Prendre un enfant par la main

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Prendre un enfant par la main….

Noël Schmids


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A Aziz A, et à la mémoire de Jacques P.

Prendre un enfant par la main Pour l’emmener vers demain.. ………………………………… Yves Duteil

Note de l’auteur


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Je fais depuis dix ans dans un groupe de douze bénévoles en retraite, adhérents d’une association, de l’accompagnement scolaire auprès d’enfants d’une ZEP, (Zone d’Education Prioritaire, depuis peu ‘REP’ (Réseau d’éducation prioritaire). Ingénieur de formation, je n’étais pas, à priori, destiné à cette activité ; ma compétence était limitée. Mais j’avais eu, dans ma jeunesse, ce que je considérais comme une première chance : dans mon collège et lycée de province, dans les années 40, à cette époque où l’on passait deux bacs, j’avais reçu de mes professeurs une formation à la fois littéraire (latin, grec, français, allemand), et scientifique dans la classe de Mathelem appelée Terminale S aujourd’hui. Il n’ y avait pas alors cette dichotomie entre les sciences et les humanités vers laquelle nous pousse aujourd’hui notre vue des choses de plus en plus digitale et binaire. C’est ainsi que je dévore des romans, des essais, des poésies, Victor Hugo, Baudelaire, Romain Gary, Heinrich Mann, Stephan Zweig, etcetera, etcetera, … et que j’écris aussi à mes moments perdus. Je devais ma deuxième chance à ce que mon jeune âge m’avait protégé de la guerre, et que, quelques années plus tard, les Trente Glorieuses m’avaient offert une vie professionnelle exempte du chômage et des dictats de la bourse, avec de nombreux voyages dans le monde. J’avais, en somme, eu beaucoup de chance, et j’avais comme une dette envers cette société qui me payait ma retraite, et envers mes enfants et petits enfants qui n’auraient pas ma chance. J’aurais pu voyager, flemmarder, profiter de mes rentes. Mais je ne voyais pas les choses ainsi : Ne rien faire m’effrayait, me couper de la société, de ses problèmes, de mon environnement humain, m’interpellait. Je ne me voyais pas partir sans cesse pour un nouveau voyage – j’en avais tant fait -, jouer au bridge à longueur de nuits et de journées – je n’étais pas un champion -, m’asseoir devant la télé pour voir et écouter des fariboles. Je voulais vivre aussi une autre vie, découvrir des choses dont je n’avais pas idée, me faire de nouvelles connaissances, des nouveaux amis, je voulais apprendre encore. C’est ainsi qu’un enchaînement de hasards m’avait conduit dans cette association. Elle aidait toutes sortes de gens en détresse, enfants, jeunes, personnes âgées etcetera, et avait entrepris un accompagnement scolaire de jeunes d’un quartier difficile, dans la banlieue de la grande ville où elle avait son siège. Il y fallait du monde, il n’y a jamais assez de bénévoles. Voyant l’occasion de me livrer à une activité nouvelle, que je voyais à la fois humanitaire et humaniste, dont ma carrière d’ingénieur m’avait frustré, je me portai candidat, sans trop savoir alors si cela me plairait. Si j’y suis encore depuis dix ans, la question semble saugrenue. A un point tel que je m’astreins deux, voire trois fois par semaine, depuis tout ce temps, en période scolaire, à venir dans le quartier, dans son centre social, pour, avec mes amis bénévoles, accueillir les enfants, les ados, et les aider autant que faire se peut entre seize heures et dix-neuf heures. Je n’en dirai pas plus ici : le texte qui suit suffit à l’expliquer. Je précise seulement que, pour ne gêner personne, j’écris sous un pseudonyme, et que tous les noms et prénoms des protagonistes ont été modifiés. La ville, le quartier, peuvent être où le lecteur voudra. Il y a tant de ZEP dans notre pays ! Je veux surtout remercier ici l’association qui m’a permis cette vie, et surtout mes amis bénévoles qui, comme moi, participent à ce difficile travail, mais combien gratifiant, et qui m’ont tant appris. Je remercie aussi mes amis du centre social avec lesquels nous travaillons main dans la main et sans lesquels nous ne pourrions rien faire. Tous se reconnaîtront. Les avis et opinions que j’émets sur quelques questions sensibles, d’actualité, n’engagent que moi. J’ai éprouvé le besoin de témoigner ici du bonheur que m’a donné cette jeunesse à l’avenir incertain, et d’exprimer aussi mon indignation devant toutes les barrières dressées stupidement, et qui empêchent de la tirer d’affaire.


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Table des matières Pourquoi ? …………………………………. Page 5 Poil au nez ………………………………………………….Page 7 Le sac de chagrins …………………………..Page 8 Le quartier………………………………………………….Page 10 Ishaq …………………………………………Page 12 Les Tocards…………………………………………………Page 13 Les trois sœurs……………………………….Page 16 Bonbons, guimauve et chocolat ……………………………Page 19 Yacine ……………………………………… Page 20 La plume sergent major ……………………………………Page 22 Malalasoa ……………………………………Page 24 L’école ……………………………………………………….Page 27 Les trois H ………………………………… Page 29 L’auto-socio-construction du savoir ………………………Page 31 Dictée ou modalisation …………………… Page 33 Le voile………………………………………………….……Page 35 Les inséparables …………………………… Page 36 Kader……………………………………………………… Page 39 Le collège …………………………………… Page 41 L’anglais …………………………………………………….Page 43 Dyslexie ………………………………………Page 44 Un doute …………………………………………………… Page 45 La Toile ………………………………………Page 47 Bac et Fac ……………………………………………….… Page 48 Tristesse et contrition……………………… Page 50


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Pourquoi ? Il m’avait attrapé la main, il ne la lâchait plus. Il m’avait pris sans doute pour un grand-père qui lui manquait peut-être, et, comme les enfants me font facilement craquer – ce qui m’arme d’une infinie patience - il avait dû le sentir et m’avait adopté. Nous marchions sur un petit chemin, dans la montagne où nous étions allés avec le centre social ; sa maman nous suivait. Elle m’avait dit qu’il s’appelait Ryad, ; il devait avoir quatre ans. « Pourquoi tu siffles ? » me disait-il. Souvent, lorsque je marche, mon optimisme naturel me pousse à fredonner un air sans que je m’en rende compte. Je siffle entre mes dents, pour moi, convaincu que moi seul peux percevoir mes notes. Il les entendait. Malgré les cris de ses copains autour de nous, les conversations des grandes personnes, les pépiements des oiseaux, il m’entendait siffler. Ses sens, tout neufs, traquaient la vie dans toutes ses bizarreries ; rien ne lui échappait. Il voulait tout savoir : « Pourquoi il y a des fraises ? » « Parce qu’ elles se plaisent ici » C’était un peu benêt….. « Pourquoi ? » « Parce qu’elles aiment bien ce terrain » « Pourquoi ? » « Parce que, dans ce terrain, leurs racines peuvent sucer ce qu’il leur faut pour pousser » Silence….. J’en avais peut-être fini, de sa curiosité. « Pourquoi il y a des pierres partout ? » Non, je n’étais pas au bout de mes peines. « Parce qu’elles sont tombées de la montagne » « Pourquoi il y a des pierres dans la montagne ? » « Parce que la montagne, c’est de la pierre » « Pourquoi ? » « Parce que la terre, c’est une grosse boule, comme une orange, et que son écorce, c’est de la pierre » « Pourquoi c’est de la pierre ? Les oranges, c’est pas de la pierre » Je n’avais pas pris la bonne comparaison…. Je ne m’en sortirais pas » « Parce que c’est comme ça » C’était l’aveu de ma défaite, une retraite lamentable. « Pourquoi c’est comme ça ? » Pourquoi c’est comme ça et pas autrement, en effet, vaste question métaphysique. « Parce que la terre s’est formée, il y a très longtemps, avec des débris de roches qui se sont agglutinées » « C’est quoi, aclotiné ? » « Agglutinées » « Agglutinées » « C’est quand des choses se mettent ensemble pour former autre chose » « Pourquoi ? » « Parce que tout bouge, tout change, comme toi, tu grandis » « Pourquoi ? » « Tu ne veux pas grandir ? » Je pensais retourner la situation en posant les questions, et m’en tirer ainsi. « Pourquoi je vais grandir ? » C’était raté. « Parce qu’on grandit tous »


6 « Pourquoi ? » « Parce que c’est la vie : on est bébé, enfant, on devient un homme, puis un vieux comme moi » « Pourquoi ? » J’ai eu la chance qu’on était arrivé dans le bois où les enfants s’égaillaient déjà. Il m’avait lâché la main, oubliant sa question et il courait déjà derrière un papillon.


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Poil au nez « T’as un poil sur le nez » Elle m’avait touché le nez, et avait tiré le poil. « Aïe ! Poil au nez, c’est gagné » Ma réplique l’avait fait rire aux éclats. Puis, elle s’était jetée dans mes bras et m’avait fait la bise. C’était Joëlle, ma petite fille, quatre ans. Mon petit fils, Guillaume, trois ans, l’avait imitée, il avait ri aussi. Et maintenant, elle, Yasmine, CP, tout juste sortie de l’école voisine pour venir faire ses devoirs au Centre social….. J’ai tâté, les trois fois, j’ai tiré, les trois fois, j’ai dit « aie ! » pour la forme, les trois fois. J’ai un poil au nez. Honte à moi ! Ils m’ont eu, ravis qu’ils étaient de me voir crier … Ravis de la même façon, de leur rire assuré d’une vie sans soucis. Tiré de la même façon, jusqu’à me voir crier : Joëlle, métis franco-congolaise, parents chrétiens, née à Yaoundé, Yasmine, franco-algérienne, parents musulmans, née ici, à côté du centre social, et Guillaume, franco-français, né en Suisse. Leurs rires, leurs espiègleries, leurs étonnements, leurs interrogations et leur terrible don d’observation les rapprochent au point que je vois l’un dans l’autre et réciproquement. Ebahis d’être nés, les yeux ouverts d’ étonnement sur la vie, heureux d’un rien, si semblables dans leurs gestes, leurs grimaces, leurs petites méchancetés. Ils savent qu’ils se ressemblent, noirs, blancs, métis ; ils nous crient que nous sommes tous pareils et nous nous bouchons les oreilles. On leur dit « écoute bien » et ils font ce qu’ils veulent. On leur dit « Tais-toi ! » et ils crient plus fort pour nous provoquer. Maman les mène à l’école pour la première fois, et ils sont paniqués. On leur dit : « fais pas ça », et ils le font et rient. Alors on capitule devant leurs rébellions en souvenir des nôtres, qu’ils soient blancs, qu’ils soient noirs. L’acuité de leur don d’observation de nos défauts est peut-être ce qui les rapproche le plus, comme si elle vengeait leur incapacité à pénétrer les mystères de l’alcôve parentale. Ils ont leurs codes, leur caca pour en rire, leurs gommes pour se les jeter à la figure, leurs dessins de papa, avec son petit sexe, de maman avec ses tétons, leurs petites filouteries, leurs jalousies naissantes, la promesse montante de leurs hormones en devenir. Leurs différences sont en gestation, pas encore révélées pleinement, enfouies dans l’histoire ignorée de leurs ancêtres. Leurs ressemblances laissent encore l’illusion d’un monde meilleur. Ils ne savent pas qu’il y a la politique, les religions, les théories, les idéologies, le chômage, et la guerre est un jeu. Ils sont déjà bagarreurs, mais encore innocents.


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Le sac de chagrins Elle arrive avec sa maman, Shaïma, CP, dans sa doudoune, ployant sous le poids de son sac à dos. Dehors, il fait froid, le vent souffle et il gèle. Elle a la goutte au nez, les joues roses. Elle porte tout le poids de la vie sur ses épaules : une journée d’école, et sa maman, par dessus le marché, qui lui a dit de venir au Centre social se faire aider pour ses devoirs. Elle se fait du souci, sa maman : « Est-ce qu’elle lit bien, Shaïma, Monsieur ? » « Patience, Madame, on n’est qu’au mois de novembre, ça ne va pas si vite » La petite essaie de se débarrasser de son sac, et je dois l’aider car les bretelles ne passent pas. Le sac est lourd, au jugé, trois kilos, le quart de son poids. Elle enlève sa doudoune, s’assoit et me regarde. Elle me connaît, elle est déjà venue. Je lui souris. Et, avec ce troisième sens qu’ont les enfants pour capter les sentiments des adultes, elle doit savoir que je lui veux du bien. Elle sent peut-être que je la vois comme Joëlle, ma petite fille. Elle sourit, elle aussi, d’un petit sourire pâlot, un peu triste, qui me crève le cœur. Elle souffle, la vie est dure, l’hiver, l’école, les devoirs, les grands frères qui gueulent à la maison, la maman stressée parce qu’elle ne sait pas lire. Et elle a faim. Elle avait un goûter dans la poche de sa doudoune, elle le sort, me regarde comme si je pouvais lui interdire de manger. « Prends ton temps, Shaïma » Elle mange en regardant les autres enfants autour de la table, qui font du bruit. Elle n’est venue que deux ou trois fois, elle ne sait pas bien ce qui l’attend. Quand elle a fini son goûter, elle me regarde encore, comme pour me dire de ne pas rajouter des douleurs à sa journée. « Est-ce que je peux t’aider, Shaïma ? » Elle tire son sac à elle. Elle commence à fouiller. Tous ses soucis sont dans ce sac : les devoirs de demain, les notes de la semaine dernière, les livres qu’il faut lire, les chiffres qu’il faut compter, et la pénible recherche du bon cahier et de la trousse dans le fatras de ce bourreau…. C’est son sac de chagrins : il ne laisse pas tranquille, toujours là, à rappeler qu’on a fini de s’amuser, à vous pourrir la vie. Il faut lui farfouiller les tripes, à l’aveuglette, en tâtant ; il y a un tel bazar que la table ne suffirait pas à l’étaler. Elle tire sur quelque chose, sort un cahier bleue, soupire : ce n’est pas le bon. Elle refouille, paraît contente d’avoir trouvé ce qu’elle cherchait : le carnet de correspondance. On y trouve les devoirs à faire pour le lendemain. Mais elle ne sait pas lire, pas encore. Elle me tend le carnet. Une gomme frappe sa main, lancée par un CE2. Elle ramasse la gomme et la lance en riant. J’interviens, m’adresse au CE2 : « Du calme ou je te fais sortir » Il se calme. Elle me regarde : je ne suis pas si commode que j’en avais l’air. Elle doute, se renfrogne, feuillette le carnet et l’ouvre à la page du jour, qu’elle repère de mémoire. Elle pointe les lignes qui indiquent les devoirs pour demain, sa torture quotidienne. Il faut lire quelques mots. Elle sait devoir y passer, se soumet gentiment. « Pa, pa, papa ; Po, po, popo ; Pu, pu, pupu, Pi, pi, pipi » Elle dit en éclatant de rire : « Ka, ka, kaka ». « Non ! Ca, ca, caca, mais c’est bien, bravo, Shaïma ! » « Pi, ca, pica ; Co, co, coco ; Co, ca, coca” Elle sait les lettres de l’alphabet et elle a pigé la mécanique syllabique. Et elle peut lire des mots entiers, comme fille ou garçon, qu’elle reconnaît par sa mémoire visuelle grâce aux petites images au-dessus des mots, dans l’approche à la fois syllabique et globale de l’apprentissage du français, à laquelle j’adhère volontiers. Je pourrai rassurer sa mère : elle lira au printemps. Pas tout, bien sûr, mais elle déchiffrera.


9 Mais ce n’est pas fini, il y a du calcul ; elle refouille dans son sac car il faut un crayon ; mais elle n’a rien pour écrire et ne trouve pas ; elle me regarde, me faisant comprendre qu’elle compte sur moi pour la sortir de là. . Dans ce sac de trois kilos, il n’y a pas un crayon ni la moindre pointe Bic. Pas la moindre feuille de papier de brouillon non plus, sur laquelle écrire. Heureusement, j’ai ce qu’il faut : une trousse avec crayon, stylo, gomme, compas, règle, et du papier, car son sac n’est pas une exception : tous manquent de quoi écrire et je n’ai pas d’explication à ce mystère. Je lui tends un crayon et une feuille. Elle doit écrire les chiffres jusqu’à dix. Elle est toute fière de me montrer qu’elle sait, et elle sait, en effet. « Bravo, Shaïma, tu as bien travaillé. C’est l’heure où sa maman vient la chercher. Son immeuble est tout proche, mais une petite fille de six ans, seule dans la rue, on ne sait jamais. Elle enfile sa doudoune, met son bonnet de laine, prend son sac qu’elle essaie de mettre sur son dos, et que je l’aide à mettre parce que les bretelles accrochent les boutons de sa doudoune. « Au revoir, Monsieur » dit-elle. Et elle quitte le local, pliée sous le poids de son sac.


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Le quartier Seize heures. Il fait très beau en ce début de printemps. Sur le parking où je viens de garer ma voiture cinq à six garçons entre 17 et 25 ans discutent en criant, rient, s’invectivent, et tapent dans un ballon : des enfants du quartier. Ils n’en sortent pas, ils n’en sont jamais sortis –pour aller où ? - si ce n’est une fois par an pour aller dans le bled avec leurs parents. Ils n’ont pas de boulot. Ils savent ce que je viens faire, depuis le temps qu’ils me voient passer à cette heure. Ils savent que je viens au Centre Social pour aider des enfants et ados de leur quartier à maîtriser leurs problèmes scolaires. Quand ils étaient plus jeunes, la plupart d’entre eux étaient venus aussi s’y faire aider, certains m’y avaient vu. Les mamans les poussaient à s’y rendre : elles craignaient tellement leurs bêtises s’ils traînaient dans la rue. Mais le calcul et la grammaire, puis les théorèmes de Pythagore et de Thalès les bassinaient, ils préféraient le foot, se voyaient en Zizou, chahutaient, se distinguaient en distrayant les copains et pourrissaient la vie des profs. Ils ont grandi, sont devenus des hommes, les mamans n’ont plus rien à dire. Elles ne connaissent pas, les mamans, leurs trucs pour trouver de l’argent, elles se font du souci. Quelques unes d’entre elles, qui cheveux au vent, qui voilées, sont assises sur des bancs de la grande place carrée où j’arrive maintenant. C’est le centre du quartier, entre l’école primaire, le centre social, la mosquée, et les tours des années 70 où habitent les familles. Des enfants courent, des ados font du skate-bord. Les mères discutent entre elles, de leurs petits derniers qui portent leurs espoirs. Elles croient toujours en eux, tant qu’ils sont petits : si mignons, obéissants, tout est encore possible s’ils font bien leurs devoirs, ramènent de bonnes notes, s’ils vont les lundis, les jeudis, au Centre Social avec les bénévoles qui sont bien savants, et qui sauront leur apprendre à lire et à compter. Elles connaissent bien les bénévoles, depuis le temps des grands et maintenant des petits : Jocelyne, André, Noël, Geneviève, René, et tous les autres dont elles ne savent pas les noms. Ils ne sont pas d’ici, pas du quartier, mais ils sont gentils, polis ; ils leur disent : ‘Bonjour Madame’ ; ils savent leurs noms à elles. Ils pourraient être leurs pères ou leurs mères, elles ont confiance en eux. L’année dernière, ils les ont sorties à la campagne, sur une montagne avec les gosses et des agents du Centre Social. Elles n’étaient jamais montées aussi haut parce qu’elles ne sortent pas de leur quartier, elles avaient peur. Dans la vallée, on voyait une rivière, mais elles ne savaient pas son nom. Il y avait des fraises au bord d’un chemin ; elles ignoraient qu’on pouvait trouver des fraises dans les bois ; au marché, oui, mais dans les bois ! Les enfants en avaient cueilli. Dans le Centre Social, une maman vient montrer son dernier né, deux mois : on la félicite, les femmes le prennent dans leurs bras, les bénévoles et celles du Centre Social. Les enfants sortent de l’école, convergent sous l’œil de leurs mères vers le Centre Social, sac au dos, goûter en main. Ils s’installent bruyamment autour des tables, les filles, les garçons, les copains, les copines ensemble. Il y en a bientôt une quinzaine, du CP à CE2. Ils goûtent : il faut bien les laisser se remettre des tensions de leur journée d’école. Il y a un nouveau CP, sa maman le présente : il a du mal à lire et ne sait pas ses chiffres. Elle nous regarde comme si nous pouvions remédier aux carences supposées de l’école. « On fera tout ce qu’on peut, Madame » Jocelyne s’attèle à Sofia et Maroua, René à Yacine et Jessim, Geneviève à Amel et à son frère, Mohammed, Nicole à Bidged et Youssef, Philippe à Bilel, CE2, pas facile, celui-là, toujours à embêter les autres, et moi à Aya et Baya, CE2 également. C’est bruyant, des invectives fusent, il faut intervenir. Quand, à cinq heures et quart, les mères viennent les chercher, on est contents de souffler. Déjà les CM1, CM2, et les collèges déboulent. Bientôt, il faut trouver de la place pour vingt enfants et ados, et nous les répartir. Quelques collégiens arrivent en retard, à six heures et une lycéenne habitante du quartier, mais dont le lycée est loin.


11 Quand je sors à dix-neuf heures, je pousse un grand soupir. Sur le chemin vers ma voiture, trois grands-pères, sur un banc, discutent. Ils me connaissent : l’un d’eux est grand-père de Yasmine, une petite collégienne. On se serre la main. On parle du temps, des enfants chahuteurs, du bled où ils sont allés cet été. Ils me remercient : « C’est bien ce que vous faites » Ils étaient venus, trente ans auparavant, il y avait du travail à l’usine. Maintenant, c’est difficile pour les enfants et plus encore pour les petits enfants : que vont-ils devenir ? Pour leurs vieux jours, ils ont leurs petites retraites, et le bled en été. Ils ne souhaitent que la paix et un peu de soleil pour calmer leurs arthrites. Je reprends les clés de ma voiture, mets le moteur en route. J’ai fait ce que j’ai pu, comme tous les soirs où je viens, deux fois par semaine, quand ce n’est pas trois. Aussi peu que ce soit……


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Ishaq Environ quarante ans. Il est le directeur du centre social. Fonctionnaire de la municipalité depuis quelques lustres, il est monté en grade grâce à son travail et son autorité naturelle. Enfant de Sfax par ses parents, bien que né ici, il s’est fait, dans notre association, un copain, né à Sfax, juif par sa naissance. Je n’ai pas l’impression que ni l’un ni l’autre fréquente beaucoup la mosquée ou la synagogue, mais cela ne me regarde pas. C’est, en tout cas, un plaisir de les voir évoquer la ville de leurs ancêtres, ses rues ses cours, comme s’ils y avaient joué ensemble. Signe, s’il en faut, qu’il y a encore, dans ce monde, assez d’empathie pour ne pas perdre espoir. Nous nous connaissons depuis dix ans, Ishaq et moi. Avec ses collaborateurs du centre social, il veille à la discipline, à la sécurité des enfants, à leur inscription en début d’année scolaire, quand nous, bénévoles, nous consacrons à les aider dans leurs devoirs de classe et répondons de notre mieux à toutes leurs interrogations, qu’elles concernent leurs difficultés en calcul, maths, français, anglais, etc, ou toutes autres questions comme s’en pose la jeunesse. Nous travaillons ensemble, gens du centre et bénévoles, échangeons nos observations sur les difficultés des gosses et des familles, comme s’ils étaient des nôtres. Ishaq organise aussi d’autres activités dans le centre, telles que cours de cuisine pour les mères de famille, visites de sites pour les enfants, etc… Et, en tant que représentant du CCAS (Centre Communal d’Actions Sociales) dans le quartier, il résout autant que possible les problèmes de logement des nouveaux arrivants, et de leurs dossiers administratifs. Trois de ses adjointes sont des fonctionnaires de la mairie, trois autres sont en CDD. C’est un fan de foot. Il y jouait, et entraînait des garçons du quartier. Je le soupçonne d’en avoir trop fait, car il a dû se faire poser deux prothèses des hanches. Depuis, tout en faisant son job, il poursuit des études ; il bosse le soir, chez lui. « C’est dur, Noël » me dit-il. Je veux bien le croire. Mais je suis sûr, volontaire comme il est, qu’il y arrivera. Il ne manque pas d’humour : comme un garçon, un seconde, que j’avais beaucoup aidé à, maîtriser les racines carrées, était venu nous montrer son dix-sept à son dernier DS (devoir surveillé en classe), Ishaq m’avait dit : « T’en a bien la moitié, Noël » Mais il ne faut pas dire qu’on fait de l’aide aux devoirs. Il paraît que des ordres d’en haut ont interdit à l’école primaire, depuis longtemps, les devoirs à la maison. Il est bien connu que presque toutes les écoles en donnent, les parents, dit-on, le veulent, les enseignants aussi. Donc, il faut dire que l’on fait de l’accompagnement scolaire. « Et tout le monde sera content » me dit Ishaq en haussant les épaules. .


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Les Tocards Depuis que je viens dans le quartier, je fais une fixation sur la table de multiplication. J’en viens à me demander si ce n’est pas grave : une sorte de lubie, un TOC (Trouble Obsessionnel Compulsif) qui me fait radoter. Qu’après tant d’années de vie professionnelle et de retraite je la sache encore me plonge dans la perplexité. Comment mes instituteurs – c’est ainsi qu’on les appelait alors – ont-ils fait pour me la mettre dans la tête et qu’elle n’en sorte plus ? Pour que je fasse une règle de trois comme si elle allait de soi, alors que maintenant, pour la plupart des élèves du quartier, ces choses-là semblent d’abominables épreuves ? Je me souviens que nos maîtres nous faisaient rabâcher nos tables, nous les faisaient chanter, recommencer en chœur ; les murs de la classe en résonnaient ; ils nous la renvoyaient en écho, s’en imprégnaient eux-mêmes pour nos successeurs sur les bancs de la classe. Elle se combinait aux crissements de la craie sur le tableau noir, aux pépiements des mésanges provenant de la fenêtre ouverte, pour mouler notre enfance dans sa mélodie, une fois pour toutes. Mais on a démoli l’école, elle n’était plus aux normes. Les programmes ont changé, les méthodes, les maîtres en cravate et blouse grise sont devenus des profs en jean. Les enfants entendent, à la maison, leurs parents parler la langue du bled, ils sont un peu paumés. Les murs badigeonnés de chaux ont disparu, les nouveaux ne renvoient plus la table de multiplication. Dehors, les moteurs des motos déchirent le tympan. La plupart des écoliers du quartier ne savent pas leur table, ou très mal. Pour nous autres bénévoles, grands-parents, retraités, de la vieille école, c’est un drame, un désastre, un attentat à nos croyances, à notre enfance. Pourquoi ne sait-on plus apprendre la table de multiplication - et avec elle, la table d’addition ? Pourquoi l’a-t-on descendue du piédestal de notre enfance ? Ne sert-elle plus à rien ? Une curiosité, un fossile ? Les machines à calculer l’ont-elles reléguée définitivement au panthéon des antiquités ? Est-il écrit que les machines remplaceront les têtes ? Alors, nous rabâchons : six fois sept, quarante-deux six fois sept, quarante-deux….. Ils rabâchent derrière nous : « Dix fois, Abdallah, dix fois, que ça rentre et que ça sorte plus » Et ils rabâchent après nous, les Tocards. Trois filles arrivent, trois ‘cinquième’. Elles viennent pour la première fois : « Mesdemoiselles, bonjour, besoin d’aide ? » « Il faut qu’on sache la table de multiplication pour demain matin » Et l’une d’elles rit. Tiens ? Leur prof de maths du collège aurait-elle un problème ? Maudirait-elle cette lacune très gênante au collège? Est-ce trop tard pour ces demoiselles ? Peut-on encore faire quelque chose ? Mais les filles n’ont pas l’air de vouloir faire le moindre effort ce soir ; elles semblent considérer la demande de leur prof comme une incongruité dont elles se moquent plutôt. Elle n’ont jamais perçu cette table comme un catéchisme impératif et indispensable ; on ne leur a pas dit qu’elle était sacrée et qu’il fallait la respecter car elle pouvait se venger, comme ces dieux qui n’aiment pas qu’on les moque. On leur disait à l’école : « Il faut apprendre la table des deux et jusqu’à cinq », et puis, voilà ! Elles préféraient la télé. Elles ne savent pas qu’un jour viendra où le Dieu Table leur fera honte de leur ignorance quand il faudra rendre la monnaie dans le commerce où elles feront un stage. puis leur claquera au nez la porte d’entrée dans la vie active. Elles savent bien qu’elles ne la sauront pas plus demain qu’aujourd’hui, elles n’en ont pas envie d’ailleurs. La réponse qu’elles m’ont faite est une provocation. Voudraient-elles que je radote ? Voudraient-elles entendre un vieux singe rabâcher la litanie de la table, pour s’en amuser ? Elles se foutent de moi ; ce n’est plus un problème de maths, c’est un divorce de générations.


14 Je ne sais plus très bien ce que je leur ai répondu : que c’était pour elles, pas pour moi, ou quelque chose comme ça. Et j’ai souffert un peu plus de mon TOC. Sofia, , cinquième, doit diviser 5 par 2. Elle se précipite sur sa machine à calculer, mais je suis plus rapide qu’elle, j’écarte la machine. Son regard me reproche mon geste. Et quand je lui dis : « Fais travailler ta tête ! », elle me foudroierait presque. Elle est sèche, elle ne sait pas diviser 5 par 2, point, que ça me plaise ou pas, et elle n’essaiera pas. C’est presque un parti pris. « Voyons, Sofia : la moitié de cinq… » Elle me regarde comme si elle ne comprenait pas ma question. « Réfléchis : 5, c’est 4 + quoi ? » Silence. Elle mord son crayon, elle hésite, compte sur ses doigts : « 4 +1 » « Bravo, Sarah » « Et 4 divisé par 2, c’est….. ? » Hésitation, elle est distraite par un garçon qui se moque un peu d’elle et lui souffle la réponse : « C’est 2 » « Eh, oui, c’est 2. Donc, la moitié de 5, c’est 2 plus la moitié de quoi ? » Elle réfléchit, c’est dur. Je dois l’aider un peu : « Tu m’as dit que 5, c’était 4 + 1 et que la moitié de 4, c’était 2….. Donc, on ajoute quoi à 2 pour trouver 5 sur 2 ? » « La moitié de 1 » « Bravo ! Et qui fait quoi ? » « 1 sur 2 » « Oui, mais en nombre décimal, avec une virgule » Elle prend son crayon, une feuille et essaie de faire la division. Avec quelques réminiscences de CM2, elle parvient à trouver que 10 sur 2 = 5, donc, en mettant la virgule au bon endroit – je l’aide un peu pour ça- que 1 sur 2 = 0,5. Ouf ! Certes, il n’est pas défendu d’être peu doué pour les maths ; tout le monde ne peut pas être Pascal on Poincaré, et je ne le suis pas moi-même. Mais à ce point-là ! Comment l’école a-telle pu amener cette jeune fille en cinquième avec de telles lacunes ? Et dire qu’elle devra les traîner jusqu’en troisième, et que quoi, après…. Mes collègues et moi évaluons dans une fourchette de 30 à 40% le nombre d’ados fréquentant le centre social qui vont arriver en fin de troisième avec de graves lacunes en calcul élémentaire, et cela, quoi que l’on fasse nous-mêmes, parce qu’il en faudrait bien plus : plus d’heures de calcul, plus de rigueur, moins de calculatrices à portée de la main. Que nos jeunes doivent savoir se servir d’une machine à calculer, d’un ordinateur, d’un smart-phone, bien sûr ! Nous ne sommes plus au temps des bouliers. Nous devons les aider à maîtriser les applications de leurs ordinateurs et de leurs tablettes, ce que nous faisons dans la limite de nos compétences. Mais il y a un temps pour la machine, et un temps pour la tête, un temps pour pianoter et un temps pour rêver. Ils n’ont plus de temps pour rêver, bientôt, ils ne sauront plus. Ils ne savent pas s’ennuyer. L’ennui est un cauchemar insupportable, il leur faut s’agiter toujours, zapper, taper sur des touches, ou dans un ballon. Je leur dis : laissez vos gadgets à la maison, montez sur la montagne, elle est juste à côté, asseyez-vous dans l’herbe, regardez le paysage, écoutez les oiseaux, écoutez la vie autour de vous. Ils me regardent gentiment en me prenant sans doute pour un fossile. Ce soir, les petits, rentrés à la maison, se précipiteront sur la télé ou leur ordinateur pour un jeu vidéo, ils zapperont tant et plus, cliqueront sur la souris, se risqueront sur face-book ; les ados, dans le tram, les écouteurs dans les oreilles, écouteront leurs musiques, les yeux sur le


15 smart-phone, et ne verront rien d’autre, et n’entendront rien d’autre. Ils éviteront de penser : cette horreur, cette abomination ! Ils sont dans un autre monde, dans la virtualité où tout est permis, facile, donné sans effort, sur le bout de leurs doigts.


16

Les trois sœurs Kenza est en troisième, Yasmine et Samah en sixième. Samah, petite rouquine, mignonne comme tout, fait craquer les grand-parents que nous sommes. Le papa travaille dans une entreprise de plasturgie, la maman adore ses filles et on la comprend bien : elles sont si sérieuses, si drôles aussi, et si appliquées ; elles n’ont que de bonnes notes. Ils sont fiers le papa, et la maman surtout : les professeurs de Kenza viennent de lui dire qu’il faut absolument que sa fille aille au lycée, elle peut faire des études. « Je voudrais qu’elle aille au lycée L….., on dit que c’est le meilleur, mais comment faire ? » nous demande-t-elle. En effet, ce n’est pas le lycée le plus proche et la petite n’y a pas droit. « Sauf si elle fait du russe, peut-être du latin, on va se renseigner » lui dit-on. Car elle n’a pas les codes, il lui manque les trucs des gens des beaux quartiers, et elle compte sur nous. Cela fait des années que ses trois filles viennent régulièrement au Centre social pour se faire aider. Cinq ans déjà, elles étaient en CE2 quand elles ont commencé. La plupart des élèves viennent depuis longtemps, ce qui fait que nous connaissons les familles et les fratries. Les enfants nous appellent par nos prénoms, nous nous connaissons bien. Ils viennent pour différentes raisons : les plus petits du CP jusqu’au CE2, parce que les mamans les obligent à venir, puis en grandissant, la plupart continuent d’eux-mêmes parce que c’est sympa : ce n’est pas l’école. ils trouvent en nous des grands-parents tout disposés à se pencher sur leurs difficultés : Bilel, quatrième, a un DM de math (devoir à la maison), et il patauge, Ishaq, troisième, a un contrôle, un DS (devoir en classe, surveillé), après-demain ; il n’a pas compris quelque chose dans les équations à 2 inconnues et il craint de ramasser une mauvaise note. Lina a une leçon d’histoire ; elle fait la moue, ça ne la passionne pas ; nous allons essayer de l’intéresser aux Romains du temps d’Auguste, on va discuter. Car on ne parle pas que des études. Ils nous questionnent : « Qu’est-ce que vous faisiez, Noël ? » « J’étais ingénieur » « Ça gagne bien ? » dit Iliès « Vous avez voyagé ? » dit Jassim On parle d’un peu tout ; il faut leur parler, leur parler beaucoup. Qu’ils emmagasinent du vocabulaire. Il faut s’assurer qu’ils comprennent ce qu’on leur explique : un mot abstrait, un peu difficile. Certains, comme les trois sœurs, entendent, à la maison, leurs parents parler français, répondre à leurs questions. D’autres, dont les parents sont primo-arrivants, la mère seule quelquefois, le père parti, entendent l’arabe ou une langue de l’Afrique. Quelques mères sont illettrées. Il faut qu’on parle aux enfants, étonnés de découvrir et de comprendre un mot nouveau. Il faut leur faire parler la douce langue angevine, cicatriser peut-être les blessures que peuvent leur infliger les accents gutturaux de la langue paternel. La sœur aînée des trois sœurs, Kenza, très bonne élève, pourrait très bien ne pas venir : elle réussirait tout de même. Mais elle n’en manque pas une. Tant qu’elle n’est pas sûre d’avoir tout compris, elle est malheureuse. Elle vient chercher chez nous l’extraction de l’épine qui entrave sa jugeote : ça peut être en histoire, en espagnol, plus souvent en math. Ah ! Ces maths ! Et comme on ne sait bien que ce que l’on est capable d’expliquer jusqu’à ce que l’élève comprenne, nous apprenons beaucoup, nous aussi, de nos abords, sous tous les angles possibles, des chemins d’accès aux solutions. Nous tâtonnons souvent. Mais c’est peut-être ce qu’il nous faut et qu’il faut à l’élève : tâtonner, hésiter, comme un marcheur à l’aventure, se fâcher d’un raccourci qui ne le mène nulle part, revenir en arrière, découvrir un passage, pour


17 déboucher enfin dans la clairière éclairée de soleil. Et là, faire une pause, heureux de la révélation. Nous tâtonnons ensemble. Ensemble, nous arrivons à la clairière, et nous sommes heureux. Et l’élève retiendra ce qu’il a découvert et compris, parce que le chemin était dur pour y parvenir, et la clairière bien belle. Quant à nous, nous aurons appris qu’à croire qu’on sait, on peut être ridicule, qu’il faut être modeste, que l’on apprend encore, et que l’on ne sait bien que ce que l’on est capable d’expliquer pour que l’élève comprenne. Le professeur qui enseigne la même matière, toujours, encore et encore, qui acquiert des réflexes, qui connaît les raccourcis, y voit des évidences, est-il sûr de bien savoir encore ? Pour lui, la clairière n’at-elle pas depuis longtemps perdu son charme ? Entre bénévoles, nous mettons nos savoirs en commun, nous tâtonnons ensemble : « Je sèche, Brigitte. Comment définir la mole ? - Brigitte était prof de physique. « Pose-toi la question de la matière et de la façon d’en mesurer la quantité, Noël ; l’élément le plus petit de matière, c’est la particule ; par exemple un atome, une molécule, un électron. C’est micro micro microscopique. La quantité de matière est donc un nombre de particules. Mais comme elles sont microscopiques et que nous opérons dans le domaine macroscopique où nous savons voir et peser les choses, la quantité de matière serait considérable. Il faut donc changer d’unité pour avoir des nombres plus simples à manipuler. Finalement, on définit la mole comme un paquet de 6,02.1023 particules » « Je veux bien ; mais d’où sort ce nombre baroque ? » « Tu es bien curieux, Noël. Je t’explique : on appelle ce nombre la ‘constante d’Avogadro’, Avogadro était un physicien italien. Ce n’est d’ailleurs pas lui qui a inventé ce nombre : on lui a donné son nom après sa mort, pour honorer ses travaux sur l’atome et la molécule. La mole est la quantité de matière d’un corps contenant autant de particules élémentaires qu’il y a d’atomes dans 12 gramme de carbone 12 » « C’est de plus en plus farfelu. Où est-ce qu’on est allé chercher ça ? C’est du vice, non ? » « Pas du tout, Noël. Il s’agissait de choisir un corps stable, c’est à dire qui ne risque pas de perdre des protons ou des neutrons en route, puisqu’il devait servir d’étalon, en quelque sorte. bref, qui ne soit pas radioactif. C’est le cas du carbone 12, dont l’énergie de liaison par nucléon est de l’ordre de 7 Méga-électrons Volts (MeV) » énergie supérieure à celle de la plupart des autres corps de la classification périodique » « Tu me donnes envie d’en savoir plus : qu’est-ce que cette énergie de liaison ? » « Les protons et les neutrons des noyaux des atomes sont solidement reliés les uns aux autres ; logiquement, ils ne devraient pas l’être car les protons, chargés chacun d’une quantité élémentaire d’électricité positive devraient se repousser. C’est donc qu’il y a une force plus forte que la force électrostatique qui les maintient ensemble. D’ailleurs, si on mesure la masse des nucléons (protons plus neutrons d’un atome), pris séparément – on connaît le poids d’un nucléon – on constate qu’elle est supérieure à la masse de l’atome. Il y a donc disparition de masse par la réunion de ses nucléons dans le noyau de l’atome. C’est le défaut de masse. Autrement dit, il y a disparition d’énergie, l’énergie et la masse étant une seule et même chose, à une constante près d’après la loi d’Einstein : E = mC2 où C est la vitesse de la lumière dans le vide » « C’est bigrement compliqué, mais j’ai un peu compris ; je vais y réfléchir; merci, Brigitte » En marchant vers le parking, le soir, pour reprendre ma voiture, j’y réfléchissais tellement que j’ai failli m’étaler parce que je n’avais pas vu une bordure de trottoir. Chez moi, j’ai ouvert des bouquins, j’ai consulté Wikipedia, j’ai fait des exercices, et j’ai vraiment compris. J’apprends, ici, grâce aux questions de nos jeunes amis et aux compétences des collègues, des tas de choses intéressantes. Je bosse souvent chez moi, ma curiosité n’a plus de limites. En me promenant dans la campagne autour de chez moi, le nez par terre, je brasse des équations,


18 perce un mystère, récite une poésie : un vrai bonheur à l’abri de la politique. Je suis heureux et je souhaite ce bonheur aux retraités agités, trop avides de voyages ou devant leur télé.


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Bonbons, guimauve et carambars Un de nos bénévoles, médecin, fait la morale à une maman qui vient chercher son gamin de huit ans : il est en surpoids ; qu’est-ce que ce sera plus tard ? Rares sont les enfants qui arrivent sans leur sac de bonbons, leurs sucreries achetées pour quatre sous à l’épicerie du coin, qu’ils vont sucer toute la journée. Nous avons beau leur dire que ce n’est pas bon pour leur santé, ils ne nous croient pas ; sur ce plan, nous sommes aussi tocards que sur la table de multiplication. C’est un désastre sanitaire : la proportion des gosses en surpoids, pour certains même obèses, est forte, anormalement forte. Nos prêches ne suffisent pas. Ni les parents, ni les enfants ne nous entendent. Lorsque, à la fin de l’année scolaire, fin juin, le Centre social invite parents, enfants et bénévoles à une petite fête, chaque mère de famille apporte sa contribution en gâteaux de sa main. Ils sont bons, très bons, mais aussi très sucrés. Chacun s’en goinfre entre deux verres de jus d’orange. Au Centre social, les cours de cuisine pour les mères de famille et pour leurs grandes filles sont hebdomadaires. Je ne sais pas s’ils comportent un volet de conseils quant à l’hygiène alimentaire. Il le faudrait : j’en parlerai à Ishaq. La ‘bouffe’ n’est-elle pas le refuge des gens pauvres ? Celle à qui l’on consacre ce qu’il reste d’économies quand on a payé la télé, le téléphone de la petite, le smart-phone de son frère ? Combien d’enfants, en sixième n’ont pas déjà leur smart-phone ? Peu, assurément. Ils se droguent au sucreries et au pianotage sur leurs gadgets.


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Yacine Il m’avait demandé si je pouvais venir le mercredi au centre social pour être seul avec moi, hors de l’agitation des lundis et jeudis soirs qui voyaient défiler une quarantaine de jeunes, du CP à la troisième du collège - il n’aimait pas le bruit et se mettait un peu à l’écart des copains. J’avais acquiescé à sa demande parce qu’il m’était sympathique et toujours très poli.. Nous voici donc une belle après-midi attablés dans une petite salle du centre social, pas très loin de Charlotte, dans la salle d’à-côté, employée en CDD et appliquée à préparer la sortie d’enfants du quartier dans la semaine suivante, je crois, dans un zoo. Il était en cinquième et m’avait avoué, comme pour se soulager, être en grandes difficultés dans son collège par suite de son comportement et de résultats insuffisants : un renvoi du collège lui pendait au nez. Il attribuait ses ennuis aux profs qui lui en voulaient et ne comprenaient pas combien il était mieux que ce qu’ils pensaient : quoi qu’il dît, ils ne l’écoutaient pas et ne s’occupaient de lui que pour lui infliger des punitions qu’il ne méritait pas ; c’était injuste et décourageant. Je me disais qu’il était un brin parano. Je l’avais cuisiné sur ce comportement qui lui valait tant de réprobations et il m’avait semblé qu’il fichait le bazar dans la classe, mais qu’il avait des difficultés à la maison, obligé qu’il était d’accompagner à l’école une petite sœur de six ans et d’aider sa mère, malade, à faire les courses et le ménage. Il ne parlait jamais de son père. Petit, avec une petite voix qui n’avait pas encore fait sa mue, il était encore enfant. Mais il me semblait, en même temps avoir une maturité en avance pour son âge. Il la devait sans doute aux misères de son existence qui lui avaient appris avant l’heure les duretés de la vie et les stratégies de leur contournement. Il avait sans doute des excuses. Je refusais à lui donner entièrement tort, d’autant plus qu’il n’arrêtait pas de me remercier pour le temps que je lui consacrais. Il avait trouvé quelqu’un qui s’intéressait à lui, et j’étais prêt à être ce quelqu’un-là. L’ouverture de son cahier me révèle tout à coup l’ampleur de la tâche. Un salmigondis de signes, de mots, de chiffres, couvre les pages, du haut en bas, penchés sur la droite ou la gauche, s’enchevêtrant, tantôt lisibles parce qu’écrits gros, tantôt illisibles parce que tout petits. Je n’y comprends rien….. Quoi dire, par quoi donc commencer ? Je réfléchis, décide de rester calme, une minute s’écoule tandis que je tourne les pages dans l’espoir d’en trouver une un peu plus présentable et compréhensible, qui pourrait me mettre sur la voie d’une approche efficace. En vain. Je me décide pour une leçon d’écriture. « Je vais écrire ton nom : ‘Yacine Z……..’ Et je l’écris sur une ligne, lentement, proprement, avec ma dernière pointe Bic rescapée des nombreuses pertes dues à ma propension à en prêter à ceux qui n’en ont pas, très nombreux, puis à les oublier. « Essaie de faire comme moi, ici, sur cette ligne » Son énorme sac de cinq kilos au moins n’a pas de pointe Bic, mais un crayon mal aiguisé. Je lui passe donc la mienne. Il la prend et essaie de m’imiter. Son écriture est irrégulière ; les lettres, d’abord grosses sont de plus en plus petites : la fin de son nom est illisible tellement elle est ratatinée. En le regardant faire, j’avais vu qu’il tenait sa pointe Bic verticalement, coincée entre son pouce et son indexe, de sorte que sa main masquait son écriture et qu’il ne pouvait que constater après coup le résultat de son travail. « Essaie de tenir ton stylo comme moi ! » Je lui montre la position de mon index et de mon pouce, dirigeant l’instrument, et de ce dernier, incliné vers l’avant, dégageant mon écriture. D’assez bonne volonté, il essaie, s’y reprend à deux fois, sans succès. C’était impossible, il avait pris le mauvais pli, il me fallait baisser le niveau de mes prétentions. Il avait un devoir du genre : 4 – (6 + 7) + 5 – 6 = ?


21 « Prends une feuille blanche à carreaux et écris cette expression en haut de la page, sur la ligne si possible ! » Il s’applique le mieux possible, c’est à peu près lisible quoique tortueux ; le 5 ressemble à un 6, le 4 à un 1, mais enfin….. Eh bien, à ma surprise, il me dit, après avoir gribouillé quelque chose et réfléchi trente secondes : « - 10 ! » « Chapeau, Yacine ! » Yacine n’était pas bête du tout. Ses problèmes venaient d’ailleurs : de sa paranoïa sans doute, de se sentir incompris, sans personne pour s’intéresser à lui, et aussi, hélas, de lacunes élémentaires résultant peut-être d’un manque de rigueur de l’école pour ces apprentissages de petits gestes aux grandes conséquences : une grande confusion régnait dans son cahier et dans sa tête, un véritable malaise. Ce que je pouvais faire de mieux pour lui, c’était l’écouter ; il fallait qu’un adulte se penche sur ses misères, pour la première fois peut-être et lui donne quelques conseils de bon sens qu’il écouterait peut-être. Quand nous nous sommes quittés, il n’arrêtait pas de me remercier. Nous nous revîmes deux ou trois fois : il venait pour me voir, pour parler, le lundi. Je l’apercevais marchant dans le parking à la recherche de je ne sais pas quoi, de lui-même sans doute : « Salut, Yacine, ça baigne ? » « Bonjour Noël » Il venait me serrer la main. Puis il a disparu du quartier ; depuis un an, je ne le vois plus. Peut-être ont-ils déménagé…. Je pense encore à lui en traversant le parking. Et lui, à quoi pense-t-il ? Que va-t-il devenir ?


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La plume sergent major En fouillant dans mon grenier à la recherche de papiers égarés, j’ai exhumé par hasard un de mes vieux cahiers d’école. Très étonné de ne pas l’avoir balancé depuis longtemps, et heureux de cette diversion qui me sortait de ma recherche infructueuse, je l’ai ouvert et feuilleté avec une émotion que j’essayais de trouver ridicule sans bien y réussir. Je n’en croyais pas mes yeux : pas une lettre ne dépassait l’autre, elles étaient toutes alignées sur les lignes du cahier, légèrement penchées dans le même sens. Les pleins et les déliés évoquaient un balancement harmonieux, avec ses hauts, et ses bas ; il y avait comme une recherche artistique dans cette écriture en attaché, la marque d’un effort pour rien, pour le geste, pour l’harmonie du monde. Avais-je été capable d’écrire ainsi ? Etait-ce vraiment moi ? Je revis mes condisciples penchés, comme moi sur leurs cahiers, tirant la langue comme si leur attention dépendait de cet instinct bizarre, relevant la tête pour prendre de la distance et s’assurer ainsi de l’harmonie du texte, l’encrier à portée de main, le porte-plume levé, avec sa plume sergent-major. La moindre tâche était un drame, le dosage de l’encre dans le creux de la plume l’habileté indispensable, acquise à force de tirer la langue, pour éviter toute catastrophe. Dans un autre cahier, un cahier d’allemand de la classe de sixième, je tombai sur un texte manuscrit en écriture gothique. Je ne me souvenais pas qu’on écrivait encore ainsi et que l’apprentissage de l’allemand dût passer par cette épreuve bien inutile si l’on songe que cette écriture a complètement disparu depuis longtemps, y compris en Allemagne. C’était bien moi, cependant, qui avais copié ce texte puisque mon nom figurait sur la couverture du cahier, en gothique lui aussi. J’eus de la peine à le lire, la particularité de cette écriture étant son absence d’arrondis, remplacés par des petits chapeaux pointus qui se ressemblent tous. Quelques jours plus tard, visitant, à l’abbaye de Cluny, l’exposition de reliques romanes de la Mayor Ecclesia, je m’arrêtai longtemps devant les livres sur parchemin des moines copistes du Moyen Âge. Ils étalent toute cette calligraphie à la plume d’oie, que l’on trouve encore en Chine, mais que la productivité a fait disparaître chez nous et fera peut-être disparaître dans ce pays. Il n’existe de chaque, livre, de chaque texte, qu’un exemplaire ou deux. Ils n’étaient destinés qu’aux clercs capables de les comprendre, c’est à dire à un nombre infime de personnes. Ces moines travaillaient, en somme, dans le vide ; peut être pour se faire plaisir ou convaincus qu’un jour, l’éducation progressant, leurs écrits seraient redécouverts et lus, et qu’ils aideraient à la conversion de quelques mécréants. Ils avaient la foi, et Dieu sait s’il la leur fallait. Certains devaient passer leur vie monastique à copier un seul livre, deux, peutêtre. Ce n’était pas de la littérature, c’était des œuvres sacrées alliant un art sublime de l’écriture à une foi naïve, abritée de la productivité par la voûte du chœur de l’abbatiale, véritables dentelles de lettres, de cheveux d’or et rouges entrelacés dans d’autres, bleus, éblouissement des yeux, déchaînement d’enthousiasme. Où sont notre foi envolée, nos travaux pour la gloire, nos œuvres sans rémunérations ? Je me pose ces questions en coupant le contact de ma C1 sur le parking du quartier. Il pleut, j’ai oublié mon parapluie, mais j’ai une capuche. Le vent qui souffle fort, comme toujours ici, balaie mes élucubrations. Déjà les plus petits arrivent à côté des mamans. « Bonjour Charlotte » « Bonjour Noël » « Salut, René » « Salut, Noël »


23 « Bisou, Geneviève » Elle tend la joue. Je me suis rasé ce matin pour que ça ne pique pas, car on s’embrasse beaucoup dans notre association. Et les enfants déboulent, il y en a une vingtaine, déjà. « Bonjour Mouloud » « Bonjour Noël » « Bonjour Geneviève » « Bonjour Sofia » Je m’assoie à côté de Mouloud, CM1 Après les cinq minutes nécessaires pour qu’il extraie de son sac trois cahiers avachis et son carnet de correspondance : « On fait quoi, ce soir ? » « J’ai du français, d’abord, un contrôle, demain » L’intérieur de son cahier rappelle celui de Yacine, en un petit peu mieux. Il doit faire une dictée de mots : je dicte : « Bicyclette….. Moteur…. Voiture…… Rouler….. Conduire….. …. » Lui aussi tient son crayon comme un manche de balai. C’est un peu mieux que Yacine, mais c’est moche à voir, tordu, bancale, ça ne donne pas envie ; ça dégoûterait plutôt. Il m’avait dit qu’il n’aimait pas le français. Comme je le comprends, s’il est pour lui l’image de son cahier…. Mon amour pour ma langue n’a-t-il pas commencé par celui de mes pleins et déliés. Ma langue, tirée, n’était-elle pas la manifestation de cet amour ? Alors, comme il a une petite poésie à apprendre, je la lui lis d’abord, en insistant sur la ponctuation, avec des gestes, des grimaces cabotines. Je veux qu’il l’aime, qu’il la ressente comme un amusement, un morceau théâtral, avant de commencer à souffrir un peu pour l’enregistrer dans sa mémoire. Son oreille sera peut-être plus sensible à la beauté des mots que son œil à leur laideur sur son cahier. « Devant ta classe, devant ta maîtresse, récite-la comme moi et tu verras leur tête ; le silence se fera et ils t’écouteront » Il me regarde : je suis un drôle de type. J’aurais tant aimé le faire sortir de son malaise littéraire par un peu de drôlerie… Mais il me semble que ce n’est pas cette fois, pas encore en tout cas, que je réussirai. La prochaine fois, peut-être. Ne jamais désespérer !


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Malalasoa On venait d’en finir avec les petits, l’heure était aux plus grands, aux collégiens surtout. Ils déboulaient déjà par groupes de deux ou trois, s’asseyaient selon affinités, nous obligeant à intervenir là où nous savions que X….. et Y…… . ensemble, très bavards et distraits, ne feraient rien du tout si nous ne les séparions pas. Il y avait des résistances, mais nous tenions bon et finissions par avoir le dessus. Entre une jeune fille. Seule. Je la reconnais tout de suite : « Malalasoa ! C’est pas vrai : une revenante……» Elle est petite, elle n’a pas changé, sourire timide aux lèvres, le teint basané, un peu gris – peut-être comme quelque ancêtre indien : elle est malgache. Je la connaissais depuis la première fois qu’elle était venue, quatre ans déjà ; elle était en seconde générale, au lycée proche du quartier. « Tu t’en occupes ? » m’avait dit René On s’était assis dans une petite salle à côté de la grande où il y avait du bruit. Elle avait des commentaires à faire sur ‘Le Lac’ de Lamartine. Les questions auxquelles elle devait répondre, du genre : ‘qualifiez les sentiments de l’auteur dans les quatre premières strophes du poème’, ou ‘relevez les mots permettant de classer l’auteur parmi les romantiques’ obligeaient à un labourage ingrat du texte et à raboter sa beauté, mais je m’y conformai car elle voulait à tout prix des réponses qu’elle se sentait incapable d’apporter elle-même. Je m’étais aperçu qu’elle butait sur des mots ou expressions dont elle ne comprenait pas le sens, comme ‘rivages’, ‘carrière’, ‘l’écume des ondes’, et beaucoup d’autres qui lui interdisaient la moindre approche du texte. Comme je l’avais interrogée sur son parcours scolaire, elle m’avait dit être en France depuis deux ans seulement, et avoué ne pas parler français en y arrivant ; elle avait été à l’école dans son pays, mais « c’était pas comme ici » Or, elle s’exprimait bien dans notre langue, sans accent, en tout cas pour les besoins élémentaires de la communication. J’en avais déduit que, si elle m’avait dit la vérité sur ses origines, elle avait une excellente capacité d’adaptation, vu la façon dont elle se faisait comprendre. Cette impression m’avait été confirmée dans la suite de notre travail sur ‘le Lac’ Je déclamais chaque ligne, l’une après l’autre, m’arrêtant à la fin pour expliquer chaque mot un peu difficile. Elle buvait mes paroles. Elle mordait dans le texte au fur et à mesure que nous avancions. Quand elle avait pigé les mots d’une strophe, je la déclamais à nouveau pour qu’elle en perçoive la musique, et il me semblait qu’elle y était sensible : Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices ! Suspendez votre cours : Laissez-nous savourer les rapides délices Des plus beaux de nos jours ! Puis, j’essayais de relever les mots qui répondaient aux questions posées par son prof, tout en regrettant quelles rabaissent le poème. Quelquefois, la difficulté d’une expression l’irritait : elle ne comprenait pas ; il me fallait trouver des métaphores, je pataugeais un peu, mais nous parvenions ensemble à une sorte de jubilation, moi devant, tirant son intelligence, elle, radieuse de ses révélations. Nous y passâmes une heure, ardue, pentue, mais qui nous avait permis de faire connaissance et de communier dans une sorte de complicité.


25 Je l’avais revue souvent ensuite à sa demande, mais pour des maths et de la physique : je lui avais proposé de nous rencontrer le mercredi après-midi au Centre social, parce qu’elle n’avait pas cours cette après-midi-là et que nous étions plus tranquilles pour traiter ses problèmes. Elle venait chaque semaine. Nous passions presque trois heures ensemble. Elle avait deux difficultés : il y a dans les sciences, comme dans les poèmes de très nombreux mots abstraits qu’elle ne comprenait pas et qui l’empêchaient d’avancer ; je les lui expliquais et remarquais que je n’avais pas besoin d’y revenir deux fois : elle enregistrait une fois pour toute ; je la voyais comme une machine à absorber les mots. Son autre difficulté, mais qui n’était pas propre à elle, consistait en lacunes du niveau de la quatrième, comme une équation toute simple du premier degré, quelle ne parvenait pas à résoudre, et qui nous retardait. C’était d’autant plus dommage qu’elle pigeait assez bien les mécanismes du niveau de seconde, plus tard de première S. Sa ténacité, sa volonté de comprendre pour réussir, me remplissaient d’admiration, surtout que je la sentais physiquement en souffrance : elle m’avait dit une fois avoir eu un malaise au lycée ; une autrefois, lors d’une petite fête au Centre social avant les vacances de Noêl, avec des parents d’élèves, les élèves, nous autres bénévoles, où il y avait des gâteaux apportés par des mères de famille, et des jus de fruits, je l’avais vue se précipiter sur les gâteaux, comme si elle avait faim. Je me demandais si ce n’était pas le cas souvent. Je l’avais suivie jusqu’au mois de mars de son année de première S. Jusqu’à ce qu’elle m’annonce que son prof de math lui avait conseillé d’assister à une porte ouverte d’un lycée technique, qui pourrait mieux répondre à ses centres d’intérêt. J’avais compris, ce que je pensais moi-même depuis longtemps, qu’elle n’avait pas sa place en lycée général, et surtout pas en S, vu ses handicaps dont elle n’était pas responsable et dont elle était consciente. Elle avait accepté la proposition de son prof et avait été acceptée dans ce lycée technique. Il était loin de chez elle, loin du quartier, de sorte qu’elle ne pouvait plus venir le soir, ni même le mercredi où elle avait cours. Et j’étais resté un an et demi sans plus la voir. Je pensais même avec tristesse que je ne la reverrais plus jamais. Aussi, quel étonnement, et quel plaisir que son apparition après cette longue absence ! Elle est en terminale STL (Science-technique-laboratoire) ; elle va passer le bac à la fin de l’année. Je lui trouve bonne mine ; elle n’a plus ce petit pli de tristesse au coin de la bouche que je lui connaissais ; elle me donne l’impression d’avoir sauté beaucoup d’obstacles et d’en tirer fierté. « Tu es contente au lycée, ça marche ? » « J’ai des bonnes notes dans toutes les matières sauf en math » Je ne suis pas très étonné, étant donné les lacunes que je lui connaissais. « On va remonter la note ; qu’est-ce que tu as à faire ? » C’est un devoir d’une page sur les suites géométriques appliquées à des petits problèmes techniques et de physique ; du concret, facile à comprendre, plus facile que ‘le Lac’ et que ‘l’ espérance mathématique’. Je me rends compte qu’elle maîtrise tout le vocabulaire. Elle a vaincu le handicap de sa classe de seconde, qui la faisait buter sur les mots. Il faut quand même, pour certaines questions, faire appel aux logarithmes, et à leur conversion d’une base en une autre : des logarithmes base p en logarithmes népériens. Je lui donne la formule qu’elle applique ensuite sans difficulté sur sa Casio. Elle a compris, elle sait faire, elle est contente, et moi aussi. Content de voir les progrès de cette fille dont j’admire la ténacité et l’intelligence. Elle arrivera ; c’est impossible qu’avec une telle volonté elle ne trouve pas son chemin dans la vie. « Tu te souviens, quand tu es venue, la première fois : ‘Ô temps ! Suspends ton vol…. » « Et vous, heures propices, suspendez votre cours » « Oui, dit-elle, avec son petit sourire, c’était beau.


26 Je ne sais pas si elle est française, elle n’est pas née en France. Je souhaite qu’elle le devienne. S’il le faut je l’aiderai à le devenir, et je me battrai pour ça.


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L’école Elle est à cent-cinquante mètres du centre social ; il suffit de traverser la place pour y entrer. Nous avions rendez-vous à midi, ce vendredi-là, Jocelyne, René et moi, avec le directeur et les profs, comme chaque année, une ou deux fois, vers la fin novembre et avant les vacances d’été. Charlotte, du centre social nous accompagne. Pendant longtemps, les relations entre l’école et nous, les bénévoles, avaient été mauvaises : le directeur, proche de la retraite, nous ignorait superbement et le centre social, son directeur en tête, était plein de ressentiments à son égard, qu’il peinait à nous expliquer : il se susurrait que le syndicat nous voyait comme des concurrents et qu’on prenait la place de profs que le gouvernement – c’était sous la présidence Sarkozy - aurait dû embaucher. Bref, il y avait entre nous une barrière un rien imaginaire, dont on ne connaissait plus très bien l’origine, et dont l’armature rouillée ne tenait plus que par nos préjugés réciproques. Puis, le directeur était parti en retraite, il y avait trois ans de cela ; une jeune équipe de profs avait succédé aux anciens, et, sans qu’on ait pu dire comment précisément, la barrière était tombée. Nous nous étions risqués à appeler le nouveau directeur, histoire de voir, et avions été tout surpris de sa jovialité. En approchant de l’école, nous saluons des mamans, étonnées de nous voir là. Dans le hall d’entrée, les enfants se bousculent vers la sortie ; certains nous reconnaissent : « Bonjour, Jocelyne, bonjour Noël » « Salut, Youssef, salut Yasmine » Le parcours des couloirs jusqu’à la salle de réunion nous rajeunit : les murs sont couvets de dessins des enfants, l’odeur âcre de la craie provoque nos narines, nous ramenant des lustres en arrière. Le directeur vient au devant de nous : un jeune, grand, le regard droit, souriant. Il nous sert la main, nous montre le chemin. Dans la salle, quelques profs sont là, presque tous très jeunes ; ils discutent entre eux, rient et nous disent bonjour, pas surpris de nous voir car ce n’est pas notre première rencontre. La décontraction générale fait penser que le directeur ne se prend pas pour le chef mais comme un collègue en charge de la coordination. Il doit sortir, appelé au téléphone. Il revient au bout de dix minutes, l’air affolé, cachant à peine son émotion : c’était un père de famille au bout du fil, pas toujours facile : il l’a agoni de sottises à cause de la théorie du genre, si ça continue, il va retirer son garçon de l’école. « Qu’est-ce que cette histoire de théorie du genre ? Si on savait, seulement…. On comprend rien, les parents sont fous. » hoquète le directeur en nous interrogeant du regard. Je comprends son désarroi. Quatre-vingt-dix pour cent des familles doivent être musulmanes ; il faut avoir la peau dure pour enseigner ici. Jocelyne et moi lui manifestons notre solidarité. On discutait beaucoup entre nous, depuis qu’elle était apparue, de cette théorie du genre qui provenait de têtes pensantes parisiennes, politiques, philosophes, idéologues, engoncés dans leurs principes et leurs moquettes, loin des réalités du terrain. Fallait-il l’accepter, fallait-il la rejeter ? Les avis divergeaient ; les enfants n’en parlaient pas, et nous non plus, bien en peine de savoir quoi leur répondre s’ils nous avaient interrogés. Quant à moi, je pensais que pour précipiter des musulmans vers le Front National, le gouvernement ne pouvait pas faire mieux. Ce n’était pas malin. L’émotion retombée, nous attaquons l’objet de notre rencontre : passer en revue les enfants, un par un, du CP au CM2, en difficulté d’apprentissage. Pour quelques uns, nous ne savons pas quoi faire, ni eux, ni nous : nos analyses convergent : pour le petit C….., en CE1, qui ne sait pas encore lire, ni compter correctement, il s’agit sans doute d’un retard pathologique qui sort de nos compétences. Aussi bien eux que nous l’avons dit à la maman qui s’inquiète : « Il y a une école spéciale pour les enfants comme lui ; il faudrait l’y envoyer » Elle écoute, sceptique, elle ne fera rien. Et l’école ne peut rien contre la


28 volonté de la mère. Alors, l’année prochaine, il passera en CE2 parce que ça ne sert à rien de le faire redoubler ; et plus il avancera, plus il sera malheureux. Pendant la classe, il ne doit rien comprendre ; cela doit être atroce. Heureusement qu’il n’y en a que deux dans ce cas. La plupart des gosses sont attachants, certains pénibles, agités, d’autres sages et passifs, quelques uns charmeurs, malins, drôles. Nous rions en les passant en revue, quelquefois, nos rires se figent sur un cas difficile. Il nous apparaît que les profs et le directeur les connaissent bien, s’appliquent à les instruire d’une main indulgente parce qu’ils devinent leurs difficultés à la maison. Ils connaissent les parents grâce aux réunions d’information. Plongés dans le quartier si jeunes, ils en débrouillent les fils comme ils peuvent. Ils sont plus dans le social que dans l’instruction de la grammaire et du calcul. Pourquoi ont-ils choisi cette école ? Pour doubler leurs années d’ancienneté ? Pour une expérience ? Par vocation ? Ont-ils choisi seulement ? Au fil de notre concertation, je sens poindre mon TOC. Impossible de lui échapper. C’est la particularité des TOC, quand ils vous tiennent, ils ne vous lâchent plus. « Comment faites-vous pour leur apprendre la table de multiplication ? » La question paraît hors de sujet, ils se regardent, certains sourient. De moi, de ma ringardise ? Ou bien approuvent-ils cette question bête ? Les meilleures comme on sait….. « C’est difficile » disent-ils, « ils ne font rien à la maison pour l’apprendre. On leur dit, mais ils ne font rien » La question se referme sur ma frustration : mais que chantent-ils en classe ?


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Les trois H Trois frères : l’aîné en CM2, le cadet en CM1, et le benjamin, Ryad, en CE1. Les deux aînés étaient venus, il y avait trois ans, puis ils avaient disparu : c’est la maman qui les aidait. Elle en était bien capable en effet. Elle nous semblait sortir du lot commun par un niveau d’instruction et une intelligence élevés, bien qu’alors, en France depuis peu de temps, elle avait quelques difficultés avec notre langue. Puis dernièrement, qui voyons-nous venir ? Trois jeunes que nous ne reconnaissons pas, tant ils avaient grandi, qui venaient de s’inscrire. Je prends le plus jeune qu’il me semble connaître, mais d’où ? C’est en lisant son nom sur son cahier que la mémoire me revient : Ryad H….. CE1. « Mais nous nous connaissons » Il me sourit tout juste car il est sérieux comme un pape. « Tu te souviens quand nous étions montés dans la montagne, tu devais avoir quatre ans » Il opine, sourit cette fois. Bien sûr qu’il se souvient. Et moi donc : « Sur le chemin, tu me tenais la main » Il sourit, mais chichement. C’était lui, qui m’avait pris la main sur le chemin où il y avait des fraises, lui qui me posait des questions tandis que nous marchions en direction d’un bois où les grands avaient construit une cabane avec des branches tombées : Et pourquoi, et pourquoi… Pourquoi encore et encore… Je devais botter en touche, n’ayant pas réponse à tout. Autour de nous, par petits groupes, marchaient des parents, des mères seules surtout. La sienne nous suivait de l’œil ; elle était jeune encore, portait le voile, un beau bleu qui allait bien à son teint ; elle était coquette, aimait se faire photographier, prenait des poses. Les enfants couraient en avant, revenaient en arrière, se jetaient dans les herbes du talus à la recherche des petites fraises des bois. Il y en avait beaucoup, pour tout le monde. Kader, du centre social, un costaud, portait Imène sur ses épaules. C’était la joie pour tous, pour nous, Jocelyne, René, André, Christel, pour les mères, pour ceux du centre social, Charlotte, Kader, pour les enfants…. La joie qui se partage si facilement, si naturellement pour peu que le décor s’y prête et fasse oublier les ennuis, l’école, le centre social, la religion, et nos douleurs d’arthrites. Et nous partagions tout, le vent, le ciel bien bleu avec ses nuages blancs, l’odeur des bois humides, le bruit du vent dans les feuillages, le goût des fraises….. Il n’y avait plus que cela qui comptait, l’espace était à nous, le temps suspendu, comme arrêté dans son élan. Il nous accordait, parce qu’il nous aimait bien sans doute, une heure de liberté, un moment hors de la politique, hors de nos origines, de nos différences, un temps de vues communes, partagées, sur les crêtes et sur la vallée. A présent, alors qu’il vient de sortir ses cahiers de son sac, je n’ai pas besoin de poser beaucoup de questions au petit Ryad pour comprendre qu’il ira loin ; il lit parfaitement, comprend très bien des petits textes, fait des additions et des soustractions ; il pourrait être en CE2 déjà. Sous son air sérieux, pointe une subtilité en avance pour son âge. Après avoir passé quelque temps avec lui, je vais tester ses frères. Ils sont de la même veine, sérieux, bons en toutes matières, en avance pour leur âge. L’aîné, en CMI, veut devenir vétérinaire. Je l’y encourage vivement. S’ils viennent, me disent-ils, c’est parce que leur maman n’a plus le temps de s’occuper d’eux. Elle m’avait dit aussi qu’elle peinait un peu pour les aider en français et qu’elle comptait sur nous. En sortant du centre social, ce soir–là, je pense à ces enfants : quelle chance pour notre pays que cette graine de savants ! Je vois Ryad, docteur en physique, son inépuisable curiosité pas encore satisfaite. Sachant trop de choses pour ne pas savoir qu’il ne sait rien. Répondant aux questions de ses élèves, doutant, tâtonnant, demandant toujours ‘pourquoi’, cherchant la clé de ses questions dans les


30 publications de collègues ignorants comme lui, dans d’incertaines expériences compliquées, regrettant peut–être le grand-père disparu, qui, autrefois, lui tenait la main, là-bas, dans la montagne.


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L’autosocioconstruction du savoir C’était un mercredi ; j’avais été convié par une préposée de la mairie à une ‘séance de formation’ des bénévoles et des employés de la mairie impliqués dans des actions éducatives dans les centres sociaux de la commune. Il s’agissait, si j’avais bien compris, de nous former aux bonnes pratiques, que nous devions probablement ignorer, permettant d’instruire et d’éduquer les enfants et ados que nous rencontrions dans les centres sociaux. Bref, d’élever notre niveau de compétence jugé sans doute un peu juste – ce qui est probable, en effet - car nous n’étions pas des vrais professionnels. La réunion était fixée à dix heures et devait durer jusqu’à midi - il n’y a pas de réunions de moins de deux heures, car on ne déplace pas des personnes, dont certaines viennent de loin, pour une bagatelle. Elle se tenait dans les locaux flambant neufs de la mairie. J’étais arrivé un peu en avance, n’aimant pas être en retard, j’étais ainsi le premier. Après moi, les arrivées s’étaient étalées jusqu’à dix heures et quart. La préposée de la mairie, en charge de présider la séance nous avait fait passer dans une grande salle dans laquelle il y avait une grande table autour de laquelle elle nous avait priés de nous asseoir. Nous étions environ une quinzaine de personnes des deux sexes, la plupart assez jeunes. J’en connaissais quelques unes avec lesquelles j’avais eu affaire dans diverses circonstances. L’ambiance était agréable : café, petits biscuits sur les tables, que nous étions invités à déguster en échangeant quelques histoires de nos dernières vacances, avant de travailler. Vers dix heures vingt-cinq, tout le monde installé à l’exception de quelques retardataires, la présidente de séance nous présente un monsieur d’une cinquantaine d’année, près d’elle, le ‘conférencier’. Il vient de Paris, est spécialiste des problématiques éducatives, a une grande expérience. Il se prend au sérieux en tout cas, car il reste imperturbable à l’énoncé de ses éminentes qualités. Bref, nous avons de la chance d’avoir un tel mentor. Puis la présidente nous invite à un tour de table pour que nous nous présentions car nous ne nous connaissons pas tous. Comme nous sommes une quinzaine, à raison de trente secondes par personne en moyenne, la chose est bouclée en dix minutes environ. Il y a onze employés de la mairie et quatre bénévoles. Il est dix heures trente-cinq. Mais il faut tout de suite, dit la présidente, fixer la date de la prochaine réunion – car elle organise une réunion sur ces thèmes de l’éducation, tous les deux mois. Chacun sort son calendrier : c’est très difficile de coordonner les emplois du temps de quinze personnes : il y a ceux (celles) qui sont pris par d’importantes obligations les jours proposés, ceux (celles) qui sont en vacances. La présidente essaie de sortir de ce guêpier, interroge Pierre et Paulette, on voit qu’elle souffre et a hâte d’en finir. C’est fait au bout de dix minutes. Elle demande alors si tout le monde a bien reçu le compte-rendu de la dernière réunion et s’il y a des remarques à formuler ; elle montre le compte-rendu en question – il est copieux - que tout le monde semble avoir oublié. Comme il n’y a pas de remarque, cet épisode est court. A environ onze heures moins le quart, le conférencier va pouvoir attaquer son sujet. La présidente l’introduit en précisant que l’important dans l’instruction, c’est que ce que l’on explique aux enfants ‘fasse sens’ et que Monsieur X….. va nous développer ça. Il est assis à une extrémité de la table, laquelle est en longueur. Il sort des papiers qu’il se met à lire sans regarder l’assistance. Sa voix est faible. Comme je suis vers le milieu de la table, je dois faire un effort pour saisir ses paroles, mais j’y arrive tout de même. Je doute que ceux qui sont tout au bout, à l’opposé de l’orateur, comprenne quelque chose. Il place son intervention sous le titre général de ‘l’autosocioconstruction du savoir’ : il ne faut pas que les enfants apprennent par cœur ; il ne faut pas qu’ils apprennent leurs leçons, il faut qu’ils les comprennent ; l’action du ‘Groupe français d’éducation nouvelles’ auquel il appartient a consisté, par exemple a dépoussiérer l’enseignement du français. Et il continue sur un ton


32 monotone, tout juste audible, à débiter son savoir. Personne ne l’interrompt ; j’ai l’impression que peu d’auditeurs comprennent ce qu’il dit. Après tout, la plupart sont invités pour l’écouter pendant deux heures : ils sont payés pour ça, pour subir cette formation qui va leur révéler leur ringardise. Ils sont, me semble-t-il, anesthésiés par son vocabulaire académique qui leur révèle toutes leurs insuffisances. Et le conférencier poursuit, laissant comprendre qu’il ne veut pas être interrompu. : « Il faut éduquer nos jeunes pour en faire des citoyens ….. » S’il savait combien s’en foutent d’être des citoyens… S’ils comprenaient seulement, ‘nos jeunes’ ce que veut dire ce mot… Je sens mon TOC monter et me prendre à la gorge : ce monsieur exagère : ne pas apprendre par cœur ! bien sûr qu’il ne faut pas apprendre par cœur n’importe quoi, ânonner bêtement : ‘l’imparfait est utilisé dans quatre cas : un : pour exprimer une répétition, une action qui se déroule dans le temps long, deux : pour décrire une action dans un décor, trois, etc, etc…. Il suffit, par quelques exemples, que le gamin comprenne. Bien sûr qu’il faut comprendre et faire comprendre et que c’est essentiel. Mais enfin, la table de multiplication ! Ah ! la table de multiplication…. Pas étonnant qu’on en soit où on en est avec de telles affirmations balancées sans nuances. Et qu’on m’explique comment on apprend l’anglais sans passer par l’apprentissage des verbes irréguliers, Et comment faire si ce n’est pas par cœur ? Et comment exerce-t-on sa mémoire et son sens de la langue sans apprendre quelques poésies…. Par cœur ! Le dépoussiérage du français ! Et l’autosocioconstruction du savoir ! On voit que ce n’est pas n’importe qui, notre conférencier. Je n’y tiens plus ; je guette un moment où il reprendra sa respiration pour demander la parole et poser une question ; Mais il a le débit rapide et ne semble pas vouloir être interrompu. Je réussis enfin à placer mon grain de sel : « Excusez-moi, Monsieur, j’ai une question » Il me regarde, surpris. Autour de la table, quelques uns se réveillent « Vous avez parlé du dépoussiérage du français. Pouvez-vous nous dire en quoi il était poussiéreux avant ? » Il ne me répond pas, ne me regarde plus, et il reprend sa litanie. J’attends encore dix minutes parce que je suis bien élevé, puis je me lève, me rends vers la présidente, pour lui demander de m’excuser : il est onze heure, je suis obligé de partir. Parlant de ma déconvenue avec un collègue de notre association, ancien directeur de collège à qui on ne la fait plus, sans doute couturé de nombreuses cicatrices professionnelles – il riait en m’écoutant : « Ouais ! Ce ‘groupe d’éducation nouvelles !’ Son président : L……. ! Les pédagos !…... » Il se marrait. C’est ainsi que je sais maintenant qu’il y a les Pédagos et les Républicains et qu’ils ne peuvent pas se voir. Les premiers partisans des nouvelles méthodes, pourvu que ça fasse sens…., les seconds, les ringards, les tocards, de la table de multiplication, des dictées et de l’imparfait du subjonctif. Et que je sais que je suis Républicain, ce que j’ignorais bêtement. Le conférencier savait, et il m’avait flairé…..


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Dictée ou modalisation ? Bidged est en troisième : « Vous pouvez m’aider, Noël ? » Son devoir de français semble l’ennuyer énormément. Il regarde les copains qui font les imbéciles tandis que je me penche sur le numéro de l’exercice qu’il m’indique de son doigt. « Je comprends rien » dit-il, complètement dégoûté. Je lis ce qu’il faut faire : ‘Relisez les phrases suivantes en remplaçant les indicateurs temporels en gras par des indicateurs temporels qui ne sont pas repérés par rapport à la situation d’énonciation’ Je relis une deuxième fois pour m’assurer que je n’ai pas la berlue. J’ai bien lu, : les indicateurs temporels, la situation d’énonciation ! Mmmmmm….. Il voit mon embarras, il attend que je fasse son devoir à sa place, et c’est hors de mes principes : il faut qu’il comprenne. Comprenne, comprenne !….Mais, visiblement, il s’en fout, pourvu seulement qu’il puisse remettre demain une copie à peu près juste. Mais, pour qu’il comprenne, il faut que je comprenne d’abord. Me voilà dans la nasse, car je sèche, et la question posée me tape sur les nerfs : ma tension va monter. Je hèle Geneviève qui passe près de moi pour aller aider Jassim. Elle était prof de français ; j’ai la plus grande estime pour ses capacités, et elle biche quand il s’agit de français des grandes classes du collège : « Tu comprends ça, Geneviève ? » Elle se penche sur le bouquin, puis le ferme d’un geste de colère en tapant sur la couverture : « C’est incroyable : comment veux-tu qu’ils aient envie d’apprendre le français avec des exercices aussi idiots ? Quel inspecteur d’académie a bien pu inventer des questions aussi absconses ? Hier, j’avais un texte de Romain Gary tiré de ‘la Promesse de l’aube’ : l’élève devait rechercher les mots et expressions qui se rapportaient à la ‘modalisation’. J’ai mis un quart d’heure, en cherchant dans le ‘petit Robert’ – il ne s’y trouve pas – et dans le bouquin, ce que ça pouvait être. J’ai cru comprendre, bien que ce soit flou. On s’est barbés à trouver des mots ; ensuite, il a fallu trouver les ‘embrayeurs’. On dirait qu’ils veulent empêcher les parents d’aider leurs enfants et dégoûter ces derniers de la littérature. Je crois pas que le gamin ouvrira de si tôt un roman de Romain Gary ; c’est si beau, cependant, ‘la Promesse de l’aube’, et trouver le moyen de le rendre ennuyeux ! Si encore les profs leur faisaient faire des dictées et qu’en déclamant le texte, ils leur en fassent sentir la beauté cachée derrière la cruauté de l’orthographe….. ils apprendraient au moins la syntaxe. Mais les dictées, c’est comme la table de multiplication, c’est ringard, c’est tocard. L’autre jour, un élève de quatrième dont le cahier était bourré de fautes m’a dit : ça a pas d’importance ; la prof dit que l’important, c’est que je comprenne ! Comme si la syntaxe menait pas au sens…. » Je me souviens de mes dictées d’antan : Monsieur Canard, le maître, marchait dans la classe. Quand il arrivait près de moi, je sentais sa tête penchée sur mon cahier, sur mes fautes sûrement ; je me ratatinais. Il ne disait rien ; ce n’était pas l’heure de la correction. Pas encore. Elle tomberait plus tard, et si j’avais plus de trois fautes, ce serait un coup de règle sur les doigts. Il dictait : « ‘Ai-je besoin de dire que rien, dans le passé de ma mère, ne justifiait une telle calomnie ?’ Point d’interrogation ! A la ligne ! » Silence, respiration…. Je regardais son livre recouvert d’un papier d’emballage parce que les livres sont précieux et qu’il ne faut pas les abîmer. J’imaginais les lignes noires et impeccables sur le papier blanc, que je devais transcrire en attaché avec mon porte-plume, et sans les estropier, sans fautes. Sans taches, surtout. Et je tirais la langue, nous tirions tous la langue. Les mots sortaient de la bouche de Monsieur Canard, comme l’évangile à la messe, solennels, cruels, vicieux, mais beaux, parce


34 que Monsieur Canard avait un timbre de comédien. Je me voyais à sa place, passant au-dessus des têtes, déclamant comme si je chantais, lançant les mots, les substantifs, les adjectifs, les subjonctifs, comme des flèches. Tous m’auraient regardé, ils m’auraient dit : c’est beau. Pivot dictant : à lui seul, la langue française déambulant dans les travées, torturant les têtes avec ses participes passés, sadique, mais harmonieuse, ensorceleuse comme la Circée tyrannique au dangereux parfum. Et moi, benêt, qui ne savais pas que je faisais de la modalisation en écrivant ces lignes, comme monsieur Jourdain de la prose en parlant….


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Le voile Pendant deux ans, je l’avais suivie : elle était en seconde, puis en première S. Elle venait le lundi soir, en coup de vent avec une copine. Une jeune fille comme beaucoup : sympa, délurée, mais pas trop. Quelquefois, on se voyait le mercredi après-midi, elle avait des difficultés en maths. Sa mère, avec un voile discret, et elle, étaient venues avec nous lorsque nous avions pique-niqué en montagne ; elle devait être en quatrième alors. Mais ce mercredi-là, je ne la reconnais pas. C’est elle, cependant, puisque je n’attends qu’elle. Un voile cache ses cheveux et le haut de son front, ainsi que son cou et le bas du menton. Sa robe descend jusqu’à ses chaussures. Nous avons l’habitude de recevoir des mères voilées, mais jamais encore, nous n’avons eu d’élèves. Je suis surpris, elle le voit. Quoi lui dire ? « Je ne te reconnaissais pas » Elle sourit. Ses yeux n’ont pas changé : toujours vifs, pleins de jeunesse et de joie de vivre. Mais je n’ai plus droit à ses jolis cheveux noirs. Comme d’habitude, elle sort son bouquin de maths et un cahier. A part son vêtement, rien n’a changé de ses gestes, de sa manière d’être, de sa gaieté et de sa politesse. Je ne dis rien, ne fais aucune allusion, ne pose aucune question. Pour la bonne raison que je n’aurais pas su par quoi commencer. Et nous nous penchons sur son problème de maths comme si de rien n’était. Dans ma voiture, sur le trajet de mon retour, je m’interroge tout de même, je fais des hypothèses : veut-elle échapper aux quolibets des garçons dans la rue ? Y a-t-il un grand frère là derrière ? A-t-elle atteint l’âge où il est prescrit par le prophète qu’il faut mettre le voile ? Il ne me semble pas que le prophète ait jamais prescrit ça. A-t-elle une poussée subite de dévotion et a-t-elle fait un vœu ? Elle revenait, les lundis, toujours voilée. Sa copine avec laquelle elle venait quelquefois était voilée comme elle à présent. Comme le voile est interdit au lycée, je supposais qu’elles se changeaient à la maison ou quelque part, près du lycée, chez une copine peut-être. Quelque temps plus tard, une autre jeune fille, habituée à venir depuis l’école primaire – elle était en troisième - était venue, voilée elle aussi pour la première fois. Je ne la reconnaissais pas non plus. Y avait-il une épidémie soudaine dans le quartier ? Un collègue, très chrétien me disait : « Qu’est-ce qu’on doit leur dire ? Faut-il leur interdire d’entrer ? » « Non, puisque le centre social les accepte. Quant à moi, à choisir entre deux extrêmes, j’aime autant des filles comme elles que des vicieuses dont il faut se méfier » Il m’était arrivé en effet d’avoir affaire à deux filles de quatrième, sans doute déjà pubères, qui m’avait testé, disons même provoqué : j’avais un joli petit pull, et pouvait-on m’appeler Nono ? Je leur avais coupé l’envie de ces familiarités sur un ton qui les avait fait pâlir. Elles ont compris, car elles reviennent, maintenant, deux ans plus tard, mais sagement et beaucoup plus studieusement. Je sais ainsi que, pour autant qu’on soit gentil et indulgent, il ne faut pas être naïf : que faire si l’on tombe dans le piège d’un maître-chanteur (fille ou garçon) qui nous accusera de gestes déplacés ?


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Les inséparables Je viens d’arriver au centre social ; il est quatre heures. Deux gars d’au moins un mètre quatre-vingt tendent le nez dans la grande salle où nous recevons les jeunes. Beaucoup de gens défilent dans le centre social : des mères en difficulté avec leurs enfants, des vieux pour des papiers, d’autres pour leur logement, des primo-arrivants, des paumés, quelques uns – et c’est leur cas sans doute - viennent dire bonjour à des potes travaillant en CDD au centre. C’est le ventre du quartier, là où s’expriment les douleurs, les ennuis, les désillusions, les plaisanteries de ceux qui s’en sont à peu près sortis. Un mercredi où j’avais rendez-vous avec un jeune – j’étais en avance et j’avais ouvert le centre social avec les clés que m’avait données son chef - j’y avais vu un homme d’une cinquantaine d’années, aux cheveux longs crasseux, fagoté avec des vieux vêtements, des chaussures éculées. Il était entré derrière moi et il s’était assis en face de moi, à la petite table où je me proposais de travailler. Il donnait l’impression de ne pas savoir où se mettre ; les yeux baissés, il aurait pu poser pour une allégorie de la tristesse. « Vous venez pour vos devoirs de classe » lui avais-je dis pour plaisanter et croyant le mettre à l’aise. Il me regardait, il ne comprenait pas ; il m’avait répondu quelque chose qui m’évoquait une langue slave. Il essayait d’exprimer quelques mots qu’il pensait que je pourrais comprendre. Je lui souriais pour l’encourager, mais je ne savais plus quoi dire ni quoi faire. Nous nous regardions, lui hébété, moi en me caressant le menton. Mon élève était arrivé. Il lui avait dit bonjour, mais il était resté ; Il nous écoutait. Nous parlions chiffres ; il essayait de voir ce que nous écrivions ; on aurait dit qu’il comprenait un peu cette scène étrange pour lui, comme si elle l’extrayait d’une indicible angoisse. La préposée de garde, un peu en retard, venait d’arriver. Nous entendant, elle avait tendu le nez, avait vu l’homme et l’avait fait passer dans la pièce à côté. Elle ne comprenait pas non plus ce qu’il voulait. Elle lui avait donné un morceau de brioche de la veille, provenant d’une petite fête. Il avait sauté dessus, et au bout d’un quart d’heure, il avait pris la porte. Je le voyais par la vitre, marchant, ployé. Il allait devant lui, les yeux à terre, il allait on ne savait pas où, il ne savait pas où, devant, tout simplement, pavé après pavé, flaque d’eau après flaque d’eau, la pointe de ses chaussures lui montrait le chemin. Mais aujourd’hui, les deux gaillards devant moi, qui viennent de tendre le nez, je les reconnais. Et ils me connaissent bien, eux aussi, nous avions eu affaire ensemble. « Bonjour, Noël » ils sont polis, ils ont fait des progrès. « Youssef S……, Mehdi A……..! Pas possible ! Vous avez drôlement grandi; à peine si je vous reconnaissais. Qu’est-ce que vous faites ? » Je savais ce qu’ils faisaient, je les connaissais depuis le temps où ils étaient dans les petites classes du collège. Ils étaient inséparables. Youssef aimait s’amuser, il n’arrêtait pas de rire et distrayait Mehdi. Celui-là travaillait peu, mais m’étonnait par sa vivacité d’esprit et sa mémoire. Quand il était en quatrième, il m’avait bluffé en récitant par cœur des vers de Molière et de Racine ; il faisait ses problèmes de maths sans besoin d’aide, et vite. Il était content de m’épater. Pour moi, il était clair qu’il ferait plus tard des études supérieures ; je me voyais déjà l’aider dans le dédale des options. Il aurait pu se dispenser de venir, mais il collait à son copain, il ne le quittait pas. Un soir – ils étaient en quatrième - ils avaient déboulé ensemble, un peu penauds, assez émus ; ils avaient du mal à expliquer ce qu’il leur arrivait. On s’était mis dans une petite salle, isolée du bruit de la grande. « Qu’est-ce qu’il vous arrive ? »


37 « On est vidés du collège pour deux semaines » Ils n’en étaient pas fiers. Les connaissant chahuteurs, je n’étais pas étonnés. « C’est le prof de techno : il a insulté nos parents » « Bigre, mais encore ! » « Il a dit qu’ils ne s’occupent pas de nous » « Oh ! C’est peut-être pas très gentil, mais c’est pas une insulte. Au pire, c’est maladroit » Ils ont la susceptibilité à fleur de peau, ces gosses. Surtout Mehdi : un complexe de supériorité, car il se sait malin, et d’infériorité par son déracinement. Un cocktail explosif….. « Ouais ! C’est un vieux près de la retraite, il a même un cancer » « Ah ! Rien que ça ! Est-ce que vous vous rendez compte : un homme malade, gravement malade, fatigué, près de sa retraite, que vous énervez en chahutant, et vous vous étonnez ? » Ils me regardaient, ils n’avaient pas vu les choses ainsi. « Vous savez ce que vous devriez faire : demander à le voir, à lui parler : ‘Monsieur, on a besoin de parler, et vous aussi, vous avez besoin de parler. Au fond, Monsieur, on vous aime bien. Excusez-nous si on vous a fait du mal » Ils m’écoutaient, hochaient la tête. « Et vous savez ce que vos paroles vont lui faire : il va presque pleurer de joie ; ça va flanquer un coup à son cancer, le faire reculer. Il va se mettre à vous aimer. Et vous aussi, vous verrez, vous allez l’aimer ; vous serez surpris d’être heureux, tout à coup » Ils me regardaient, ils réfléchissaient, j’avais l’impression de les avoir ébranlés. Puis, ils étaient partis. Peu à peu, je les avais perdus de vue. Quelques années plus tard, Youssef était revenu. Il était dans un lycée professionnel, option comptabilité. Il avait beaucoup grandi et ne riait plus du tout ; je m’étais dit qu’il était en bonne voie. Il faisait de l’anglais et je l’avais un peu aidé. Quelque temps après, le jour où nous étions montés sur la montagne, il y avait sa mère et une de ses jeunes sœurs, mais lui n’y était pas. Sa mère nous avait appris, à notre stupéfaction, qu’il venait depuis trois jours, de quitter la maison sans un mot ; il ne donnait plus de nouvelles ; lundi – nous étions un samedi – elle appellerait la police. Elle craignait qu’il fasse des bêtises, il avait des mauvaises fréquentations, tout pouvait arriver. Il était réapparu : Kader, l’homme de la prévention, m’avait dit qu’il était en prison et qu’il lui rendait visite : il avait fait des bêtises. Peu m’importait lesquelles, c’était assez comme ça. Il en était ressorti rapidement, puis avait trouvé du travail dans un restaurant de banlieue, comme serveur et plongeur. De Mehdi, Kader m’avait dit qu’il était au lycée, en terminale, puis, au mois de juin, il m’avait informé qu’il n’avait pas eu le bac : il n’avait rien foutu. J’étais sidéré. Et ce sont ces deux zèbres, toujours inséparables, qui sont, maintenant devant moi. « Qu’est-ce que tu fais, Youssef ? » « Rien pour l’instant » il ne travaillait plus dans son restaurant. « Et toi, Mehdi ? Je sais que tu as raté ton bac » « Je travaille à la Maison M….. » Je ne sais pas ce que c’est, probablement une dépendance de la mairie qui l’aura casé là. « Eh oui ! Si vous aviez travaillé, seulement…. Ton bac, tu devais l’avoir, Mehdi, tu en étais capable, mais, tous les deux, vous avez fait les cons, et voilà » « Maintenant c’est trop tard, on est trop vieux » « Quel âge vous avez ? » « Vingt-et-un ans » « Vingt-et-un ans et vous êtes vieux. Mais vous avez toute la vie devant vous. Si tu veux, Mehdi, je t’aide, tu repasseras ton bac, tu l’auras » « Merci, Noël, j’y penserai »


38 Je ne pense pas que je les reverrai. Peut-être que je n’ai pas su faire quand ils étaient encore en quatrième. Je n’ai pas su leur faire comprendre que je les aimais bien, que je souhaitais leur réussite : pour Youssef de devenir comptable, pour Mehdi la fac, un master, et la vie devant eux. Il n’ont pas eu l’idée que je pouvais les aimer, ces gosses. Peut-être parce que personne ne les avait aimés et qu’ils ne savaient pas ce que c’était. La haine, oui, ils connaissaient : les profs supposés vous insulter, les bagarres dans la rue, le flic qui vous met en taule, la société qui vous rejette. Ils se méprisent. Leurs fanfaronnades ne sont que le masque de leur misère. Il faut leur faire trouver l’estime d’eux mêmes, qu’ils sachent qu’ils peuvent se surpasser, qu’ils apprennent la fierté. Celui qui saura le faire les aura de son côté. Attention au barbu ! Peut-être que le service civil… Peut-être….. Il faut que j’en parle à Kader.


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Kader Un mètre quatre-vingt-cinq, baraqué, beau gosse, dans les trente-cinq ans. Né près de chez moi de parents maghrébins. Sympa, franc, le regard droit. Un ami. Il est fonctionnaire de la mairie, de l’équipe de ‘prévention’. Basé au centre social, il est en charge des jeunes du quartier en difficulté scolaire, des décrocheurs potentiels et bien réels, échappés au radar de l’éducation nationale, des candidats aux bêtises, aux petits trafics, à la prison, au pire peut-être. Ses soucis commencent avec les collégiens, puis les lycéens : il va souvent voir les principales des collèges, le proviseur du lycée. Quand ce n’est pas à la prison. Il est l’amortisseur, l’arrangeur des conneries, le récupérateur autant que faire se puisse. « Noël, t’as cinq minutes ? » « Je suis à toi, Kader » « C’est un cas pas facile » – je m’en doutais – « un jeune en quatrième, Adam : il s’est fait vider de son collège ; comportement, résultats insuffisants ; je lui ai trouvé une place dans un autre collège, mais il a fallu trois mois ; pendant ce temps, il n’a rien fait ; il faudrait qu’il rattrape le temps perdu. ; peux-tu l’aider ? » « Je suis là pour ça, Kader » Il me présente Adam : un ado, déjà, comme beaucoup ; l’âge ingrat. Il me regarde à peine, baisse les yeux ; ça promet…. Kader parti, on s’assoie dans une petite pièce, à l’écart des autres. J’essaie de le mettre à l’aise : « Moi, c’est Noël ; je suis pas prof, je suis là pour t’aider, mais si tu veux, bien sûr » Il ne me répond pas. Je suppose qu’il veut bien. « Il paraît que tu dois rattraper un retard de trois mois. Tu peux me montrer tes cahiers, que je voie où tu en es ? » Il sort son cahier de maths de son énorme sac. En feuilletant quelques pages, je vois qu’il n’a pas fait grand chose. Je vais tester ses connaissances. Depuis le temps, je connais les programmes : en quatrième, ce sont les théorèmes de Pythagore et de Thalès, les multiplications d’expressions entre parenthèse et leur développement…. Je vais lui expliquer le théorème de Pythagore : il implique de savoir ce qu’est le carré d’un nombre, ce qu’il devrait avoir déjà appris, qui est facile à comprendre. Armé de patience, calmement, je me lance : « 2 au carré, c’est 2 fois 2, c’est à dire 4, 4 au carré, c’est 4 fois 4, soit 16. Alors 3 au carré, à ton avis, ça va être ?….. » Je ne sais pas s’il a écouté ma question, il regarde son cahier : « Prends ton temps : 3 au carré, c’est 3 fois quoi ? » Il sort de sa poche son smart-phone, et fait un numéro. C’est là qu’il faut les nerfs solides : si je me fâche, ce sera fini, on ne se verra plus. J’attends, je bous, je me gratte le front tandis qu’il jacte à voix basse dans son téléphone, sans me regarder, comme si je n’existais pas. Il est clair qu’il n’est pas venu de lui-même, mais sous l’incitation de Kader. Il se fout d’être aidé. Qu’on le laisse donc tranquille, vaquer à ses petites combines, surfer sur son smart-phone, c’est tout ce qu’il demande. Je ne sais plus très bien ce qu’on a fait ensuite ; il ne m’écoutait pas, peut-être qu’il y avait une incompatibilité entre lui et moi. Peut-être que j’avais raté notre première rencontre et que c’était foutu. J’en savais assez cependant pour être convaincu qu’il n’était pas à sa place au collège, qu’il y perdait son temps et peut-être l’estime de lui-même. Le collège allait le traîner jusqu’à la fin de la troisième, supporter ses provocations de jeune coq, le faire redoubler sans doute, et constater in fine qu’à dix-sept ans, il n’aurait pas le niveau de notre vieux certificat d’étude. Ne valait-il pas mieux l’orienter tout de suite vers un CAP, puis un apprentissage en alternance ? Je m’en étais ouvert à Kader :


40 « Comment le sortir de là ? On ne peut pas se contenter de dire qu’il n’y a rien à faire, mais faire quoi ? Un apprentissage d’un métier lui conviendrait peut-être ? » « Oui, mais c’est difficile, pratiquement impossible : il doit suivre ses études jusqu’à seize ans » Eh oui ! c’est difficile, l’apprentissage : mon ancienne entreprise – du CAC 40 s’il vous plaît – ne prend de stagiaires ou apprentis qu’au-dessus de 18 ans ! Sa mère que j’avais rencontrée se faisait beaucoup de souci. Elle voulait absolument qu’il aille plus tard au lycée d’enseignement général. Nous n’avions pas réussi, Kader et moi, à l’en dissuader, mais elle n’écoutait pas, et le lycée ne peut pas grand chose contre le choix des parents. Il est vrai que le lycée général est bien tentant : 90% des élèves de terminale ont leur bac et peuvent ensuite s’inscrire en fac. La vie paraît facile à cet âge et les parents croient toujours en leur progéniture. Mais pour s’apercevoir au bout de trois ans qu’ils n’y arriveront pas, que ça ne leur plaît pas, et pour aller alors grossir les statistiques du chômage ? Pour apprendre un peu tard que la vie…... Le jeune est revenu une ou deux fois : sans plus de succès qu’avant, un collègue et moi avons essayer de l’aider. Kader doit savoir ce qu’il fait dans son nouveau collège. Il m’avait dit une fois : « S’il y avait encore le service militaire !…… » Il doit applaudir le nouveau service civique. Il ne sera pas obligatoire, mais enfin, ce sera mieux que rien. Et je quitte Kader avec cette terrible impression d’une impuissance absolue ; comme si des murs de directives administratives, de lois, de règlements d’entreprises, se dressaient devant nous, et nous mettaient au défi de vaincre leurs routines et leur indifférence. .


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Le collège A force d’aider des collégiens et collégiennes que l’on voyait revenir d’année en année, je m’étais fait quelques idées sur le collège. Il a une lourde hérédité : non content d’être la tête de turc des détracteurs de l’enseignement, il est à la fois le réceptacle des insuffisances de l’école primaire, la victime de son propre fonctionnement, et le nœud de vipères de l’adolescence. Il cumule beaucoup de préjugés, beaucoup de défauts, et beaucoup de malchance. Quand un élève de troisième ignore les premiers termes de la table de multiplication, est incapable de diviser 5 par 2 sans le secours de sa calculette, je vois son prof de math, impuissant, s’arracher les cheveux et de guerre lasse, obligé de s’occuper des autres, le laisser tomber. Quand le jeune élève – onze ou douze ans seulement - provenant de CM2 où il avait connu la bienveillance de son maître ou de sa maîtresse, rentre en sixième, traîne son énorme sac de classe en classe pour se rendre dans celle d’un de ses douze professeurs (math, physique, techno, SVT, français, anglais, espagnol, histoire-géo, musique, instruction civique, éducation physique, informatique), je le sens dérouté, livré à lui même, sevré de l’attention qu’on lui portait avant, comme lâché dans la jungle de la complexité et de l’indifférence, où tous les coups sont possibles. Je me demande comment le prof de math, qui ne le voit que quatre heures par semaine, les autres au mieux trois heures et plus souvent une heure, peuvent le connaître vraiment autrement que par ses rendus de devoirs et le crayon rouge qui les notera. Comment le prof pourra s’étonner, sans affect avec lui, l’élève tout à ses préjugés, que ce dernier, peut-être, chahute, lui pourrisse la vie et celle de la classe. Comment il est possible d’enseigner sans que l’élève voie dans l’œil du maître le désir qu’il réussisse, et le maître dans l’œil de l’élève la reconnaissance de ce désir. Ne serait-ce pas mieux pour l’élève d’avoir moins de profs différents, qu’il verrait plus longtemps, et réciproquement ? Ce qui impliquerait que l’élève ait affaire, par exemple avec un prof de sciences (math, physique, techno, SVT), un prof d’humanités ( français, histoiregéo, anglais) ? Sans qu’il y ait moins de profs et sans qu’ils aient plus d’heures de classe, car il y a toujours autant d’élèves, mais des profs polyvalents, chose certainement possible au niveau du collège. Ne conviendrait-il pas aussi que les profs passent 35 heures dans l’établissement, où ils corrigeraient leurs copies, recevraient les élèves en difficulté et développeraient cet affect qui me semble manquer, et cela moyennant une forte revalorisation de leur salaire ? Ne seraientils pas, ainsi, mieux considérés et moins chahutés ? J’en vois sourire à la lecture de ces lignes : quel naïf, ce type ! Qu’est-ce qu’il croit ? Que c’est facile ? Qu’on va renverser la table de l’éducation nationale ? Bousculer des lustres d’habitudes et d’avantages acquis ? Encore un qui sait ce qu’il faut faire et donne des leçons aux autres…. J’assume ma naïveté parce que j’en ai conscience, mais j’aurai dit tout simplement ce que je pense. Et sans vouloir blesser personne, et surtout pas les professeurs. Je ne me le permettrais d’autant moins que je ne sais pas si j’aurais leur courage, leur persévérance, le dévouement de beaucoup d’entre eux, confinant au sacerdoce, pour supporter dans leurs classes les quelques élèves provocateurs, insolents, qui empêchent tous les autres de travailler et leur pourrissent la vie. Une autre grande difficulté du collège, à laquelle il ne peut rien, c’est qu’il est le pont entre l’enfance et l’adolescence :


42 Fin juin, cette année-là, nous avions quitté Jassim, cinquième, avant les grandes vacances d’été. C’était un enfant ; il en avait la voix, la taille, l’espièglerie. Quelle surprise en septembre ! Nous ne le reconnaissions pas. « C’est toi, Jassim ? » c’était bien lui et ce n’était plus lui. Il avait dû grandir de dix centimètres pendant l’été, ses menottes de juin étaient de grosses paluches, ses bras ballants semblaient l’encombrer, sa voix avait mué dans le registre des basses. Il regardait ses copains de classe, qui n’avaient pas grandi, de sa nouvelle hauteur. Plusieurs, de la troisième, étaient comme lui. Des hommes, presque des hommes, déjà. Je voyais, dans ce cocktail d’enfants et d’ados soumis aux mêmes épreuves, enfants plus forts peut-être dans certaines matières abstraites, ados plus forts physiquement, les ingrédients des harcèlements possibles, de la galère de quelques uns, plus faibles, rackettés, tabassés….. Des parents, à la télé, pleurait leur fils qui s’était suicidé……


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L’anglais Il est obligatoire. C’est la langue des vainqueurs de la dernière guerre, et des start-up de la Silicone vallée. Comme le latin était la langue des Gaulois au temps d’Auguste. C’est un des Dieux de l’éducation nationale. « Noël, j’ai de l’anglais » Elle n’est pas motivée, elle attend que je fasse son devoir à sa place. Ils sont presque tous ainsi ; l’anglais les bassine. C’était un QCM : des phrases étaient écrites, dont il manquait un mot laissé en pointillé : il fallait le trouver parmi trois mots au choix, en bas de page. Mon Dieu ! Pas de quoi soulever l’enthousiasme, en effet ; pas de quoi non plus, pensais-je, apprendre cette langue avec une telle méthode. J’ai beaucoup voyagé dans ma vie professionnelle. J’avais fait, au collège, puis au lycée, du latin, un peu de grec, et de l’allemand. Pas d’anglais jusqu’à l’école d’ingénieur, et, là, à raison d’une heure par semaine aussi rasoir que celle de mon élève. Après mes classes, l’armée m’avait envoyé au Maroc, comme officier de liaison dans une base américaine. J’y étais seul Français avec deux cent-cinquante américains ; j’y étais resté un an. Ne comprenant rien au début – ils ne m’en voulaient pas, nuls qu’ils étaient en langues étrangères – j’en étais ressorti, parlant l’américain à peu près couramment. Quelques années plus tard, j’avais passé quatre ans en Espagne, dans la province de Leon. Je n’avais jamais fait d’espagnol. J’en étais reparti en parlant couramment. J’avais donc acquis une idée assez précise sur l’apprentissage des langues et je savais combien il était redevable à ma connaissance de ma langue maternelle, de sa grammaire, de sa syntaxe, complétée, qui plus est, par celles du latin. Bref, on n’apprend pas une langue étrangère sans une connaissance profonde de sa langue maternelle, et sans la pratique de l’oreille et du langage parlé. L’obsession de l’éducation nationale pour l’anglais, et dès l’école, s’il vous plaît, me semble ridicule, et d’autant plus encore par la méthode essentiellement écrite de son apprentissage. Il y a comme une absurdité à diminuer les heures de français au profit de l’anglais ou de quoi que ce soit d’autre. J’avais dû aider une fille, 5ème, en allemand. Elle ne savait plus ce qu’étaient le COD ( complément d’objet direct), le COI (complément d’objet indirect), ni les compléments circonstanciels de lieu, temps, etc… Elle ne savait pas ce qu’était une préposition, un pronom relatif, etc… Elle n’avait pas assez fait d’heures de français, de grammaire, de syntaxe, de dictées. Comment lui expliquer le datif, le génitif, l’accusatif de la langue allemande ? Je lui avais donné une leçon de français, sans illusion sur mon modeste apport, bien insuffisant pour combler ses lacunes. Ainsi, j’expose, une fois de plus, mon indécrottable naïveté aux sarcasmes des inspecteurs d’académie : supprimez l’anglais au profit du français ! Vous verrez : ils n’en mourront pas.


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Dyslexie Jocelyne est une collègue, bénévole comme moi. Une petite bonne femme qui n’a l’air de rien. Elle ne se fâche jamais : « Bah, Noël ! Il faut faire avec…. » Sa patience me sidère, moi qui rue trop souvent dans les brancards, au risque de casser du bois. Elle me calme. Son engagement mérite une médaille. Elle croit dans ce qu’elle fait. Il faut la voir penchée sur un petit, un CE1 en grande difficulté. Comme si elle entrait dans sa tête, y cherchait les clés de ses difficultés. Elle aime ces gosses, elle se mettrait en quatre pour leur réussite, pour les sortir de leurs misères. Et ils lisent dans son œil le bonheur qu’elle leur souhaite. « Elle est là, Jocelyne ? » c’est Marouane qui la cherche. « Oui, Marouane, je suis là » Elle connaît leurs prénoms, leurs noms, elle connaît leurs mamans. « Avez-vous vu le médecin, Madame ? » dit-elle à l’une d’elle. Il se peut que le gosse entende mal, qu’il soit dyslexique, qui sait ce qu’il pourrait avoir ? Une bénévole de notre association, spécialiste en sciences cognitives, nous avait expliqué le processus d’apprentissage de la lecture ainsi que la dyslexie : une particularité du cerveau affecté, obligeant les lettres et les mots perçus par l’œil ou l’oreille à contourner des obstacles (paquets de neurones clandestines) et d’allonger ainsi considérablement le temps du déchiffrage ; on reconnaît les dyslexiques à leur écriture irrégulière ; ils ont beaucoup de mal à comprendre, par exemple, l’énoncé d’un problème ; ils sont en grande souffrance. Elle nous avait donné des trucs pour les repérer. Ses explications avaient été une véritable révélation pour nous, nous nous interrogions sur nos manquements passés : Yacine, Mouloud, qui écrivaient si mal, n’étaient ils pas dyslexiques ? Nous sommes des ignorants. Jocelyne veut faire venir cette spécialiste au centre social pour une aide temporaire : elle veut qu’elle teste quelques gamins comme Mouloud, pour donner un avis. J’admire sa conscience professionnelle. Elle nous convie à une réunion préparatoire à notre rencontre avec l’école, et nous venons, car son autorité est douce et naturelle : elle la tient de son efficacité. C’est du bonheur de travailler avec elle. Ainsi qu’avec Philippe, ingénieur comme moi, Brigitte, prof de physique, Geneviève, médecin, René, chef d’entreprise, André, prof de fac, Christel, pharmacienne, Colin, banquier. Je remercie le ciel de m’avoir, sur le tard, donné de tels amis grâce auxquels je me sens jeune encore. Nous discutons de tout, sans tabous, sans parti pris. Nous tâtonnons ensemble, comparons le niveau de nos TOC, les chances de nos élèves, cherchons des solutions. Chacun apprend de chacun : « Une heure avec Firasse, j’en ai bavé. Il est sympa, ce gosse, pas bête du tout, mais qu’est-ce qu’il est agité » dit René « As-tu remarqué qu’on a plus de filles du collège que de garçons ? » Si j’avais remarqué !….. Des vingt-cinq collégiens inscrits, vingt sont des filles qui viennent régulièrement, cinq seulement des garçons ! Nous nous demandons pourquoi. Certes, depuis longtemps, nous avons remarqué le sérieux des demoiselles eu égard au ‘j’m’en foutisme’ des gars. Mais ça n’expliquait rien. Fallait-il invoquer les hormones ? Une sorte de machisme en herbe ? Une suffisance de mâles ? « Faut pas chercher à tout expliquer, c’est ainsi, voilà tout » dit René. Un sage, René….. Jocelyne pense que ce serait bien, sans doute, d’aider les mères parlant mal le français ; ça aiderait leurs gosses ; elle a un projet en tête, elle va y réfléchir. « Attention à toi, Jocelyne ! Méfie-toi des passions : on y passe tout entier. »


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Un doute L’autre soir, la contemplation des têtes de nos petits amis, penchées sur leurs devoirs, me troublait, mais je ne parvenais pas à comprendre pourquoi : il y avait comme un doute, une épine glissés dans mon plaisir à les voir si dociles. Le soir à la maison, j’essaie d’en identifier l’origine pour m’en débarrasser, mais c’est difficile : quelque chose, peut –être, en rapport avec notre apologie du français, de sa douceur angevine, à Geneviève et à moi, la semaine précédente. Et, tout à coup, comme une révélation, j’ai pensé : ‘ et l’arabe !’ Qu’en sais-je, moi qui les bassine avec les verbes du troisième groupe ? Je n’en savais rien, tout simplement. Je tenais ma réponse. Non ! je n’en sais rien, sinon deux ou trois mots, comme tout le monde. Nous n’en savons rien ! Combien d’entre nous, de souche, comme on dit, connaissent cette langue ? Une poignée infime. Elle a eu ses poètes des Umayyades, des Abbasides ; ses philosophes, Averroès, Ibn Sabin, Sanusi, etc…. Elle a véhiculé en Europe, dans les siècles passés, la sagesse de ses philosophes, les connaissances de ses mathématiciens, le zéro, les chiffres , les techniques de ses ingénieurs et de ses bâtisseurs, le confort de ses palais, à une époque où nos ancêtres étaient des rustres dans des châteaux sinistres ou des masures humides. Mais nous avons tiré un trait sur ces apports, comme si nos colonisateurs de la période moderne, forts des leurs, et ignorants, les avaient fait passer par la trappe de l’oubli. Il me semblait que nous inculquions notre culture à nos jeunes élèves comme on gave les oies. J’avais du mal à évacuer cette impression. Au nom de la république, de ses lois, de son école, nous leur faisons avaler nos subjonctifs, nos participes passés, nos poèmes, nos écrivains, Voltaire, Victor Hugo, Châteaubriant, Rousseau, sans le moindre intérêt pour leur histoire, pour celle de leurs ancêtres et de leur pays d’origine, pour leurs écrivains et pour leurs philosophes. Il y a, en quelque sorte une asymétrie dans la connaissance de nos cultures réciproques. Quand eux savent notre langue, la parlent avec leur accent, l’enrichissent de leurs mots, quand nous les nourrissons de notre littérature, de nos légendes et de nos blagues, nous ignorons les leurs et ne montrons pour elles pas le moindre intérêt. Je ressentais cela comme un manque de respect, un avatar peut-être de nos colons d’ancêtres apportant leur savoir aux sauvages de la brousse. Nous les intégrons. L’intégration, mot barbare… Des politiques, que ce mot gêne, disent ‘assimilation’. Comme si ce n’était pas pire : ‘une digestion’ en somme, une dissolution de leur culture dans l’acide de la nôtre. ‘Qu’est-ce que la culture ?’ me disais-je. Je la voyais comme les racines d’un peuple, d’un arbre qu’on ne transplante pas sans précautions multiples. J’en évacuais la religion parce qu’ils étaient parfaitement libres de pratiquer la leur et d’aller à la mosquée du quartier, et que pas plus l’école que nous ne faisions de prosélytisme pour la nôtre ou quelque croyance que ce soit. N’en faisions-nous pas, au contraire, pour notre culture ? Notre insistance à la leur faire avaler ne marquait-elle pas un mépris pour la leur ? N’avions-nous pas le devoir, par respect pour leurs origines, d’entrer dans la leur ? De leur montrer que nous connaissions la langue de leurs parents, leur histoire, leurs écrivains, leurs savants ? Ne devions-nous pas être un peu plus modestes, moins sûrs de nos certitudes ? Faire l’effort d’apprendre leur alphabet, leur grammaire, comme ils apprenaient les nôtres ? Pourquoi avions nous appris l’anglais, l’allemand, l’espagnol, et pas l’arabe parlé par des centaines de millions d’êtres humains ? Ne serais-je pas plus convaincant, plus écouté, en m’adressant à la mère de Mohammed dans sa langue ? Ne m’en serait-elle pas


46 reconnaissante ? Ne serais-je pas plus convaincant pour lui expliquer mon amour de la liberté, de sa liberté de pensée à eux et à nous, de croire en Allah, en Yahvé, en la Sainte Trinité, à rien ? Il fallait leur faire comprendre par notre intrusion dans leur histoire, et le rapprochement de notre vocabulaire, la genèse de nos lois, la grandeur de la tolérance, le rôle de l’humour dans les relations humaines, que nos doutes, leurs doutes, notre culture et la leur, coulent de la même source. J’en étais là de mes réflexions quand il y a eu Charlie. J’ai manifesté parce que, bien que je ne sois pas Charlie que je n’ai jamais lu, mais qu’un petit bourgeois qu’effraie l’anarchie, malgré cela, comme Voltaire, je me battrai pour qu’il ait le droit d’écrire et de dessiner ce qu’il veut, même si, personnellement, je ne provoquerais pas celui qui croit en autre chose que moi. J’ai parlé des événements avec Ishaq, le chef du centre social - je n’avais pas vu de Maghrébins dans le défilé : « Personne n’en parle dans le quartier » m’a-t-il dit ; « mais on ne fuira pas la discussion : il faut l’aborder sous l’angle pédagogique, expliquer, expliquer » Certes. Certes, il faut expliquer, mais expliquer quoi ?


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La Toile Malgré nos TOC, nous ne sommes pas si demeurés qu’on pourrait le penser. Nous avons tous, à la maison, René, Jocelyne, et tous les bénévoles, notre ordi, dans la poche notre smartphone, quelques uns une tablette. Excel, Word, Power Point n’ont pas de mystères pour nous ; Wikipedia non plus, Face book ou Twitter. Nos petits enfants nous poussent, mais nous leur en remontrons. Nous sommes tous convaincus que le monde a changé, que la Toile le bouleverse, que nos machines sont plus rapides que nos petits cerveaux, qu’il faut s’y faire, et préparer nos gosses à ces chamboulements. Mais nous avons gardé de nos jeunes années le goût de nos flâneries, le rythme de la nature, la sagesse de nos limites, lorsqu’il fallait encore écrire avec notre main, compter avec notre tête. Pris entre les archaïsmes de notre enfance et l’éblouissement du monde moderne, nous adorons Google, mais nous nous en méfions : jusqu’où vont-ils aller ? Serons-nous dominés par la poignée de gens maîtrisant l’intelligence artificielle quand la masse ébahie se soumettra aux dictats d’ androïd et de windows ? Exécutera servilement les ordres venus de la Silicone Vallée et de Shanghai sans comprendre ce qu’elle fait ? Veulent-ils, ces gens, que nos cerveaux ne soient plus que des robots pilotés à distance, pour leur domination du monde ? Veulent-ils nous suivre dans tous nos actes en nous connectant grâce aux gadgets qu’ils nous vendent ? « Attention, les enfants ! Ne soyez pas dupes de leurs manigances ! Apprenez leur langage ! Défiez-les sur leur propre terrain ! Contrez leurs ambitions ! Dites-leur que vous savez, vous aussi, programmer, mais aussi penser, rêver, vous passer de leurs machines ! Qu’il y a autre chose de bien plus beau encore….. » « Il paraît qu’on va vous donner des tablettes, à tous. Pourquoi pas ! Mais sachez ce qu’il y a dedans ! Ce qu’il y a derrière toutes les applications….. Ne vous faites pas manipuler ! Sachez les mettre au coin, sachez vous en passer ! Regardez le soleil se coucher, les primevères s’ouvrir, les nuages défiler ! Entendez les oiseaux dans les arbres, le vent dans les feuillages ! Marchez, marchez ! et dites comme le poète : A mis solidades voy, de mis solidades vengo porque, para andar conmigo, me bastan mis pensamientos Je vais à mes solitudes, je viens de mes solitudes, parce que, pour marcher avec moi, mes pensées me suffisent. »


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Bac et Fac Je pensais être au bout de mes indignations. J’allais clore ce texte de mon témoignage, lorsque j’ai été rattrapé par la fac. Malalasoa avait eu son bac technique. Lorsqu’elle me l’avait annoncé au téléphone, début juillet, elle pleurait de joie. Reconnaissons au moins à ce bac sa générosité qui rend heureux tant de jeunes gens pour le temps des vacances d’été, avant celui des désenchantements.. Elle était revenue au mois d’octobre se faire aider au centre social : elle avait été admise en première année de la Fac, en chimie/biologie alors qu’elle avait postulé pour une prépa à un BTS, mais qu’elle n’avait pas eu droit à son premier choix (chimie/biologie justement). Elle ne pleurait plus de joie : elle avait un cours sur l’optique géométrique (les lentilles minces et le microscope), qui la rendait morose. Le cours était polycopié en un grand nombre d’exemplaires, de sorte qu’elle avait pu m’en donner un ; il m’avait permis de travailler à la maison et de redécouvrir au passage beaucoup de choses très intéressantes, entre autre sur l’œil. Mon ophtalmologue ne savait pas ce qui l’attendait à mon prochain rendez-vous : nous allions reparler de mon astigmatisme. Elle était revenue deux semaines plus tard avec un autre cours sur les eaux minérales et la conductimétrie des solutions ioniques. L’approche des partielles qui débutaient en novembre l’angoissait. Son malaise venait principalement, me semblait-il, de son incapacité de raccrocher les explications de ces cours et de leurs exercices à des phénomènes concrets, palpables, physiques. Rien n’était fait pour éclairer les sujets du bon sens d’un observateur de la nature, à cause de cette approche bien française de notre enseignement supérieur, consistant à partir du cas le plus général, abstrait, pour aller aux cas particuliers, concrets (une voiture est un engin à n roues, dans le cas particulier où n = 4, me disait un ami polytechnicien), à l’inverse des enseignements dispensés dans d’autres pays, comme l’Allemagne ou les Etats Unis. Un très bon élève de terminale S, doué en maths et en physique pouvait sans doute s’en accommoder, pas un élève moyen. Il me semblait même que tout était fait pour écoeurer ces élèves-là : on pouvait lire, par exemple, que la constante k = S/L d’une cellule de mesure de conductimétrie était de 4847cm, ce qui était absurde (il fallait rectifier : 4,847cm). Des grandeurs étaient données, comme la mobilité ionique µ ; quelques lignes plus loin, il était question de la conductance en micro-Siemens d’une eau minérale (µS), comme pour créer dans l’esprit de l’élève la confusion par ce µ et ce S à double signification. Il fallait faire des calculs dans le système de mesures international, puis donner des résultats dans d’autres unités. Bref, tout semblait fait pour dérouter l’élève : un véritable piège. La pauvre fille était perdue. La fille d’une famille amie, très bonne élève au lycée – elle avait eu la mention très bien à son bac S – voulait faire médecine : c’était un désir profond chez elle, comme une vocation. Elle s’était inscrite en médecine à la fac d’une grande ville. Une galère ! L’obligation de venir trois heures avant le commencement du premier cours pour prendre et marquer sa place dans l’amphi ; du bruit, le risque d’être déloger par des co-disciples concurrents, la nécessité de se farcir des cours et exercices à base de maths et de physique, pleins de chausse-trapes, – elle n’était pas surdouée en maths – l’angoisse des partielles, sachant qu’à la fin de l’année, 10% seulement des élèves passeraient en 2ème année de médecine. Elle avait eu un cours suivi d’une interrogation dans le cadre des partielles ; entre les deux, un temps de détente très bref ; elle avait besoin d’aller aux toilettes, mais s’en était abstenue de peur que ses affaires restées à sa place, disparaissent. Elle avait dit à sa mère en pleurnichant : ‘j’ai dû me retenir pendant toute l’épreuve : impossibilité de me concentrer’. Atroce ! Pire encore : atrocité voulue, pensée, perverse…..


49 Le bac est donné à presque 90% des élèves de terminale sur la base de cette idée que l’enseignement national doit amener 80% des élèves aux études supérieures. Un grand nombre de ces bacheliers n’ont pas le niveau pour ces études : beaucoup traînent des lacunes graves remontant à l’école primaire et au collège. Les universités ont l’obligation d’accepter tous les postulants à ces études sur la base de l’idée que tous y ont droit et que la sélection serait une grave atteinte au principe d’égalité ; elles sont donc submergées par le flot sans cesse croissant chaque année des candidats. Et, ne pouvant les refuser, elles n’ont d’autre choix que procéder à l’élimination, si possible dès la première année, sinon un peu plus tard, du plus grand nombre possible d’étudiants. Tout est bon, on ne lésine pas sur les moyens : l’écoeurement par le bruit, la pagaille, la solitude des étudiants dans cette jungle, les maths pour les sciences et la médecine, utilisées comme coupe-jarrets. Bel outil de sélection en vérité…. Pauvres maths affublées de ce rôle de bourreau ! Et que d’élèves studieux ne rejettent-elles pas, peut-être plus doués pour faire d’excellents médecins que certaines têtes habiles à manier des équations, mais à l’empathie pour autrui et leurs futurs malades douteuse ? N’avons-nous pas le devoir de nous indigner ? Que nous dit le bon sens qu’au fond, la plupart savent bien : Un : n’accepter dans les lycées généraux et techniques que les élèves capables de poursuivre des études supérieures en cessant de noter sur 23 ou 24 (cette absurdité), quitte à ne donner le bac qu’à 60 ou 50% des élèves. Le brevet, qui, actuellement ne sert à rien, ne devrait-il pas servir à orienter les élèves moins doués pour les abstractions – ce n’est pas une honte - vers les filières manuelles ? Les copies du bac ne devrait-elles pas être corrigées par les profs de fac plutôt que par ceux des lycées, juges et parties ? Deux : donner aux filières manuelles (lycées, IUT, alternance, intelligence des mains), l’aura qu’elles n’ont jamais eue, en organisant une véritable formation par un partenariat entre l’Education nationale et les entreprises, orientant les jeunes recalés du brevet, et les élèves de 14 ans qui le souhaiteraient parce qu’ils perdent leur temps et s’ennuient au collège, vers ces filières, en les faisant pénétrer dans le monde du travail pour révéler à leurs propres yeux leurs capacités et leur redonner l’estime d’eux-mêmes. Pour cela, abattre les barrières du principe de précaution qui, actuellement, interdit à un jeune de monter plus de deux barreaux d’une échelle et d’utiliser la moindre machine électrique…. Et offrir la possibilité à ces jeunes, plus tard et jusqu’à l’âge adulte, de reprendre des études adaptées et d’obtenir dans leurs entreprises des diplômes d’ingénieurs nationalement reconnus. Quatre : Filière manuelle ou filière générale, de toute façon, l’employabilité, à notre époque des robots, et d’internet, qui ont tué les métiers d’OS et de manoeuvres, exige un bon niveau en calcul – et calcul mental -, compréhension de textes, écriture du français, informatique, ce qui nous ramène à privilégier ces matières pour tous les enfants dès l’école primaire et au collège, au détriment d’autres matières, certes intéressantes pour la culture générale, mais pas absolument indispensables. Les observations exposées dans les chapitres précédents explicitent cette question sans qu’il soit nécessaire d’y revenir.


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Tristesse et contrition Je dois clore ce texte par un acte de contrition : Qui suis-je pour critiquer l’enseignement ? Quel type prétentieux, ignorant, inconnu, pour proposer des solutions ? Oui ! je suis tout cela. J’avoue mon péché, humblement, devant le monde enseignant, devant les profs de l’école, devant ceux du collège, ce pauvre professeur, proche de la retraite, gravement malade et provoqué par de jeunes loups, que je plains sincèrement, et dont j’admire la persévérance et le courage. Mais après ces années, des heures penché sur des cahiers, sur des livres de classe, sur les lacunes des gosses, sur leurs difficultés, sur leurs espoirs, leurs doutes, ébloui par la fraîcheur de leur jeunesse, j’éprouvais le besoin de pousser un cri. Pour eux, pour nous, pour notre pays. Que de tristesse en moi, devant notre impuissance à changer quoi que ce soit, devant nos responsabilités dévoyées par des d’habitudes indécrottables, des idéologies, des principes déraisonnables, une méfiance général l’un pour l’autre des mondes de l’Education nationale et de celui des entreprises, un centralisme excessif décourageant les acteurs du tas, !


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