Figures de la négation. Avant-gardes du dépassement de l'art

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F IGURES

DE L A NÉGATION DU

28 euros

PARIS MUSÉES

ART-OF-THIS CENTURY

AVANT- GARDES DÉPASSEMENT DE L’ ART

MUSÉE D’ART MODERNE SAINT-ETIENNE MÉTROPOLE

LIMITESLTD.


L’DEÂGELAD’FIN OR DE L’A RT O

n considère le XXe siècle comme celui du nihilisme, mais il faudrait savoir qui a intérêt à penser l’histoire en ces termes. Alors, on verrait apparaître une toute autre version des faits. On s’apercevra que des avantgardes ont percé à jour cette volonté d’imposer à tous, ce que La Boétie appelait déjà au XVIe siècle La Servitude volontaire. Et que devant ce nouvel esclavage, de la crainte et de la peur, qu’Hobbes a décrit dans son Léviathan, il s’est élevé une toute autre révolte. Plus secrète, plus profonde, plus lumineuse dans sa «mystérieuse poétique de la fin de l’art », donc plus réellement politique, que toutes les idéologies, l’ensemble de ce qui a transformé l’art en production d’opérateurs de « spectacles ».

« Après tout, c’était la poésie moderne, depuis cent ans, qui nous avait menés là. Nous étions quelques-uns à penser qu’il fallait exécuter son programme dans la réalité ; et en tout cas ne rien faire d’autre. » Guy Debord, Panégyrique, Tome Premier

Paris est encore la capitale de la subversion, et ce Quartier mythique l’épicentre de la ruine de l’art, de son passage dans la vie, l’urbanisme, l’action. Il faut bien voir que tout et tous se constituent en légendes, batailles, guerres, contre ceux qui viennent de trahir et laissé faire la barbarie. Isou réécrit une nouvelle Genèse Les Nombres, Amos, le monde est à refaire, à réinventer. Dans le même temps venu de CoBrA, le peintre et théoricien danois Asger Jorn traverse l’Europe en tous sens. Il réunit Laboratoires, Conférences, le plus radical de ce qui veut en finir avec l’art. Il faut passer à un stade supérieur. Manzoni, Fontana, saccagent, déchirent leurs monochromes, ouvrent l’espace qui s’était

Ces avant-gardes du «dépassement de l’art» ont été, non seulement passées sous silence, réduites à un espace clandestin, mais étrangement annexées plus tard par la «pensée officielle». Qui aujourd’hui se reconnaît dans les idées de l’Internationale Situationniste de Guy Debord ? Là est la question. Qui sait, ou veut savoir, quel est le continent véridique de cette vaste rébellion où l’art devient l’agent révolutionnaire par excellence ? On a vécu un impensable « âge d’or », une Renaissance baroque et étincelante, la fin de l’art est une « fête », mais la plupart ont fait FIGURES NOIRES, BATAILLES N°3, 2004 comme si cela n’eût jamais existé. Des marginaux ? Sûrement. Trop libres, trop irrécupérables ? refermé ; l’architecte Constant crée sa New Babylon, la Assurément. Que se passe-t-il ? En 1951-53, dans l’en- ville utopique ; Yves Klein assiste au film de Debord vers de Saint-Germain-des-Prés, il existe un «Quartier Hurlements en faveur de Sade – écran noir, geste aussi de la perdition », où le « Négatif tient sa Cour ». extrême dans le siècle que le Carré blanc sur fond Raymond Hains et Jacques Villeglé font de l’affiche blanc de Malevitch. Leurs moyens transcendent, urbaine la fin de l’artiste créateur, un jeune homme est accomplissent cent ans d’art moderne. Ils font avec eux : François Dufrêne, il est encore lettriste et merveille, par une «décréation», un «désœuvrement» ami de Guy-Ernest Debord. Avec Gil J. Wolman et de l’esthétique. Isou prédit dans ses Manifestes le Jean-Louis Brau, ils forment une bande à bouleverse- soulèvement de la jeunesse, l’Internationale Lettriste, ments perpétuels. Leur maître Isidore Isou a juste plus puis Situationniste, s’en souviendra, en Mai 68. de vingt ans, il vient de réaliser le Traité de bave et Comment tout ceci a-t-il pu rester hors-champ, telles d’éternité qui met fin au cinéma, avec une insolence et les Décompositions, les Inhumations de Gil J. un génie redoutable. Photographies et films expéri- Wolman ? Pourquoi le nocturne palimpseste, le fabumentaux, métagraphies, poésie phonétique, crirythmes leux Mémoires de Guy Debord et Asger Jorn, n’est-il hurlés par Dufrêne, tracts, affiches, scandales, ces pas mis au rang qu’il mérite, l’un des deux trois plus grands poèmes du XXe siècle ? avant-gardes balaient tout sur leur passage.

Si l’on ne comprend pas en quoi cet art du «dépassement» reprend un régime de la modernité qui croise Marx, Lautréamont, Baudelaire, Mallarmé, André Breton et Arthur Cravan, on ne percevra en rien la vision sismique de ces mouvements. Nous sommes en pleine descendance du Surréalisme, des dadaïstes, mais étrangement, sans qu’on veuille reconnaître cette filiation évidente. Il faut donc refaire l’histoire du «négatif» selon Hegel, comprendre en quoi la destruction de l’art des lettristes, des affichistes, des monochromes, n’est que l’autre face de l’avènement de l’art en tant que catégorie politique, au sens le plus rigoureux du terme. Les notions d’œuvre et d’artiste disparaissent, par une négation positive, qui conduit au-delà du principe de création individuel. Il ne s’agit pas d’en faire la rétrospective, puisque toutes ces avant-gardes du «dépassement de l’art» sont encore loin devant nous (on ajoutera que beaucoup de ce qui se fait aujourd’hui est loin derrière), que leur siècle les a ignorées, mais qu’elles n’ont rien fait pour être reconnues par ses pouvoirs. C’est donc une aventure entière qu’il reste à découvrir ; que s’est-il passé de si flamboyant, que tous en furent aveuglés, au point de ne pas voir que, rarement en Europe, il y eut un tel déploiement de l’«esthétique» reprise dans une inversion des valeurs dominantes ? Cette question demeure peut-être la plus passionnante, tant elle interroge la confusion de notre temps qui se voudrait souverain et irréversible, alors qu’on lui connaît pulsion sans destin, désarroi devant le cours du monde. Des mains négatives ont écrit, déchiré, lacéré, vécu, pensé, plus qu’il n’est permis, elles continuent à percer un mur, derrière lequel quelque chose brille, s’éteint, puis s’enflamme, brûle, nous avons appelé cela de l’art, sa négation, elles continuent à nous voir, et à nous faire signe, obstinément.

Yan Ciret

Mu s é e d ’ a r t M o d e r n e d e S a i n t - É t i e n n e M é t r o p o l e Catalogue Exposition Après la fin de l’art (1945/2003) 3


SOMMAIRE

106 MONOCHROMES

6

108 Contre l’image 113 Yves Klein, une icône du dépassement de l’art

L’INTERNATIONALE SITUATIONNISTE Du dépassement de l’art au fétichisme de la marchandise Anselm Jappe Debord et le sublime, ou le retour de Guy l’Éclair Boris Donné Gilles Ivain, Prince Vaillant du noir labyrinthe Yan Ciret Ne révélez jamais Boris Donné New Babylon Utopia, le grand jeu à venir de Constant Samuel Geslin Temps situationnistes et urbanisme unitaire Henri Lefebvre L’œuvre cachée, le cinéma de Guy Debord Olivier Assayas La part ludique de la jeunesse romantique Marco Zappone Enragés-Situationnistes 68 Angéline Neveu Peindre in Situ Jacqueline De Jong Dada et les situationnistes, Marc Dachy une filiation insurrectionnelle 54 Lettres à Guy Debord Raoul Hausmann 8 13 22 27 30 32 35 38 44 46 48

Hans Kochen Yan Ciret

116 AFFICHISTES 118 119 124 128 135 138

L’Ultra-Lettrisme L’Œil photographique L’Acéré anonyme Dufrêne par Dufrêne «L’International rythmus» de Hausmann à Dufrêne Considérations sur quelques personnes

Jacques Donguy Raymond Hains Jacques Villeglé Thierry Dufrêne Isabelle Maunet Jacques Villeglé

142

56

LE LETTRISME L’INTERNATIONALE LETTRISTE 58 Déshéritages 65 Sur le passage de Gil J. Wolman à travers une assez courte unité de temps 70 Kaddish pour Gil Wolman, dans la Genèse de la fin des écritures 72 De L’Anticoncept à W la libertà 73 «La décomposition» de Gil J Wolman 75 Bull Dog Brau ô psychédélie 78 Métagraphies influentielles 81 Ik kom in Saint-Germain-des-Prés

Vincent Kaufmann Jérôme Serre Yan Ciret Édith Da Silva Jacques Spiess François Senaux Jacques Beauffet Martine Dancer

84 LABORATOIRE D’ALBA/ M.I.B.I./ COMITÉ PSYCHOGÉOGRAPHIQUE DE LONDRES 86 La force de l’instabilité, l’aventure incomplète du Bauhaus Imaginiste 93 Pinot Gallizio, de l’expérimentation à la situation 98 Le jeu biographique de Ralph Rumney 100 International psychogéographe situationniste 103 Les Modifications hérétiques d’Asger Jorn 4

Jérôme Serre 144 La Kabbale de Gabriel Pomerand Cyril Lenartd Houndog Isou, Prophéties et blasphèmes 147 Yan Ciret 149 Hurlements en faveur de Sade Guy-Ernest Debord lettriste, 1951-1952 Nicole Brenez 154 Le cinéma lettriste Yan Ciret Dub symphonies de Frédéric Acquaviva 155 Suki Vuong 156 Lemaître le ciseleur Mirella Bandini 159 Stencil Lemaître Roland Sabatier 160 Le Lettrisme : vue d’ensemble sur quelques dépassements précis Frédéric Acquaviva 162 Jacques Spacagna, l’hypergraphe Dietlind Haedcenroth 165 Roberto Altmann Marie-Hélène Montbazet 165 Alain Satié Isidore Isou Roland Sabatier 169 Mirella Bandini 170 Anne-Catherine Caron 172 Le film en exposition comme fin des cinémas Anne-Catherine Caron Frédéric Acquaviva 174 Le tank musical d’Isou

177 Sandro Ricaldone Mirella Bandini Guy Atkins Ralph Rumney Yan Ciret

CRÉDITS



1957 - 1972

6

L’ INTERNATIONALE


SITUATIONNISTE L

es avant-gardes doivent : « Faire leur temps », comme le rappelle Guy Debord dans son film In Girum Imus Nocte…, cette formule est à prendre dans tous les sens. Dès le premier numéro de leur revue I.S. en 1958, les situationnistes parlent d’une « amère victoire du Surréalisme ». Car ni le Dadaïsme ni les surréalistes n’ont réussi à détacher la problématique de l’art et de la révolution, par un dépassement des deux sphères. C’est cette visée supérieure, inédite jusque-là, qui va connaître l’un des déploiements les plus significatifs, et des plus brillants ; mais cette vision peut-elle encore être rattachée à l’esthétique ou à l’histoire de l’art ? Dans le numéro huit de I.S., le cadre est fixé : « Comment allons-nous mettre en faillite la culture dominante ? De deux façons, graduellement d’abord et puis brusquement. Nous nous proposons d’utiliser de manière non-artistique des concepts d’origine artistique. Nous sommes partis d’une exigence artistique, qui ne ressemblait à aucun esthétisme ancien parce qu’elle était justement l’exigence de l’art moderne révolutionnaire dans ses plus hauts moments. » Il s’agit donc de porter à incandescence le changement du politique à travers une forme artistique. Ce mouvement ascendant culminera avec Mai 68 et l’occupation de la Sorbonne, des usines, et la formation des Conseils, sur le mode Spartakiste anti-léniniste, et contre tous les autres groupes de l’ultra-gauche. Cette singularité extrême de l’Internationale Situationniste aura deux grandes périodes identifiables. La première débute par la fondation de l’I.S. en juillet 1957, lors de la Conférence de Cosio d’Arroscia, dans le nord de l’Italie. L’Internationale Lettriste de Guy Debord et Michèle Bernstein, le Mouvement

pour un Bauhaus Imaginiste de Jorn, Gallizio, anarchiste libertaire dans l’I.S., que s’effectue Piero Simondo et le Comité psychogéogra- ce passage de la poésie dans la vie parvenue à phique de Londres de Ralph Rumney, consti- se fondre dans la dialectique de l’histoire. Les tuent les trois courants qui se lient pour grands concepts des lettristes, sur la ville, l’urmettre leurs armes artistiques au service d’une banisme unitaire, la psychogéographie, la révolution radicale. L’influence d’un philoso- dérive, les situations construites, qui font de phe marxiste comme Henri Lefebvre, et sa l’espace un jeu, une fête, avec ses règles, ses critique de l’aliénation quotidienne, est très lois de gravité, vont devenir des leviers pour sensible durant cette période. Peu à peu, la leur réalisation concrète. Des livres de l’imtendance s’inversera et verra la ligne insurrec- portance de La Société du spectacle de Guy tionnelle devenir dominante, au prix de l’ex- Debord ou le Traité de savoir-vivre à l’usage des clusion de l’aile dite « artistique » de l’I.S.. jeunes générations de Raoul Vaneigem témoiMais les situationnistes resteront des produc- gnent de la richesse de l’Internationale teurs de « formes esthétiques », même dans Situationniste, jusqu’à sa dissolution en 1972, leur seconde période, après le départ du pein- sa « Véritable Scission », afin d’éviter toute tre et théoricien Asger Jorn, celui de l’archi- récupération de ses idées les plus subversives. tecte utopiste Constant, INTERNATIONALE SITUATIONNISTE N°8, 1963 de Jacqueline De Jong, et les ruptures avec les peintres des sections telles Spur en Allemagne ou Nash, l’exclusion de Pinot Gallizio ou Ralph Rumney. L’histoire tumultueuse de l’I.S. scandée par ces exclusions, peut se voir comme la transformation irréversible de la notion d’artiste. Dans un post-scriptum, à une lettre de sa Correspondance, Guy Debord demandera : « Mais qui est plus artiste que nous ? » ; c’est avec l’arrivée de Raoul Vaneigem, puis d’une jeune génération


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