C A H I E R S D U P A T R I M O I N E 1 1 8 I N V E N T A I R E
G É N É R A L
D U
P A T R I M O I N E
C U L T U R E L
Les grands ensembles | | Bourgogne & Chalon-sur-Saône |
BOURGOGNE-FRANCHE-COMTÉ
Textes Julien Defillon avec la collaboration de : Gwenaëlle Le Goullon Christelle Morin-Dufoix Estelle François Photographies Thierry Kuntz Coordination éditoriale Aurélie Lallement
Ouvrage réalisé par le service Inventaire et Patrimoine du conseil régional Bourgogne-Franche-Comté.
DIRECTION DE LA PUBLICATION Sabrina Dalibard, conservatrice du patrimoine, cheffe du service Inventaire et Patrimoine, région Bourgogne-Franche-Comté
COORDINATION SCIENTIFIQUE Julien Defillon, chercheur, service Inventaire et Patrimoine, région Bourgogne-Franche-Comté AUTEURS Julien Defillon, chercheur, service Inventaire et Patrimoine, région Bourgogne-Franche-Comté Avec la collaboration de : Gwenaëlle Le Goullon, maîtresse de conférences, Université de Lyon, Larhra Christelle Morin-Dufoix, animatrice de l’Architecture et du Patrimoine de Chalon-sur-Saône, responsable du label Ville et Pays d’Art et d’Histoire Estelle François, archiviste de Chalon-sur-Saône et du Grand Chalon Avec l’aimable participation de : Marc Combier, photographe auteur Sylvain Besson, directeur des collections, musée Nicéphore Niépce, Chalon-sur-Saône
PHOTOGRAPHIES Sauf mention contraire Thierry Kuntz, photographe, service Inventaire et Patrimoine, région Bourgogne-Franche-Comté
COORDINATION EDITORIALE Aurélie Lallement, chargée de recherches et de valorisation, service Inventaire et Patrimoine, région Bourgogne-Franche-Comté
RELECTURE Comité de lecture du ministère de la Culture : Sophie Cueille, Isabelle Duhau, mission de l’Inventaire général du Patrimoine culturel, ministère de la Culture ; Sabrina Dalibard, conservatrice du patrimoine, cheffe du service Inventaire et Patrimoine, région Bourgogne-Franche-Comté ; Jean-Baptiste Minnaert, professeur d’histoire de l’art contemporain à l’université Paris-Sorbonne ; Bénédicte Renaud-Morand, conservatrice en chef du patrimoine, service Patrimoine et Inventaire général, région Auvergne-Rhône-Alpes Nommés par le comité de lecture : Catherine Guégan, conservatrice en chef du patrimoine, service Patrimoine et Inventaire général, région AuvergneRhône-Alpes ; Nadine Halitim-Dubois, docteur en Histoire, chercheur, service Patrimoine et Inventaire général, région Auvergne-Rhône-Alpes ; Richard Klein, architecte d.p.l.g., professeur HdR École Nationale Supérieure d’Architecture et du Paysage de Lille Et aussi : Amandine Lachâtre, Aurélie Lallement, service Inventaire et Patrimoine, Virginie Malherbe, direction Culture, Sport et Jeunesse, région Bourgogne-Franche-Comté CARTOGRAPHIE Bertrand Turina
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REMERCIEMENTS La Région Bourgogne-Franche-Comté remercie sincèrement toutes les personnes et les organismes qui ont apporté leur aide dans l’étude d’inventaire et la publication de cet ouvrage : - Gwenaëlle Le Goullon, Christelle Morin-Dufoix et Estelle François pour leurs riches contributions à cette publication, - Marc Combier pour l’autorisation d’utiliser les images du fonds Combier et la présentation de ce fonds, - Sylvain Besson pour la présentation du fonds Gros, - les relecteurs Catherine Guégan, Nadine Halitime-Dubois et Richard Klein ainsi que les membres du Comité de relecture du ministère de la Culture : Sophie Cueille, Sabrina Dalibard, Isabelle Duhau, Jean-Baptiste Minnaert et Bénédicte Renaud-Morand, - la commune de Chalon-sur-Saône, en particulier le personnel des services des Archives municipales, de l’Animation de l’architecture et du patrimoine et du musée Nicéphore Niépce, - les services et leur personnel : • des Archives départementales de la Côte-d’Or • des Archives départementales de la Nièvre • des Archives départementales de la Saône-et-Loire • des Archives départementales de l’Yonne • des Archives municipales de Beaune • des Archives municipales de Cosne-Cours-sur-Loire • des Archives municipales de Dijon • des Archives municipales de Mâcon • des Archives municipales de Nevers - le CAUE de la Nièvre, - le service Animation du patrimoine de Nevers, - la Maison de l’Architecture en Bourgogne, et en particulier Marc Dauber, - et naturellement, les différents organismes sociaux et les habitants des quartiers étudiés. Julien Defillon remercie Thierry Kuntz et Aurélie Lallement pour ce beau projet, Sabrina Dalibard pour sa confiance et son soutien, Gwenaëlle Le Goullon, Christelle Morin-Dufoix et Estelle François pour leur collaboration, Catherine Guégan, Nadine Halitim-Dubois et Richard Klein pour leur relecture avisée et leurs conseils ainsi qu’Amandine Lachâtre et Virginie Malherbe, Dominique Bertin (†) et Nathalie Mathian pour leur formation à la méthodologie de l’analyse descriptive ainsi qu’à la lecture urbaine et architecturale, Danièle Rorgue pour son aide dans la recherche ainsi que le personnel des différents site d’archives pour leur accueil et leur aide, et enfin les habitants des quartiers rencontrés lors de l’étude qui ont ouvert leur porte pour la campagne photographique. Gwenaëlle Le Goullon adresse ses remerciements au service Inventaire et Patrimoine du conseil régional Bourgogne-Franche-Comté pour cette collaboration et la qualité des prises de vue réalisées dans le cadre de la campagne photographique, ainsi qu’au LARHRA pour son appui. Christelle Morin-Dufoix souhaite remercier Danièle Rorgue, chargée d’études documentaires au sein du service Animation de l’architecture et du patrimoine pour ses recherches et ses relectures, ainsi que toute l’équipe du service Animation du patrimoine. Estelle François remercie chaleureusement toutes les personnes qui ont bien voulu partager un peu de leur vécu et qui ont ainsi apporté une pierre pour l’écriture de l’histoire de leur quartier et de leur ville, ainsi que les relecteurs attentifs et bienveillants. Thierry Kuntz exprime ses remerciements à Julien Defillon qui lui a permis de photographier en composant sur la même image le regard, l’esprit et le cœur, à Sabrina Dalibard pour sa confiance et aux habitants rencontrés lors des prises de vues qui ont accepté avec gentillesse de lui ouvrir leur porte.
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Vue en direction du nord du quartier Canal-Rocade à Chalon-sur Saône.
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PRÉFACE
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INTRODUCTION
LES GRANDS ENSEMBLES EN BOURGOGNE
211
21
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A CONSTRUCTION DES GRANDS L ENSEMBLES EN BOURGOGNE : TRADUCTION LOCALE DE POLITIQUES NATIONALES
Gwenaëlle Le Goullon
PPROCHE HISTORIQUE A ET DÉVELOPPEMENT URBAIN 214 Le contexte local au xxe siècle 213
RCHITECTURE ET URBANISME A DES GRANDS ENSEMBLES BOURGUIGNONS 48 Les différentes procédures : « le carrousel des programmes » 47
98
131
164
ne architecture préfabriquée U et standardisée ?
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e la fin de la politique des tours et barres D à la nouvelle Politique de la Ville : réinvestir les grands ensembles
FOCUS
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LE FONDS COMBIER
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Christelle Morin-Dufoix
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u plan d’aménagement, d’embellissement D et d’extension au groupement d’urbanisme
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ES QUARTIERS CHALONNAIS : L UN CORPUS REPRESENTATIF
247 CHALON-NORD 251 BASSIN DU CANAL 263 CANAL-ROCADE 277 BRILL-PINETTE 283 LAËNNEC
ouvelles manières d’habiter : confort N et articulation des espaces intérieurs es espaces verts : de la cité-jardin L au jardin cité
237 AUBÉPIN-TUILERIE
nalyse et études comparatives A des partis urbains
175
ES TRENTE GLORIEUSES L À CHALON-SUR-SAÔNE : GRANDS ENSEMBLES ET HABITAT COLLECTIF
293 ZUP DES PRÉS-SAINT-JEAN 305 ZAC DU PLATEAU 315 RIVES DE SAÔNE 321 AVENUE DE PARIS 325 ENSEMBLE PLACE DE BEAUNE – PLACE MATHIAS 329 BELLEVUE
FOCUS
338
IVRE DANS LES NOUVEAUX V « GRANDS ENSEMBLES » CHALONNAIS
Estelle François
Marc Combier
LES ALBUMS DE CHARLES GROS
347 CONCLUSION
Sylvain Besson
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PRÉFACE
Quartier des Bioux à Mâcon.
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Fort d’une longue et riche histoire, pétri de culture, notre pays s’enorgueillit – à juste titre – de son formidable patrimoine bâti. En tout point du territoire, églises, chapelles, monuments ou châteaux sont les jalons vivaces de notre passé commun. Avec nos paysages et nos savoir-faire, ils contribuent pour une part essentielle à faire de la France l’une des principales, sinon la toute première destination touristique mondiale. C’est particulièrement vrai pour la Région Bourgogne-Franche-Comté, qui compte pas moins de huit biens et onze sites inscrits par l’Unesco au patrimoine mondial de l’humanité. Mais le patrimoine n’est pas restreint au périmètre d’un passé glorieux : il se construit au jour le jour, en ce moment même, ou dans le temps le plus récent. Cet ouvrage en témoigne, qui porte un regard éclairé sur les grands ensembles bourguignons, notamment à travers l’exemple chalonnais. Nés au milieu du siècle dernier, ces grands ensembles sont un des faits urbanistiques majeurs de notre histoire contemporaine. D’abord porteurs de tous les espoirs, puis accusés de presque tous les maux, ils résument physiquement et symboliquement le mouvement de concentration urbaine toujours à l’œuvre dans notre société. Je veux remercier chaleureusement les auteurs, les photographes et l’ensemble du service Inventaire et Patrimoine de la Région, qui nous proposent cette étude passionnante et rare. Laquelle, au-delà des spécialistes, touchera en particulier les habitants que ces immeubles abritèrent et abritent encore. Dans une jolie formule, Georges Navel l’évoquait naguère : « aux fenêtres les lumières devenaient nombreuses […], elles trouaient de tendresse les façades sombres »*. Car ces immeubles, s’ils disent notre société, racontent aussi des dizaines de milliers d’individus, de couples, de familles. Et autant d’histoires à la fois singulières et voisines. Autant le dire : ces « grands ensembles » forment aussi un « grand vivre ensemble », tel qu’il demeure notre projet commun.
Marie-Guite Dufay Présidente de la Région Bourgogne-Franche-Comté
* Georges Navel, Parcours, Paris, Gallimard, 2012 (1re éd., NRF Gallimard, 1950), p. 72.
9
INTRODUCTION
10
Introduction : Quelle étude d’inventaire pour les grands ensembles ?
Les grands ensembles ont également progressivement intégré le champ de la recherche en sciences humaines, plus ou moins rapidement selon les disciplines. Les géographes, anthropologues et sociologues ont été les premiers à étudier ces réalisations et leurs incidences sur l’évolution des mœurs et des comportements. Pierre Georges, Paul-Henry Chombart de Lauwe, Paul Clerc ou encore Michèle Huguet s’intéressent très tôt, dès les années 1950 et 1960, aux caractéristiques sociodémographiques de ces nouveaux quartiers1. Quelques publications à la fin des années 19802 annoncent la double décennie suivante où les historiens et les historiens de l’architecture se saisissent alors pleinement de ce sujet de recherche, dont l’appartenance à une histoire du temps présent peut en partie expliquer ce délai de latence3. Ces études ont permis de mieux connaître la politique étatique des grands ensembles et ses différents acteurs, tant les pouvoirs
Dès leur développement dans l’espace de la ville, en son cœur ou à ses marges, les grands ensembles réalisés après la Seconde Guerre mondiale ont fait l’objet de critiques, en conséquence tant de la rupture qu’ils entraînent dans l’évolution de l’habitat que par rapport aux nouveautés techniques qui s’imposent progressivement dans le domaine de la construction. Au regard de l’Histoire, leur destinée a été rapide, les premières mesures de rénovation et réhabilitation étant intervenues 30 ans seulement après la construction des premiers grands groupes d’habitat collectif. Objets architecturaux et urbains décriés, ils représentent pourtant par leur nombre l’un des héritages immobiliers les plus importants de la seconde moitié du xxe siècle.
Quartier des Grésilles à Dijon. Photographie ancienne, ca. 1957-1959, fonds Combier (CIM), musée Nicéphore Niépce. À gauche : Opération de Rénovation Urbaine Gambetta à Mâcon, façades postérieures et pignons des immeubles.
11
INTRODUCTION
ZUP du Mail à Chenôve.
publics que les institutions qui l’ont financée en grande partie, ainsi que les approches nombreuses et diverses des architectes (et de manière plus générale la Politique de la Ville). Dans les années 2010, la genèse des grands ensembles ainsi que celle de la mise en place d’une politique en faveur de la préfabrication et de la standardisation ont été étudiées en détail4. De nos jours, les grands ensembles sont devenus
un objet d’analyse presque « classique », dans le domaine des sciences humaines. L’étude menée par le service régional de l’Inventaire du patrimoine culturel de Bourgogne, désormais Bourgogne-Franche-Comté, a ainsi bénéficié des évolutions de la méthodologie et du vocabulaire, afin de mener à bien cette analyse avec une approche associant méthode comparative et monographie. Comme le rappelle Frédéric Dufaux5, la méthode
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comparative permet entre autres de s’interroger sur la définition des grands ensembles, leurs formes urbaines, la morphologie architecturale des constructions, les différents programmes, les modes de financement, la situation dans la ville, etc. Le parti-pris scientifique a néanmoins consisté à se centrer exclusivement sur l’architecture et l’urbanisme. L’Inventaire général du patrimoine culturel n’a effectivement pas développé les
outils méthodologiques pour analyser le fait social qui n’entre pas dans le champ de ses compétences. Le terme de grand ensemble, qui ne revêt aucun sens juridique, a été défini par différents critères selon les disciplines et les chercheurs, celui du nombre de logements (généralement 500 ou 1 000 au minimum) étant le plus fréquent. Afin d’être en accord avec les spécificités de son territoire et du corpus recensé, cette
13
INTRODUCTION
Les tours de Torcy depuis la route départementale D18. Ce sont les seules constructions qui émergent dans le paysage environnant.
étude prend comme fondement l’approche la plus large possible permise grâce à la définition même de « grand ensemble », à savoir un secteur urbain concerté consistant en « un aménagement urbain comportant plusieurs bâtiments isolés pouvant prendre la forme de barres ou de tours, et éventuellement un ou plusieurs ensembles d’habitats individuels et des équipements divers »6. Différents objets architecturaux composent les grands ensembles. Contrairement à l’image populaire, ils peuvent comporter un programme de logements individuels, généralement sous la forme de pavillons standardisés. Bien que ce cas s’avère plutôt rare en Bourgogne, il est tout à fait possible qu’un projet de ZUP prévoie une zone pavillonnaire. Toutefois, cette étude se cantonne à l’analyse des immeubles collectifs, trois types principaux pouvant être observés : la barre, la tour et le plot/bloc7. Les grands ensembles ont eu une histoire rapide,
que l’on pourrait même qualifier de « mouvementée ». Cet écart temporel entre leur réalisation, à partir des années 1950 et le lancement de cette étude, offre une prise de recul nécessaire qui correspond d’ailleurs aux bornes chronologiques du patrimoine étudié par l’Inventaire. Mais il n’en entraîne pas moins des difficultés quant à la constitution d’un corpus exhaustif au vu de la transformation, voire de l’effacement, de ces quartiers dans le paysage urbain. De nombreux programmes de logements ont bien été lancés en Bourgogne, mais ils sont également légion à avoir été impactés par les opérations de démolition ou de rénovation. En cela, une adaptation du regard et de la méthode était nécessaire pour répondre autant que faire se peut au principe d’homogénéité des études, dans la perspective d’une exploitation systématique8. Cette souplesse est d’ailleurs permise grâce aux dernières prescriptions méthodologiques en ce qui concerne la prise en compte des « œuvres transformées »9.
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d’abord dans les monographies urbaines qui n’offrent que peu de place au sujet. Avec l’étude du territoire de la commune de Rennes, lancée en 1997 et l’ouvrage qui en découle10, le service de Bretagne est l’un des premiers à ne pas commettre d’impasse sur ces quartiers qui ont profondément marqué le territoire communal. Depuis11, les grands ensembles sont englobés dans des études urbaines plus larges où ils sont traités à des degrés divers12 pouvant aller de la simple analyse liminaire à l’étude monographique d’un ou plusieurs quartiers. Pourtant, depuis la publication sur le logement social en Seine-Saint-Denis13, et excepté le recensement lancé par le service d’Île-de-France, aucune autre région ne s’était aventurée dans un programme de recherche sur ce sujet singulier. Cela témoigne sans doute de la complexité de son traitement sous un angle exclusivement thématique, qui impose toutefois une prise en compte plus large de ce phénomène urbain.
Toutefois, cet écart temporel est également l’une des contraintes inhérentes à la présente étude. En effet, les démolitions ont elles aussi été nombreuses entre les premiers cas à la fin des années 1980 jusqu’au Nouveau Programme National de Renouvellement Urbain, programmé de 2014 à 2024. La disparition de certains immeubles, voire de quartiers en entier, avant et même pendant l’étude – empêchant a fortiori l’analyse de ces sites – amène naturellement à se demander si un inventaire du patrimoine des grands ensembles n’est déjà pas trop tardif. Le lancement d’une étude thématique sur les grands ensembles bourguignons dans les années 2010 n’est que le fruit du développement et de l’extension du champ disciplinaire de l’Inventaire général, qui s’inscrit à son tour dans le sillage de l’évolution de la notion de patrimoine depuis les années 1960. C’est à partir des années 1990 que les services régionaux de l’Inventaire prennent en compte les grands ensembles,
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INTRODUCTION
Vue d’ensemble sur la ZUP des Grahuches à Sens depuis le nord. Photographie ancienne, ca. 1965-1970, fonds Combier (CIM), musée Nicéphore Niépce.
L’ampleur du corpus des sites de type grand ensemble en Bourgogne offre un double avantage : - répondre aux spécificités d’une région majoritairement rurale, où les grandes métropoles sont absentes, mais qui correspond bien finalement à une situation provinciale « classique » ; - constituer un corpus sur d’uniques critères architecturaux et urbains et, subséquemment, mettre de côté les divergences avec une définition des grands ensembles fondée sur un nombre minimum de logement ou une restriction aux ensembles uniquement locatifs14 et collectifs. La phase de pré-repérage a permis de constituer un corpus de plus de 160 sites répartis au sein de 77 communes (voir carte p. 22). Les différentes procédures administratives qui ont encadré la construction des grands ensembles (Secteur Industrialisé, Zone à Urbaniser par Priorité, Zone d’Aménagement Concerté, Zone d’Habitation, Rénovation Urbaine, etc.) ont permis d’établir
une première distinction au sein de ce corpus. Ces outils réglementaires ont en outre l’avantage de traduire une chronologie des politiques étatiques et territoriales en faveur du logement collectif de masse. Mais, compte tenu de la diversité de ces procédures et du fait que certains quartiers sont le fruit d’une superposition ou d’une succession de ces outils réglementaires, il était impossible d’établir une unique sous-classification trop rigide fondée sur ce seul critère. De même, bien que les limites chronologiques de cette étude correspondent à celles des Trente Glorieuses, il convient de forcer quelque peu le créneau temporel pour d’une part, mieux comprendre la genèse de ces quartiers et, d’autre part, appréhender les incidences du développement des grands ensembles sur les phénomènes urbains et architecturaux postérieurs, avec un renouvellement quant aux manières de faire la ville à partir du milieu des années 1970. Cela s’avère en réalité être une nécessité, car leur histoire
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Vue depuis le sud du quartier des Bords de Loire à Nevers.
avec la mise en place de la Politique des Modèles. La nature même de l’objet de cette étude impose la prise en compte de la notion de paysage, selon la définition qu’en donne la Convention européenne du paysage de Florence15, comme composante et reflet de la cité. Aussi, l’un des objectifs de cet ouvrage est de proposer une synthèse à l’échelle régionale à l’aune de la situation nationale, et de comparer les quartiers étudiés afin d’en saisir toutes les caractéristiques, identifier les différents types d’immeubles collectifs qui peuplent un ensemble, et dégager ainsi les « typicum » et les « unicum »16. La commune de Chalon-sur-Saône a été sélectionnée pour présenter les résultats d’une étude approfondie des quartiers menée à l’échelle de toute une ville, allant pour chaque site, du général (son projet, le parti urbain, etc.) au particulier (les immeubles). Cela a permis de mettre en évidence l’impact de cet héritage des Trente Glorieuses sur l’évolution des paysages urbains, avec le renouvellement des centres et de leurs
s’est poursuivie avec la Nouvelle Politique de la Ville et les opérations de réhabilitation/rénovation du bâti qui en découlèrent. Elles ont pu, dans certains cas, modifier les caractéristiques architecturales des bâtiments et en biaiser la lecture (transformation des façades, démolitions, nouveaux aménagements urbains, etc.). En définitive, cette étude a permis de réfléchir aux manières d’inventorier des territoires récents et en mouvement. Même si l’immeuble peut toujours bénéficier d’une analyse individuelle qui apporte son lot d’informations, il ne peut être véritablement compris qu’en l’intégrant comme partie constituante d’un projet plus vaste, à l’échelle du site. C’est là que réside l’une des spécificités de l’Inventaire que d’étudier le patrimoine dans son contexte. Cette approche s’impose avec l’une des particularités des grands ensembles, celle d’avoir recours à une architecture en série, standardisée et composée d’éléments préfabriqués. Ce phénomène s’amplifie d’ailleurs à partir de la fin des années 1960
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INTRODUCTION
Opération de Rénovation Urbaine Bassin du Canal à Chalon-sur-Saône, parvis de la tour du Canal et de l’Espace des Arts (anciennement Maison de la Culture).
abords, et le développement des périphéries. Le recensement mené en début d’étude a révélé la valeur de représentativité de Chalon-sur-Saône par rapport aux grands ensembles bourguignons. La quasi-totalité des procédures et des types architecturaux peut y être analysée, offrant ainsi un panorama complet de la politique nationale des grands ensembles. Ce cas unique pour une sous-préfecture à l’échelle de la région permet une compréhension à la fois précise et générale de ce « patrimoine ordinaire ». Enfin, c’est pour conserver l’image de la prégnance des grands ensembles dans l’espace de la cité qu’une importante campagne photographique a été entreprise. Une attention particulière est portée aux vues paysagères afin de conserver la mémoire de ces nouveaux espaces, caractérisés par la rupture et l’étalement urbain, dont cet ouvrage propose de (re)découvrir la diversité insoupçonnée.
Cité du Parc à Nevers.
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Notes 1 Pour une analyse historiographique détaillée des travaux sociologiques sur les grands ensembles, voir : Loïc Vadelorge, « Grands ensembles et villes nouvelles : représentations sociologiques croisées », dans Histoire Urbaine, 2006/3, n° 17, p. 67-84. 2 Bruno Vayssière, Reconstruction, déconstruction : le hard french ou l’architecture française des Trente Glorieuses, Paris, Picard, 1988, 327 p. 3 Frédéric Dufaux, Annie Fourcaut, Rémy Skoutelsky, Faire l’histoire des grands ensembles : bibliographie 1950-1980, Paros, ENS Editions, 2003, p. 8. Pour les études publiées à cette époque, voir la bibliographie en fin d’ouvrage. 4 Gwenaëlle Le Goullon, Les grands ensembles en France. Genèse d’une politique publique (1945-1962), Paris, Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, 2014 ; Yvan Delemontey, Reconstruire la France, l’aventure du béton assemblé, 1940-1955, Paris, Éditions de la Villette, 2015. 5 Frédéric Dufaux, « Comparer les grands ensembles : une tâche impossible et nécessaire », dans Frédéric Dufaux, Annie Fourcaut (dir.), Le monde des grands ensembles, Paris, Éditions Créaphis, 2004, p. 28-35. 6 Philippe Vergain (dir.), Renaud Benoit-Cattin, Jean Davoigneau, Thésaurus de la désignation des œuvres architecturales et des espaces aménagés, Documents et méthodes n° 7 (réédition revue et complétée), ministère de la Culture et de la Communication, direction générale des patrimoines, mission de l’Inventaire général du patrimoine culturel, décembre 2013. 7 Bâtiment de plan massé, et non étendu comme une barre, mais qui ne dépasse pas cinq à six étages maximum. 8 Inventaire général des monuments et des richesses artistiques de la France, Livret de prescriptions techniques n° 1 : principes généraux, 1968. 9 Hélène Verdier, Xavier de Massary, Georges Coste, Principes, méthode et conduite de l’Inventaire général du Patrimoine culturel, 2e édition, Paris, ministère de la Culture et de la Communication,
direction de l’architecture et du patrimoine, 2007, 226 p. 10 Direction régionale des affaires culturelles de Bretagne, service régional de l’Inventaire, Rennes, mémoire et continuité d’une ville, réd. Isabelle Barbedor, Paris, Monum, Éditions du Patrimoine, 2004, 229 p. 11 À la fin des années 1990, les directions de l’Architecture et celle du Patrimoine fusionnent avec François Barré comme premier directeur (1998, Catherine Trautmann étant ministre de la Culture). Plusieurs mesures en faveur de l’étude et de la conservation du patrimoine du xx e siècle sont mises en place comme la nouvelle limite basse chronologique pour les édifices pris en compte dans les études d’inventaire désormais fixée à 30 ans avant la réalisation de l’enquête. 12 Pour la collection Cahier du Patrimoine, on citera notamment : Région Île-de-France, service régional de l’Inventaire général, Melun. Une île, une ville. Patrimoine urbain de l’Antiquité à nos jours, réd. Judith Förstel, colla. Laurence de Finance, Yves Gallet, Delphine Gillardin et al., Paris : Association pour le patrimoine de l’Îlede-France, 2006, 272 p. ; Région Île-deFrance, service Patrimoine et Inventaire, Meaux, patrimoine urbain, Réd : Judith Förstel, Louis-Marie Asselineau (collab.), Christine Barralis (collab.) et al., Paris, Somogy, 2013 ; Région Aquitaine, Laetitia Maison-Soulard, Alain Beltran, Christophe Bouneau, Le bassin de Lacq : métamorphose d’un territoire, Pessac, Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, 2014 ; Région Normandie, service de l’Inventaire du patrimoine culturel, Le Havre 1517-2017 : la demeure urbaine, réd. Claire Étienne, Lyon, Lieux Dits éditions, 2017, 252 p. 13 Direction régionale des affaires culturelles d’Île-de-France, Conseil général de Seine-Saint-Denis, Le logement social en Seine-Saint-Denis (1850-1999), Gérard Monnier (dir.), Benoit Pouvreau (réd.) Itinéraires du Patrimoine, Paris, Association pour le patrimoine de l’Île-de-France, Éd. du patrimoine, 2003, 64 p. Le lancement de l’ouvrage, publié dans la collection des Parcours du Patrimoine a d’ailleurs connu quelques remous à l’époque : « […] le choix avait été fait de ne publier
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que des photos des grands ensembles de Seine-Saint-Denis sous des ciels bleus. Et les ciels n’étaient pas trafiqués : les photographes avaient pris ces clichés les jours où il faisait beau […]. Le préfet y a vu une véritable volonté idéologique de mettre en valeur des ensembles que l’État voulait détruire ou profondément modifier. Et donc, les publier, en faire de belles photos avec des ciels bleus et les présenter sous leur aspect esthétiquement le plus favorable lui paraissait être une décision allant à l’encontre de la politique gouvernementale. », dans Arlette Auduc (coord.), Photographier le territoire, Journée d’étude 2 décembre 2008, Région Île-de-France, Inventaire général du patrimoine culturel, Paris, Somogy Éditions d’Art, 2009, p. 33-34. 14 Pierre Merlin, Des grands ensembles aux cités. L’avenir d’une utopie, Paris, Ellipses, 2012 ; à noter qu’Hervé Vieillard-Baron propose d’englober les copropriétés dans les grands ensembles : Hervé Vieillard-Baron, Banlieues et périphéries. Des singularités françaises aux réalités mondiales, Paris, Hachette Éducation, 2e édition revue et corrigée, 2011. 15 La convention européenne du paysage, appelée également convention de Florence, est un traité du Conseil de l’Europe, adopté le 20 octobre 2000 à Florence par 29 États membres. Issue d’une initiative du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux de l’Europe (CPLRE), elle a pour objectif de mieux prendre en compte et valoriser les paysages, d’en promouvoir la protection, la gestion et l’aménagement et de fixer un cadre juridique afin d’organiser la coopération européenne dans ce domaine. 16 Hélène Verdier, Xavier de Massary, Georges Coste, Principes, méthode et conduite de l’Inventaire général du Patrimoine culturel, 2e édition, Paris, ministère de la Culture et de la Communication, direction de l’architecture et du patrimoine, 2007, 226 p.
LA CONSTRUCTION DES GRANDS ENSEMBLES EN BOURGOGNE : TRADUCTION LOCALE DE POLITIQUES NATIONALES
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LES GRANDS ENSEMBLES EN BOURGOGNE
ZUP Derrière-Cluny à Beaune (aujourd’hui quartier Saint-Jacques).
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Localisation de la zone d’étude en Bourgogne – Franche-Comté
Villeneuve-la-Guyard Pont-sur-Yonne
A5
SENS
A1 9
Paron
Villeneuve-sur-Yonne Brienon-surArmançon
A6
Joigny
SaintFlorentin
Migennes Cheny
Châtillon-sur-Seine
TONNERRE
Monéteau Saint-Georges-sur-Baulche
Yonne La Seine
Saint-Fargeau
MONTBARD
Selongey
Venarey-les-Laumes
Is-sur-Tille
7
re Loi La
A7
AVALLON
Côte-d’Or
CLAMECY
COSNE-COURSSUR-LOIRE
A6
Saulieu
Semur-en-Auxois
Saint-Apollinaire Quetigny Chevigny-Saint-Sauveur A3 Chenôve Longvic 9 Gevrey-Chambertin Genlis Auxonne Brazey-en-Plaine
Nuits-Saint-Georges
Arnay-le-Duc
A3
CHÂTEAU-CHINON
Varennes-Vauzelles
BEAUNE
NEVERS
Fourchambault
Épinac
AUTUN
Seurre
Imphy
L’A l
r
La Lo ir
Le Creusot Torcy Montchanin
Luzy
e
A7
7
Saint-Rémy LOUHANS
e
Ciry-le-Noble
Geugnon
CHALON-SUR-SAÔNE
Blanzy Montceau-les-Mines Saint-Vallier
Sanvignes-les-Mines Bourbon-Lancy
Châtenoyle-Royal
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Le Doubs
Chagny
La Machine Decize
A39
A6
Garchizy
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aôn
S La
1
Nièvre
e
Prémery
DIJON
Fontaine-lès-Dijon Talant A38
nn
o L’Y
La-Charité-sur-Loire
A31
AUXERRE Toucy
Tournus
Saône-et-Loire Communes avec au moins un grand ensemble recensé (sauf La Machine) Chenôve Communes avec grand ensemble de type Z.U.P.
Digoin
CHAROLLES Cluny
Paray-le-Monial
Communes périphériques d’une grande agglomération
Charnay-lès-Mâcon
Pôle urbain et industriel d’échelle régionale
MÂCON
Pôle urbain et industriel d’échelle locale
MÂCON
Chauffailles
Préfecture
A6
Pôle urbain et industriel d’échelle départementale
10
0
10
Kilomètres
AUTUN Sous-préfecture
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LA CONSTRUCTION DES GRANDS ENSEMBLES EN BOURGOGNE : TRADUCTION LOCALE DE POLITIQUES NATIONALES Gwenaëlle Le Goullon
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LA CONSTRUCTION DES GRANDS ENSEMBLES EN BOURGOGNE : TRADUCTION LOCALE DE POLITIQUES NATIONALES
Vue d’ensemble du quartier des Bioux à Mâcon. Photographie ancienne, ca. 1960-1963, fonds Combier (CIM), musée Nicéphore Niépce.
Faire l’histoire d’un patrimoine ordinaire et récent : les grands ensembles
de ne pas oublier ce que fut leur quartier autrefois et de sauver les traces de ce passé commun. Commençons tout d’abord par préciser ce que nous pouvons entendre par « grands ensembles ». Dans les années 1950, ce terme était employé par les chercheurs et par les praticiens pour des opérations hétérogènes. Ce n’est qu’au début des années 1960 qu’émergent des définitions plus précises, comme celle proposée par Yves Lacoste et largement acceptée par les chercheurs : « Le grand ensemble apparaît comme une unité d’habitation relativement autonome formée de bâtiments collectifs, édifiés en un assez bref laps de temps, en fonction d’un plan global qui comprend plus de 1 000 logements environ2. » La diversité des cas de figure nous amènera cependant ici à retenir de
« Le temps “chaud” des démolitions et des reconstructions offre une occasion particulièrement favorable à l’observation du fait urbain. Ce moment n’est-il pas le plus intense de l’évolution des rapports des individus avec le milieu dans lequel ils vivent ? »1. Au moment où l’on détruit et où l’on rénove une partie des grands ensembles français, il nous semble utile d’en retracer la genèse et d’en restituer l’aspect initial. Dans de nombreux cas, les élus et les habitants ont souhaité accompagner ces mutations par un travail de mémoire, afin
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de l’ancien empire colonial, en particulier les rapatriés d’Algérie. Or, lorsque ces derniers arrivent, surtout en 1961-1962, le choix des grands ensembles a déjà été fait et ils sont nombreux à avoir été construits. Enfin, la légende veut également que les grands ensembles aient été préférés aux autres modes de construction, en raison de coûts et de délais moindres. Mais il n’en est rien : les grands ensembles étaient, par exemple, plus onéreux et plus longs à réaliser que les lotissements pavillonnaires industrialisés. Le choix des grands ensembles en France résulte en réalité d’une quinzaine d’années d’expériences menées par les acteurs du logement et de la construction afin de trouver le modèle idéal de l’habitation populaire : le moins coûteux, le plus rapidement construit, le plus moderne, le plus adapté aux classes moyennes et modestes d’un pays en pleine révolution économique, sociale et culturelle. C’est l’histoire de ces programmes de l’après-guerre aux années 1970 que nous relaterons d’abord, avant d’évoquer le cas des grands ensembles de Bourgogne pendant cette période6.
nombreux quartiers ne comportant que quelques centaines de logements.Yves Lacoste précise qu’une autre caractéristique de ces quartiers était la présence de nombreux équipements collectifs, conçus pour assurer cette autonomie urbaine précédemment évoquée. La proportion des logements sociaux ne constitue donc en rien une caractéristique essentielle des « grands ensembles ». De fait, jusqu’au milieu des années 1960, la plupart des grands ensembles comportent une majorité de logements du secteur privé et du secteur aidé, et non du logement social3. Les grandes lignes morphologiques des « grands ensembles » ont été tracées dès les années 1930. Le terme « grand ensemble » aurait été forgé en 1935 par Marcel Rotival4, pour désigner la « cité-jardin » de la Muette construite à Drancy par les architectes Marcel Lods (1891-1978) et Eugène Beaudouin (1898-1983) dans le respect des canons de l’architecture moderne. Les grands principes de ce courant furent synthétisés et diffusés par la Charte d’Athènes, rédigée en 1942 par Le Corbusier (1887-1965)5. Face aux problèmes posés par l’urbanisation rapide des sociétés occidentales, ces architectes refusent de reproduire l’urbanisme classique (en particulier haussmannien), de ressusciter les formes traditionnelles et régionales d’habitat ou encore de continuer à laisser se développer les lotissements pavillonnaires, souvent défectueux et anarchiques, en périphérie des agglomérations. Ils font à l’inverse la promotion d’une architecture aux formes épurées et standardisées et d’un urbanisme rationnel, afin de mettre à la disposition de tous un habitat sain, fonctionnel et répondant aux besoins fondamentaux des êtres humains : « l’air, le soleil et la verdure ». Mais sitôt la formule architecturale des grands ensembles apparue, elle est mise entre parenthèses par la Seconde Guerre mondiale. Elle refait surface au cours de l’après-guerre et ce n’est qu’à la fin des années 1950 que la France choisit de construire massivement des grands ensembles. On attribue volontiers ce choix à la crise du logement. Or, cette explication n’est pas suffisante. Confrontés à des défis similaires, les pays voisins privilégient des options alternatives, telles que les lotissements pavillonnaires en Grande-Bretagne, les maisons individuelles en Italie ou les immeubles modernes intégrés dans le tissu urbain en Allemagne de l’Ouest. Il est également courant d’affirmer que les grands ensembles ont été construits pour loger les rapatriés
La construction des grands ensembles en France : des chantiers expérimentaux aux ZAC (Zones d’Aménagements Concertés), 1945-1973 La difficile situation de l’après-guerre À la fin de la Seconde Guerre mondiale, la France est confrontée à une grave crise du logement. Trois millions de sans-logis vivent dans des baraquements, des immeubles endommagés et des bâtiments transformés en habitations. S’y ajoutent les millions de familles logées dans des taudis, des bidonvilles et des lotissements défectueux. Dans les villes de plus de 30 000 habitants, 5 % seulement des immeubles disposent de toutes les commodités (eau courante, électricité, gaz, tout-à-l’égout et chauffage central), 70 % n’ont que l’eau et l’électricité. Un logement sur dix possède une salle de bain et un sur deux des W.-C. Cette situation s’aggrave chaque jour du fait du « baby boom », de l’exode rural et de l’immigration. Nombreuses
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Vue d’ensemble de la Cité du Parc à Nevers.
Des premiers « chantiers expérimentaux » aux grands ensembles du Secteur Industrialisé
sont alors les voix réclamant une grande politique de construction et d’urbanisme. Raoul Dautry (1880-1951) est un des principaux artisans de la naissance de cette politique. Il est le premier dirigeant du ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme (MRU), créé en 1944. Les moyens alloués au logement dans le « Plan Monnet » de 1947 sont très limités7. En outre, Raoul Dautry choisit de ne consacrer qu’une faible partie de ses maigres crédits ministériels à la construction de logements neufs (et non à la reconstruction de logements anciens). Il décide de consacrer cette part minoritaire du budget ministériel à la conception et au financement de petits programmes de construction. Bien que permettant de reloger en urgence des familles sinistrées, ces nouveaux logements s’inscrivent aussi dans une perspective de modernisation urbaine et sociale de long terme. Les dirigeants du MRU escomptent que ces « chantiers expérimentaux » permettront d’amorcer la mise en place d’une filière de construction industrialisée, alors que le secteur du bâtiment en France est encore largement artisanal.
Entre 1947 et 1949, les chantiers expérimentaux aboutissent à la construction de petits ensembles de quelques dizaines de logements, souvent individuels ou jumelés. De nouveaux procédés de préfabrication y sont expérimentés. Mais le nombre de logements est trop faible pour répondre aux impératifs de la production industrielle. C’est pourquoi le MRU conçoit un nouveau concours dès la fin de l’année 1948, afin de réaliser des opérations de 200 logements. En outre, le nouveau ministre, Eugène Claudius-Petit (1907-1989), désire que ces chantiers puissent désormais promouvoir le développement de programmes collectifs, dotés de logements aux superficies inférieures à celles des HBM8. C’est pourquoi, en 1950-1951, le ministère conçoit un nouveau programme de construction, le Secteur Industrialisé (SI). Il reprend la formule élaborée au
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cours des chantiers expérimentaux, mais à plus grande échelle. Il s’agit maintenant de construire des grands ensembles en série, regroupant au minimum huit cents logements ainsi que les équipements collectifs nécessaires. L’objectif est de construire dix mille logements par an pendant cinq ans. Le MRU impulse et contrôle les opérations, puis confie la gestion des quartiers à des organismes de HLM préalablement désignés en lien avec les préfets et les élus locaux.
semi-public) et du Sous-Comptoir des Entrepreneurs. La formule rencontre un succès immédiat. Souhaitant amplifier le mouvement, Eugène Claudius-Petit élargit dès 1952 les possibilités financières du système. Enfin, en 1953, le Plan Courant amplifie encore ces aides. L’État et les collectivités locales peuvent acquérir plus facilement des terrains en vue de la construction d’habitations ou de zones industrielles. En outre le plan crée le « 1 % patronal », qui rend obligatoires les aides patronales à la construction. Ces dispositions foncières et financières sont associées à un modèle bien particulier de logements, les LOGECO. Ces logements standardisés ont des normes inférieures à celles des HLM. Mais ces normes doivent malgré tout assurer la démocratisation d’un certain confort : salle d’eau, fourniture d’eau chaude, ascenseur. Les modèles correspondent à des logements individuels ou collectifs. Cependant dans les premières années « les LOGECO sont à 75 % des logements collectifs »9, plus particulièrement des grands ensembles. Une partie importante des logements dans ces
Les grands ensembles du secteur aidé À ces grands ensembles construits à l’initiative des pouvoirs publics s’ajoutent des grands ensembles construits par des promoteurs privés ou semi-privés, profitant des dispositifs d’aide à la construction qui se multiplient dès le début des années 1950. La loi du 21 juillet 1950 met en place un système d’« aide à la pierre » : une prime à la construction, financée par des prêts spéciaux du Crédit Foncier de France (organisme
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grands ensembles sont en accession aidée à la propriété. Néanmoins le système est aussi utilisé pour des programmes locatifs, comme les ensembles collectifs développés par l’Office Central Interprofessionnel du Logement (OCIL)10, par la société coopérative de construction Baticoop11, la Société Immobilière Économique Mixte du Département de la Seine (SIEMDS) ou la Caisse des Dépôts et Consignations (CDC)12. Mais ces opérations ne s’adressent pas aux classes populaires. Par conséquent, la crise du logement perdure. Le rythme de construction, bien qu’en augmentation, est de 162 000 logements en 1954, au lieu des 240 000 nécessaires. L’ancien MRU13 profite alors d’une conjoncture favorable pour multiplier ses propres programmes de construction. L’objectif est double : permettre réellement l’accès à un logement sain pour tous et tester différentes formules de logement et d’habitat à grande échelle.
les dirigeants du ministère de la Reconstruction et du Logement (MRL) à privilégier la construction de grands ensembles. Ils décident alors de pérenniser le SI en lançant un nouveau programme quinquennal, beaucoup plus imposant que le précédent, de le doubler par la création d’un autre secteur réservé au MRL (le « secteur épargnant la main-d’œuvre ») et d’élaborer des programmes inspirés du SI, mais permettant de construire plus de logements, qui plus est des logements plus accessibles aux classes populaires. Ces programmes, appelés « Million », Logements Économiques Normalisés (LEN) et Logements populaires et Familiaux (LOPOFA) ont permis de construire plusieurs centaines de milliers de logements inférieurs aux normes HLM. Ils aboutissent notamment à la construction de grands ensembles dans presque tous les départements français. C’est à l’occasion de tous ces programmes qu’est créée, en 1954, la Société Centrale Immobilière de la CDC (SCIC), pour construire massivement et gérer des logements accessibles au plus grand nombre. Elle devient un partenaire incontournable pour la mise en place d’une véritable politique de construction donnant la priorité aux grands ensembles.
La relance de la commande publique et le choix des grands ensembles Entre 1953 et 1956, la fin de la Reconstruction approchant et le pays installé dans une dynamique de développement économique, de nouvelles mesures sont prises en faveur de la construction de logements. Les crédits accordés aux organismes de HLM sont augmentés de près de 150 % entre 1953 et 1955 ; 30 % des investissements publics du deuxième Plan, réalisé à partir de 1954, doivent être consacrés à la construction de logements. Par ailleurs, ces efforts de la part des pouvoirs publics bénéficient du soutien de l’opinion publique, de plus en plus sensible à la question du logement. L’ancien MRU lance donc une série de programmes visant à la fois à répondre au plus vite à la demande pressante des mal-logés et des sans-logis, et à évaluer les différentes formules de construction. Il réalise les cités d’urgence, ces petits ensembles pavillonnaires préfabriqués, construits à la hâte à la suite de l’appel de l’Abbé Pierre en février 1954. Souséquipées et sous-financées, ces cités deviennent très vite des « taudis neufs »14. La comparaison entre cet échec et la réussite relative des grands ensembles du SI, dont la construction touche à sa fin, incite dès 1955
La promotion des grands ensembles à la fin des années 1950 : des programmes à une politique générale de construction Dans ce contexte de boom de la construction immobilière est élaborée une loi-cadre sur la construction (1956-1957). Celle-ci a pour but de mieux réglementer et encadrer l’effort de construction, mais aussi de fixer des priorités. C’est à cette occasion qu’est véritablement fait le choix des grands ensembles. Des normes et des modèles techniques doivent être élaborés à l’échelon national et appliqués dans tous les grands ensembles qui seront construits dans le cadre de cette loi. Elle doit permettre de construire 300 000 logements par an ainsi que des équipements collectifs conséquents. Il est prévu que 80 % de ces logements soient locatifs et que ces derniers relèveront en majorité du secteur social. Cette loi amorce donc un virage en faveur des HLM, au détriment du secteur aidé longtemps privilégié. Enfin, la loi prévoit la création de Zones à Urbaniser par Priorité (ZUP) sur une
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Quartier des Sept-Fontaines à Tournus. Photographie ancienne, ca. 1955, fonds Combier (CIM), musée Nicéphore Niépce.
partie non négligeable du territoire. Ces zones doivent accueillir toutes les opérations comportant au moins 500 logements et leur apporter tous les équipements collectifs nécessaires. Instrument majeur de lutte contre la crise du logement, elles sont aussi conçues comme des outils d’aménagement du territoire, accompagnant notamment la décentralisation industrielle et la revitalisation des régions pauvres. Cette loi est décisive pour faire passer les grands ensembles de l’âge de l’expérimentation à l’âge de la massification. Les ZUP représentent l’épisode le plus chargé de la construction des grands ensembles en France : 193 ZUP sont réalisées en territoire métropolitain dans les années 1960 et 1970, ce qui représente un peu plus de 800 000 logements et 2,2 millions d’habitants15. Ces grands ensembles sont bien plus vastes que ceux élaborés au cours de la décennie précédente. Sur une période similaire (huit années), le nombre de logements programmés dans le cadre des ZUP est presque
trois fois supérieur à celui des logements inscrits dans les programmes de grands ensembles du MRU entre 1950 et 1958 (environ 214 000). La procédure des ZUP est précisée par un décret pris le 31 décembre 1958. Par la suite, chaque ZUP est créée par un décret ministériel ad hoc puis le préfet et le ministère contrôlent les opérations de bout en bout : délimitation du périmètre, coordination des maîtres d’ouvrages, choix de l’architecte, programmation des travaux et des équipements. Les collectivités publiques peuvent user de l’expropriation et d’un droit de préemption intégral sur les ventes de terrain, puis peuvent transférer cette propriété aux sociétés concessionnaires chargées de mener les opérations pour le compte des collectivités publiques et placées sous l’autorité du préfet (Sociétés Publiques d’Aménagement ou Sociétés d’Économie Mixte). Cette procédure a été très vivement critiquée : centralisée, bureaucratique, lente... C’est pourquoi elle
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même type, dans des opérations n’excédant pas les 500 logements. Les régions doivent en outre tenir compte des matériaux choisis et des goûts locaux en matière de construction et proposer ainsi des modèles spécifiques. Les opérations programmées dans le cadre des ZAC s’étirent jusqu’à la fin des années 1980. Entretemps, la politique des grands ensembles avait été reniée – avec en 1973 la circulaire Guichard, du nom du ministre de l’Équipement de l’époque, qui met un terme à leur programmation. La part des logements collectifs dans la construction de logements neufs passe alors de 52 % (depuis 1954) à un tiers (1975-1982). L’accès à la propriété et le pavillon sont alors privilégiés par rapport à la construction sociale et collective. Cette dynamique a contribué à accélérer le processus de paupérisation et de dégradation déjà à l’œuvre dans de nombreux grands ensembles.
a été dès 1967 remplacée par la procédure des Zones d’Aménagement Concerté (ZAC). Liée à la loi d’orientation foncière de décembre 1967, elle vise notamment à mieux intégrer le point de vue des acteurs locaux dans l’élaboration des grands programmes de construction. Mais cela n’a pas remis pas en cause la construction massive des grands ensembles. Ces nouveaux projets, d’une taille comparable à ceux des ZUP, doivent offrir des logements plus diversifiés et mieux tenir compte des attentes des habitants. Ils doivent pouvoir offrir à la fois des immeubles résidentiels et des logements adaptés aux populations les plus modestes, tels que ceux réalisés dans le cadre de « la Politique des Modèles ». Cette politique, démarrée à titre expérimental en 1967 sous l’égide du ministère de l’Équipement et du Logement, a été généralisée à partir de 196916. Pour rompre définitivement avec la monotonie des grands ensembles, ce programme interdit de dépasser 80 exemplaires du
Vue aérienne du quartier des Grésilles en construction à Dijon, avec les barres Billardon, des Lochères et d’Épirey. Photographie ancienne, ca. 1959, fonds Combier (CIM), musée Nicéphore Niépce.
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Des cités radieuses au « mal des grands ensembles »
quitté rapidement ces quartiers, dès que l’offre immobilière globale est redevenue attractive.Les grands ensembles les moins affectés par les défauts évoqués précédemment ont été relativement épargnés par ces départs, comme le montrent les Cités radieuses du Corbusier. Certaines, comme celle de Marseille, sont même devenues, plusieurs décennies après leur construction, des résidences bourgeoises. À l’inverse, la Cité radieuse de Rezé s’est paupérisée, comme la plupart des grands ensembles français20. Le phénomène s’est accéléré au fur et à mesure de la dégradation matérielle et symbolique des logements. Les familles qui ont remplacé les premiers puis les seconds habitants, et ont accédé ainsi à leur tour à un logement décent et durable, sont plus modestes. Cette phase coïncide d’ailleurs avec la fin de la résorption des bidonvilles et la destruction des cités d’urgence et de transit. Nous retrouvons cette double évolution à l’échelle régionale.
Au lendemain de la guerre, la grande majorité des familles françaises souhaite habiter une maison individuelle avec jardin17, préférence qui s’est confirmée au cours des décennies suivantes. Les Français ont donc rejoint les grands ensembles non pas par adhésion à un projet collectif enthousiasmant, mais par réalisme, pour quitter les taudis et les bidonvilles. Certes, ces premiers habitants ont été pour la plupart ravis de se retrouver dans des logements modernes et confortables. Mais l’adaptation à ces nouveaux quartiers n’est pas si aisée. Les logements présentent de nombreuses malfaçons. Ils se dégradent très vite, notamment parce qu’ils sont souvent suroccupés, les superficies ayant été conçues trop chichement. Leurs équipements et leur isolation phonique et thermique sont très insuffisants. En outre, les équipements collectifs sont rares et systématiquement construits en retard par rapport aux logements. Le manque de transports collectifs pour relier ces quartiers aux centres-villes rend cette lacune encore plus difficile à vivre18. Les grands ensembles se sont également révélés générateurs de risques psychosociaux pour les habitants les plus vulnérables. Ces difficultés sont régulièrement montées en épingle par la presse. Ainsi dès septembre 1959 le magazine Science et Vie commence à relayer auprès du grand public la théorie du « mal des grands ensembles » : « le mal du nombre, de la pénombre et du bruit ; le mal de l’espace mesuré, de la solitude impossible et du silence bafoué »19. Ce « mal » se traduit par l’isolement, la fatigue, la dépression, la délinquance... symptômes qui semblent plus fréquents chez les populations jugées plus vulnérables ou plus dangereuses (les femmes et les jeunes). Ce thème est largement développé dans les journaux, la littérature et le cinéma au cours des années suivantes. Des chercheurs en sciences sociales et des médecins s’interrogent également sur l’existence de ce « mal ». Or, tout en récusant l’existence d’une pathologie mentale propre aux grands ensembles, ces travaux montrent qu’ils aggravent les risques psychiques inhérents à la vie dans les grands centres urbains contemporains, plus particulièrement pour les familles emménageant dans des logements neufs au sein de ces grandes villes. Pour toutes ces raisons, les familles les plus aisées ont
Le cas bourguignon : une région « intermédiaire » dans la construction des grands ensembles La Bourgogne dans l’histoire sociale de la France du second xxe siècle Des années 1940 aux années 1980, la Bourgogne s’est parfaitement inscrite dans les grandes dynamiques sociales françaises. La population urbaine passe entre 1954 et 1975 de 55 % à 73 % en France21, de 45 % à 65 % en Côte d’Or, de 36 % à 51 % dans la Nièvre, de 30 % à 48 % dans l’Yonne, et de 45 % à 60 % dans la Saône-et-Loire22. L’exode rural, la baisse spectaculaire du nombre d’emplois agricoles au profit des secteurs secondaires et tertiaires modifient profondément les territoires régionaux et notamment bourguignons. L’effort de construction se manifeste bien évidemment en Bourgogne comme ailleurs. Cette région constitue un archétype de la chronologie des différentes formules de construction mises en place par le MRU et ses successeurs. Mais elle a ses spécificités, que l’on retrouve dans l’histoire de la construction des grands ensembles de ce territoire. Elle n’est ni une des régions les plus urbanisées de France ni complètement désertifiée ni même
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