exist elsewhere. On one hand, its architecture, its light (the sandstone buildings are reflectors) and its variety of neighborhoods make an extraordinary terrain for hunting pictures. Also, Parisians (and tourists) spend a lot of their time in the street, whether it be on public transportation, terraces or just walking around. That is not necessarily the case in all countries, where the cities are often deserted at certain times of the day. Finally, fashion, glamour and Paris’ “city of romance” status allow for creating photos with unique emotional and aesthetic compositions. Each year, I spend one week in Paris just to take photographs.

What are your favorite subjects? In general, I’m attracted by street scenes that emit lyricism and an impression of mystery. I also appreciate humoristic scenes. Other times, I’ll take photos with the sole objective of playing with color, without necessarily needing the photo to tell a story.


 Devant le Louvre, des scouts cherchent la sortie du labyrinthe. In front of the Louvre, Scouts learn how to find their way out of the labyrinth. Š Yanidel

..................... 37


..................... 38

En France, avec le droit à l’image, il est relativement compliqué d’exercer la photographie de rue. Quel est ton avis sur la question et comment t’en accommodes-tu ? En effet, la loi dans son interprétation la plus stricte n’est pas très favorable à la photographie de rue. Cependant, les chances de se retrouver poursuivi en justice et de perdre un procès avec des conséquences financières sont minimes. Donc, je ne m’en préoccupe pas et je me laisse guider par le principe de respect de la « dignité humaine ». Tant qu’une photo n’y porte pas atteinte, je prends le parti de la publier, avec ou sans l’autorisation du sujet. La jurisprudence française a d’ailleurs évolué un peu dans ce sens ces dernières années, ce qui est positif car nous contribuons, à mon avis, à documenter l’histoire humaine.

Quels appareils utilises-tu ? As-tu un objectif préféré ? J’utilise principalement un Leica M9 avec un 35 mm. J’emporte souvent aussi un 50 mm ou un 75 mm pour les scènes nécessitant un peu plus de compression. En Argentine, je me sers essentiellement d’un petit compact, le Leica X1 avec viseur optique externe, avant tout pour des raisons de sécurité. J’apprécie beaucoup la simplicité des Leica et le fait qu’ils soient complètement manuels. Si je rate la photo techniquement, je ne peux m’en prendre qu’à moi-même. Certes, il faut un certain temps pour bien maîtriser l’exposition et la mise au point manuelle d’un télémètre. Cependant, une fois dominé, c’est l’outil le plus rapide pour prendre furtivement des photos de rue.

Quels sont tes lieux favoris pour prendre des photos à Paris ? Les bords de Seine et le triangle Opéra-ConcordePalais-Royal sont les endroits que j’apprécie le plus. Ils sont perpétuellement animés et les décors sont merveilleux. Cependant, et c’est le point fort de Paris, il se passe toujours quelque chose, où que l’on se trouve. D’ailleurs, j’ai appris avec les années que les meilleures scènes surgissent souvent là où on les attend le moins.

In France, with image reproduction laws, it is relatively complicated to be a street photographer. What do you think about that and how does it affect you? It’s true that the law in its strictest interpretation is not very favorable toward street photography. Nevertheless, the chances of being prosecuted and subjected to serious financial consequences are minimal. As such, I don’t get too preoccupied with it. I am guided by the principle of respecting “human dignity.” So long as a photo does not violate someone’s privacy, I publish it with or without the subject’s authorization. French jurisprudence has evolved in the last few years because, in my opinion, we are contributing to the documentation of human history.

Which cameras do you use? Is there a lens you prefer? Primarily, I use a Leica M9 with a 35mm lens. I often bring a 50mm or 75mm for scenes that require more compression. In Argentina, I generally use a smaller compact – the Leica X1 with an external optical visor. That has a lot to do with security. I very much appreciate the simplicity of Leicas and the fact that they are completely manual. If I miss a photo technically, I can only be mad at myself. Of course, it takes some time to get a good handle on the exposure and regulating the rangefinder. However, once mastered, it’s the most efficient tool for taking stealthy street pictures.

What are your favorite places for taking photos in Paris? The banks of the Seine and the Opéra-ConcordePalais-Royal triangle are the places I appreciate the most. They are full of action and the scenery is marvelous. Nonetheless, one of Paris’ strongest points is that there is always something happening no matter where you are. I learned over the years that the best scenes emerge where we least expect them.


« Rouler dans une belle voiture à travers Saint-Germain-des-Prés avec une vue dégagée sur Paris. Que demander de plus ? A cruise in Saint-Germain in the most beautiful car with an open view on Paris. What else? © Yanidel

La photo de rue, c’est de l’ethnographie qui ne dit pas encore son nom. Pour l’histoire, avec un grand H, il faut se laisser photographier. Et il faut beaucoup aimer les gens que l’on photographie. Alors, on peut espérer quelques moments de grâce. Street photography is ethnography without the title. To go down in History with a capital H, you have to let people photograph you. And you also need to like the people you photograph. In that case, we can all hope for a few moments of grace.

..................... 39


..................... 52

Henri Matisse a reçu une ravissante couronne de fleurs fraîches. Je défais ma natte et pose avec la couronne. Le fusain est beau, et je dis à mon patron combien j’aimerais avoir un pareil dessin. Il ne répond pas, m’explique comment on met un dessin fragile dans le carton à dessin (...) Me voici partie à Nice pour le faire fixer. Jeune et bête, quelle idée m’a prise de vouloir y aller à vélo... Je ne sais pas comment le carton s’est pris dans les roues et le fusain s’est écrasé (...) honteuse, je suis venue avouer mon méfait au patron... — C’est bien dommage, dit Matisse, c’était votre dessin. « Petite main chez Henri Matisse » - Gallimard Jeunesse Terrible punition ! Henri Matisse received a ravishing crown of fresh flowers. I undid my braids and posed with it. His charcoal sketch was lovely, and I told le patron how much I would love to have a drawing just like it. He didn’t respond, rather he explained how to securely place a fragile picture in his portfolio. There I was having just moved to Nice to serve him. I had the great idea of taking the portfolio back by bicycle... I was young and stupid. I still don’t know how, but the portfolio got caught in the wheel and the sketch was crushed. Ashamed, I went to admit my misdemeanor to le patron.

— That’s a pity, said Matisse, it was yours. There was no greater punishment!

Jacqueline, conteuse née, retrace, comme si c’était hier, le quotidien dans l’atelier du maître. « Matisse m’a tout de suite mise dans le bain. Il avait besoin que je peigne des grands papiers gouachés pour son projet de vitraux et de céramiques dans la chapelle du Rosaire à Vence. J’étais par terre, à quatre pattes tandis qu’il surveillait les mélanges de couleurs. C’était du boulot de préparer les rouges, les verts, les bleus. Il avait un œil sur tout. Avec une brosse, je devais effectuer plusieurs passages croisés très rapides sur les papiers pour que le rendu soit vraiment bien lisse et ce n’était pas évident parce que la gouache séchait très vite. » Sa journée terminée, Jacqueline, l’autodidacte, dont le rêve est de gagner sa vie avec ses propres dessins, a le droit d’exercer son trait. « Matisse m’a encouragée, il m’a donné confiance en me faisant travailler le dessin. J’avais pris quelques cours aux Beaux-Arts de Paris à 12 ans mais avec la guerre, je n’avais pas pu continuer. Le patron me faisait dessiner des casseroles, des passoires. Il me disait toujours "Il faut que ça tourne !" Il avait bien raison, parce que c’est très important que le dessin bouge dans la feuille, qu’il y ait du volume et de ne pas se contenter juste de petits machins plats. » Il lui aura donc suffi d’une petite lettre pour s’ouvrir les portes de l’atelier de Matisse. Certes, il n’y a pas de recette toute prête dans la vie pour arriver à son but, mais à écouter Jacqueline, quatre ingrédients paraissent indispensables : le talent, la sincérité, l’opiniâtreté et le culot. « Mais le culot sans travail, ça ne sert à rien ! »

Jacqueline, a natural storyteller, retraced day-today life in the master’s studio as if it were yesterday. “Matisse threw me into the motions right away. He needed me to paint big gouache papers for his stained-glass windows and ceramic projects in the Rosaire à Vence chapel. I worked on all fours while he surveyed my color mixes. It was not easy to prep his reds, greens and blues while he closely watched. I had to pass my brush quickly across the papers so the effect was smooth. Gouache is fast drying, so this was hard work.” Jacqueline was a self-taught and her dream was to draw and paint professionally. Once her work day was complete, she had the right to practice her technique. “Matisse encouraged me and gave me confidence while I worked on my drawings. When I was 12, I took classes at the Beaux-Arts in Paris, but with the onset of the war I couldn’t continue. Le patron had me draw pots and pans (laughs). He always said “Il faut que ça tourne !” (It needs to move!). He was right because it’s very important that a drawing moves on its paper, that we experience volume rather than just flat little things.” Just one little letter opened up the doors to Matisse’s home. Indeed, there is no exact recipe in life for achieving one’s goals, but in listening to Jacqueline, four ingredients seem vital: talent, sincerity, tenacity and brass. “But brass without work ethic is worthless!”


..................... 53


..................... 74


Dans l'atelier. In the studio.

..................... 75


..................... 94

La Cité internationale des arts de Montmartre Toute proportion gardée, Paris est une petite ville. Contrainte par son périphérique, le Paris intra muros n’offre guère qu’une centaine de kilomètres carrés à ses habitants. Brooklyn est presque deux fois plus vaste. Berlin, huit. Londres est « un pays » de 1 500 km2. En terme de densité, sixième au palmarès devant Tokyo, nous frôlons des records et nous nous en plaignons copieusement. Dans ce périmètre restreint, le Parisien aime se persuader qu’il n’est pas un habitant comme les autres, qu’il a ses emplacements secrets, comme d’autres ont leur coin à champignons. Les doux rêveurs iront même s’imaginer que certains jardins de poche sont tellement épargnés par le passage, qu’ils ont été oubliés, sont redevenus terra incognita, et leur sont donc tout naturellement réservés ad vitam æternam. Malheur à celui qui en parlera publiquement ! Instagram est craint comme la peste. Photographiez tout ce qui vous chante, mais pas mon petit bout de paradis.

Its proportions considered, Paris is a small city. Bound by its périphérique ring road, inner Paris offers hardly one hundred square kilometers to its inhabitants. Brooklyn alone is practically two times as vast. Berlin, eight times. The “country” of London measures 1,500 km². In terms of density, as sixth on the list ahead of Tokyo, we are nearing record numbers and there is no shortage of complaints about it. In this limited perimeter, the Parisian is skilled in convincing himself that he is different from other urbanites; that he alone has his secret spots… The sweet dreamers even imagine certain furtive gardens being so hidden from view that they are forgotten, and have become terra incognita. This means they have naturally become reserved for them ad vitam æternam. Shame to those who reveal them publicly! Instagram is feared like the plague. Snap photos to your heart’s content, but do not share my little slice of paradise.

Snobisme, instinct de survie en milieu confiné ou charmant égoïsme enfantin, qui n’adore pas cette impression de se sentir chez soi dans l’espace public ? Impression qui marche de pair avec la crainte de se retrouver nez à nez avec un autre Parisien assis au soleil sur notre banc ou sous notre arbre, expérience vécue alors comme une expropriation en bonne et due forme. Mais tout ceci n’est que pacotille en comparaison du 24, rue Norvins, 18e arrondissement.

Snobbery, survival instinct in a confined environment, or charming childish egotism, who does not like feeling at home in a public space? It’s an impression that works in tandem with the fear of coming across another Parisian who is sunbathing on our bench or under our tree. That moment is the physical notice of expropriation. But all of that seems irrelevant when compared to the story of 24 rue Norvins, in Paris’ 18th arrondissement.


« Bordant le côté abrupt qui suit la place Marcel Aymé, un portail provincial ouvre sur une perspective oblique de domaine champêtre, avec ses maisons aux tuiles moussues et ses hauts arbres forestiers ployant sur la rue Norvins. Je pousse le portail pour suivre un sentier qui s’esquive derrière les anciennes fermes, en pente raide vers la rue de l’Abreuvoir, bordé de fougères, de buissons sauvages et de deux petites chaumières droit issues du romantisme, comme on n’osait pas rêver qu’il pût encore en exister sur la colline. » Jean-Manuel Gabert Président de l’association Le Vieux Montmartre

..................... 95


..................... 96

Ainsi, c’est au sommet de la butte Montmartre que se déploie en majesté le lieu le plus intriguant de Paris. On ne décroche pas ce titre sans de solides arguments. D’abord, le site est secret. Ensuite, le parfum romantique et bucolique qui s’en dégage est au-delà de ce que les mots peuvent décrire. La campagne à Paris ? Mais c’est beaucoup plus que ça, voyons ! Enfin, il est difficile d’accès, donc, par nature, hautement désirable. N’y rentre plus qui veut (Hélas ? Tant mieux ?). En laissant derrière soi la place du Tertre pour redescendre sur le versant nord de la Butte, on peut l’apercevoir. Protégée par une grille, défendue par un gardien (le dernier en date est un poète aventureux, publié au Mercure de France), s’ouvre une allée ombragée. Au fond, des maisons forment le mirage d’un village angevin. Assumant sa curiosité, le piéton bien informé poussera la petite porte du square Frédéric Dard, cinquante mètres plus bas, pour continuer sa paisible et envieuse observation de l’Éden. Ici, s’étend la Cité internationale des arts. Ce bout de Montmarte fut racheté par la Ville de Paris en 1957. Les pouvoirs publics décidèrent que seuls les artistes auraient désormais le droit de citer. Bien ! Déjà à l’époque, chassés en masse de Montparnasse alors en pleine mutation, peintres et sculpteurs devenaient progressivement une espèce menacée dont on ne se souciait pas de savoir comment elle survivrait dans une ville broyée par la spéculation immobilière. Soixante ans plus tard, le numéro 24 de la rue Norvins n’a pas failli à sa mission. Géré par la Cité internationale des arts, une fondation reconnue d’utilité publique, cet îlot de calme est un refuge pour des artistes professionnels du monde entier en résidence, à la cherche de calme et d’espace pour peindre, sculpter, composer, photographier, écrire, filmer, exposer, rêver, fumer sur le pas de sa porte et faire (un peu) la fête. On accède donc à ce paradis en candidatant. L’heureux élu se voit confier pour quelques mois, six, parfois douze, les clés de l’un des 40 ateliers-logements noyés dans la végétation. Mais la vocation artistique de cet espace n’a pas toujours coulé de source. Depuis l’après-guerre, on ne compte plus les débats houleux, les valses juridiques et les articles enflammés. À toute colère, sa raison. L’appétit des promoteurs pour le domaine boisé fut sans limite. Le magnétisme de ces deux arpents de bois est tel, que ceux qui l’ont jadis défendu becs et ongles n’y habitaient pas forcément. Ils en étaient tombés amoureux, lors d’une simple balade, ou en bons voisin soucieux de ne pas voir le quartier passer de vie à trépas sous les bulldozers.

The most intriguing place in all of Paris sprawls majestically across the summit of Montmartre’s hill. This title was not given without reason. To begin with, the site is a secret. Second, the romantic, bucolic perfume emanating from it goes beyond what words can describe. The countryside in Paris? Yes, and so much more! Lastly, it is difficult to reach, and therefore, highly desirable. Not all who wish may enter (Well? So what?). Leaving La Place du Tertre behind to descend the hill’s northern slope, we catch a glimpse of it. Gated and protected by a caretaker (the latest one is an adventure poet, published by Mercure de France), the site opens at first onto a shady pathway. At its end, the houses create the mirage of a French village. Embracing one’s curiosity, the well-informed passerby would open the little door to Frédéric Dard Square, fifty meters below. From there, they may continue their enjoyable observation of Eden. Here lies the Cité internationale des Arts. This tip of Montmartre was bought by the City of Paris in 1957. Public powers decided that thereafter, only artists would have the right to use it. Great! Already at the time, they were being herded out of Montparnasse in droves. As real estate prices climbed, painters and sculptors became increasingly endangered species that no one cared to look after. Sixty years later, number 24 on rue Norvins has not failed its mission. Managed by the Cité internationale des arts, a state recognized foundation, this islet of calm became a space to paint, sculpt, compose, photograph, write, film, expose, dream, smoke on your doorstep and have (a little) fun. One gains access to this paradise via application. The joyful chosen ones receive the keys for a few months (6, or sometimes 12) to one of the 40 studio-apartments submerged in leafy vegetation. But this site’s artistic vocation was not always so evident. Following World War II, no one has kept count of the shouting matches, courtroom waltzes and heated debates surrounding its fate. As with any rage, there is a reason. Namely, the endless appetite of property developers for the domain. The magnetism of these two acres of woodland is strong enough to attract defenders who are not necessarily the ones living there. Some fell in love with it during a simple stroll, while others are concerned neighbors who want to prevent its demise beneath the bulldozers.


Nouvel arrivant. A new arrival.

ALICE

Au fil des ans, le jardin est devenu une friche. Il faudrait le reprendre en main, mais on a toujours peur que le résultat soit trop bien, vous voyez ? Trop bien aligné, trop propre, il faut que cela reste sauvage. Avant, nous avions une gardienne dont le mari était jardinier. Lors de ses jours de repos, il ne résistait pas, il s’occupait du terrain. Over the years, the garden has become a wilderness. We really need to regain control of it. But we’re always afraid that the end result will look too “done”, you know what I mean? Too orderly, too neat. It’s needs to stay wild. Before, we used to have a concierge whose husband was a gardener. On his days off, he would take care of the land - he just couldn’t resist.

..................... 97


..................... 98

Amélie Bertrand Pour plaisanter, Amélie Bertrand pense qu’il va peut-être lui falloir « un suivi psychologique » quand elle claquera pour la dernière fois la porte de son atelier du 24, rue Norvins. Car d’ici la fin décembre, cette jeune peintre devra trouver un nouveau lieu capable de l’héberger ainsi que ses grands châssis et ses centaines de tubes de peinture. Sa période de résidence touche à sa fin. « Cet endroit, je le connaissais depuis des années, par bouche à oreille. Alors, quand j’ai postulé et que j’ai été admise, j’étais plus que ravie. » Avant cet interlude montmartrois, l’artiste travaillait au 6B, un site alternatif à Saint-Denis de 7 000 mètres carrés où se côtoient 161 résidents. « Là-bas, j’ai trouvé ce que je cherchais : de l’espace ! » Et vu la taille de ses tableaux, Amélie en a grand besoin. « Il me faut de la hauteur sous plafond pour faire passer mes toiles par les portes. » Problème : les commissaires d’expos et les collectionneurs traînent la patte à l’idée de franchir le périph’ pour venir la voir. Une réalité avec laquelle elle doit composer en tant que jeune artiste débutante. « J’ai dû avoir 5 visites de professionnels en cinq ans. Ici, à Montmartre, en un an, j’en ai eu 25 ou 30. C’est tellement plus gratifiant de pouvoir montrer son travail, d’être visible. » Quand nous la rencontrons, Amélie travaille sur un grand format coloré. « Avant de peindre, je réalise une maquette extrêmement précise sur ordinateur. Je ne pourrais pas créer sans Photoshop et Illustrator. » En s’approchant, on constate que l’œuvre, très méticuleuse, n’est constituée que d’une seule couche, sans recours au jeu des glacis et des transparences. « Je ne peins pas à l’ancienne avec plusieurs jus. Je recherche un rendu très tendu, plutôt froid, en évitant que des brillances viennent distraire le regard. Ce que je veux, c’est un rendu mat et plat. » Bien que représentée par un galeriste dans le Marais, pour Amélie, il est essentiel « d’être au cœur de la ville » quand on est, comme elle, au seuil d’une carrière. « Pour un journaliste ou un collectionneur, c’est différent de découvrir une œuvre dans son élément, en atelier, dans sa phase in progress et de pouvoir dialoguer directement avec l’artiste. » La solution serait-elle de s’exiler, comme certains de ses amis, dans d’autres capitales réputées plus accueillantes pour les vies de bohème ? La réponse d’Amélie est catégorique. « Non ! J’ai choisi Paris. J’y suis, j’y reste ! Même si on est d’accord qu’être artiste à Paris peut vite devenir un vrai casse-tête financier. »

Amélie Bertrand teased us by hinting that she would need “psychological help” when she’ll have to close the door on her studio at 24 rue Norvins for the last time. Before the end of this December she will have to find a new space that can lodge her, her oversized frames, and hundreds of paint tubes. Her residence period is coming to an end. “I’d known of this place for years, just by word of mouth. So when I applied and was admitted, I was thrilled!” Before this montmartrois passage, the artist worked from inside 6B, an alternative site in Saint-Denis. 7,000 square meters with 161 residents. “I found what I was looking for - space!” Looking at the size of her canvases, that is exactly what Amélie needs. “Ceiling height is necessary so I can get my paintings through the door.” The problem at 6B: exhibition curators and collectors were reticent to cross the ring road to come see her. It was a reality that she had to deal with as a young, startup artist. “I must have had 5 professional visits in 5 years. Here in Montmartre, I had 25 or 30 in one year. It’s really gratifying to be able to share one’s work, to have visibility.” When we met, Amélie was working on a large format piece with plenty of colors. “Before painting, I create a highly detailed digital rendering. I wouldn’t be able to create without Photoshop and Illustrator.” On approach, the work is meticulous. It is comprised of a single layer of paint, stripped of glazes and transparencies. “I try to generate images that feel tense, even cold. What I want is a flat, matte rendering.” For Amélie, it is essential “to be in the heart of the city” when one is, like her, on the threshold of a career. “For a journalist or a collector, it is different to discover an oeuvre in its element, inside the studio, while it is in progress. It urges dialogue with the artist.” Would it not make sense to exile herself in another capital that is more accepting of a bohemian lifestyle? Amélie’s response was emphatic: “No! I grew up in Marseille where I studed at the Beaux-Arts, but I chose Paris. Despite the fact that being an artist in Paris can be a real financial headache, I’m here and I’m staying!”


..................... 99


..................... 126


LAUREN

La prochaine étape pour moi sera de permettre aux gens de toucher mon travail en le déclinant en céramique. J’ai commencé des recherches de matières, je veux un rendu qui ait la même finesse que le papier. J’ai aussi commencé des tests sur du cuir, c’est magique ! The next step for me is to allow people to touch my work by developing it on ceramics. I started researching materials. I want a finish that has the same subtlety as paper. I’m also testing the technique on leather; it’s magical!

..................... 127


..................... 148


..................... 149


..................... 154

Chez Theo van Doesburg (& Beja)

Sur les hauteurs de Meudon, un cube blanc immaculé irradie discrètement dans le soleil. Une tache jaune sur la porte du garage, une touche bleue à l’entrée, un point rouge sur le toit-terrasse, quelques lignes noires. Une œuvre de Mondrian ? Presque. La maison fut dessinée par l’autre cofondateur de ce courant de l’abstraction dont Mondrian a conservé seul la postérité, Theo van Doesburg. ILLUSTRATION : DELIUS

L’avant-garde, le dadaïsme, un amour éternel, des amitiés fortes, une vie intense et le désir de révolutionner le monde... Si les murs du 29, rue Charles Infroit à Meudon pouvaient parler, nous aurions le tournis. Y a-t-il un médium dans la salle pour nous dire qui est ce fantôme sur le solarium du toit-terrasse ? Peggy Guggenheim ! Et dans l’atelier ? Mais voyons, c’est le sculpteur Alexander Calder en pleine discussion avec Sonia Delaunay. Blague spirite à part, l’histoire de cette maison de banlieue parisienne, construite en 1929 selon les plans de l’artiste hollandais Theo van Doesburg, est passionnante et injustement méconnue. Nous y sommes passés lors d’une journée portes ouvertes, et repassés pour discuter avec sa lumineuse locataire : Beja Tjeerdsma. Ne jamais sous-estimer le rôle des passeurs de mémoire. Sans la passion de quelques-uns, bon nombre de lieux seraient amputés d’une grande partie de leur histoire. Quoi de plus fragile qu’une anecdote, quand celle-ci n’est plus transmise ? Faute de pouvoir tout mettre par écrit, il faut raconter. La voix de cette maison est donc celle de Beja, qui partage avec son architecte le point commun d’être née en Hollande. Voilà six ans que le destin de Beja et de la maison-atelier Van Doesburg se sont croisés. Les rabatjoie pourront toujours prétexter un heureux hasard, les autres penseront que rien ne se produit en vain.

Est-ce la maison qui l’a choisie ou l’inverse ? Les deux ! Beja la découvre grâce à son travail d’assistante de direction, à l’Institut néerlandais, alors gestionnaire de ce bâtiment classé monument historique. À cette époque, la maison est une résidence d’artistes. « Un soir de 2010, l’un d’eux organisait son pot de départ. C’est la première fois que je suis entrée ici. » La beauté du bâtiment moderniste, qui peut paraître froid de l’extérieur, finit, petit à petit, par captiver Beja qui tombe amoureuse de son histoire et de celle de Theo et Nelly van Doesburg. Lui, l’artiste radical, total, autrefois dadaïste, cofonda le mouvement De Stijl aux côtés de son compatriote hollandais, le peintre Piet Mondrian. Elle, la danseuse et pianiste talentueuse, de dix ans sa cadette, est une fille de la grande bourgeoisie hollandaise qui rêve d’une existence hors norme, loin des carcans de son milieu. Ensemble, ils vont quitter Paris pour vivre une utopie : habiter à Meudon dans une maison imaginée par Theo, incarnation des principes théoriques du néoplasticisme. Leur foyer sera bâti autour de lignes pures, débarrassé de toute décoration, laissant la part belle à la lumière, réduisant la place des meubles au strict minimum. Une maison imaginée comme « une toile blanche », propice à la créativité. L’incarnation architecturale de ce que l’on pourrait appeler, aujourd’hui, la sobriété heureuse.


..................... 155


..................... 156

BEJA

Un habitant de Meudon m’a avoué passer devant tous les jours, sans jamais l’avoir remarquée. C’est une maison discrète par nature. A resident of Meudon admitted to having walked by it every day without ever noticing. It is naturally discrete.

Le chantier durera trois ans. Le couple emménage en 1931. L’artiste n’y vivra que six petites semaines avant de décéder brutalement d’une crise cardiaque, à 47 ans. Veuve, Nelly restera fidèle à ces murs jusqu’à son dernier souffle en 1975. « Quand on commence à s’intéresser à l’histoire de cette demeure, on a envie de la protéger, c’est difficile à expliquer, je la vois comme une personne à la santé fragile qu’il faut veiller », résume Beja en nous conduisant vers l’atelier. « Il ne faut pas se fier à sa silhouette solide. » La maison n’est pas grande. Pourtant, elle impressionne par la maîtrise de l’espace et de la lumière. On s’y sent bien. Règle n°1 dans la vie : qui ne demande rien, n’a rien. Beja sollicite de sa direction la permission de s’en occuper. « Les artistes venaient puis s’en allaient, il n’y avait aucun encadrement. Je me suis dit qu’il manquait quelqu’un pour régler les détails de la vie quotidienne, et qu’elle méritait d’être mieux entretenue. » En plus de son travail à l’Institut néerlandais, à qui la Fondation Theo van Doesburg a confié la gestion du bâtiment, Beja devient une sorte d’intendante passionnée. « Plus j’avançais dans mes recherches sur l’histoire de la maison, et plus j’apprenais de choses. Et je creuse encore ! » Quelques chapitres restent flous. Le Corbusier y est-il passé ? Mystère...

Plusieurs témoignages dépeignent un « Corbu » très admiratif de la table en béton que Theo coula de plainpied, à même le sol de l’atelier. C’était une prouesse technique à l’époque. Le Corbusier n’avait pas réussi à en faire d’aussi belles. On peut donc supposer qu’il est venu l’étudier, mais sans aucune certitude, ni de date, ni de circonstance. Une mauvaise nouvelle finit par tomber : l’Institut néerlandais ferme son antenne parisienne en 2014. Beja perd son travail. Faute de budget, la fonction de résidence d’artiste de la maison de Meudon est suspendue. Se pose alors la question de la gestion pratique du site par la Fondation Theo van Doesburg. Beja se porte volontaire. « J’ai, à nouveau, tendu une perche, en expliquant être intéressée. Au final, ils m’ont proposé d’y vivre contre un loyer modique afin d’assurer la période de transition. » La décision est prise avec son compagnon de déménager. « Depuis mon installation en France, je n’avais vécu qu’à Paris intra muros. Meudon, c’était l’aventure pour une fille comme moi ! » (Rires.) Voilà comment on se retrouve locataire d’un chef-d’œuvre en acceptant ce que Beja appelle « une maison en CDD ». L’accord avec la Fondation est clair, le bail ne durera que deux ans, le temps que se redessine l’avenir du site...


..................... 157


..................... 178

LIZZIE

J’ai visité beaucoup de capitales. J’ai trouvé que certaines étaient plus belles que Paris. Mais je ne sais pas... Paris reste magique, c’est un mystère, quoi ! Ça ne s’explique pas, on ne peut pas s’en passer, c’est tout.

Son appartement de 25 m2 sous les toits, à deux pas de la Sorbonne, est à sa mesure et à son image. « Je suis petite, alors tout est à échelle réduite chez moi. » Chaque recoin est imprégné de ses nombreux voyages et l’agencement évoque l’intérieur d’une roulotte. D’ailleurs, son lit est en mezzanine. Le soir venu, elle grimpe sur une échelle de meunier pour tomber dans les bras de Morphée. Quand on lui avoue être impressionnés par son âge et son agilité, elle sourit et nous demande en retour : « Et vous, vous avez quel âge ? » Lizzie calcule. « Ah mais oui, ça fait une grosse différence ! On a presque 60 ans d’écart, je suis beaucoup plus vieille que vous ! », réalise-t-elle en rigolant, avant de bondir du canapé pour nous servir une tasse de thé. Les magazines de santé martèlent à longueur de numéro que l’on peut rester jeune tant qu’on l’est dans sa tête. Cette Parisienne nous prouve qu’il ne s’agit pas seulement d’un poncif rassurant. Bonne nouvelle !

Elle ne se vit pas comme une dame de 92 ans, ni même de 70, ou de 50. En fait, Lizzie n’a pas d’âge, si ce n’est celui de l’éternel enthousiasme. « Moi, j’ai des projets, c’est ça qui compte, je continue, j’ai plein d’idées de livres que je pourrais faire. Je ne serais peut-être plus là pour les réaliser, mais peu importe, j’ai des projets ! » La nostalgie ? « Non, non et non ! » Par ce bel après-midi ensoleillé, nous avons demandé à Lizzie de nous conter quelques « instants » de sa vie. Ceux de son choix. Son métier de journaliste, quand elle travaillait comme pigiste pour Le Monde, Le Point et des magazines d’évasion, lui a fait parcourir des kilomètres sur terre et sur mer. Ensemble, nous avons donc feuilleté les pages des 70 carnets de voyages que compte sa bibliothèque, tous remplis d’anecdotes, de rencontres, de sensations et débordants de la « soif de tout voir » qui anime cette éternelle demoiselle.


..................... 179


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.