Le Rap En France Magazine #2

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La Foutue Perle de

Lomepal

#2 Espiiem

entretien de Haute Voltige

Walter

entre structure et culture

Pumpkin pioche sa punchline

L’aquatrip de

Hippocampe Fou Kaaris,

la caresse de l’Or Noir

+ Le rap français et l’Asie d’Abd Al Malik à Camus

2-zer se raconte 1


Partenaires.

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RĂ©daction Directeur de la rĂ©daction StĂ©phane Fortems, rĂ©dacteur en chef et fondateur du Rap en France, a intervewĂ© Hippocampe Fou. ComitĂ© de rĂ©daction Juliette Durand, parisienne, est notre live-reporter des concerts de MĂ©dine, Oxmo ainsi que de Cabadzi et auteur des interviews de Pumpkin et de RocĂ©. JibĂ© est le rĂ©dacteur du dossier Le rap français et l’Asie. Il a Ă©galement chroniquĂ© La Cliqua et Kaaris. Pauline Motyl a chroniquĂ© le concert d’Art is a live au New Morning. TontonWalker est l’auteur de la chronique de la compilation du Gouffre et a Ă©galement rĂ©alisĂ© le classement des 10 Couplets d’Anthologie du Rap Français. Mandarine, parisienne, a rĂ©alisĂ© les interviews trĂšs rĂ©ussies de Walter, du noble Espiiem et Ă©galement de 2-zer Washington, en couverture de ce second numĂ©ro. Yoann, a ce mois-ci chroniquĂ© Cette Foutue Perle de Lomepal et Seine Zoo du S-Crew. LĂ©onard Rembert, nouveau dans la rĂ©daction, a Ă©crit le dossier D’Abd Al Malik Ă  Albert Camus. Email lerapenfrance@gmail.com

Vous ĂȘtes passionnĂ©(e)s de rap français, vous avez une plume intĂ©ressante que vous savez manier correctement ? Vous pensez pouvoir vous adapter Ă  la ligne Ă©ditoriale du site ? Alors contactez-nous Ă  l’adresse ci-dessus.

Édito Deux mois dĂ©jĂ  depuis le premier numĂ©ro. Deux mois qui sont passĂ©s si vite. La profusion de projets ne nous laisse malheureusement pas le temps de jeter une oreille avisĂ©e Ă  chaque fois. Nous ratons sĂ»rement d’excellents artistes mais nous faisons de notre mieux pour reflĂ©ter ce que le rap français a de meilleur Ă  offrir. C’est tout ce dont il est question dans nos pages. Vous ne trouverez pas de polĂ©miques ou de grands avis tranchĂ©s. Nous aimons cette musique pour ce qu’elle est. On ne vous fera pas de grandes dissertations sur ce qui est du vrai rap ou pas. Il n’y a pas le rap mais des raps et libre Ă  vous d’en aimer certains ou pas. On ne vous dira jamais que vous avez tort. Et si vous souhaitez fouiller plus en avant dans ce genre musical, nous vous avons mis en lien tous nos sites partenaires/amis que nous consultons rĂ©guliĂšrement et qui mĂ©ritent d’ĂȘtre dans vos favoris. StĂ©phane Fortems. 3


SOMMAIRE. INTERVIEWS. Entretien avec Walter, p.08

Entretien aquatique avec Hippocampe Fou, p.68

Espiiem, entretien de haute voltige, p.50

L’interview-live de RocĂ©, p.60

Pumpkin pioche sa punchline, p.22

En une, l’interview de 2-zer Washington, p. 30

DOSSIERS. Le Rap Français et l’Asie, p.18

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D’Abd Al Malik à Camus, p.80


CHRONIQUES.

Cette Foutue Perle, de Lomepal, chroniqué p.26

Marche ArriÚre, du Gouffre, chroniqué p.44

Seine Zoo, du S-Crew, chroniqué p.42

Or Noir, de Kaaris, chroniqué p.76 Conçu pour Durer, de la Cliqua, chroniqué p. 28

CONCERTS. Oxmo à l’Hîtel de Ville, p.06

MĂ©dine Ă  l’Olympia, p.64

Cabadzi au Kiosquorama, p.18

Art Is A Live au New Morning, p.48 5


crĂƠdit photo: Vincent Desailly. 6


concerts. Oxmo x FnacLive2013

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En festival, dans le public, on trouve ceux qui ont les paroles dans le corps et puis ceux qui ne connaissent mĂȘme pas de nom, mĂȘme pas de loin. Sur scĂšne, il y a l’artiste des classiques et celui des nouveautĂ©s. Celui qui joue sa promo et celui qui joue sa musique. Le rap, cette culture mirage, c’est Ă  dire cette culture pour qui la place dans la sociĂ©tĂ© n’est qu’illusion. Culture tolĂ©rĂ©e, acceptĂ©e, parfois aimĂ©e ou du moins vaguement Ă©coutĂ©e, enfin tant qu’elle s’en tient au politiquement correct. Mais non, quand comprendront-ils que le rap n’est pas politiquement correct ? Enfin passons. Enfin heureusement qu’il y a l’artiste qui arrive Ă  faire un certain grand Ă©cart. Comme en cinĂ©ma il y a Tarantino qui fait du bon et du populaire, en rap il y a Oxmo Puccino. Pour peu qu’on sache lire et comprendre entre les lignes. Alors ce soir lĂ , il y avait des « fans » et les autres, mais il y avait surtout une foule attentive Ă  un rap gĂ©nĂ©reux. Oxmo Puccino, c’est un peu ce prof qu’on n’a pas tous eu, mais si ça avait Ă©tĂ© le cas on aurait sĂ»rement un peu plus aimĂ© l’école. Et puis mĂȘme, on l’aurait Ă©coutĂ©. On aurait bu ses paroles. Et puis, ses cours auraient pris des allures de monologues et de poĂ©sie urbaine. L’école buissonniĂšre aurait ses lettres de noblesse. Faisant entrer l’histoire dans la salle. L’histoire des quartiers nord parisiens. L’allure d’un prof fantasmĂ©. Dans son pantalon bleu et sa chemise blanche, le bonhomme jongle avec sa classe et une dĂ©contraction trĂšs estivale. Le concert en sera de mĂȘme : panache et dĂ©tente. Le set sera de 40 min. Court et intense. Efficace surtout. Le temps de placer les titres que le pu-

blic attend. Ces classiques qui ont fait l’homme. Ces classiques qui retiennent Ă  ses lĂšvres une foule. Ceux qui lui donnent une certaine allure de gĂ©ant empli de bienveillance. «J’ai mal au mic». Le rappeur s’installe derriĂšre son micro. S’y pose et impose un flow des plus particuliers, des plus entĂȘtants, de fausses douceurs. Car celui, qui saura lire entre les punchlines, trouvera bien plus qu’une poĂ©sie belle et clĂ©mente. Oxmo Puccino, c’est aussi l’art de donner une rĂ©sonance Ă  ses textes. L’art de peser ses mots. Pas baratineur, mais grand de son surnom, Black Jacques Brel. L’aigreur en moins peut ĂȘtre. Le langage des mains et du corps. Carrure imposante mais joueuse. Son flow prend toute la scĂšne. Tout le public. Un flow nonchalant et pimentĂ© qui traverse la place de l’HĂŽtel de Ville, comme un souffle de chaman. Quand les mots ont autant d’incidence dans l’apprĂ©hension d’un concert, alors oui, parlons de sorcellerie. Oxmo Puccino est joueur. Il s’amuse Ă  annoncer ses titres, Ă  prendre le temps de trouver l’introduction qui fera mouche – mĂȘme si cela n’est plus vraiment naturel, routine de tournĂ©e oblige. Il se fait son propre Monsieur Loyal, Ă©paulĂ© par ses musiciens. Car si l’homme fait la diffĂ©rence, sa musique en est peut-ĂȘtre la clĂ©. Son choix d’orchestration en est peut-ĂȘtre le plus couillu. Batterie. Guitare. Basse. Piano. Ensemble groovy qui arrivera Ă  amener le public jusqu’à des pas de danse. « Que la scĂšne dĂ©borde » demande-t-il. Et la sauce prend. Et la sauce monte. Paname aura eu son rap. ComblĂ©e. Mais en festival, les rappels n’existent pas. ‱ Juliette Durand.

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Walter. “J’essaie de rebondir sur des rimes que l’auditeur n’attend pas.” 8


interview. Walter est un rappeur Ă©tonnant qui joue des mots et semble trĂšs prĂ©occupĂ© par les structures de rimes. La musique, la culture, l’énergie qu’il crĂ©e, Le rap en France est allĂ© Ă  sa rencontre pour essayer de connaĂźtre un peu mieux ce MC du 77, ses envies, ses projets ou encore son histoire avec le rap. Entretien. Qui est Walter et d’oĂč vient-il ? Je viens d’un collectif du 77 qui s’appelle le Val Mobb. C’est un jeu de mots avec un regroupement de villes nouvelles qui s’appelle le Val MaubuĂ©e. C’est un secteur oĂč il y a beaucoup de choses qui se font dans le rap et dans l’électro. C’est ma premiĂšre famille de sons. On a pu te voir dans diffĂ©rents groupes, tu peux nous Ă©claircir ça ? Le premier groupe que j’ai montĂ©, c’était Artisans du Mic (avec Moax, Lemdi & Smoof). Et aujourd’hui il existe une formation entre des rappeurs du Val Mobb et qui s’appelle Nouveaux Mutants (Daiz Diggi, Moax, Lemdi, Nitro et Moi). Je fais partie de plusieurs familles de rap. La premiĂšre c’est le Val Mobb. La deuxiĂšme, c’est Ol’ Kameez ? VoilĂ . Il y a deux ans et demi, j’ai commencĂ© Ă  rencontrer plus des gens de ma gĂ©nĂ©ration, avec qui je me suis bien entendu au niveau de la vision du rap, ce que les mecs faisaient et aussi au niveau des influences. Dans tout ça, on a crĂ©Ă© un groupe, Ol’Kameez avec Skyle. Je l’ai rencontrĂ©, on a fondĂ© le groupe et on a fait un premier projet en janvier 2012, produit par Dooze et par Goomar. Ce sont des beatmakers avec qui je travaille beaucoup. J’aime beaucoup leur univers. On t’a effectivement vu avec beaucoup de rappeurs de la nouvelle gĂ©nĂ©ration. Parmi toutes les connexions qui se font, j’ai rencontrĂ© Lomepal, avec qui on a fait la compile 22h-6h. LĂ , pareil, ça a Ă©tĂ© l’occasion de se rapprocher de pas mal de rappeurs de Paris que je ne connaissais pas avant : Bhati, Mothas, Black Sam (BPM), NaĂŻad, Georgio puis aussi des connexions avec la Belgique avec des gars comme Patee Gee & Caballero. Plein de choses se sont formĂ©es. Aujourd’hui je travaille aussi avec le Bohemian Club (avec mes gars Orus, Zoonard et Goomar). Il y a beaucoup de noms, mais c’est Ă  peu prĂšs tous les collectifs ou les crews dans lesquels je gravite.

Tu as dĂ©jĂ  sorti plusieurs projets. Oui, il y a eu Petits Meurtres entre Amis en mai 2011, que je considĂšre comme une compile. J’avais envie de rassembler un paquet de gens avec qui j’ai Ă©voluĂ© pendant longtemps. Donc les gars du Val Mobb, Skyle, Nek, Alpha, Nino Ice etc. AprĂšs, il y a eu Ol’Kameez Volume 1, avec Skyle donc. En juin 2012, j’ai sorti 22h-6h avec Lomepal et enfin l’album du Val Mobb en juillet dernier. Ça, ce sont les projets sortis. Sinon, il y a plein de trucs qui arrivent. Le Ol’Kameez Volume 1.5 courant octobre et le Vol.2 dĂ©but 2014. On ne s’arrĂȘte pas. Ce n’est pas trop dur de combiner ton « vrai travail » et la musique ? Est-ce que tu comptes te consacrer au rap ? Franchement, c’est Ă  l’étude encore. Je n’ai pas vraiment de rĂ©ponse, parce que pendant longtemps, ce que je pensais, c’était rĂ©ussir Ă  faire de la musique par passion. Pas comme un hobby, mais vraiment un truc qui m’accompagne, dans lequel je m’accomplis. Parce que j’aime faire de la scĂšne, des morceaux, des radios. J’aime me retrouver avec des potes avec qui on fait du son. J’aime aussi faire des soirĂ©es avec des potes oĂč on ne fait pas vraiment du son, mais on reste dans cet univers, on dĂ©cortique la musique. Plus je m’implique et plus je m’éloigne d’autres aspirations. Et en mĂȘme temps, je ne perds jamais de vue qu’il faut rĂ©ussir Ă  ĂȘtre polyvalent et avoir d’autres inspirations. Ne pas forcĂ©ment se cantonner au rap. Comment s’est fait Petits Meurtres Entre Amis ? Tu fonctionnes beaucoup avec des featurings. Quelle Ă©tait l’intention de crĂ©ation ? Petits Meurtres, je l’ai sorti parce que je commençais Ă  avoir un gros panel de morceaux. Il y en avait avec des potes du Val Mobb puis j’ai commencĂ© Ă  faire des freestyles avec des gens de ma gĂ©nĂ©ration. J’ai bien aimĂ© toute cette alchimie. Je n’avais pratiquement rien fait, j’avais envie de sortir des projets. Je voyais que ça devenait assez possible. Il y a ceux que je connaissais depuis longtemps et ceux que j’ai rencontrĂ©s Ă  des concerts, des freestyles. On s’est invitĂ© Ă  des sessions studios, on a fait des morceaux, on a pas mal creusĂ©. J’ai vu que j’avais une quinzaine de morceaux. Je me suis dit : « Vas-y, je vais sortir une compile, ça va me motiver Ă  faire des projets par la suite ». Je suis assez content aussi des instrus. Il y a quelquesunes Ă  moi mais j’ai arrĂȘtĂ© maintenant. Sinon, il y a DJ Lumi, Dooze et Nino Ice pour la majoritĂ© des productions.

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Le choix te revenait ? Sur ce projet, oui. C’est moi qui ai proposĂ© les instrus. 22H-6H fonctionne sur le mĂȘme principe ? C’est un petit peu diffĂ©rent. J’ai rencontrĂ© Lomepal par le biais de Fixpen Sill. On faisait pas mal de sessions freestyle avec lui. J’avais un peu de matos, et un soir on s’est mis dans le dĂ©lire. Peu importe le jour, on se rĂ©unissait le soir. Le vendredi soir souvent, on appelait des gars, on avait une playlist d’instrus entre Lumi, Goomar, Dooze. On choisissait une prod’, on Ă©crivait et on enregistrait. Dans la nuit, le morceau Ă©tait fait. C’est plus spontanĂ©, c’est sur l’instant. Un des morceaux le plus emblĂ©matique c’est Fait Maison. Pour le coup, Lo est arrivĂ© avec sa MPC, ses platines et il a fait l’instru sur le moment. On a Ă©crit et on l’a enregistrĂ©. Donc lĂ , tout le morceau a Ă©tĂ© fait sur l’instant. On avait dĂ©jĂ  la plupart des instrus mais ça n’a pas jouĂ© sur le concept, c’était juste diffĂ©rent. On a fait Laisse Faire avec KĂ©rouĂ© sur le mĂȘme principe. C’était un autre jour, et Lo Ă©tait aussi venu avec ses platines. Ce sont les deux plus emblĂ©matiques, pas forcĂ©ment au niveau de l’ambiance, mais au niveau du dĂ©lire. Au final, tu en penses quoi de ses deux projets ? Petits Meurtres est pour moi un bon pas en avant, une motivation pour la suite. Ça m’a vraiment donnĂ© envie de continuer Ă  faire des projets et Ă  rassembler des gens. 22h-6h aussi, c’est une visĂ©e Ă  long terme. AprĂšs il faut voir ce qui est rĂ©alisable et ce qui ne l’est pas. Je me vois bien faire 22h-6h, 6h-14h, 14h-22h. Mais c’est une idĂ©e Ă  long terme. Et Ol’Kameez dans tout ça ? C’est une façon de travailler qui est plus introspective. L’effectif est resserrĂ©. LĂ , on se lĂąche plus dans nos dĂ©lires. C’est un rap diffĂ©rent. C’est un peu dĂ©licat Ă  expliquer. Ol’Kameez, c’est plus acerbe dans le contenu. Parfois, je me dis que c’est trop blasĂ©. Mais en mĂȘme temps, il y a de l’humour. C’est du second degrĂ© et c’est assez perchĂ©. Franchement, au niveau des thĂšmes, on s’en fout parfois. On n’a pas de thĂ©matique vraiment dĂ©finie, on n’est pas dans une prĂ©cision, dans une perfection. C’est assez spontanĂ© dans ce que l’on peut dire. On laisse notre inconscient s’exprimer. On va sortir un volume 1.5 et un volume 2. AprĂšs, on ne sait pas. Skyle, c’est mon gars sĂ»r, un vrai tueur. On avait vraiment envie

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“Je n’ai pas envie de m’enfermer dans un type de thĂšme.” de se lancer dans un projet Ă  deux volumes. Finalement, on va faire un petit intermĂšde entre les deux. Lui aussi, il a beaucoup Ă  faire tout seul, niveau personnage et univers. Mais je pense qu’il va prĂ©parer des trucs et qu’il a sĂ©rieusement de quoi se dĂ©fendre. Skyle a sorti une mixtape d’ailleurs, Le Fou du Roi. Et donc en solo, tu dĂ©velopperas tes propres thĂšmes, des univers diffĂ©rents ? Oui. Je vais peut-ĂȘtre essayer de trouver quelque chose de plus franc. Je n’ai pas sorti beaucoup de morceaux solos cette annĂ©e. LĂ , c’est en train de porter ses fruits. Je prends du recul sur ce que je fais. Ça fait du bien de travailler seul pour creuser son univers. Tu peaufines la façon dont tu construis un morceau, le refrain. Comment tu qualifies ton rap, aussi bien dans le flow que dans l’écriture ? Parfois j’abuse trop sur mon timbre. Pendant trĂšs longtemps, le dĂ©lire de la multi-syllabe Ă©tait Ă©tranger pour moi, je ne le prenais pas vraiment en compte dans l’écriture. Je m’en foutais, c’était assez spontanĂ©, je cherchais des rimes assez simples. Je n’allais pas au-dessus d’une syllabe. Et lĂ , je me rends compte de la rigueur d’écriture, de ce qui se fait, du coup, j’essaie d’associer. Parfois, mes textes sont un peu trop denses, j’ai beaucoup de rimes et ça sĂšme la confusion. Parfois, je vais essayer de faire plein de retour de rimes un peu partout. C’est, Ă  la fois, prĂ©cis et recherchĂ©, et je trouve le rendu trop cru. Mais en mĂȘme temps, j’essaie de rebondir sur des rimes que l’auditeur n’attend pas forcĂ©ment. C’est un peu dur Ă  dĂ©finir, mon rap. Personnellement, je n’y arrive pas. Je n’arrive pas trop Ă  situer mon rap. Pourquoi ça parle Ă  quelqu’un ? Pourquoi mon texte va toucher telle personne ? Pourquoi cette phase-lĂ  prĂ©cisĂ©ment ? Aucune idĂ©e. Quels sont tes thĂšmes de prĂ©dilection ? L’humour noir. Mais je n’ai pas envie de m’enfermer dans un type de thĂšme, dans un type de


interview. dĂ©lire. Je pense que je peux ĂȘtre assez hĂ©tĂ©roclite. On va dire que, selon les groupes que j’ai, je peux avoir des thĂšmes plus lĂ©gers ou plus pesants. Avec Ol’Kameez, on peut arriver avec des sujets un peu plus torturĂ©s, plus acerbes. Il faut exagĂ©rer, je trouve. J’aime bien les dĂ©lires bizarres qui nĂ©cessitent plusieurs Ă©coutes et qu’il y ait vraiment un tout musical entre l’instru et la voix du rappeur. Qu’est ce qui t’inspire ? J’aime bien parler de l’égo. C’est fou le nombre de fois oĂč on va dire « je ». Il y a des moments oĂč tu ne calcules pas, tu Ă©cris et tu te rends compte que tu as dĂ©jĂ  utilisĂ© six fois le mot « je » alors que tu n’as quasiment rien grattĂ©. Tu te dis « mais c’est quoi le truc, je ne parle que de moi, c’est quoi le problĂšme ? ». Je me suis rendu compte que le rappeur avait sĂ»rement cette capacitĂ© d’analyse. Il Ă©crit ce qu’il voit, il y glisse un message, des sensations etc
 C’est comme si on Ă©tait chacun un sujet d’expĂ©rience, tu te mets en scĂšne. Un rappeur, ça peut ĂȘtre trĂšs Ă©gocentrique. C’est une gĂ©nĂ©ralitĂ©, je ne connais pas tous les rappeurs. Mais il y a beaucoup d’égodans le rap c’est sĂ»r. Il faut trouver un compro-

mis entre ton Ă©go et ce que tu as envie de partager avec les gens. Ce que l’auditeur va entendre lui parlera directement Ă  lui, mĂȘme si tu parles de toi. Le morceau est une passerelle. Il y a une bonne part d’inconscient dans ce que j’écris. Parfois je rĂ©alise aprĂšs ce que j’ai vraiment voulu dire. Tu essaies de construire ton texte et aprĂšs tu as un rendu gĂ©nĂ©ral. Il y a des mecs qui savent trĂšs bien oĂč ils vont. Ils Ă©crivent direct. Il y a plusieurs types d’écriture. Parfois, tu ne peux pas tout capter. Comment tu as commencĂ© le rap ? J’ai commencĂ© tĂŽt Ă  Ă©crire, au collĂšge. J’aimais bien lire, je n’ai pas Ă©tĂ© un mordu pour autant. À la base, j’aimais aussi dessiner, ce que j’ai complĂštement lĂąchĂ© aprĂšs. Mais depuis mes 6 ans, j’ai toujours Ă©coutĂ© beaucoup de rap, bien que je sois passĂ© par plein catĂ©gories de musique en mĂȘme temps. C’est vraiment le phĂ©nomĂšne musical qui m’a le plus touchĂ© et qui collait Ă  notre Ă©poque. Comment retranscrire ce que tu vois Ă  la tĂ©lĂ©, dans la rue, avec tes amis ? Le rap, c’est vraiment le truc qui me plaisait le plus au niveau de l’aspect sonore et dans ma volontĂ© de reproduction. L’écriture est venue naturellement.

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Comment ça se fait que tu Ă©coutais du rap dĂšs six ans ? Mes parents m’avaient fait Ă©couter les premiers albums de NTM, d’IAM, Assassin, MC Solaar. Mon grand frĂšre Ă©coutait aussi du rap, pleins de trucs, les Fugees, The Roots
 J’ai beaucoup suivi ce qui s’est fait dans les annĂ©es 90. J’ai vraiment Ă©tĂ© bercĂ© dans le rap. Quand j’ai eu envie de m’exprimer, c’est le rap qui est apparu comme une des passions les plus fortes, avec le cinĂ©ma. J’ai grandi dans un univers oĂč l’Histoire et l’art ont des places vraiment importantes et enrichissantes pour l’épanouissement. La peinture, le cinĂ©ma, la littĂ©rature, la musique etc. sont trĂšs prĂ©sents. J’ai longtemps achetĂ© des CD par exemple, je kiffe le concept de l’objet. J’aime beaucoup la dĂ©marche des DJ, des diggers, qui vont chercher des vinyles dans les bacs Avant qu’Internet arrive et que le tĂ©lĂ©chargement soit facile, j’étais encore dans cette idĂ©e d’aller chercher ce qu’il se faisait, des dĂ©couvertes. Je ne crache pas sur le net vu la quantitĂ© de perles que tu peux trouver grĂące Ă  ça. Ce qui est important, c’est la culture, l’éducation, la curiositĂ©. Tu parles beaucoup de culture, quelles sont tes rĂ©fĂ©rences ? Au niveau musical, je suis trĂšs ancrĂ© dans le rap mĂȘme si je ne suis vraiment pas fermĂ©. J’aime beaucoup le rock, l’univers punk m’a vraiment intĂ©ressĂ© Ă  un moment. J’aime bien la scĂšne underground de la fin des annĂ©es 80 au dĂ©but des annĂ©es 90. Toute cette partie-lĂ , oĂč il y avait des courants

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oĂč le rap et le rock Ă©taient assez proches au niveau des scĂšnes. D’un cĂŽtĂ©, tu as les Beruriers Noirs, les Garçons Bouchers. AprĂšs tu as NTM, Assassin, tous ces crews. Ce n’est pas la mĂȘme musique mais ces scĂšnes alternatives qui se dĂ©veloppent, c’est un truc qui m’a vite fascinĂ©. Tu parlais aussi de cinĂ©ma et de peinture. Oui, Kubrick, Hitchcock, Les frĂšres Coen
 La peinture, j’aime bien mais je trouve ça chiant. La scĂšne graff m’interpelle beaucoup. Il y a un DVD qui est pas mal foutu qui s’appelle Writers qui montre un peu les courants, les crews, qui se sont formĂ©s en Europe. Tu vois vraiment la scĂšne graff, jusqu’oĂč les mecs sont allĂ©s. J’ai voulu faire du graffiti, j’ai commencĂ© Ă  tagguer, j’ai vu un peu le truc mais j’ai vite arrĂȘtĂ©. Et tu t’inspires de tout ça ? Directement, non. Je n’aime pas trop le fait de sortir des rĂ©fĂ©rences dans les textes. Je trouve ça un peu trop prĂ©tentieux. Inconsciemment, il y a des rapprochements. AprĂšs dans mes textes, j’aime bien creuser des ambiances qui sont en rapport avec des films que j’ai vus ou des bouquins que j’ai lus. Je prĂ©fĂšre les rĂ©fĂ©rences indirectes, plus cachĂ©es. Le cynisme et la folie me parlent beaucoup. J’aime beaucoup Dupontel et Poelvoorde. C’est arrivĂ© prĂšs d’chez vous est un gros classique. Il y aussi Les Monty Python et Dieudonné  Il y a plein de films qui ne sont pas forcĂ©ment drĂŽles, mais il y a plein de petites


interview.

scĂšnes qui le sont. Par exemple La Haine, c’est un film que j’ai beaucoup regardĂ©. Il est assez pesant, mine de rien. Mais quand je le regarde, il y a plein de scĂšnes de vie qui sont vraiment drĂŽles et amusantes alors que tout se passe dans une ambiance lourde. Ça, j’aime bien dans la musique et le cinĂ©ma, quand tout se passe dans un univers pesant, mais qu’il y a de la lĂ©gĂšretĂ© dans les rapports entre les gens, l’humour noir, la musique
 Walter / Walter Morgan ? D’oĂč vient ce pseudo ? Walter Morgan, c’était pour rajouter un petit truc pour le projet Petits Meurtres entre amis. C’est une façon de dĂ©cliner son identitĂ©. MĂȘme si Walter reste le nom qui revient en gĂ©nĂ©ral. À l’époque oĂč il y a eu Petits Meurtres, je regardais beaucoup Dexter. J’aimais bien commentle scĂ©nario Ă©tait foutu. Du coup rajouter Morgan, c’était un dĂ©lire. Sur la pochette, je suis avec un couteau, il y avait tout un dĂ©lire de serial killer, j’aimais bien la psychologie de cette sĂ©rie. Les rappeurs, ont souvent des surnoms. Ghostface Killah, du Wu Tang aka Tony Starks. Il y a des mecs qui ont leur nom et ils se dĂ©clinent sur plusieurs façons. Walter Morgan, ça correspond Ă  cette pĂ©riode. Aujourd’hui, je n’ai plus rien Ă  faire avec ce nom, je trouve ça vraiment pourri. Le blaze Walter fait Ă©cho Ă  plusieurs choses, le poids Welter (ndlr : catĂ©gorie de poids en boxe) et aussi le cĂŽtĂ© un peu british, Roger Moore m’a beaucoup inspirĂ©. Beaucoup de personnages de films

s’appellent Walter, comme le pote du Dude dans The Big Lebowski. C’est une identitĂ© qui est en perpĂ©tuelle Ă©volution. Je comprends mieux pourquoi Walter aujourd’hui, plutĂŽt qu’à l’époque oĂč j’ai dĂ©cidĂ© de prendre ce nom. Tu as organisĂ© le concert Prends Ta Beigne, est-ce que c’est quelque chose qui t’a plu ? Tu aimerais organiser des scĂšnes ? J’aimerais bien refaire des concerts. Ce concert-lĂ , je l’ai organisĂ© parce que je n’avais pas fait beaucoup de concerts cette annĂ©e. Je voulais faire un bon concert avec Ol’Kameez. J’ai eu un plan pour faire une date lĂ -bas. Je voyais qu’il y a avait eu des concerts de PBM, Exodarap, À notre Tour y Ă©tait passĂ© aussi. Cet endroit est une bonne salle. Du coup, j’ai ramenĂ© Hugo DĂ©lire, BPM, Fixpen Sill, le 5 Majeur, Orus etc. Je voulais rassembler un petit groupe de gens dont je me sens proche humainement et artistiquement et crĂ©er une sorte d’énergie. Je leur ai proposĂ© et ils ont tous acceptĂ© naturellement. Hugo DĂ©lire, ça fait pas mal de temps que je le croise Ă  des concerts vers chez moi. Bien avant qu’il fasse sa premiĂšre vidĂ©o, je l’avais dĂ©jĂ  captĂ©. J’ai vraiment voulu rester entre potes mais des potes qui poussent ça assez haut. J’espĂšre qu’il y aura d’autres Ă©vĂ©nements, peut-ĂȘtre avec des gens que je connais moins. Pourquoi pas faire d’autres plateaux ? Tu as Ă©tĂ© le seul invitĂ© sur la GrĂŒnt du 5

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interview. Majeur, tu te sens proche d’eux ? C’était un peu du hasard, Ă  la base, je ne devais pas poser. KĂ©rouĂ© a Ă©tĂ© un des premiers que j’ai rencontrĂ© avec Nek. Je me sens proche du 5 Majeur dans le sens oĂč je soutiens. Je suis content de voir des mecs comme ça diffuser leurs sons, avoir un public, se dĂ©fendre vraiment bien. On s’inscrit un peu dans la mĂȘme gĂ©nĂ©ration. Donc on s’observe un peu, on se soutient, on se pousse les uns et les autres. On se critique aussi. On est dans un Ă©change, un maximum de clartĂ© dans la façon dont on voit la musique. Certains disent que 22h-6h est un album clĂ© pour la nouvelle gĂ©nĂ©ration de MC qui Ă©mergent. Qu’en penses-tu ? Je n’en pense rien. Je suis content du projet et des gens qui posent dessus. Vraiment, je trouve qu’il se passe plein de choses en parallĂšle dans le rap. Beaucoup de choses se font, beaucoup d’univers se crĂ©ent. Je n’ai pas trop d’avis ni de recul sur la place de ce projet-lĂ  par rapport Ă  une gĂ©nĂ©ration. C’est un dĂ©lire qu’on a fait, qui a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ© et qui a abouti. On verra par la suite ce que ça donne. Vous gardez contact ? La plupart. Chacun fait sa vie et essaie de faire ses trucs. Chacun est dans la recherche d’équilibre et mĂšne au mieux ses projets. Mais on reste en contact, on se croise. On se voit au concert des uns, aux clips des autres. Il y a des feats que tu aimerais vraiment faire ? Je n’en ai pas. Je ne vais pas dĂ©marcher les gens pour aller faire des feats. Je prends les choses comme elles viennent. DĂ©jĂ , faire des morceaux dont je suis content et fier avec des gens que j’estime, c’est important. Donc le dĂ©lire de faire des feats avec des gens que je ne connais pas, ce n’est pas vraiment dans ma logique. Si un jour, il y a un rappeur que j’apprĂ©cie, qu’il y a un rapprochement, pourquoi pas ? Mais la plupart des gens avec qui j’ai fait des sons, c’est soit des gens que j’ai rencontrĂ© en concert, des gens avec qui j’ai passĂ© du temps ou des proches. Moi, mes feats rĂȘvĂ©s, c’est Orus, c’est Zoonard, c’est Skyle, Hugo DĂ©lire etc. J’aime faire du son avec ces gens-lĂ . Comment tu fonctionnes avec les prods ? Quelles sont tes sonoritĂ©s de prĂ©dilection ? Je cherche encore. Je suis sensible aux

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instrus d’un mec comme DJ Muggs, le Dj de Cypress Hill. C’est assez large, je ne suis pas fermĂ© au niveau des instrus. J’aime bien les instrus un peu planante, comme Cannibal Ox. C’est un peu spatial, chimique, mais ça reste dans un dĂ©lire boom bap, au niveau des rythmiques, ça tape bien. Les beatmakers avec qui j’ai envie d’explorer des trucs en ce moment sont Dooze et Goomar. On est assez proche au niveau de leur capacitĂ© Ă  sampler, leur rythmique, ça frappe bien, c’est assez pĂȘchu et marquant. J’aime bien les instrus chargĂ©es, quand elles ont de la vie. Je n’ai rien contre le minimalisme, mais quand une instru est smooth, il faut que la rythmique soit percutante. Quand c’est trop lĂ©ger, je trouve ça un peu mou. AprĂšs c’est au rappeur de faire vivre la prod’ aussi. J’aime beaucoup le sample. Sinon un beatmaker que j’aime beaucoup en ce moment, c’est James Lega. Qu’aimes-tu explorer au niveau des univers ? Je n’ai pas envie de me cantonner Ă  un type de rap. J’aime bien le dĂ©lire de faire un album, et sur le suivant, tu gardes des choses de ton univers, et tu rajoutes des Ă©lĂ©ments. Tu transformes ta musique tout en restant fidĂšle Ă  ce que tu aimes. Il y a des gens qui aiment bien possĂ©der l’artiste. C’est Ă  dire qu’il va faire un album et s’il change au deuxiĂšme, les gens vont le traiter de vendu ou de fou. Alors que pas forcĂ©ment, l’artiste a juste voulu faire un truc qui le motivait plus parce qu’il a beaucoup donnĂ© dans un style par exemple. Je pense qu’il y a beaucoup d’auditeurs qui sont prĂȘts Ă  suivre un rappeur, Ă  le voir explorer plein de choses. Pour le moment, c’est assez classique ce que je fais, c’est du sample, des grosses basses, des grosses rythmiques. AprĂšs on verra, lĂ  je commence un peu Ă  ralentir les BPM. Pour finir, tu peux nous donner tes rappeurs favoris ? Il faudrait faire un top 5 français et un ricain. C’est trop difficile de choisir. Je ne voudrais pas oublier des gros classiques. En France : Lino, Casey, Saian Supa Crew et Booba. J’ai beaucoup Ă©coutĂ© Akhenaton, mĂȘme IAM en gĂ©nĂ©ral, mais lĂ  j’ai dĂ©crochĂ©. En US, le Wu Tang, Nas, Mobb Deep, Boot Camp Click, Fugees, Cypress Hill. En ce moment je suis sensible Ă  des groupes comme The Underachievers et Doppelgangaz. J’aime beaucoup la scĂšne anglaise aussi, un mec comme Jeasht. ‱ Tous propos recueillis par Mandarine.


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concerts. CABADZI x Kiosquora

ma.

Kiosquorama c’est l’histoire d’un festival qui a pris l’utopie pour rĂ©alitĂ©. Qui a ramenĂ© la musique aux pavĂ©s. Qui a transformĂ© les artistes en saltimbanques des rues. Le temps de cette fin d’étĂ©, le festival s’attaque aux squares parisiens. Hier, c’était au tour du kiosque du Commerce de s’habiller de couleur et de redonner un peu plus de vie Ă  l’instant. Cabadzi est venu y battre le pavĂ©. Fin d’aprĂšs-midi, oĂč le temps semble hĂ©siter Ă  tendre Ă  l’orageux. Les premiĂšres notes sont tragiques. Retour d’une armĂ©e en campagne. Le ciel est couvert et les cuivres l’appellent Ă  nous tomber sur la tĂȘte. Un violoncelle strident et un beatbox tĂ©nĂ©breux. Cabadzi s’empare du lieu et en quelques notes, dresse son tableau. Peinture amĂšre d’une sociĂ©tĂ© indigeste. Le ton est glacial et sans appel. Le public sombre dĂ©jĂ  dans l’atmosphĂšre. La musique a sa force, a son poids. LĂ , oĂč rien n’a encore Ă©tĂ© dit, tout est clair. Tout est noirceur. Mais, attention d’une belle noirceur. Celle qui fait que la plume est une arme, que l’encre tache et que Cabadzi ose un retour de bĂąton au maire du XV, pas trĂšs Ă  gauche, ça va de soi.

verrait lĂ  ? Serait-ce un conte ? Serait-ce un plaidoyer ? Tranchant et envoĂ»tant. Mais jamais, au grand jamais, le groupe nous perd dans les mĂ©andres d’une chanson dite engagĂ©e. L’oreille reste suspendue et le corps en est dĂ©stabilisĂ©. Pas sĂ»r que sur le retour, les Ăąmes qui faisaient l’assistance emprunteront les mĂȘmes chemins. Et derriĂšre, la musique emporte et s’envole. Aux sons des mĂ©lodies empruntĂ©es Ă  des contrĂ©es Ă©loignĂ©es, le beatbox est franc, le violoncelle terriblement pesant. Et quand, les cuivres s’invitent, trompette et tuba nous amĂšnent Ă  pleurer le temps oĂč la musique avait encore un sens. Car, lĂ  oĂč Kiosquorama nous amĂšne Ă  penser que ces lieux ont eu une autre vie, une belle vie. Cabadzi nous amĂšne Ă  penser que l’art devrait se risquer un peu plus aux sillons de l’indignation. ‱ Juliette Durand.

A son entrĂ©e sur scĂšne, le flow de Lulu ne fait qu’enfoncer la lame. C’est d’une mitraillette que les mots sortent. Ils s’animent de virulence. RĂ©sonance insolente. L’homme s’empare du kiosque et l’habille de son jeu. Lulu s’anime et les mots ont une vie. Pantin ivre qui vomit des vers des plus percutants. Guerrier possĂ©dĂ© mais droit, il offre une poĂ©sie crue et riche de rĂ©fĂ©rences. Serait-ce un Desproges qu’on entre-

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Le rap français et l’Asie. LE rAP FrAnçAIS ET L’ASIE.

HISTOIrE Du LEVAnT.

DĂ©fini le plus souvent comme un art de rue, local et fier de l’ĂȘtre, le rap français s’inspire nĂ©anmoins de diffĂ©rents horizons. Entre les influences du grand-frĂšre amĂ©ricain, les origines africaines et maghrĂ©bines de nombreux emcees, ou sud-amĂ©ricaines de Keny Arkana ou rocca, l’art de la rime de l’hexagone a su aussi puiser plus loin, Ă  l’extrĂ©mitĂ© Est de la mappemonde. On retrouve en effet frĂ©quemment dans le rap des rĂ©fĂ©rences ou des inspirations claires puisĂ©es dans le folklore musical et historique du cotĂ© Pacifique de l’Asie. Évocation du Japon mĂ©diĂ©val, des samouraĂŻs, des arts martiaux ou de lĂ©gendes, mĂ©taphores de la condition du MC face Ă  ses rivaux, de l’individu face Ă  son environnement ou histoires anecdotiques qui ne trouvent pas le chemin de nos mĂ©dias ; le rappeur orientaliste se fait relais d’un monde lointain et inconnu, quitte Ă  passer par des clichĂ©s et du sentimentalisme.

Deux story-tellings sont prĂ©sents parmi les morceaux choisis. Tous deux trĂšs diffĂ©rents dans la forme et le fond, ils se rejoignent nĂ©anmoins sur certains points. La petite marchande de porte-clefs d’Orelsan, son piano sautillant et son refrain mignon, raconte une histoire dramatique d’un nouveau-nĂ© chinois qui s’avĂšre ĂȘtre une fille. Son pĂšre, la considĂ©rant comme inutile, la vend et elle se retrouve Ă  vendre des porte-clefs au MC sur les quais du mĂ©tro parisien. Orelsan use un ton dĂ©tachĂ© alors qu’il raconte les mĂ©saventures de la jeune chinoise, qui ferait passer Cosette pour une jeune fille sans histoire. Le dĂ©calage crĂ©Ă© devient ainsi dĂ©rangeant et nous fait nous questionner sur les vraies intentions de l’artiste. Le lointain est alors prĂ©texte Ă  l’anecdote dramatique, invĂ©rifiable mais plausible, puisque le conteur prĂ©tend en plus avoir rencontrĂ© le protagoniste de son histoire. Orelsan illustre dans son texte la duretĂ©

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dossier.

du rĂ©gime chinois, la mondialisation et ses effets nĂ©fastes, la condition d’enfant-esclave et la mĂ©connaissance du sujet, voire son ignorance volontaire de la part du citoyen occidental.

CErISIErS,

KunAĂŻS ET BEATS FĂ©rOCES.

En face, MĂ©dine et son morceau Sou-Han. A l’opposĂ© de son homologue normand, le barbu du Havre dĂ©chaine sa voix rocailleuse pour adopter le ton du drame racontĂ©. Sou-han voit son pĂšre mourir Ă  la guerre du ViĂȘt-Nam, tuĂ© par l’armĂ©e amĂ©ricaine. Elle dĂ©cide alors de commettre un attentat suicide dans un bar, acte aussi vide de sens que cette guerre. Sur une instru thĂ©Ăątrale et avec les qualitĂ©s de MĂ©dine dans ce domaine, on est plongĂ© directement au cƓur de l’action et nous pousse Ă  l’empathie envers cette histoire. Si MĂ©dine utilise l’Histoire, c’est surtout pour illustrer l’opposition entre Orient et Occident Ă  travers la guerre. Il dĂ©montre ainsi que malgrĂ© les diffĂ©rences culturelles qui peuvent conduire Ă  la guerre, la nature humaine ne change pas. La haine appelle la haine, la vengeance veut combattre l’injustice. Le tout soutenu par des cuivres et des cordes, pas forcĂ©ment grandiloquents mais accompagnant parfaitement la voix, l’intensitĂ© du morceau et l’implication du

emcee conteur nous immergent complĂštement dans l’histoire. Mais dans les deux cas, on se retrouve en prĂ©sence d’un environnement difficile, cruel, violent. Un orient vu sous l’angle du mĂ©dia, qui n’en parle que pour Ă©voquer des nouvelles dramatiques, pointant ainsi peut ĂȘtre la mĂ©connaissance de cette rĂ©gion et surtout son traitement par l’Occident. Ce basculement du point de vue Ă  travers le protagoniste n’est alors qu’un prĂ©texte, utilisĂ© pour provoquer l’empathie et la sympathie, de plus par des histoires invĂ©rifiables du fait qu’elles soient passĂ©es ou lointaines. Des histoires de l’Orient certes, mais montĂ©es par et pour des Occidentaux.A l’opposĂ©, on trouve IAM et son titre BenkeĂŻ et Minamoto, reprenant une lĂ©gende japonaise d’un samouraĂŻ et un moine guerrier, renĂ©gats combattant l’empereur ensemble. Ici, les artistes reprennent un mythe cĂ©lĂšbre du folklore japonais et le dĂ©tournent pour s’identifier aux personnages. Les emcees deviennent donc des guerriers, armĂ©s de leur micro, dĂ©bitant les oreilles des auditeurs en morceaux grĂące au tranchant de leur verve. Surtout, ils illustrent leurs rapports, revenant sur un parcours de 20 ans de rap, oĂč Akhenaton et Shurik’n ont toujours su bra-

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ver le rap et mettre Ă  l’épreuve les codes Ă©tablis, formant un des duos vocal les plus cĂ©lĂšbres du rap français. Dans cet Ă©tat d’esprit, on retrouve nombre de tracks, de diffĂ©rents rappeurs et Ă©poques. Iam reste nĂ©anmoins le groupe le plus prolifique en la matiĂšre, avec des titres tels que L’école du micro d’argent, Le style de l’homme libre ou encore Un bon son brut pour les truands. Ces titres font la part belle aux arts martiaux, qui sont alors assimilĂ©s Ă  l’art du emceing. Le crew devient un clan Shaolin, qui possĂšde ses propres techniques, supĂ©rieures aux autres. Le vocabulaire empruntĂ© aux arts martiaux ainsi qu’à la culture martiale sont lĂ©gions, faisant autoritĂ© et renforçant ainsi la force de ces textes teintĂ©s d’egotrip. Le rappeur girondin Fayçal fait la mĂȘme chose sur Ninjutsu, reprenant le vocabulaire consacrĂ© pour l’adapter Ă  son art. On est ici en prĂ©sence de morceaux utilisant les histoires de l’Orient pour parler du rap lui-mĂȘme et donner une image du rap comme un art. Si Lao-Tseu disait Parole parĂ©e n’est pas sincĂšre, les emcees assument totalement le cotĂ© dĂ©calĂ© de leur dĂ©marche et on est pris par les rythmes et les ambiances servies, qui accentuent le caractĂšre exotique tout en assurant l’immersion. Shurik’n en solo prouve qu’il mĂ©rite son pseudonyme sur SamouraĂŻ, oĂč le code du bushido est adaptĂ© Ă  la vie quotidienne du rappeur et les valeurs d’honneur et de combativitĂ© propre aux soldats nippons devient un manuel de survie dans nos sociĂ©tĂ©s modernes. Freeman quant Ă  lui, s’identifie au personnage de Crying Freeman dans Fils du dragon, exaltant lĂ  aussi l’esprit guerrier en l’adaptant au quotidien. Le emcee devient le tueur et le personnage prend la forme du rappeur, devenant ainsi figure d’autoritĂ©. Lucio Bukowski reste dans cette optique sur La lĂ©gende du grand Judo, puisqu’il se prĂ©tend directement Ă©lĂšve de Jigoro Kano, soit l’hĂ©ritier de l’inventeur du judo, dont le portrait est censĂ© figurer dans tous les dojos, au-dessus du maĂźtre, et ĂȘtre saluĂ© par tous les apprentis. Hugo Boss baisse la tĂȘte lui aussi devant le portrait de l’autoritĂ© qu’est celui du PrĂ©sident de la RĂ©publique dans un tribunal. Dans Dojo,

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l’artiste transforme son environnement en aire de combat. Les trottoirs sont des tatamis, la dĂ©brouille un art martial et la maitrise du de-ashi-barai le sort de situations pĂ©rilleuses. Le tout dans un vocabulaire prĂ©cis et maitrisĂ©, qui ne laisse aucun doute sur les capacitĂ©s du rappeur Ă  se dĂ©fendre Ă  grands renforts de fauchage et d’immobilisations. Ces exemples permettent de mettre en valeur la rĂ©cupĂ©ration de l’imagerie orientale dans l’écriture europĂ©enne. Elle se fait par des clichĂ©s et du folklore tout en Ă©vitant de basculer dans une idĂ©alisation naĂŻve ou l’exotisme basique. Le tout grĂące au vocabulaire employĂ© et aux instrumentaux puisĂ©s dans la musique traditionnelle orientale (sur Le style de l’homme libre d’IAM ou Univers parallĂšles d’Imhotep par exemple). Enfin, on peut Ă©voquer d’autres exemples, trĂšs diffĂ©rents, qui se rejoignent sur un point prĂ©cis qui est celui de l’échange direct. Deux rappeurs notoires descendent d’origines asiatiques et ont deux façons d’aborder la chose. Le premier, Ethor Skull du collectif L’animalerie, met ses origines chinoises en avant dans des Ă©gotrips, prĂŽnant que sa diffĂ©rence est une marque de qualitĂ© et d’exotisme assurĂ©. Le clou est atteint sur Chintok Vs Rital sur le second album d’Anton Serra, oĂč les rappeurs jouent des clichĂ©s de leurs origines ethniques pour se dĂ©finir. Ethor Skull se rĂ©pand comme une fiĂšvre jaune et cynique. Hugo Boss du TSr Crew, d’origine francojaponaise, Ă©voque peu son mĂ©tissage en tant que tel mais plutĂŽt ses consĂ©quences. Le racisme devient chez Hugo un thĂšme majeur, revenant Ă  un sujet majeur du rap. Dans ces deux cas, les origines orientales des artistes deviennent un fer de lance, une part entiĂšre de l’identitĂ© artistique, Ă  laquelle le public peut difficilement s’identifier, mais qui permet par contre de marquer l’unicitĂ© du MC. D’autres rappeurs jouent aussi les indigĂšnes, mais cette fois-ci en s’exportant directement lĂ bas. La destination principale est la ThaĂŻlande, avec des visions diffĂ©rentes. Anton Serra se promĂšne dans les marchĂ©s de Bangkok et les plages de la mer de Chine sur ses FreesthaĂŻ. Nous faisant partager simplement ses vacances lĂ -bas, son escapade touristique devient prĂ©-


dossier. texte Ă  des images et des phrasĂ©s aux couleurs locales. Serra tourne en fait un clip en ThaĂŻlande comme il l’aurait tournĂ© chez lui, perdu dans les rues des quartiers populaires et se mĂȘlant Ă  la population dans un Ă©tat d’esprit de sympathie et d’amusement propre au Gavroche lyonnais. Non loin, Booba et Chris Macari sur Maitre Yoda filment les criques thaĂŻlandaises par hĂ©licoptĂšre, mettant en avant les paysages idylliques mais aussi les rues plus malfamĂ©es, Ă  l’image, sulfureuse, du Garcimore des Hauts-de-Seine. Le game devient global, de Phuket au Massachusetts, tirant de la ThaĂŻlande des ambiances de fĂȘte et de violence. Enfin, le dernier mais non des moindres, Seth Gueko et ses titres Farang Seth et Patong City gang, dans lequel les clichĂ©s thaĂŻlandais sont assumĂ©s. Entre massage, prostitution et plage, le Poelverdinho, installĂ© Ă  Phuket depuis quelques temps, profite largement des plaisirs disponibles sur place et s’en vante sans complexe. Son rĂ©cit de ses aventures, dans lequel il raconte que sa position d’europĂ©en lui facilite beaucoup de choses, est direct et sans concession. Il reste dans son personnage, dont les traits sont exacerbĂ©s par l’absence ou presque de barriĂšres. Ces clips rejoignent encore cette

vision de l’Orient sous l’angle de l’exotisme et du fantasme, avec Anton Serra qui s’amuse de tout et s’éloigne de sa zone, Booba exhibant ses pectoraux sur des plages paradisiaques et Seth Gueko se perdant dans les plaisirs de la chair. En conclusion, on peut voir que le thĂšme de l’Orient dans le rap est mentionnĂ© la plupart du temps par des clichĂ©s, aussi bien par les arts martiaux et les fantasmes guerriers que le tourisme sexuel et le quotidien de la campagne chinoise. Ces clichĂ©s dĂ©coulent en fait d’une instrumentalisation du thĂšme Ă  des fins rhĂ©toriques, parlant du lointain et d’images populaires, pour mieux capter l’auditeur et laisser l’exotisme faire son effet. Pas dĂ©paysant pour autant, l’orientalisme du rap français est Ă  son image : divers et variĂ©, produit de sensibilitĂ©s diffĂ©rentes et finalement toujours accrochĂ© Ă  l’esprit local qui le caractĂ©rise. ‱ JibĂ©.

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PUMPKIN. C’est l’histoire d’un petit sac en tissu. Dedans, des papiers sur lesquels des punchlines ou d’autres Ă©crits sur le rap, sont inscrits. Et puis, il y a la main de Pumpkin qui va piocher Ă  l’intĂ©rieur. Quinze minutes Ă  disserter sur ce que les autres ont dit ou fait du rap. C’est Pumkpin dans « Pioche ta Punchline ». 22


Pioche ta

interview.

punchline.

“ Maintenant les MCs veulent tous parler d’la mĂȘme chose, mais ils font pas baigner leurs textes dans la mĂȘme sauce.” - Don Choa dans Art de Rue. Pumpkin: «Ouais, putain c’est vieux ça ! Moi, Ă  Marseille, mon groupe prĂ©fĂ©rĂ© c’est IAM, mĂȘme plus AKH en solo. La FF, Ă  cette Ă©poque lĂ , ce que j’aimais bien, c’était l’énergie, mais je n’ai jamais vraiment, au delĂ  des morceaux passĂ©s en radio, accrochĂ© Ă  ce groupe. AprĂšs, la punchline en elle-mĂȘme, c’est une thĂ©matique rĂ©currente de l’égotrip. C’est un peu dire « Toi ce que tu fais, c’est pas bien et toi c’est bien » et les « MCs ceci et les MCs celĂ  » et ça, ça m’agace un peu dans le rap, parce qu’en gĂ©nĂ©ral ça ne vole pas trĂšs haut et puis tu as toujours du mal Ă  savoir de qui ils parlent. Sans dĂ©finir, c’est un peu vague et c’est un peu facile. AprĂšs, on prend une phrase, peut-ĂȘtre sortie de son contexte. Une phrase sans contexte, c’est un peu comme en interview d’ailleurs, on te fait dire des choses que tu n’as pas dit. »

“Je ne suis pas une rappeuse mais une contestataire qui fait du rap.” - Keny Arkana dans Le missile suit sa lancĂ©e. Pumpkin: « Ça ne m’étonne pas. Que dire lĂ dessus ? C’est vrai que Keny Arkana c’est une

fille trĂšs engagĂ©e. Il se trouve qu’elle a choisi le rap comme moyen d’expression, mais je pense qu’avant tout, elle a un engagement politique et social qu’elle dĂ©fend. Mais, en fait, moi j’ai t oujours un peu de mal quand le rap est engagĂ©. J’ai du mal Ă  dissocier l’artistique du message. Parfois, il y a des choses trĂšs bien qui sont dites mais je ne suis pas sensible Ă  ça, Ă  son rap. Il faut que j’arrive Ă  accrocher Ă  l’artistique, aux beats, Ă  la production, la maniĂšre de poser, l’attitude autant que sur le message. Pour ce qui est des femmes qui font du rap, que te dire Ă  part qu’on m’en parle en permanence ? Je suis trĂšs tranquille avec ça. Je ne me suis jamais posĂ©e la question. J’ai eu envie de faire du rap alors j’ai fait du rap. AprĂšs je trouve qu’on n’est pas assez nombreuse. Ce qui me plairait c’est que des filles plus jeunes me disent que je leur ai donnĂ© envie de faire du rap. Car le fait d’avoir un modĂšle du mĂȘme sexe permet de s’identifier plus. A l’époque, je m’identifiais Ă  Melaaz qui faisait partie du mĂȘme crew que Mc Solaar . Ce genre de rap c’est ce que j’écoutais au dĂ©but, les Sages Po aussi. AprĂšs, il y a eu d’autres meufs, Diam’s par exemple. D’ailleurs on est de la mĂȘme gĂ©nĂ©ration, de la mĂȘme annĂ©e, mais il se trouve qu’elle a trĂšs vite Ă©tĂ© trĂšs douĂ©e. Pour moi c’est une des meilleurs rappeuses, mĂȘme si Ă  un moment donnĂ©, elle a fait des choix artistiques qui

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ne me parlent plus. Aujourd’hui, il y a d’autres nouvelles gĂ©nĂ©rations qui arrivent, mais j’aimerais qu’il y en ait plus. Plus de gens en gĂ©nĂ©ral qui s’expriment comme ils sont, pas de rentrer dans les codes du rap. Ce qui revient souvent, c’est qu’on me dit « Tu rappes mais pas comme un garçon.» C’est vrai qu’il y a des filles qui ont la rage comme Keny Arkana et qui vont venir avec un style trĂšs hargneux. Casey, je trouve ça diffĂ©rent, elle est comme ça. C’est son genre, elle n’a pas crĂ©Ă© un personnage. Quand tu la vois sur scĂšne, tu sais que c’est elle. Ça se sent, ça transpire ce qu’elle est. Moi ce qui me chagrine, ce sont les filles ou mĂȘme les garçons, qui vont ĂȘtre assez complexĂ©s finalement et qui ne vont pas oser exprimer leur personne Ă  travers le rap. Parce qu’avec le rap, on a tendance Ă  s’enfermer dans des codes, des tendances, des maniĂšres. En France en tout cas c’est comme ça, car souvent dans d’autres pays les gens sont beaucoup plus Ă  l’aise pour s’approprier le rap. On a l’impression qu’on a pas le droit d’ĂȘtre multiple. Moi dans la vie, parfois je suis triste, parfois je suis heureuse, parfois je dis des conneries, des fois je suis fĂ©minine, d’autres fois je suis plus en mode « je vous emmerde » et pour moi, on doit ĂȘtre capable d’ĂȘtre comme ça aussi dans sa musique. Je trouve dommage de faire une chanson sur le ton de l’humour et de suite se sentir obligĂ© de ne faire que ça. Ou faire un morceau qui marche, avec un refrain qui bouge, qui touche un public large et puis avoir peur de perdre la base et sa crĂ©dibilitĂ© rap. Moi ça me fait chier, mĂȘme s’il faut que ça soit cohĂ©rent, il faut qu’on soit libre. On doit ĂȘtre capable d’ĂȘtre complexe. »

“Car le rap d’un point de vue musical est assez limitĂ©, il n’y a pas lĂ  de quoi bouleverser le monde de la musique.” LJ Calvet dans Les voix de la Ville. Pumpkin: « Ça c’est de la connerie. C’est quelqu’un qui n’y connaĂźt pas grand chose. Mais quelque part, il n’a pas tort, car il y a des gens qui font de la merde et qui ne font pas de la musique. Ce n’est pas intĂ©ressant d’un point de vue musical, mais des fois ce n’est pas intĂ©ressant d’un point de vue Ă©criture. Il y a de la merde mais c’est comme dans tous les styles musicaux. Mais aprĂšs le mec n’a pas creusĂ©, car il y a plein de trucs vachement bien. Tu vois, ça, ça ne mĂ©rite mĂȘme pas qu’on s’y attarde ! »

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“C’est pas le rap qui Ă©tait mieux avant, mais les rappeurs.” - Ladea dans Sueur. Nerfs. Courage. Force. Pumpkin: « [rire] Alors c’est Ladea qui fait partie, selon moi, de la nouvelle gĂ©nĂ©ration. Je ne veux pas pĂ©ter plus haut que mon cul, mais il y a plein de gens qui connaissent Ladea mais qui ne connaissent pas Pumpkin. Alors que j’ai sĂ»rement plus de dix ans de plus qu’elle. Il y a des gens qui apprennent que j’existe en mĂȘme temps qu’elle alors qu’on est pas de la mĂȘme gĂ©nĂ©ration. Mais ce sont les parcours qui font ça. Je connais aussi Pand’or et je trouve que c’est vraiment une meuf super chouette. Elles ont fait des choses ensembles, elles ont Ă  peu prĂšs le mĂȘme Ăąge. C’est une fille entiĂšre, elle a plein de choses Ă  faire et Ă  dire. Pour ce qui est de la punchline en elle-mĂȘme, je ne suis pas d’accord. Je ne pense pas que les gens soient diffĂ©rents. Elle rebondit sur l’expression « le rap c’était mieux avant » et se l’approprie comme plein de rappeurs. Ma version Ă  moi, qui est aussi la version de plein de gens autour de moi, c’est « le rap c’est mieux quand c’est bien ». Tout simplement. Pour ce qui est du rap d’avant, c’est avec Mc Solaar que j’ai dĂ©couvert le rap. J’étais sensible Ă  l’écriture avant d’écouter du rap. C’est avec Solaar que j’ai creusĂ© et que j’ai compris ce qu’était ce mouvement et tout ce qui existait autour de ça. J’étais dans un petit bled Ă  cĂŽtĂ© de Brest, il n’y avait pas internet Ă  l’époque, en plus c’est une rĂ©gion qui est rock. Il faut remettre les choses dans son contexte, j’ai mis beaucoup de temps avant d’écouter du rap, du rap amĂ©ricain, que j’aille plus loin que Solaar. Aujourd’hui j’écoute plus de rap international que de rap français. Mais tu vois tout ce rap qu’on dit intellectuel, poĂ©tique, jazzy, qu’on critique souvent, c’était ça que j’aimais. J’ai appris le rap toute seule dans ma chambre. Un jour, j’ai rencontrĂ© une fille qui avait les mĂȘmes goĂ»ts que moi, et comme certains un jour se sont dit « Ouais on va s’acheter une guitare et une batterie, et on va faire du rock » nous on a fait la mĂȘme chose,mais on a dit « on va faire un groupe de rap ». Ça a commencĂ© comme ça, en rigolant, on avait seize ans. On n’avait que deux instrus, car c’était difficile, on avait personne autour de nous. Enfin c’est pas difficile, ça fait partie de l’apprentissage, de la construction. On allait au magasin et on cherchait comme des ouf les ma-


interview.

crĂ©dit photo: Anthony Gueguen. xis avec les Face B. On louait une salle de rĂ©pet’, on passait cinq heures sur le mĂȘme truc, Ă  Ă©crire des merdes, Ă  enregistrer des freestyles. C’était tellement des bons moments. On se faisait chier Ă  Brest alors on s’amusait comme ça. »

“J’aime, je respecte les artistes que je sample, obsĂ©dĂ© par la destinĂ©e du vinyle alors fuck les cds.” - AKH dans Face B. Pumpkin: « Je l’ai dit tout Ă  l’heure, AKH c’est un super artiste. C’est un mec que j’aime beaucoup et on vient juste de nous confirmer que dans un mois, on va faire la premiĂšre partie d’IAM. Peut ĂȘtre que je vais le rencontrer, et je vais me sentir comme les jeunes filles devant un beau mec 
 enfin bref ! [rires] On fait du rap alors on a besoin de dire des choses qui choquent un peu pour faire rĂ©agir les gens, mais en rĂ©alitĂ© « fuck le cd » non, il en vend plein ! Mais oui, le vinyle avant tout, nous c’est pareil ! Avec Vin’S, qui m’accompagne sur scĂšne on a crĂ©Ă© notre association Mentalow Music, c’est pas vraiment un label, mais on fonctionne pareil. On sort nous mĂȘme nos projets et dĂšs qu’on peut, on les sort en vinyle car pour nous c’est le must. Avoir un projet en vinyle, pouvoir l’écouter, le sortir de sa pochette,

c’est gĂ©nial. AprĂšs pour que tout le monde puisse y avoir accĂšs, on fait du cd et du vinyle. Il faut juste ĂȘtre suffisamment lucide et rĂ©aliste sur les choix que tu fais. On ne vend pas Ă©normĂ©ment pour le moment. Quand on fait un cd, on fait des sĂ©ries de 300 vinyles, parce qu’à partir de lĂ , tu rentres Ă  peu prĂšs dans tes frais. C’est un public diffĂ©rent que le public cd, c’est complĂ©mentaire. Quand on sort des projets un peu plus pointus, par exemple Vin’S a fait un projet instrumental, qui parle Ă  une toute petite niche, quelques mecs qui adorent ça et qui achĂštent plutĂŽt des vinyles. C’est juste savoir Ă  chaque fois qui sera le public. Et puis le vinyle c’est cool, ça revient en force ! » ‱ Tous propos recueillis par Juliette Durand.

« Ce qui revient souvent, c’est qu’on me dit: “ Tu rappes, mais pas comme un garçon ”. » 25


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chronique. Lomepal x Cette Foutue Perle. AprĂšs sa collaboration rĂ©ussie avec Caballero et Hologram Lo’ sur le projet Le singe fume sa cigarette sorti en octobre dernier, Lomepal remet ça un an aprĂšs avec un nouveau projet solo intitulĂ© Cette foutue perle produit par le beatmaker niortais Meyso. Le rappeur de Paris Sud nous propose donc un EP de 8 titres pour la premiĂšre fois disponible en format physique. AprĂšs un teasing savamment orchestrĂ© sur les rĂ©seaux sociaux par ses potes de l’Entourage, on Ă©tait pressĂ© de voir ce qui se cachait derriĂšre la grosse perle bleue de la jaquette du CD. Et autant le dire tout de suite, on n’a pas Ă©tĂ© déçu. DĂšs l’intro du projet, Roule, Lomepal annonce la couleur du disque avec un titre planant qui est une invitation au voyage solitaire, ou plutĂŽt Ă  la fuite, oĂč le rappeur nous invite Ă  « perdre le fil sereinement » et Ă  l’accompagner Ă  la recherche de « cette foutue perle rare ». Le beat aĂ©rien de Meyso et le clip en noir et blanc renforce cette idĂ©e d’abandon pour nous permettre de rentrer en douceur dans l’univers du MC. Cet univers justement s’articule autour de deux thĂšmes principaux : la solitude et les nuits alcoolisĂ©es passĂ©es Ă  trainer dans Paris avec ses potes. Sa solitude justement, le MC de Paris Sud l’aborde dans Je sors pas, oĂč Lomepal explique que s’il reste enfermĂ© Ă  gratter des textes, c’est pour Ă©viter les vices de la ville et du monde l’extĂ©rieur « Si j’reste Ă  faire des couplets chauds / C’est qu’c'est la merde quand j’ouvre les volets ». Le titre Ă©ponyme de l’album, Cette foutue perle, reprend le mĂȘme thĂšme et son refrain efficace met en avant la dĂ©termination du rappeur « Ça fait des annĂ©es qu’j'gratte, Coquillage et son beat lent et hypnotisant parachĂšve cette ode Ă  la solitude et cette irrĂ©sistible aspiration Ă  la fuite et j’compte pas stagner,

frĂšre / Tous les plus tarĂ©s m’traquent, mais chaque jour j’accĂ©lĂšre ». « J’rĂȘve et m’laisse embobiner Ă  chaque nouveau rivage / Mon rĂȘve finit dans une Ă©norme villa /Avec un cohiba, une orange de Floride et du cognac
 ». En parallĂšle, Lomepal nous fait dĂ©couvrir un autre univers, certes toujours nocturne, mais radicalement diffĂ©rent : celui des nuits passĂ©es Ă  dĂ©ambuler dans Paris avec quelques potes, celui des bouteilles achetĂ©es chez l’épicier ou « d’un p’tit bar, rempli d’femmes avec des visages familiers » comme dans A ce soir, collaboration rĂ©ussie avec Jean Jass, L’Essayiste et Vidji. Sur ce titre, le rappeur nous plonge dans son univers en nous racontant sa journĂ©e, ou plutĂŽt sa nuit habituelle « RĂ©veil, 17 :30, la tĂȘte dans l’noir / C’est comme ça depuis ma perte d’emploi, jusqu’à prĂ©sent ». Le titre CitroĂ«n est dans la mĂȘme veine, Lomepal nous dĂ©crit une virĂ©e nocturne dans Paris et l’on retrouve le parallĂšle avec le voyage Ă  la fin de chaque couplet avec l’allusion Ă  la fiabilitĂ© des CitroĂ«n: « Ouais, ça roule comme mon ancienne CitroĂ«n BX / Et j’tiendrai l’coup pour tout / Une CitroĂ«n BX ça roule toujours ». Enfin, Les Battements, morceau phare de l’album, fait figure de condensĂ© de tous les thĂšmes de l’EP : Lomepal y Ă©voque sa jeunesse et son quotidien dans Paris Sud, le tout portĂ© par un clip bien rĂ©alisĂ© oĂč l’on retrouve des figures connues telles que Georgio, Alpha Wann ou Hologram Lo’. Avec Cette foutue perle, Lomepal nous livre donc son projet le plus abouti jusqu’à maintenant ; le MC de Paris Sud met son Ă©criture technique, quasi-mathĂ©matique, au service de ses thĂšmes de prĂ©dilection pour nous entraĂźner dans son univers le temps des 8 titres du disque. A ne pas rater. ‱ Yoann.

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La Cliqua ConàžŁàž‡u pour Durer. 28


grands classiques. 1995, pour beaucoup une annĂ©e centrale dans l’ñge d’or du rap en France. Les structures indĂ©pendantes se dĂ©veloppent tant bien que mal face Ă  l’industrie qui s’empare de ce phĂ©nomĂšne musical, accouchant de productions inĂ©gales, voire douteuses. Le label Arsenal records fait partie de ces comĂštes du systĂšme rap, Ă  l’orbite irrĂ©guliĂšre, au passage furtif mais admirable, se heurtant parfois violemment au majors planĂ©taires et disparaissant sans laisser de traces, si ce n’est dans l’imaginaire collectif. Conçu pour durer marque l’entrĂ©e du label dans l’atmosphĂšre terrestre d’une maniĂšre des plus brillantes qui soit. 7 titres, une trentaine de minutes qui font pĂ©nĂ©trer l’auditeur dans une ambiance sourde et sombre, sans pour autant ĂȘtre glauque ni hermĂ©tique. DĂšs l’Intro, le ton est donnĂ©: la musique sera cuivrĂ©e, crade et presque minimaliste (un sample, un beat, une basse), saupoudrĂ© de quelques sonoritĂ©s et scratchs bien sentis. AjoutĂ© Ă  cela, des samples de voix de rappeurs New-Yorkais, donnant l’impression que Chimiste et Lumumba, les beatmakers d’Arsenal, sont sortis tout droit d’un stage d’entraĂźnement intensif auprĂšs des maĂźtres shaolin du Wu-Tang Clan.

et illustrant leur capacitĂ© Ă  tuer vocalement les beats de leurs comparses. Si pour le premier, la vie est un long fleuve parsemĂ© d’hameçons, le daddy boxeur veut nettoyer la planĂšte pour ne garder que le meilleur. La virtuositĂ© de rocca, alors seulement Ă  ses dĂ©buts, ressort clairement, entre jeux de mots, allitĂ©rations diverses et street credibility. Point d’engagement idĂ©ologique ou d’apologie du crime, le rap de La Cliqua tient de l’esthĂ©tique du rap de la rue, frĂ©quentĂ©e assidument par ses membres. Le morceau TuĂ© dans la rue le dĂ©montre tout Ă  fait, se rĂ©vĂ©lant plutĂŽt neutre moralement malgrĂ© le thĂšme lourd de sens, dĂ©peignant l’escalade de la violence constatĂ© par les artistes-quidams dans leur milieu naturel. Cette esthĂ©tique se poursuit sur Dans ma tĂȘte, Ɠuvre des membres du Coup d’Etat Phonique, nous faisant pĂ©nĂ©trer dans leur univers, avec un refrain propice au remuage de boule et toujours axĂ© sur le freestyle, soit l’esthĂ©tique grammairienne Ă  son paroxysme. Se poursuivant d’ailleurs sur Freestyle, aux allures d’improvisations, dans lequel les voix se superposent pour former un gloubi-boulga lyrical au goĂ»t d’inachevĂ© mais propice Ă  l’émulation entre MCs. L’auditeur se retrouve alors perdu dans une jungle vocale, ne pouvant que subir l’agression verbale. L’EP se conclu sur la piste Ă©ponyme, rĂ©unissant le groupe au complet avec Lion S en invitĂ©, qui vient contrebalancer le flow criĂ© de raphaĂ«l par un flow ragga, Ă©largissant encore le registre technique du crew.

“Du rap, tout simplement.”

Il en sera de mĂȘme tout au long de l’EP, lui donnant une forte homogĂ©nĂ©itĂ©, qui crĂ©e cette ambiance si particuliĂšre semblant sortir d’une cave de Harlem. Une homogĂ©nĂ©itĂ© qui crĂ©e l’ambiance et la cohĂ©rence des morceaux entre eux et assure la soliditĂ© d’un disque Ă  la construction architecturale, non sans rappeler un certain Le Combat Continue d’Ideal J, coproduit par Arsenal Records trois ans plus tard. Le tour de force est que, malgrĂ© ces inspirations amĂ©ricaines Ă©videntes, on ne ressent Ă  aucun moment l’idĂ©e d’un vulgaire copier-coller sur les productions d’outreAtlantique. Cela surtout grĂące Ă  la langue de MoliĂšre, que les diffĂ©rents MCs vont travailler, Ă©tirer et ruminer au travers de leurs interventions. Entre polyandrie et gang-bang gonzo, les rappeurs vont Ă©pouser les instrus au travers de leurs egotrips et freestyles. rocca et Daddy Lord C se permettent un solo chacun, vantant

Au final, si Conçu pour durer a autant marquĂ© les esprits, ce n’est pas qu’il reprĂ©senta en son temps le dĂ©but d’un genre, la fin d’un autre ou l’émergence de stars du rap mais plutĂŽt parce qu’il est et restera une des meilleurs productions de rap francophone, Ă  l’esthĂ©tique lĂ©chĂ©e, qui ne flatte ni l’intellect, ni la morale, ni les egos de ses auditeurs. Pas du rap conscient, pas du rap gangsta, encore moins du rap game. Du rap, tout simplement. ‱ JibĂ©.

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2-ZER WASHINGTON

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en une.

“Quand t’es tout seul, tu vas plus vite, mais en Ă©quipe, tu vas plus loin.” Tous propos recueillis par Mandarine.

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2Zer Washington fait partie de cette nouvelle gĂ©nĂ©ration de rappeurs qui en veut. Membre de L’Entourage et du S-Crew, dont l’album Seine Zoo est trĂšs attendu, il se diffĂ©rencie par un flow souriant et une Ă©criture dans laquelle il se raconte. Franc, sympathique et sincĂšre, il a rĂ©pondu Ă  nos questions. 2Zer : un sacrĂ© numĂ©ro. D’oĂč viens-tu et comment as-tu eu le dĂ©clic rap ? J’ai grandi dans le 20e arrondissement, prĂšs de MĂ©nilmontant, dans un quartier qu’on appelle la banane. Depuis que je suis petit, on a toujours Ă©coutĂ© du rap. Le premier CD de rap que j’ai Ă©coutĂ©, c’était Coolio Gangsta’s Paradise. J’étais tout petit et ça m’a vite passionnĂ©. J’ai vu que l’école n’était pas pour moi donc je me suis dit que j’allais faire ça. C’est un truc qui m’inspire, qui me donne envie. C’est une maniĂšre de s’exprimer, sans forcĂ©ment se livrer Ă  une personne en particulier. MĂȘme s’il y a beaucoup de gens qui Ă©coutent, au final tu es moins timide de rapper ton texte que de parler directement Ă  une personne de ce qui te touche, de ce qui arrive. À l’ñge de 11 ans, avec mes potes pour rigoler en cours, on prenait des paroles de rappeurs, on les modifiait un peu. De fil en aiguille, j’ai commencĂ© Ă  Ă©crire mes textes. Pourquoi 2Zer Washington ? C’est une longue et bonne histoire. Ça a Ă©tĂ© du feeling. Je me suis habituĂ© Ă  mon blaze. Comme les lycĂ©es sont dans tout Paris et pas seulement dans ton quartier, tu te fais plein de connaissances de per-

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bon feeling avec Poochkeen et Lyricalchimie. Au final, on s’est dit « Pourquoi ne pas faire un projet commun ? » Bloopa Looza avait un peu arrĂȘtĂ© d’écrire Ă  cette Ă©poque lĂ . Il a participĂ© sans en faire partie intĂ©grante. En parallĂšle, on a aussi crĂ©Ă©e Tribus de L’Est avec B. Looza. On s’est dit Tu ne regrettes pas ? Non, qu’on pouvait faire un groupe Ă  maintenant c’est mon blaze et je deux. C’est vraiment plus Lyrin’ai pas envie de le changer. Ça calchimie qui s’est concrĂ©tisĂ©. me convient. Je n’ai pas de proVotre projet a eu un succĂšs blĂšme avec ça. d’estime. Oui, il a eu un petit Et ton gimmick « Tu succĂšs dans le milieu underconnais pas 2Zer » vient ground. Les gens ont bien aimĂ©. d’oĂč ? Il y a 5-6 ans avec mes Il y avait des personnes que je potes, on a fait une vidĂ©o pour ne connaissais pas qui m’arrĂȘrire. On allait voir les gens dans tait dans la rue pour me dire la rue, on les filmait et on leur que c’était bien. C’était fou. demandait de dire « Tu C’est lĂ  qu’on a vu l’impact de connais pas 2Zer ? ». J’ai mis partage de L’Entourage. la vidĂ©o sur Internet. Les gens Quand quelqu’un sortait un projet, tout le monde le partaont vu la vidĂ©o et c’est restĂ©. geait. Tu peux nous raconter un peu ton parcours avant le S- Vous vous ĂȘtes sĂ©parĂ©s ? Crew avec Lyricalchimie ? À AprĂšs le projet, Poochkeen la base, j’ai rencontrĂ© Lyrical- avait ses bails Ă  faire, un solo, chimie via Bloopa Looza. À Ouhhz aussi. Moi je me suis l’époque je trainais avec lui, un retrouvĂ© seul, j’ai continuĂ© le mec du quartier nous avait prĂ©- rap. Je me suis mis Ă  cĂŽtoyer les sentĂ©s. Ce sont des connexions mecs de L’Entourage. Depuis improbables. On s’est connu le dĂ©but, je trainais pas mal dans la rue. Il a vu que je rappais avec les mecs du S-Crew. dans mon coin, il m’a dit « Je C’était un lien d’amitiĂ© fort, vais te prĂ©senter des potes avant le rap. On s’est connu par Ă  moi Lyricalchimie, ils rapport Ă  ça, on a vu que l’on sont dans le dĂ©lire rap Ă  avait la mĂȘme passion, la mĂȘme fond ». Vers mes 16 piges, je ne culture, les mĂȘmes goĂ»ts. Ils connaissais pas trop les opens m’ont d’abord invitĂ© sur leur mics, je n’étais pas encore dans projet MĂȘme Signature. ce dĂ©lire. J’étais rappeur dans J’étais beaucoup avec eux donc mon coin, je faisais mes trucs j’ai fait beaucoup de sons. Au avec les rappeurs que je connais- final, on a vu que ça marchait sais. Il n’y a qu’eux qui m’écou- bien 2Zer S-Crew, on Ă©tait detaient. De connexion en venu comme des frĂšres avec le connexion, j’ai rencontrĂ© Cas de temps. On a vu que ça devenait Conscience, L’Entourage. vraiment sĂ©rieux donc ils m’ont On s’est rencontrĂ© dans les dit que si je voulais rejoindre opens mics. Au dĂ©but j’ai eu un l’équipe, j’étais le bienvenu. Ssonnes d’autres quartiers. On me demandait d’oĂč je venais et je rĂ©pondais toujours du 2 zĂ©ro. À la fin, on a enlevĂ© le o et les gens m’appelait comme ça : 2zer. Washington, c’était pour rire sur Denzel Washington. Je l’ai marquĂ© sur Facebook et c’est restĂ©.


en une.

Crew c’est vraiment une Comment tu le dĂ©crirais ? Ă©quipe de frĂšres avant d’ĂȘtre Comme je t’ai dit, c’est beaucoup une Ă©quipe de son. au feeling. C’est vraiment ce qu’il va se passer dans ma vie. Tu as dĂ©veloppĂ© ton propre J’ai vraiment besoin de ça pour timbre et flow et c’est ce Ă©crire. J’ai besoin d’ĂȘtre inspirĂ© qui fait que l’on te recon- par ce qu’il se passe tous les naĂźt au premier mot. Est-ce jours. C’est Ă  dire que je ne vais que tu as travaillĂ© en ce pas me mettre Ă  Ă©crire parce que sens ? Ça a Ă©tĂ© long de trouver je dois Ă©crire. C’est vraiment une mon propre style. Au dĂ©part, tu instru, un truc que j’ai vĂ©cu qui n’as pas vraiment de style, tu va me donner l’inspiration. fais un peu de tout, tu essaies. C’est vraiment de l’expĂ©rimen- Quelle est ta maniĂšre tation. On va dire que quand j’ai d’écrire ? Comment choisiseu 17 ans et que j’ai commencĂ© tu tes thĂšmes ? Ça va dĂ©penĂ  me mesurer aux autres dans dre. Je ne vais pas choisir un les open-mics, j’ai beaucoup thĂšme spĂ©cifique avant d’écrire. appris. J’ai vu plein de gens qui Je vais commencer Ă  Ă©crire. J’ai avait plein de style. Je me suis plusieurs mĂ©thodes de travail. dit « il faut que j’ai mon Soit je vais commencer Ă  Ă©crire truc et que je dĂ©veloppe ça par rapport Ă  ce qu’il s’est passĂ© ». Ce que j’ai fait de mon cĂŽtĂ©. dans ma vie, un truc qui m’a AprĂšs c’est au feeling, c’est juste blessĂ© ou que j’ai kiffĂ©. Je vais moi. Quand je parle ou quand je commencer Ă  gratter dessus. rappe, c’est Ă  peu prĂšs la mĂȘme Aufinal, je vais dĂ©velopper le chose. Je parle vite donc je thĂšme en fonction de l’instru, de rappe vite. ce qui va aller avec. Sinon, je vais

Ă©couter des prods que les beatmakers m’envoient ou des faces B qui m’inspirent et je vais Ă©crire dessus. En gĂ©nĂ©ral, c’est du quotidien, c’est du vĂ©cu. Il y a des pĂ©riodes oĂč je n’écris pas du tout. Sur une semaine, je vais peut ĂȘtre avoir deux jours oĂč j’écris et aprĂšs non. Il y a des semaines oĂč j’écris tout le temps. Ça dĂ©pend des sons, il y en a qui demandent beaucoup plus de temps de prĂ©paration. Par exemple ? Tu connais t’façon, ça a Ă©tĂ© un long travail. J’avais les textes, j’avais tout. En fait, c’était un texte complet. AprĂšs, j’écoutais les prods et il n’y en avait aucune sur laquelle j’aurais aimĂ© poser. Lo avait fait une prod’ pour L’Entourage qu’ils n’ont pas prise. Je l’ai Ă©coutĂ© et je me suis dit que je voulais la kicker. Ça a pris du temps de tout mettre en place, de tout construire. Il y a eu aussi Comme Si c’était facile parce qu’

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il y avait une Ă©motion que j’ai voulu dĂ©velopper. J’ai commencĂ© Ă  Ă©crire mon texte, mais l’émotion est partie donc j’ai du attendre un peu pour que ça revienne. C’est comme ça que je travaille en gĂ©nĂ©ral. Et comment tu choisis tes prods justement ? Ça peut ĂȘtre de tout. Franchement, il y a un truc infaillible. Si j’entends une prod et qu’elle me donne envie de gratter, c’est bon pour moi, elle est choisie. Je peux Ă©couter des centaines de prods, sans qu’il y en ait une qui m’inspire, dĂšs que j’entends la prod qui me donne envie de gratter, c’est que c’est elle. Donc, c’est plus l’instruavant d’avoir le texte ? Dans ces cas-lĂ , oui. Mais en gĂ©nĂ©ral, c’est la prod qui me donne envie d’écrire, de poser dessus. C’est comme ça qu’on a travaillĂ© pour Seine Zoo. On a vraiment sĂ©lectionnĂ© des prods qui nous donnaient envie d’écrire, qui Ă©taient au-dessus des autres pour nous. Au niveau des rimes et des structures, tu Ă©cris tout puis tu changes pour que ça colle mieux ou tout te vient naturellement ? Pour un son, Ă  part un freestyle, tu es obligĂ© d’avoir toujours un minimum de mise en forme. C’est un travail kiffant. C’est vraiment une construction, comme assembler des piĂšces. C’est comme construire une voiture, tu vas assembler. On ne peut pas se permettre de vouloir faire un morceau sans un minimum de travail de mise en forme. Tes textes sont assez tristes, est-ce que c’est lĂ  dedans que tu te retrouves?

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C’est vrai que la tristesse m’inspire beaucoup. Comme je disais, quand il y a des trucs qu’on ne peut pas dire parce qu’on est timide par exemple, tu l’écris et ça va te permettre de dĂ©gager un peu ce que tu ressens par rapport Ă  plein de choses, plein d’émotions. Donc l’écriture est vraiment un exutoire pour toi ? Exactement. Par exemple, quand je parle de ma mĂšre, jamais je n’irais vers elle pour lui dire. Je le dis dans mes textes, ça me permet de dire ce que je pense et d’avoir moins de poids sur mes Ă©paules. C’est Ă©tonnant que ça te gĂšne moins que tout le monde l’entende. Non, ça me libĂšre vraiment. Est-ce que tu privilĂ©gies le fond ou la forme ? Parfois, je vais avoir envie de montrer ce que je vaux et d’impressionner les gens. Dans ce cas, je vais privilĂ©gier la forme pour faire un truc qui met des baffes. Mais, en gĂ©nĂ©ral, c’est plutĂŽt le fond. Quand c’est un texte Ă  thĂšme, c’est le fond. Mais pour l’égotrip par exemple, je vais mettre en avant la forme. C’est plus dur pour toi les freestyles ? Non. Je peux kicker n’importe oĂč, n’importe quel texte. Franchement, Ă  n’importe quel moment de la journĂ©e tu me dis de kicker, je kicke et je kiffe. Je comprends que ce soit plus dur pour certains MCs qui ont plus l’habitude de travailler en studio, mais comme nous on a Ă©tĂ© formĂ© sur le terrain, on a vraiment commencĂ© avec ça.

Pour chaque membre de l’équipe c’est facile. Tu vas lancer une instru, on va rapper dessus, c’est comme une impro. Aujourd’hui, le rap c’est ta vie ? C’est une grande opportunitĂ© en fait. J’ai arrĂȘtĂ© l’école tĂŽt. J’ai eu un parcours scolaire assez chaotique. J’ai quittĂ© en 4e, puis j’ai repris dans une classe spĂ©cialisĂ©e dans la rĂ©insertion scolaire. Je n’ai pas fait long feu, j’ai tenu jusqu’en en premiĂšre. Je n’avais pas grand chose dans ma vie Ă  part le rap. C’est quelque chose que l’on faisait Ă  temps plein, avec L’Entourage et mĂȘme l’entourage de L’Entourage. On Ă©tait h24 ensemble, on ne faisait que rapper. On a tous plus ou moins un parcours similaire et peu d’avenir dans les Ă©tudes. C’était notre passion, notre mode de vie et c’est vraiment ce qui nous faisait vivre. Le fait que ça commence un peu Ă  nous faire vivre, c’est un kiff. J’arrive Ă  en vivre doucement. C’est difficile mais je vis toujours chez mes parents. Ils ont toujours Ă©tĂ© comprĂ©hensifs. Ils m’ont dit « On a vu que l’école, ce n’était pas pour toi, si tu as une passion, investis-toi Ă  fond dedans pour rĂ©ussir, fais ton trou, et quand tu pourras voler de tes propres ailes, tu feras ta vie ». Franchement, ça commence Ă  me faire vivre un peu. Ça me donne Ă  manger, mais sans plus. Tu comptes sur Seine Zoo pour que ça change ? Si Dieu le veut. Vous avez pas mal de fans, comment tu gĂšres ça ? En fait, je n’ai pas trop conscience de ça. Je me vois toujours comme le 2Zer d’il y a trois ans. Je me ballade, on parle Ă  tout le


en une. monde. DĂšs que les gens m’arrĂȘtent pour me dire qu’ils kiffent, on discute un peu. Je prends les choses. Je me dis que si les gens m’écoutent, c’est qu’ils comprennent ce que je dis. Donc forcĂ©ment, on va s’entendre. On n’est pas des amis mais on est ensemble. Tu penses qu’il faut de l’ouverture pour ĂȘtre artiste ? Si tu es artiste et que tu n’es pas ouvert Ă  ton public, c’est hypocrite. Ça veut dire quoi ? Que ton public est lĂ  juste pour entretenir ta musique ? C’est mauvais. Moi si j’ai un public, je veux que ce soit des gens qui me comprennent. Quelqu’un qui est lĂ  avec la mode, il ne va pas comprendre. Il s’en fout de ta vie, il n’a aucun feeling avec ta musique. Je n’aime pas ça. Tu dis que le hip hop est Ă  la mode dans un de tes textes. ça te dĂ©range ? Oui, je dis « Depuis que le rap est Ă  la mode, elles veulent toutes un bĂ©bĂ© mĂ©tisse ». Ce n’est pas une critique mais un constat. Je me dis que si tu n’es pas attirĂ© par le rap de base, ce n’est pas une trahison mais c’est un mouvement. Ces gens-lĂ  ne vont pas faire long feu. Ils vont Ă©couter du rap pendant deux ans et aprĂšs ils vont nous lĂącher. Moi, si j’ai un public, je veux que ce soit sur le long terme. Je veux Ă©voluer en fonction de mon public, qu’il Ă©volue avec moi et qu’il continue Ă  aimer ce que je fais, mĂȘme dans dix ans. Je ne veux pas de quelqu’un qui veut ça parce que ça passe Ă  la radio, parce que tout le monde aime en ce moment et qu’il m’oublie dans deux ans. Ce n’est pas ce que je recherche.

“Si tu es artiste et que tu n’es pas ouvert Ă  ton public, c’est hypocrite.” Comment penses-tu avoir Ă©voluĂ© ? Ce qu’on a vĂ©cu dans notre parcours nous a formĂ© direct. C’est Ă  dire que toutes les galĂšres sont arrivĂ©es d’un coup. On a voulu la jouer indĂ©pendant jusqu’au bout et on en a payĂ© les frais. Ça a Ă©tĂ© comme une sorte de formation. C’est Ă  dire que maintenant, on a beaucoup plus d’expĂ©rience mais on reste les mĂȘmes. On a vraiment un pied dans le milieu rap et ça nous a appris le sens des affaires, de la nĂ©gociation. Il ne faut jamais lĂącher mĂȘme s’il y a des di fficultĂ©s. Il faut vraiment se battre pour ses idĂ©es. Avec le S-Crew, on a eu plein de galĂšres. On avait signĂ© avec un label qui nous a vraiment causĂ© des soucis. Il nous avait vendu du rĂȘve au dĂ©but, il nous avait dit « Nous on travaille en famille, on est toujours indĂ©pendant, on ne va jamais vous imposer nos choix». Au final, on s’est rendu compte que ce n’était que du blabla et que ces personnes voulaient nous imposer leur vision sans nous laisser faire notre musique donc on a coupĂ© court avec eux. Maintenant ça s’

est rĂ©glĂ© et on est bien. On a rĂ©ussi Ă  signer un contrat de licence avec Polydor, ce qui nous permet de rester indĂ©pendant, de faire notre musique sans avoir Ă  s’occuper de la distribution, de la promotion. On s’est battu et la persĂ©vĂ©rance paye toujours. C’est une sacrĂ©e victoire d’avoir signĂ© chez Polydor, non ? On a gravi les Ă©chelons petit Ă  petit et comme nekfeu avait quelques relations grĂące Ă  son expĂ©rience avec 1995, il connaissait des personnes Ă  qui il a fait Ă©couter nos sons et ils ont aimĂ©. LĂ  aussi, on s’est battu pour le contrat, la nĂ©gociation a Ă©tĂ© dure, mais on a rĂ©ussi Ă  garder notre indĂ©pendance. 1995 et S-Crew, c’est la mĂȘme Ă©cole, on a Ă©voluĂ© ensemble. On a toujours Ă©tĂ© ensemble. Entre MĂ©tamorphose et Seine Zoo, que s’est-il passĂ© ? Des mĂ©tamorphoses ! En fait, MĂ©tamorphose, ce sont des sons qu’on avait dĂ©cidĂ© de garder. Seine Zoo c’est l’évolution de MĂ©tamorphose. On a recom-

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mencĂ© Seine Zoo plusieurs fois suite Ă  nos galĂšres. Ça s’est Ă©talĂ© sur trois ans. On a eu des sons qu’on a recommencĂ©s, qu’on a refaits. Il y a des nouvelles versions des sons, des instrus, qui sont diffĂ©rentes de ce qui a Ă©tĂ© fait il y a trois ans. La structure c’était dĂ©jĂ  ça. On a Ă©tĂ© en perpĂ©tuelle Ă©volution, parce que dans le rap, on Ă©volue toujours. Tu vois ce qu’il se passe autour de toi et tu t’adaptes. À la base, les sons de MĂ©tamorphose, c’est ce qui devait sortir en album, mais qui n’a pas vu le jour. On a dĂ©cidĂ© de les mettre gratuitement parce que les gens attendaient et on s’est reconcentrĂ© sur les sons que l’on pensait ĂȘtre meilleurs. On s’est dit que l’on allait les retravailler, les refaire et les sortir en album.

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On voulait que l’album du SCrew soit vraiment bien. On a vraiment pris le temps de travailler dessus. On a refait des sons avec de la nouvelle inspiration, des nouvelles techniques d’écriture, notre Ă©volution. On a pris notre temps pour la promotion, pour Ă©largir notre public, que plein de gens nous dĂ©couvrent. On a tout fait pour que l’album soit bien accueilli par le public. Pourquoi Seine Zoo ? On se disait Ă  la base que Paris c’était comme un zoo. C’est plein d’origines et de cultures diffĂ©rentes. C’est trĂšs cosmopolite, c’est unique. Par exemple, au BrĂ©sil, que la personne soit noire, blanche ou jaune, elle est brĂ©silienne. Mais Ă  Paris,

chacun a son origine, sa culture, sa mentalitĂ©. C’est comme si pleins d’animaux naviguaient ensemble avec la Seine pour fleuve. Seine Zoo c’est un jeu de mots entre la Seine et les petites dragĂ©es Dragon Ball Z, qui s’appelle aussi les senzu. Ils te donnent la force. On a tout liĂ©, tout mis ensemble : nos influences, notre parcours. Il y a Ă©normĂ©ment de rappeurs qui s’inspirent des mangas. D’oĂč cela vient selon toi ? Dans S-Crew, on n’est pas trop manga. Mais on a vraiment grandi avec Dragon Ball. Comme dit Framal « La fidĂ©litĂ©, je l’ai appris dans Dragon Ball ». Dans la cours de rĂ©crĂ©, on se comparait tous Ă  des personnages.


en une. Comment tu rĂ©sumerais l’album ? L’album est super variĂ©. Il est assez sombre, comme les gens connaissent SCrew Ă  la base. On a essayĂ© aussi. C’est vraiment du feeling, ce qui nous inspirait sur le moment par rapport Ă  notre vie, Ă  notre quotidien. Par exemple, le son La Danse de l’Homme Saoul, vient de nos influences funks via nos oncles qui nous faisaient Ă©couter ça ou les anciens du quartier qui n’aimaient pas le rap et qui Ă©coutaient que de la funk. On a Ă©tĂ© bercĂ© par ça donc on Ă©tait obligĂ© de faire un son funk comme une petite dĂ©dicace. Un son comme Du vĂ©cu retrace notre parcours. Il y a plein de sons que les gens vont dĂ©couvrir, c’est vraiment variĂ©. Chaque son a son thĂšme et son univers prĂ©cis et n’a rien Ă  voir avec l’autre. C’est hĂ©tĂ©roclite. Tu parles de funk, la rencontre avec les Super Social Jeez a amenĂ© une nouvelle maniĂšre de travailler ? La Danse de l’Homme Saoul a Ă©tĂ© composĂ©e par nizi et Fabio, deux beatmakers qui ont jouĂ© des instruments aprĂšs qu’on leur ait montrĂ© une idĂ©e d’instru. C’est une face B avec un sample trĂšs connu. On leur a demandĂ© de la rejouer avec des vrais instruments Ă  leur sauce. On savait que le sample Ă©tait Ă©vident, mais on s’est arrangĂ© avec la maison Ă  qui il appartenait. On avait tout enregistrĂ© au studio BlackBird, de notre Dj, DJ Elite, qui s’occupait aussi des Super Social Jeez. À l’époque, ils Ă©taient souvent lĂ  et nous aussi. On passait beaucoup de temps chez Elite, on ne faisait que ça. On les a rencontrĂ©, au dĂ©part, c’était juste une amitiĂ©. Et on aimait

beaucoup ce qu’il faisait en parallĂšle. C’était une nouvelle Ă©cole pop funk, un univers Ă  eux. C’était un peu comme notre dĂ©lire dans la funk : une nouvelle Ă©cole qui apporte des bases de l’ancienne et qui les remet au goĂ»t du jour avec une vision de la musique. Au final, ils ont entendu le son alors qu’il n’y avait pas de refrain et ils se sont proposĂ©s. Sacha des Super Social Jeez a kickĂ© le refrain et ça s’est fait tout seul. Suite Ă  ça, on s’est dit, pourquoi pas faire un vrai son ensemble ? Ça a donnĂ© Les Parisiennes : comme c’est un groupe complet avec un bassiste, un synthĂ©, une batterie, ils ont complĂštement composĂ© l’instru pour que l’on fasse le son ensemble. Et sur scĂšne, est-ce qu’ils seront prĂ©sents ? Je pense qu’ils ont aussi une carriĂšre Ă  entretenir et je ne sais pas s’ils seront disponibles pour le faire avec nous. Mais on le fera pour des passages tĂ©lĂ© ou des concerts parisiens, des gros trucs. Des passages tĂ©lĂ© ? On n’a rien de concret mais on imagine. On commence Ă  en parler. On ne veut pas imposer, mais faire kiffer notre musique au plus grand nombre. Franchement, ce qu’il se passe Ă  la radio, Ă  la tĂ©lĂ©, ça ne nous correspondait pas du tout. Si on peut commencer Ă  partager notre culture et notre musique avec un maximum de personnes et que les tĂ©lĂ©s suivent, ça ce serait Ă©norme. Parlons justement de la mĂ©diatisation du rap. Ça commence Ă  Ă©voluer. Les mentalitĂ©s commencent Ă  changer. Il y a des gens qui n’écoutaient pas de rap il n’y a pas longtemps et qui commencent Ă  apprĂ©cier. Ça fait

plaisir parce que ça veut dire que la France commence Ă  ĂȘtre prĂȘte Ă  nous accepter. Il y a cinq ans, je disais aux gens que je faisais du rap et ils me regardaient bizarrement. Tu ne pouvais pas trop le dire. Aujourd’hui, ça a changĂ©. C’est trop bien parce que c’est ce qu’on attend. On se dit que la France commence Ă  accepter ça comme une musique Ă  part entiĂšre. Pour nous, ça a sa place en France. Paris est vraiment une trĂšs grosse ville rap. Tu as Ă©tĂ© invitĂ© dans PiĂšge de Freestyle, comment tu l’as reçu ? J’étais chez moi quand Doum’s m’a appelĂ© pour me dire qu’il faisait un PiĂšge de Freestyle et me proposer de passer. On me voit dans la vidĂ©o avec neslet. J’ai rencontrĂ© Antoine qui aimait ce qu’on faisait avec le S-Crew et il m’a invitĂ© sur le dernier en me disant que le thĂšme c’était « Le rap Ă  la tĂ©lĂ© ». Ça nous touche parce que c’est un de nos buts de dĂ©velopper le rap Ă  la tĂ©lĂ©. Ça m’a grave inspirĂ© sur le coup. Qui sont les beatmakers sur Seine Zoo ? Tout le monde. On donne sa chance Ă  tous de pouvoir participer Ă  des projets concrets. Un mec pas du tout connu qui m’envoie une prod et que l’on voit qu’il a son dĂ©lire, son style, qu’il est passionnĂ© et que les prods nous plaisent, on va poser dessus. Il y a aussi des beatmakers plus en place comme nizi, qui est lĂ  depuis longtemps et qui travaille beaucoup pour le milieu rap. Dans Seine Zoo, les beatmakers qui apparaissent le plus ont au maximum deux morceaux. On les cite tous, ils sont tous dans les crĂ©dits.

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Quelle est votre mĂ©canique de travail ? On a la chance d’avoir DJ Elite qui nous accueille au studio. On peut se poser et dĂ©velopper ce qu’on fait. C’est ce dont on a toujours rĂȘvĂ© : avoir notre studio oĂč on peut rester des semaines ensemble, oĂč on peut crĂ©er. Ça nous permet de rester et d’écrire ensemble. Parfois, un mec va mettre plus de temps Ă  Ă©crire son couplet parce qu’il n’aura pas l’inspiration sur le moment. LĂ , avec L’Entourage, c’est pareil pour l’album. On s’est mis un coup de boost. On s’est dit qu’on allait prendre deux semaines. On a eu une proposition d’un tourneur qui nous a proposĂ© de nous payer deux semaines une villa en ArdĂšche et en Ă©change, on fait des concerts gratuits. On s’est dit que c’était l’occasion. Comme on est beaucoup dans L’Entourage, c’est difficile de se rĂ©unir. L’ArdĂšche Ă©tait l’occasion de concrĂ©tiser ça. C’est ce qu’on a fait, et franchement, ça nous a vraiment inspirĂ©. DJ Elite a ramenĂ© tout son matos de studio puisque c’est lui qui nous a enregistrĂ©s. Tout le monde avait des nouvelles inspirations, des nouvelles techniques, tout le monde a Ă©voluĂ© de son cĂŽtĂ©. Ça a donnĂ© une nouvelle vague et c’est trĂšs diffĂ©rent de ce qu’on faisait avant. LĂ , il reste quelques trucs Ă  faire. On avait tous Ă©crits ensemble lĂ  bas, mais tout le monde n’avait pas forcĂ©ment fini ses trucs, donc lĂ , dĂšs que quelqu’un a fini, il va en studio poser et c’est rĂ©glĂ©. On ne sait pas trop quand il va sortir parce qu’on ne veut pas trop que les projets se croisent. Il y aussi la promo Ă  faire, on ne peut pas sortir un album comme ça. Il faut qu’on ait de la matiĂšre Ă  proposer aux fans.

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Vous semblez savoir parfaitement utiliser les rĂ©seaux sociaux 
 C’est notre force. C’est pendant l’époque des open-mics qu’on s’est formĂ©. On n’était pas du tout connu. À chaque fois que l’un d’entre nous sortait un son, tous les potes de tout le monde partageaient le son. Ça Ă©largissait l’impact. On continue encore et au final, ça a marchĂ© tout seul. Ça a portĂ© ses fruits. Par exemple sur Seine Zoo, vous avez fait un teasing incroyable, c’était travaillĂ© ? Oui, ça a Ă©tĂ© vachement taffĂ©. C’est Ă  dire que Nekfeu a vraiment dĂ©veloppĂ© un sens de la communication. Il sait parler avec les gens, dĂ©velopper des idĂ©es. Il l’a appris avec 1995 et tout seul. Il a tout fait carrĂ©. On a eu de la chance. On a mis tous les paramĂštres de notre cĂŽtĂ©.

ça a crĂ©e une vraie attente autour de cet album. MĂȘme il y a deux mois, on n’était pas aussi attendu que ça. Ça s’est vachement dĂ©veloppĂ©. Reporter la sortie, au dĂ©but, on voyait ça comme un truc mauvais, on ne savait pas comment les gens allaient rĂ©agir. Pour nous, le 17 juin, c’était la date de Seine Zoo. Au final, on a eu une galĂšre de production de CD, il n’a pas pu ĂȘtre pressĂ© Ă  temps. Ça a dĂ©calĂ©. Au lieu de voir ça comme quelque chose de mauvais, on s’est dit que ça nous ferait deux mois de plus pour travailler notre promo, Ă©largir notre public et faire en sorte qu’il soit bien reçu. Qu’est ce qui te plait dans le rap ? Quand je sens que le mec qui a fait ce son et Ă©crit les paroles est passionnĂ©. Et Ă  l’inverse, qu’est-ce que


en une. tu n’aimes pas ? Les gens qui montrent un intĂ©rĂȘt nĂ©gatif, qui cherchent Ă  profiter, qui s’improvisent rappeur ou ceux qui font des sons imposĂ©s par les maisons de disques. On le sent quand quelqu’un n’a pas fait vraiment ce qu’il aime et que c’est le directeur artistique qui a donnĂ© les conseils. Pour moi, c’est la passion qui parle avant tout. On en a parlĂ©, mais en quoi c’est important d’ĂȘtre entourĂ© ? Il y a plein de gens qui nous entourent. S’ils partagent notre passion et que l’on dĂ©veloppe un feeling, tout le monde peut ĂȘtre avec nous. On va essayer de montrer notre musique, de monter ensemble, de mĂ©diatiser le rap. C’est comme si on avait plein d’ñme sƓur dans le monde. (Il rit) je vais peut-ĂȘtre un peu loin. Mais on a eu des vies diffĂ©rentes, des parcours diffĂ©rents et on se rejoint autour du rap et de la passion.

Toutes les personnes avec qui je traine, c’est des gens avec qui je vais aimer faire du son. On va crĂ©er des situations ensemble, on va se battre dans la rue ensemble, on va serrer des filles ensemble, fumer des spliffs ensemble, ça dĂ©veloppe des thĂšmes, des trucs Ă  dire. MĂȘme avec Yassi Yass (prĂ©sent lors de l’interview et dans le freestyle GrĂŒnt de Georgio). Je l’ai invitĂ© sur un son qui s’appelle Mleh, une expression que l’on avait en commun. On a essayĂ© de la dĂ©mocratiser sur Twitter, mais Ă  la base, ça vient vraiment de nous. C’est vraiment un dĂ©lire, comme le son Mac Cain que l’on a fait avec le S-Crew.

Vous n’avez pas peur que ça lasse les gens, ces dĂ©lires vraiment trĂšs personnels ? Non, parce que l’on veut que tout le monde soit dans notre dĂ©lire. Il y a toujours de nouvelles expressions qui se crĂ©ent et si les gens veulent l’utiliser c’est tant mieux. Tout le monde peut le dire, parler comme nous. On Avec qui tu prĂ©fĂšres rapper veut que ça s’élargisse, apporter ? Franchement, le S-Crew une fraicheur. parce que c’est vraiment un truc que l’on a en commun. On est Quels sont tes MC de influencĂ© par les mĂȘmes choses, rĂ©fĂ©rence ? Dans le rap on a Ă  peu prĂšs le mĂȘme style de français d’abord, il y a Expresvie, on a eu la mĂȘme Ă©ducation. sion Direkt qui m’a beaucoup J’aime bien le dĂ©lire de Geor- influencĂ©. Je ne vais pas dire que gio aussi, c’est quelqu’un avec j’ai appris Ă  rapper avec eux, qui je m’entends bien. De toute mais ils m’ont apportĂ© un dĂ©lire façon, ça se voit avec qui je prĂ©- que je kiffais. J’avais l’impression fĂšre poser. Il y aussi PhĂ©no- qu’ils Ă©taient influencĂ© par les mĂšne Bizness, des mecs de mĂȘmes personnes que moi : la G. Vitry qui m’ont impressionnĂ©s. Funk, le rap West Coast. J’ai Ils font du bon son avec des beaucoup Ă©coutĂ© ça. Le truc, c’est bonnes influences. Ils ont leurs qu’à l’époque, il n’y avait que moi propres timbres de voix, c’est ça dans ce dĂ©lire, j’étais une des aussi qui est important dans le rares personnes. Expression rap, si tu n’as pas ça, tu ne vas Direkt, c’était en parallĂšle avec pas aller loin. Les gens qui font ce qu’il se passait lĂ  bas. Il y aussi du rap que l’on n’aime pas, ils le 113, comme tout le monde, les font toujours les mĂȘmes sons. groupes de rĂ©fĂ©rences : IAM,

Lunatic, nubi. En rap cainri, il y a Cypress Hill, nate Dogg, Warren G, nas, Mobb Deep, Three 6 Mafia, Juicy J, dont j’aime beaucoup le personnage. C’est trĂšs variĂ©. Je peux Ă©couter de tout. Tu es plus rap français ou rap amĂ©ricain ? Ça dĂ©pend, c’est par pĂ©riode. Il y a des moments oĂč je vais Ă©couter beaucoup de rap français, je vais Ă©couter beaucoup de rap amĂ©ricain en ce moment. Je trouve que ce qu’ils font est trĂšs diversifiĂ©. MĂȘme les rappeurs que l’on dit commerciaux sont chauds, Drake par exemple. Des punchlines que tu aurais aimĂ© Ă©crire ? « Ma premiĂšre parole sera la derniĂšre » Booba dans Repose en paix. Ce n’est pas vraiment une punchline, mais il met les points sur les i. John H de PhenomĂšne Bizness : « Un bon vivant fera un mauvais mort.» Zekwe ramos : « Il y a que la main de Fatma qui pourra se glisser sous les chemisiers de nos femmes. » Les X-Men dans Retour aux pyramides « Les impacts de balles forment mon logo.» Mc Solaar « Mon son pĂ©nĂštre lĂ  oĂč ma tĂȘte ne passe pas. » nekfeu dans Vorace «Vous ne pouvez pas faire la peau Ă  des gosses Ă©corchĂ©s vifs.» Quels sont les projets que tu as particuliĂšrement aimĂ© ces derniers temps ? Le projet d’Espiiem, Haute Voltige, est trĂšs trĂšs bon. Celui de L’Entourage, mais parce qu’il n’y a pas que moi et j’ai vu leurs Ă©volutions et leurs couplets. Je m’étais pris Inception de Deen Burbigo. J’attends La Piraterie, super bons en freestyle.

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Mal’T aussi, il est trĂšs bien son projet, je ne m’y attendais pas. Je le connais et on a prĂ©vu de faire un son ensemble. C’est vraiment nouveau, il a une fraĂźcheur, il s’est vraiment livrĂ© sur ce projet. Il y avait vraiment deux sons qui m’ont touchĂ© : Vendeuse de rĂȘve et Tant pis. Il a un petit public dans Paris. En Belgique aussi, il se passe des choses. Ils ont le mĂȘme dĂ©lire que nous. Tu as Ă©tĂ© déçu par certains trucs ? Je ne laisse pas trop la chance aux rappeurs que je ne kiffe pas. Je ne vais pas faire le premier pas Ă  moins qu’un morceau m’ait plu, mais c’est rare. niveau culture, tu t’intĂ©resses Ă  quoi ? Un peu comme tout le monde, les films de Scorsese, de Spike Lee, j’ai lu la biographie de Gotlib. Niveau musique, je peux Ă©couter de tout. Tu n’as pas une petite honte dans ton ipod ? rim’K avait eu la mĂȘme question il y a longtemps et je me souviens qu’il avait dit Relax de Mika. J’ai pas mal de musiques brĂ©siliennes dans mon portable, mais ce n’est pas honteux. Je ne suis pas du tout dans le dĂ©lire reggaeton, mais j’aime beaucoup la musique Ella Me Levanto de Daddy Yankee. Il y a des trucs que je sais que mes potes n’écouteraient pas, du R’n’B, des trucs un peu lovers : Elle Varner refill, True Blue de Ango. J’aime beaucoup Alicia Keys, Try sleeping with a broken heart. Say my Name de Destiny’s Child, je peux l’écouter tout seul chez moi. Rude Boy de rihanna. En fait, je vais toujours assumer ce que j’écoute mĂȘme si on me charrie. ‱

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On va essayer de montrer notre musique, de monter ensemble, de mediatiser le rap.


en une.

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Avec le tournant qu’a pris la carriĂšre de nekfeu grĂące Ă  l’avĂšnement du collectif 1995 ces deux derniĂšres annĂ©es, on Ă©tait en droit de se poser pas mal de questions Ă  propos de ce premier album du S-Crew : allait-il y avoir une diffĂ©rence gĂȘnante de niveau entre le MC et ses trois potes d’enfance ? nekfeu allait-il nous ressortir des couplets rĂ©chauffĂ©s de Paris Sud Minute ? Ou au contraire, tomber dans la schizophrĂ©nie et changer complĂštement de discours ? Comme les quatre rappeurs (et parfois DJ Elite) le rĂ©pĂštent dans toutes les interviews, le S-Crew est Ă  la base une bande de potes d’enfance avant d’ĂȘtre un groupe de rap. IntĂ©grĂ©s au sein de

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l’Entourage, les 4 MCs ont sorti quelques sons et une mixtape plutĂŽt rĂ©ussie, MĂ©tamorphose, avant que nekfeu ne participe Ă  l’aventure 1995. Initialement prĂ©vu pour une sortie en juin, l’album a Ă©tĂ© retardĂ© de quelques mois, et ce qui aurait pu faire retomber l’attente a au contraire Ă©tĂ© intelligemment exploitĂ© par un groupe qui maitrise dĂ©jĂ  toutes les ficelles de la communication. Teasing sur les rĂ©seaux sociaux, sorties rĂ©guliĂšres de clips, infos dĂ©livrĂ©es au compte-goutte, application mobile dĂ©diĂ©e etc. Le marketing est impeccable. Voyons maintenant ce que cet album a dans le ventre. AprĂšs une introduction sous forme de discussion pour Ă©clairer l’auditeur sur le sens du nom


chronique. S-Crew x Seine Zoo. de l’album Seine Zoo, on entre dans le vif du sujet avec AĂ©roplane, premier vĂ©ritable morceau de l’album. Comme le titre le laisse deviner, on est en prĂ©sence d’un beat planant et aĂ©rien qui contraste avec le premier couplet rapide de 2zer. Le son agit comme une seconde introduction : on prend de la hauteur avant de plonger dans la jungle urbaine ‘‘Y’a ma latte dans dans le ciel je veux m’envoler comme un aigle royal / Nager dans les mers d’Hawaii, aller dans mes rĂȘves
 / Ou m’en aller, juste sans faire d’voyage, jamais dans le stress / Aller, aller sur le sommet des Alpes oĂč l’Soleil Ă©clate » (Framal). L’annonce Ă  la fin introduit le morceau suivant, McCain, qui en est le contre-pied parfait : beat agressif et rythmĂ© aux tonalitĂ©s asiatiques, flow hachĂ©, thĂšmes simples du quotidien : galĂšre, amitiĂ©, filles, alcool, rap, game. Ces deux premiers morceaux sont symptomatiques de l’ensemble du disque : en Ă©coutant Seine Zoo, on passe sans arrĂȘt de pistes oĂč les 4 potes dĂ©lirent sur des thĂšmes triviaux Ă  base d’ego-trip (McCain, La danse de l’homme saoul, Mon 75) Ă  des morceaux plus rĂ©flĂ©chis oĂč l’on dĂ©couvre une maturitĂ© impressionnante pour une moyenne d’ñge de 23 piges (Du VĂ©cu, Couteau Noir, DĂ©cu par La Vie,

Bonheur suicidĂ©). nekfeu rĂ©sume cette ambivalence dans McCain « Nefkeu c’est du conscient mais lĂ  c’est Fennek qu’a le manche». Parmi autres caractĂ©ristiques de l’album, on retrouve souvent nekfeu sur les refrains chantĂ©s : Jungle urbaine, morceau punchy avec un refrain efficace qui semble calibrĂ© pour la radio, Couteau noir, hymne au moment prĂ©sent ou encore DisjonctĂ©. Au rayon des featurings, le S-Crew fait croquer pas mal de membres de l’Entourage : Alpha Wann pose son couplet sur DisjonctĂ©, Deen Burbigo s’occupe lui du refrain du mĂ©lancolique Rien d’exceptionnel accompagnĂ© par nĂ©mir sur les choeurs, Eff Gee et Jazzy Bazz sont prĂ©sents sur l’ultime morceau de l’album Les contraires ça tirent. On retrouve Ă©galement le groupe de funk parisien Super Social Jeez sur les refrains sur La danse de l’homme Saoul et Les Parisiennes, Morad de la Scred Connexion sur le trĂšs rĂ©ussi Déçu par la vie « Je sais qu’on est mauvais, c’est pas la peine d’en rajouter / Triste, agitĂ©, comme la rĂ©alitĂ© / Manque d’humanitĂ©, ce monde est froid / Hypocrite, faux, comme le signe de croix». ‱ Yoann.

“En Ă©coutant Seine Zoo, on passe sans arrĂȘt de dĂ©lires Ă  base d’égo-trip Ă  des morceaux plus rĂ©flĂ©chis oĂč l’on dĂ©couvre une maturitĂ© impressionnante. ”

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chronique.

Le gouffre passe la marche arriĂšre

Lorsque l’on choisit la voie de l’indĂ©pendance, accoucher d’un projet musical peut vite se transformer en casse-tĂȘte surtout si l’objectif fixĂ© consiste Ă  rĂ©unir le gratin de l’underground français sur une seule et mĂȘme mixtape. Trois annĂ©es ! C’est le temps qu’il aura fallu Ă  Char et F du Gouffre pour mener Ă  bien cette entreprise colossale qui n’est pas sans rappeler celle de Loko & Yonea Ă  l’époque des cassettes Neochrome. Les temps ont changĂ©, le rap aussi et le concept de Marche ArriĂšre symbolise la volontĂ© d’opĂ©rer un virage Ă  180° pour revenir aux fondements d’une musique oĂč le plaisir de kicker doit reprĂ©senter la motivation premiĂšre du MC. L’attente a Ă©tĂ© longue mais les auditeurs ont Ă©tĂ© largement tenus en haleine. Pas moins d’une quinzaine de titres, clips Ă  la clef, se sont succĂ©dĂ© sur le net alimentant ainsi un buzz grandissant et lĂ©gitime au vu de la qualitĂ© des extraits diffusĂ©s. Le Gouffre n’a pas lĂ©sinĂ© sur les moyens et chaque artiste invitĂ© s’est vu offrir l’occasion de briller sur des productions plus soignĂ©es les unes que les autres. Point d’orgue et aboutissement de cette savante marinade, un concert de lancement organisĂ© au

Petit Bain Ă  Paris, la veille de la sortie officielle du projet oĂč un public conquis est venu assister Ă  la prise de pouvoir d’un groupe de jeunes essonniens Ă  travers l’avĂšnement d’une nouvelle famille dans le milieu rapologique français. Parce que Tragik, Gabz, L’Affreux Jojo, F, Char, Brack, Salazar & Fonik sont des passionnĂ©s de longue date, parce qu’ils ont travaillĂ© dur et surtout parce qu’ils ont su fĂ©dĂ©rer, une armĂ©e de gouffriers les entourent dĂ©sormais, prĂȘts Ă  partager leurs dĂ©lires microphoniques et plus si affinitĂ© cannabique et/ou spiritueuse ! Parfaitement orchestrĂ©e sur les rĂ©seaux sociaux, la sortie du double CD de Marche ArriĂšre s’accompagne du lancement d’un jeu de sociĂ©tĂ© collector et d’une ligne de T-shirts Ă©voquant la nostalgie du format K7. Saluons au passage le travail d’illustration de Wild Sketch largement inspirĂ© du film The Goonies et celui de Stob Design pour la conception graphique. TrĂȘve de dĂ©tails, la mise sous contact est imminente, verrouillez les portes et allumez le poste, on va entrer en marche arriĂšre (le port de la ceinture est facultatif). Au programme 69 artistes avec une piste dĂ©diĂ©e pour chacun allant de 1min13s (le bien nommĂ© 2spee Gonzales !) Ă  3min47s

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(Mysa avec surement le dernier morceau de sa carriĂšre Ă  ĂȘtre diffusĂ©) pour un total de plus de 2h30 de dĂ©flagration sonore sur des instrus originales de Char Ă  85% et I.N.C.H. pour 6 morceaux. Les invitĂ©s, exclusivement francophones, viennent de tous horizons (Bruxelles, GenĂšve, MaubĂšge, Blois, Lanester, Lyon, Grenoble, Toulouse, Metz
) mĂȘme si la majoritĂ© d’entre eux officie en Ăźle de France avec une forte reprĂ©sentation du 91. En hommage Ă  l’ancienne gĂ©nĂ©ration, quelques oldtimers ont Ă©tĂ© conviĂ©s (Manu Key, Papi Fredo, Koma
) et c’est avec Ă©motion que l’on dĂ©couvre leurs tracks mĂȘme si, reconnaissons-le, certains semblent essoufflĂ©s et quelque peu en panne d’inspiration. Seuls le K-Fear et Busta Flex surnagent en se rappelant Ă  notre bon souvenir. Sont Ă©galement de la partie les protĂ©gĂ©s d’Oster Lapwass au sein de L’Animalerie Ă  savoir Anton Serra et Kacem Wapalek qui s’illustre une fois encore par sa formidable dextĂ©ritĂ© lyricale. Les piliers d’1995, Nekfeu & Alpha Wann, affichent leur disponibilitĂ© et font bĂ©nĂ©ficier au projet de leur notoriĂ©tĂ© du moment (le clip de Nekfeu, diffusĂ© en amont de la sortie, est celui qui avait de loin rĂ©coltĂ© le plus de vues). Seule artiste fĂ©minine, Ladea nous gratifie d’un double couplet consistant dĂ©jĂ  entendu lors d’un de ses passages chez Goom Radio dĂ©but 2012 Ă  l’instar des lignes de Flynt toujours trĂšs percutantes : « avec mes disques j’aimerais gagner ma vie
investir dans mon jouet comme NASSER AL-KHELAIFI ». Marche ArriĂšre donne Ă©galement l’occasion aux vieux baroudeurs du format mixtape d’effectuer leur retour (Seul 2 Seul, Ades, Ramsa, Pyroman
), globalement avec succĂšs, mention spĂ©ciale pour Lavokato qui signe un des morceaux phares du CD2 placĂ© sous le signe de la grisĂątre dominicale. Encore moins guilleret, le couplet de son frĂšre jumeau, L’Indis, qui aura au final posĂ© deux fois pour Le Gouffre . Les autres proches du groupe (Paco, SK-Micaz, Boudj, Beland
) rĂ©pondent bien entendu Ă  l’appel ; sont Ă  souligner les prestations de Swift Guad, toujours Ă  son aise («je suis dans mon Ă©lĂ©ment comme un foetus dans son utĂ©rus») et Hugo TSR pour un 24 mesures trĂšs enlevĂ©. Incontournables, les vitrines (actuelles ou passĂ©es) du label Neochrome (Zekwe, UnitĂ© De Feu,

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Joe Lucazz, Nakk) remplissent leur tĂąche avec conviction. Alkpote quant Ă  lui ne manque pas Ă  son passage de saluer chacune des entitĂ©s du Gouffre que l’on retrouve au complet sur la premiĂšre piste du CD1. Cette intro augure, Ă  coup de scratchs et de voix mortuaire, une virĂ©e sombre et angoissante dans les bas-fonds territoriaux. La prĂ©sentation du collectif par le biais d’un sample du film Demolition Man ne peut ĂȘtre plus explicite : «ils ont renoncĂ© au confort de notre sociĂ©tĂ© dans le seul but de vomir leur haine sur le sein nourricier». Au diable l’angĂ©lisme, le tĂ©moignage des membres du Gouffre sur chacune de leur track apparaĂźt dur, cru, poignant, dĂ©primant, hardcore, violent jetant ainsi les bases de la tonalitĂ© du projet. Bien entendu la diversitĂ© des artistes assurent un certain hĂ©tĂ©roclisme (l’escapade inclassable de Greg Frite en est la parfaite illustration) mais c’est bien sur des boucles mĂ©lancoliques que Char se complaĂźt. Centre nĂ©vralgique du projet, le beatmaker de Corbeil-Essonnes nous offre un vĂ©ritable rĂ©cital de samples tantĂŽt baroques tantĂŽt classiques, Ă  des annĂ©es-lumiĂšre du vocodeur et du dirty south. Tous les instruments y passent : du violon au piano en passant par la guitare, le clavecin, la mandoline, la flĂ»te ou encore la luth, tous au service de la mise en relief du mal-ĂȘtre d’une jeunesse nihiliste dĂ©semparĂ©e et laissĂ©e-pour-compte. Le 69Ăšme titre de la tape, qui voit Char passer Ă  son tour derriĂšre le micro, clĂŽture la marche arriĂšre sous fond d’impuissance face Ă  la souffrance et l’autodestruction : «je sais que l’addition de mes addictions mĂšne Ă  l’éradication». A contre-sens du formatage et fruit d’un travail acharnĂ© inscrit sur la durĂ©e, Marche ArriĂšre renoue avec l’ñge d’or d’une musique souterraine qui n’a, pour compte Ă  rendre, uniquement celui de partager. Un rap altruiste en voie d’extinction qui parvient Ă  rassembler une large palette d’artistes autour d’un objectif commun, celui de rendre Ă  la mixtape ses plus belles lettres de noblesse. A l’ombre du rap game et de sa peoplisation, «loin des histoires de baise entre Brenda et Dylan», les activistes du Gouffre sortent de leur torpeur pour expurger leur douleur, conjurer les rĂȘves brisĂ©s mais surtout marquer cette musique qui les a vus grandir de leur empreinte. ‱ TontonWalker.


chronique.

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crĂƠdit photo: Rodigo Allevaneda.


concerts.

Art Is A Live x New M

orning

On n’était pas trĂšs nombreux ce samedi Ă  la sixiĂšme session d’Art is a live au new Morning pour un bon concert de rentrĂ©e : pourtant, l’ambiance Ă©tait au rendez-vous. A mon arrivĂ©e vers 21h, la premiĂšre partie a dĂ©jĂ  commencĂ© : je fais une trĂšs bonne dĂ©couverte avec le Bohemian Club, le groupe de Walter, Orus et Zoonard. Il me surprend agrĂ©ablement par le cĂŽtĂ© funky des prods trĂšs convaincantes de Goomar et quelques textes dĂ©tonants. Une bonne cohĂ©sion de groupe et une bonne affinitĂ© avec le public finit par rendre cette premiĂšre partie rĂ©solument agrĂ©able et donne envie de suivre de prĂšs l’évolution de ce club de bohĂ©miens. La seconde partie, assurĂ©e par 2 MCs qui ont dĂ©jĂ  une solide rĂ©putation dans le milieu (GaĂŻden & Yoshi) finit de chauffer la salle : un show plutĂŽt carrĂ©, la voix rocailleuse de GaĂŻden qui me fait penser Ă  celle d’Ibrah de BouchĂ©es doubles confĂšre un style peu banal Ă  leur prestation scĂ©nique. Adeptes de la punchline, les deux compĂšres parviennent aussi Ă  faire Ă©merger une bonne alchimie avec le public sensible Ă  l’humour de leurs phases et entreprennent de prĂ©parer comme il se doit la salle Ă  l’arrivĂ©e des tĂȘtes d’affiches, soit les quatre membres de la Scred Connexion. Le « carrĂ© d’as du Boulevard BarbĂšs » apparaĂźt enfin vers 23h30, et comme Ă  son habitude, assure Ă  tous les fans de hip-hop de passer un moment qui ramĂšnera 10 ou 15 ans en arriĂšre les plus vieux et ravira tout le monde. Vieux avant l’ñge, Avec c’qu’on vit, On pense tous monnaie monnaie
 De la Scred Selexion Volume II au dernier opus de Mokless en passant par les titres de Du mal Ă  s’confier, tout le rĂ©pertoire de la Scred Connexion est balayĂ© de façon transversale pour le plus grand bonheur de nos oreilles. Moment d’émotion avec le traditionnel Je parle de Koma que tout le public parvient Ă  backer bien que ce morceau ne soit jusque-lĂ  sorti nulle part ailleurs que sur le net.

Et le couplet de Haroun dans Panam All Starz nous ramĂšne Ă  nos annĂ©es collĂšge dont on serait Ă  ce moment-lĂ  presque nostalgiques. Le crew assure une ambiance chaleureuse, tantĂŽt festive, tantĂŽt consciente ou propice Ă  l’émotion. Les mcs donnent toujours la prioritĂ© Ă  cette relation particuliĂšre au public qui fait leur marque de fabrique (distribution de t-shirts et d’anciennes mixtapes rĂ©Ă©ditĂ©es). La Scred Connexion est de ces groupes que l’on va voir en concert en ayant un peu l’impression d’aller passer une soirĂ©e entre amis : la convivialitĂ© du public est toujours au rendez-vous et on fait toujours de belles rencontres lors d’un Ă©vĂ©nement rassemblant des fans du groupe parisien. Preuve de cette ambiance familiale, j’aperçois dans la foule un petit bonhomme d’environ 8 ans, que tout le monde fait attention Ă  mĂ©nager et qu’on fait passer volontairement devant pour lui permettre d’apprĂ©cier le concert. La Scred en live c’est de la bombe et les vrais le savent
 Quelques vannes sur la ligue 1 et un ou deux Ici c’est Paris plus tard, on se sĂ©pare sur le fameux B.E.Z.B.A.R qui nous transporte dans le 18e arrondissement le temps d’une chanson. Et puisque le savoir est une arme, passage obligĂ© par le shop Bboykonsian prĂ©sent sur place, avec vente de t-shirts, d’albums et de livres centrĂ©s sur la politique et le combat antifasciste. La compilation LibertĂ© pour les prisonniers de Villiers-le-Bel est Ă©galement en vente, les bĂ©nĂ©fices sont reversĂ©s aux familles des prisonniers de l’affaire Villiers-le-Bel. Ce qu’on aime dans ce genre de soirĂ©es hip-hop c’est aussi ça : quand les actes suivent les paroles
 Parce que l’esprit hip-hop, ce n’est pas que du break et de la musique et que ce mouvement est intrinsĂšquement politique. Du street art, du rap, un public chaleureux et de la conscience politique. Le tout orchestrĂ© par le personnel souriant et serviable du new Morning : une soirĂ©e comme on aimerait en passer plus souvent. DĂ©part Ă  1heure du matin, Ă  nous le noctilien
 ‱ Pauline Motyl.

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crédit photo: ©ibjohnson. 50


interview.

Espiiem entretien de

haute voltige Espiiem, un nom bien connu dans le rap game. SaluĂ© pour son talent, son Ă©loquence Ă©vidente et son savoir encyclopĂ©dique, il apparaĂźt dans la plupart des coups de cƓurs de passionnĂ©s. Son mini-album Haute Voltige est sorti en dĂ©but de mois et a confirmĂ© combien il fallait dĂ©sormais compter sur Le Noble. Doux, posĂ© et rĂ©flĂ©chi, l’homme est Ă  l’image de son flow. Pendant l’interview, on dĂ©couvre un artiste sincĂšre, en phase avec sa musique et avec qui il fait bon discuter. Espiiem, un nom qui gagne Ă  ĂȘtre connu en dehors du rap game. D’oĂč viens-tu, Espiiem ? Mon parcours est un peu sinueux parce que je suis issu de la formation Cas de Conscience qui est une formation trĂšs rap, des grosses sonoritĂ©s New Yorkaises, assez sombres. Puis, j’ai basculĂ© vers un autre groupe, qui est The Hop, qui est Ă  mi-chemin entre Soul, Jazz, avec beaucoup de musiciens et une chanteuse. Et en solo, je fais un peu le lien entre ces deux influences trĂšs diffĂ©rentes. J’arrive Ă  me frayer un chemin un peu Ă©trange entre toutes ses sonoritĂ©s-lĂ  pour faire ce que je fais maintenant avec Haute Voltige. Je ne sais pas encore vraiment que sera la suite. Mais en tout cas j’espĂšre que ce sera liĂ© Ă  davantage de compositions, faire appel Ă  pas mal de musiciens et essayer de dĂ©velopper toujours un son assez diffĂ©rent, qui me plait.

Qu’est ce que tu tires de chaque Ă©tape ? On Ă©tait quatre dans Cas de Conscience. C’était pour nous le moyen de progresser, c’est vraiment ce qui m’a formĂ©. On Ă©crivait tous, puis on se voyait pour faire le bilan, se jauger les uns. Ça m’a donnĂ© une vĂ©ritable assise en tant que MC. Avec The Hop, j’étais MC dans un groupe de musiciens, ça m’a donnĂ© une approche plus musicale pour aborder un morceau dans sa globalitĂ©. Ça m’a apportĂ© un savoir-faire sur les structures de sons. Je sais maintenant choisir les instruments par rapport aux morceaux. Maintenant en solo, je prends du plaisir. Grace Ă  mon parcours, j’ai l’assurance de savoir ce que je fais. Comment les connexions se font avec tout ton entourage ? Dans The Hop il y a Kema et Sabrina. Sabrina travaille avec Jimmy Whoo qui a le studio Grandeville. En fait, avec Jimmy Whoo, on Ă©tait en classe ensemble au lycĂ©e, donc on se connaĂźt depuis trĂšs longtemps. Sabrina, ça s’est fait via The Hop. Les connexions se sont faites trĂšs naturellement parce qu’on trouvait qu’il y avait un talent mutuel. Avec Sabrina, ils ont bien accrochĂ© donc ils ont fait des morceaux ensemble. Tout s’est fait vraiment naturellement et on se connaĂźt tous un petit peu. On fait chacun nos projets avec les avis des autres donc les connexions se font au feeling parce que l’un connaĂźt un beatmaker, un studio,

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un autre artiste et puis ça fait d’autres liens et ça ne fait que croĂźtre. Et The Hop, c’est fini aujourd’hui ? The Hop, ce n’est pas fini pour l’instant, on va dire que c’est en phase de stand by. On est trĂšs nombreux, donc au niveau de l’organisation, c’est Ă  chaque fois compliquĂ© de mettre un morceau en place. L’un travaille, l’autre est en vacances
 Chacun se dirige sur ses propres projets. Il y a Loubenski, qui Ă©tait le bassiste et qui fait ses propres projets avec Sabrina. Il y a Benjamin, le batteur, et Kema, l’autre rappeur qui font leur truc, donc on part plus sur nos projets solos. Mais, j’espĂšre, en tout cas, pouvoir revenir sur cette formation pour quelques morceaux. Ils prendraient plaisir Ă  le faire aussi. On reste trĂšs en contact. On suit ce que fait chacun de trĂšs prĂšs, mais pour l’instant, il n’y a pas de morceaux estampillĂ©s The Hop Ă  venir. Les rappeurs travaillant avec des musiciens sont assez rares dans le milieu, comment tu y es venu ? En France, ça n’a pas Ă©tĂ© fait Ă©normĂ©ment parce que les gens associent peut-ĂȘtre les instruments Ă  quelque chose de trop lĂ©ger, de maniĂšre presque pĂ©jorative. Ils auraient peut-ĂȘtre le sentiment, Ă  tort, de perdre ce cĂŽtĂ© rue, ce grain. Alors qu’au contraire, ça permet d’ouvrir encore plus ta musique, d’aller encore plus loin. C’est pour ça que ce n’est pas fait suffisamment. Et puis, on est arrivĂ© maintenant Ă  une gĂ©nĂ©ration, oĂč mĂȘme les musiciens, qui sont dans The Hop par exemple, ont Ă©coutĂ© beaucoup de rap et ça leur fait plaisir d’apporter leur touche sur cette musique. PeutĂȘtre qu’il y a 20 ans, les musiciens n’écoutaient pas de rap donc le brassage se faisait moins facilement. C’est aussi pour ça que j’espĂšre qu’on va en voir davantage. On sent qu’il y a toujours une alchimie entre ton texte et la production. C’est voulu ? Je suis content que tu mettes ce point lĂ  en Ă©vidence parce qu’avant j’écrivais sur des instrus, parfois mĂȘme sur les morceaux d’autres artistes. Maintenant, j’écris uniquement sur mes instrus pour vraiment ĂȘtre dans l’esprit. Donc je suis content que tu puisses ressentir cette symbiose. Comment je fais ? Ça se fait naturellement. Dans le processus crĂ©atif, avant ce n’était pas le cas. Je faisais un peu Ă  droite, Ă  gauche. Maintenant, j’ai besoin d’avoir l’instru

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pour pouvoir partir. MĂȘme en ayant des instrus originales, ça te permet de pouvoir ĂȘtre original, d’essayer de t’adapter au niveau de la prod. Donc je pars de l’instru pour pouvoir y apporter ma propre touche et ĂȘtre rĂ©ellement en adĂ©quation avec elle. Tu n’écris jamais avant d’avoir une prod’ ? Avant c’était le cas. Maintenant ça peut arriver, Ă  des rares occasions. Tu peux ĂȘtre dehors, avoir une phrase qui te vient, puis une seconde, donc tu commences avant. Mais des morceaux entiers, maintenant non. J’essaie de pousser mon innovation de la musique plus loin et d’ĂȘtre en phase directe avec mon instru. C’est une vraie dĂ©marche artistique. Tu te considĂšres comme un artiste ? Ah 
 Bonne question. Pour moi, ĂȘtre un artiste ce n’est pas uniquement le fait de produire de l’art. Ce n’est pas parce que, Ă  mon sens, tu vas faire un morceau ou un CD que tu es un artiste. Sinon, tu peux dire que n’importe qui est un artiste. Mais pour moi, artiste dans le sens noble du terme, c’est presque quelque chose qui s’acquiert. Il faut y rĂ©flĂ©chir mais le fait qu’il y ait une osmose parfaite entre ta vie, ce que tu es et l’art que tu proposes, je pense que c’est quelque chose qui s’acquiert au fil du temps. Je pense qu’on devient artiste et on le cherche. Ce n’est pas uniquement le fait d’en produire qui te rend artiste. Donc, est-ce que tu te considĂšres ainsi ? Je me pose souvent la question. En tout cas, quand on me demande, je ne dis pas d’emblĂ©e que je suis un artiste. J’ai l’impression que c’est prĂ©tentieux ou hautain de le dire. En tout cas, je fais tout pour le devenir et pour pouvoir coller aux aspirations que j’associe Ă  ce mot lĂ . Le jour oĂč je dirai vraiment que je suis un artiste, c’est que j’aurai accompli ce que je voulais faire Ă  la base. J’essaie d’approfondir ma quĂȘte, d’ĂȘtre Ă  la hauteur de cette conception. J’en suis Ă  mon deuxiĂšme projet, Haute Voltige. Je suis en train de me bĂątir, de me construire. Au fil de mes projets, j’espĂšre pouvoir acquĂ©rir ce sceau lĂ . Qu’est ce que tu rĂ©ponds quand on te demande ce que tu fais dans la vie ? Je dis que je fais de la musique, du rap plus particuliĂšrement. Les mentalitĂ©s changent mais je pense qu’il y a quelques annĂ©es, si tu disais que tu fai-


interview.

crĂ©dit photo: ©ibjohnson. sais du rap, c’était vraiment mal vu. Je ne dis pas qu’aujourd’hui c’est parfait, mais les mentalitĂ©s Ă©voluent malgrĂ© tout. Je dis que je fais de la musique, que je fais du rap. Je dis que j’étudie la philosophie Ă  cĂŽtĂ©, j’ai des activitĂ©s Ă©tudiantes, j’écris des textes, je fais des concerts. VoilĂ , c’est ce que je fais. Pour revenir aux prods, qu’est-ce qu’il faut pour qu’une musique t’inspire ? Je n’ai pas vraiment d’ingrĂ©dients magiques. Mais, malgrĂ© tout, il y a une constante de certaines sonoritĂ©s musicales. Pas forcĂ©ment en synthĂ©, j’aime bien le sample. J’aime aussi la composition directe avec des vrais instruments. J’apprĂ©cie quand il y a un groove. Ce sont des choses abstraites, je ne peux pas rĂ©pondre prĂ©cisĂ©ment. Je ne sais pas ce qui m’inspire. Ça varie de morceaux en morceaux. C’est constamment au coup de cƓur, Ă  la claque. Je ne peux pas dire ce qui va me plaire au prochain morceau. On dit de certains artistes qu’ils se trahissent quand ils changent de style musical, tu en penses quoi ? Tout dĂ©pend de l’intention. Il y a plein d’artistes que l’on connaĂźt, arrivĂ© Ă  une certaine forme de notoriĂ©tĂ©, ils sont contraints de faire des morceaux plus ouverts ou plus lĂ©gers pour rentrer dans les clauses que leur dicte leur major. Donc, ils changent leur musique, ils la trahissent. Leur musique qui Ă©tait faite avec spontanĂ©itĂ© est ensuite faite par calcul mais les auditeurs ne sont pas dupes. Maintenant, je ne pense pas me trahir parce qu’il y a un vrai fil conducteur et un vrai suivi. Les textes sont cohĂ©rents, c’est juste

le support musical qui change. Je reste dans une lignĂ©e. Je n’aurais aucune utilitĂ© Ă  me trahir, je choisis la voie indĂ©pendante. Je ne suis contraint par personne pour faire la musique que je produis. Je la fais vraiment par plaisir et parce que je la ressens vĂ©ritablement. J’espĂšre ne jamais me trahir sinon je m’arrĂȘte. Je ne pourrais pas me regarder dans le miroir. Quelles sont les influences que tu aimes retrouver dans ton rap ? Tu cites beaucoup de grands. Oui c’est facile, je me cache derriĂšre les grands parce que je les apprĂ©cie Ă©normĂ©ment. Comme j’expliquais, ce que j’aime c’est le feeling et le groove. Ce ne sont pas des choses que je pourrais expliquer par A+B. J’écoutais un morceau de Q-tip hier, c’est le feeling en personne. Ce n’est pas forcĂ©ment un flow trĂšs mathĂ©matique, trĂšs carrĂ©, mais il a l’essence du truc. Quand tu l’écoutes, que tu comprennes ou pas les paroles, c’est un truc trĂšs agrĂ©able. C’est un truc que j’aimerais faire ressentir. Que l’écoute soit active ou passive, il faut qu’elle soit agrĂ©able. J’ai lu dans tes interviews que tu disais « J’ai Ă©tudiĂ© les rappeurs amĂ©ricains », c’est Ă  dire ? On revient des annĂ©es en arriĂšre avec Cas de Conscience. J’avais Ă©coutĂ© Ă©normĂ©ment de rap. Quand tu Ă©coutes un morceau de rap sans en faire, tu te dis « wahou, ce Mc, je le trouve super fort, ce qu’il fait, ça me plait, ça me touche ». Quand tu passes d’auditeur Ă  acteur, tu te demandes comment tu peux transformer ce qui te plaisait en le fournissant. Du coup, tu dĂ©cortiques les textes, tu les Ă©coutes. Tu

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crĂ©dit photo: Antoine Omerin. calcules sur une phrase, sur quatre pieds, quatre mesures. Combien de phrases y a-t-il ? Comment il les place ? Tu Ă©tudies les sonoritĂ©s qu’il y a. Pour pouvoir se forger sa propre identitĂ©, tu es obligĂ© au dĂ©but de mimer, copier des modĂšles que tu t’ériges. C’est vraiment ce qu’on a fait avec les MC qu’on kiffait : Big L, Big Pun, Rakim etc. Tu l’écoutes et tu rends compte que dans les rimes qu’il fait, il va y en avoir trois ou quatre qui riment sur plusieurs pieds, sur trois ou quatre syllabes. C’est un travail qui est plaisant, ça doit paraĂźtre fastidieux quand on en parle. Mais c’est comme ça que tu Ă©tudies Ă  la base. Donc, au dĂ©but c’est trĂšs froid, puis tu reproduis. Et Ă  la fin, tu fais ton propre truc tout en ayant cette base solide. Ça passe par ça l’étude. Tu Ă©coutes un son et tu annotes, ce qui va te parler en tant qu’auditeur et tu vas le reproduire. C’est assez rare de faire ce travail lĂ  Ă  la base, non ? Oui, mais il n’est pas forcĂ©ment indispensable. Moi je suis vraiment un auditeur passionnĂ©. J’en ai Ă©coutĂ© intensivement pendant cinq-six ans parce que ça me plaisait. Quand j’en ai fait, j’avais dĂ©jĂ  un bagage culturel hip hop. Du coup, quitte Ă  en faire, autant le faire comme ceux que j’adorais en tant qu’audi-

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teur. AprĂšs, il y en a d’autres qui ne ressentent pas le besoin de le faire. Moi, ça me paraissait indispensable de le faire. Et mĂȘme les potes avec qui j’étais, Fils Prodige, L’Étrange et L’Homme de l’Est avaient cette mĂȘme dĂ©marche. On Ă©tait quatre Ă  faire ce job lĂ  et on prenait plaisir Ă  le faire. Ça fait partie de notre parcours Ă  nous. Comment tu Ă©cris ? Tu Ă©cris d’abord un thĂšme, une idĂ©e et tu construis et dĂ©construis autour ? DĂ©jĂ , je n’écris pas sur papier et stylo. J’écris de tĂȘte. Quand j’ai commencĂ© Ă  Ă©crire, j’habitais dans un petit appartement avec ma mĂšre et ma sƓur. Quand je rentrais, je ne pouvais pas rapper parce qu’elles m’auraient entendu, et pour moi c’était honteux. Du coup, je devais Ă©crire en allant en cours, en rentrant. J’ai pris une certaine gymnastique intellectuelle. J’ai conçu les premiĂšres phrases de tĂȘte et c’est un truc qui m’est restĂ©. Maintenant, ça m’est naturel de composer comme ça. Je ne les Ă©cris pas. Je retiens tout. Par contre, j’annote. Par exemple, je vais aller chez un pote, je vais avoir une idĂ©e avant, je la note sur mon tĂ©lĂ©phone parce que je ne vais pas avoir le temps de la garder puis je la retravaille en rentrant chez moi. C’est comme ça que j’écris.


interview. Et tu travailles en dĂ©coupant ou les sonoritĂ©s se font toutes seules ? Ça varie. Disons que j’écris le gros d’un texte sur l’instru qui va me plaire, puis aprĂšs, je peux me dire « non, j’enlĂšve cette phrase lĂ  » et la remplacer par une autre phrase que j’avais Ă©crite il y a longtemps mais qui finalement va bien s’intĂ©grer. C’est un genre de puzzle. Je suis un perfectionniste dans le texte. Je veux qu’ils soient vraiment rĂ©ussis, comme si ça pouvait ĂȘtre le dernier. Ils sont Ă  la fois spontanĂ©s dans la premiĂšre impulsion puis travaillĂ©s dans le dĂ©tail. Tu as des personnes qui ont cette facultĂ© d’écrire un premier jet en trĂšs peu de temps, des trĂšs bons textes. C’est un truc que j’aimerais faire mais ce n’est pas comme ça que je fonctionne. Ils peuvent Ă©crire en trois quarts d’heure une heure, j’en suis incapable. Peut-ĂȘtre qu’ils vont changer un ou deux dĂ©tails. Pour moi, c’est difficile, et j’aimerais vraiment acquĂ©rir cette facilitĂ© lĂ , aller aussi avec ce truc d’artiste dont tu parlais tout Ă  l’heure : la premiĂšre impulsion. Le feeling est d’autant plus lĂ  quand les choses se font naturellement. Fais-tu le lien entre rap et poĂ©sie ? Je fais le lien d’une certaine maniĂšre mĂȘme si c’est diffĂ©rent parce qu’on est sur de la musique donc le ressenti est forcĂ©ment diffĂ©rent. Mais ce qui caractĂ©rise le rap et la poĂ©sie, c’est que c’est une Ă©criture qui est trĂšs codĂ©. Par exemple, dans une certaine forme de poĂ©sie, tu peux avoir les alexandrins, tu as tes douze pieds et il faut absolument que tu arrives Ă  faire tenir ton vers sur tes douze pieds. On a la mĂȘme chose en rap avec les caisses claires. Il faut que l’on fasse rentrer nos phrases et notre texte dedans. La poĂ©sie est diffĂ©rente, parce qu’elle est vouĂ©e malgrĂ© tout Ă  ĂȘtre lue. C’est Ă©crit noir sur blanc, tu la lis. Tandis que dans le rap, il y a aussi l’interprĂ©tation du texte. Je peux plus jouer avec le rap qu’avec la poĂ©sie. Un rap, je vais pouvoir l’amĂ©liorer par la maniĂšre dont je vais le poser. En poĂ©sie, tu ne peux pas tricher, il faut que la phrase soit parfaite. Il y a des liens de parentĂ© mais il y a quelques diffĂ©rences dans le mĂ©dia. Est-ce que tu as des sujets qui te touchent et t’inspirent particuliĂšrement ? Je ne sais pas quels sont mes thĂšmes de prĂ©dilection. Ça fait partie du cĂŽtĂ© spontanĂ©. J’écris et il y a quand mĂȘme une cohĂ©rence. Je suis incapable de te dire. Je peux parler des filles avec ma propre maniĂšre, de mes amis avec ma propre

maniĂšre. À l’écoute des morceaux, ce qui peut transparaitre, c’est cette dĂ©termination de s’approprier les choses. C’est peut-ĂȘtre ce qui peut se dĂ©gager de mes textes, cette volontĂ© de s’affirmer, d’ĂȘtre avec mes proches, cet esprit collectif qui peut ressortir. J’aime bien faire parfois des thĂšmes, mais pas trop parce que c’est un cadre qui peut parfois ĂȘtre rĂ©ducteur. On le voit Ă  ma maniĂšre de parler, j’aime bien partir sur une phrase, sur telle idĂ©e, deux phrases aprĂšs, sur une idĂ©e totalement diffĂ©rente pour entretenir le truc. Tu vas au fond de tes idĂ©es. Tu penses ĂȘtre un fin analyste ? Ça se fait naturellement, peut-ĂȘtre dĂ» Ă  ma personnalitĂ©. Je n’ai pas le sentiment d’analyser les choses. Je n’ai pas le cĂŽtĂ© relou d’écrire pour analyser. J’essaie d’apporter mon propre point de vue, de trouver la brĂšche originale mais je ne fais pas de la musique en me disant « je vais apporter ma propre analyse ». Ou alors si je le fais, c’est naturel, presque Ă  mes dĂ©pens. J’écris ce que je ressens avec ma propre analyse, mon propre point de vue, mais ce n’est pas mon but final. De fait, quand tu Ă©coutes, tu te dis « Espiiem, il apporte un truc diffĂ©rent ». Qu’est ce que tes Ă©tudes de philosophie t’apportent en plus ? Il me semble que Youssoupha avait suivi un cursus philosophique. Des influences supplĂ©mentaires, tu trouves peut-ĂȘtre des concepts diffĂ©rents. Tu lis d’autres livres, Schopenhauer. Ces philosophes apportent leur propre concept, leur propre vision de la vie. Ton travail quand tu es en philosophie, ça va ĂȘtre d’en discuter. D’une certaine façon, de te forger tes propres opinions. Finalement ce truc d’analyse et de vision diffĂ©rente passe peut-ĂȘtre par la philosophie. Quand tu Ă©tudies un auteur, on te demande de le dĂ©cortiquer, de l’analyser, de l’argumenter et d’en dĂ©battre. Tu affirmes ta propre opinion. J’étais Ă  la Sorbonne donc j’ai eu des profs qui maitrisaient la langue française comme pas deux. Tu arrives en classe, mĂȘme si tu ne te souviens pas du cours, tu les Ă©coutes et tu es de savoir constamment. Tu peux te dire « Ok elle est bien cette expression, je vais l’utiliser ». Affirmation de son propre point de vue, baigner dans un monde de mot et donc quand tu Ă©cris, ça t’aide. On sent dans des textes que tu t’intĂ©resses

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beaucoup Ă  la culture, Ă  la religion, on pourrait dire le mot intellectuel. C’est ce que l’on se disait sur le projet Haute Voltige. Le problĂšme du mot intellectuel, c’est que ça fait une forme d’élite. Ce n’est absolument pas ma vocation. Je ne me suis jamais dit « je vais faire ça, je vais apporter un truc que les autres n’ont pas, parce qu’ils ne peuvent pas l’atteindre ». Je fais ça parce que ça me plait. C’est comme la pochette : ça pourrait participer au cĂŽtĂ© intellectuel, au fait que je me diffĂ©rencie. J’ai la crainte que cela passe pour intello alors que non, c’est juste poser une vision, une imagerie qui me plait. Elle plait Ă  certains, d’autres ne la comprennent pas parce qu’elle ne ressemble pas Ă  un projet de rap, mais justement c’est un truc utile. Il y a des secteurs diffĂ©rents, il ne faut pas simplement vouloir marcher sur des traces. Donc, tu peux nous l’expliquer la pochette ? J’ai fait appel Ă  un Ă©tudiant en Beaux Arts. À l’écoute des morceaux, il a fait des collages. C’est un beau produit. Il y a dix morceaux, une illustration par morceau, avec les paroles. Chaque image a un sens, elle correspond au morceau, mais on ne lui a pas donnĂ© de directions prĂ©cises dans le choix de ses collages. Il y a du sens pour lui et aprĂšs c’est Ă  chacun de se faire son propre sens. Il y a un texte trĂšs particulier. Ça ne veut rien dire, les gens vont ressentir selon leur interprĂ©tation. Je ne peux pas te dire « ça, ça veut dire ça ». Il faut faire l’effort. Pour revenir sur le produit intello, c’est un truc que je kiffe Ă  fond. Sans prĂ©tention aucune, c’est un projet, en tout cas dans le rap, qui n’est pas commun. Et, je pense, que mĂȘme si c’était un autre artiste qui l’avait fait, je l’aurais soutenu parce que ça nous sert d’avoir un truc comme ça, diffĂ©rent au niveau de l’imagerie. Je suis content d’avoir poussĂ© le truc aussi loin, d’apporter une vision diffĂ©rente. Pas intello, diffĂ©rente. Certains vont le ressentir, d’autres pas. Tu nous as pas mal dit comment tu te diffĂ©renciais. C’est tout selon toi ? La voix dĂ©jĂ . J’ai une voix caverneuse, diffĂ©rente. J’ai aussi la chance, par le travail, de pouvoir m’adapter Ă  tous types d’instrus. Sur des instrus lentes, je peux rapper vite, sur des instrus rapides, je peux rapper normalement. Comme je me creuse pas mal la tĂȘte sur les textes malgrĂ© tout, je pense qu’ils sont bien travaillĂ©s. Je me

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diffĂ©rencie par le point de vue, par l’imagerie. Tu vois, je ne suis pas en gros plan sur la pochette, je suis absent. Mon nom est en petit. Le travail qui est mis en avant, c’est celui de l’artiste. Mais pareil, d’un cĂŽtĂ©, je cherche Ă  ma diffĂ©rencier par la musique, mais d’un autre c’est une aspersion qui m’est naturelle. Ton flow est apaisant. Cool. C’est bien. Le rap et la musique que j’écoute sont souvent apaisants donc je suis content que ça puisse apaiser. Il y a paix dedans. Dans ce projet, il y a quand mĂȘme des morceaux pĂȘchus Paso Doble et Kilimandjaro. Il y a quand mĂȘme des sonoritĂ©s jazz, c’est apaisant, mais il y a quand mĂȘme quelques pics pour te rĂ©veiller un peu, aprĂšs j’apaise Ă  nouveau. On est sur quelque chose d’assez planant, d’oĂč le nom. Être un peu plus colĂ©rique sur deux ou trois morceaux, ça fait du bien. On a Ă©voquĂ© ton Ă©volution, ton flow et ton choix d’instru. Est-ce que tu te considĂšres comme un MC complet ? Je travaille constamment pour essayer de l’ĂȘtre parce que c’est de cette maniĂšre lĂ , que l’on peut montrer notre talent, nos compĂ©tences, que l’on peut s’adapter Ă  plusieurs styles de musique. Maintenant, grĂące Ă  mon parcours, quelqu’un qui va Ă©couter ma musique, sans me connaĂźtre personnellement, il pourra dire « Ok, Espieem il est Ă  l’aise sur plusieurs types » donc dans ce sens-lĂ , on pourra dire que je suis un MC complet. Il y a toujours des nouvelles sonoritĂ©s qui arrivent, c’est un travail perpĂ©tuel. Mais, en tout cas, dans mes aspirations, dans mon parcours, je pense que je dĂ©montre que je suis un MC complet. Haute Voltige est trĂšs attendu, tout le monde te cite comme une rĂ©fĂ©rence, comme quelqu’un Ă  suivre, ça te met la pression ou au contraire c’est une Ă©mulation assez positive ? À mon Ă©chelle, ça me met une bonne pression. Je reste quand mĂȘme une personne assez underground. Pour pouvoir connaĂźtre ma musique, il n’y a pas 36 maniĂšres. Ça va ĂȘtre le bouche Ă  oreille, je ne passe pas dans les grands mĂ©dias, dans les grandes radios, donc les personnes qui vont faire l’effort de m’écouter c’est soit parce qu’un ami leur a conseillĂ©, soit parce qu’ils vont aller chercher Ă  droite Ă  gauche. Donc, je bĂ©nĂ©ficie d’un public qui est assez confidentiel mais qui est trĂšs puis-


interview.

crĂ©dit photo: Antoine Omerin. sant, trĂšs fort. Quand les gens me disent qu’ils l’attendent, ça me touche et ça ne met pas une pression nĂ©gative, au contraire. C’est un genre de respect mutuel et implicite entre l’auditeur et moi. Moi, je me donne Ă  fond sur les projets, sur chaque morceau. Les auditeurs le savent donc ils l’attendent et c’est cool. Ça me booste. Je redouble d’efforts pour leur donner un truc encore plus puissant, plus diffĂ©rent pour les surprendre. C’est dans ce sens-lĂ  que ça me plait particuliĂšrement. Je ne marche pas Ă  la pression, sinon je ne serai pas lĂ . C’est avant tout un plaisir. Quand les gens te reconnaissent dans la rue et t’encouragent, il n’y a rien de plus fort. Si tu arrives Ă  toucher une personne, pour moi tu as rempli ta mission. TrĂšs attendu, peut-ĂȘtre pas. Il est attendu par les personnes qui me connaissent dĂ©jĂ . MalgrĂ© tout, il faut quand mĂȘme que je fasse mes preuves, je n’ai pas sorti Ă©normĂ©ment de projet. Ils ont confiance, mais il faut que je fournisse des preuves. J’espĂšre que ça va prospĂ©rer si ce projet prend la forme qu’il mĂ©rite. J’espĂšre que le public va encore grandir, le bouche Ă  oreille va continuer. Ce sera d’autres personnes Ă  convaincre. Donc Ă©mulation positive. Tu es le premier album sorti sur le 75e session records, est-ce que tu peux en parler un peu ? C’est bien, c’est une expĂ©rience. Eux comme moi, ça nous permet de faire face au monstre qu’est l’industrie et essayer de

jouer des coudes pour que le projet ait la visibilitĂ© qu’il doit avoir. C’est un trĂšs beau premier projet, j’en suis trĂšs satisfait. Tu as plein de majors qui ne font pas cet effort lĂ . Il faut du temps pour faire un projet. Il faut que chaque balise soit remportĂ©e avec succĂšs. Quand Ă  la fin, tu as un projet comme Haute Voltige, qui est aussi complet, c’est une satisfaction. J’espĂšre qu’ils vont rĂ©ussir Ă  prospĂ©rer et qu’ils vont signer pleins d’autres artistes talentueux. Il n’y a pas de featurings dans le projet ? Dans le morceau Kilimandjaro, il y a une petite intervention de L’Étrange parce que je reprends un gimmick qu’il avait fait dans un freestyle « Laisse-moi prendre de l’altitude » donc il intervient mais il n’y a pas de featurings sur le projet. Ça peut paraĂźtre risquĂ© parce que l’on est dans une Ăšre oĂč, pour les premiers projets, le nom de l’artiste est occultĂ© par tous les gros featurings. Mais ça faisait aussi partie de la dĂ©marche. LĂ , pour le premier qui sort dans les bacs, je dois affirmer vraiment mon style, une ligne forte. Pour les projets qui suivront, pas de problĂšme pour mettre des feats, des collaborations avec d’autres rappeurs, mais pour le premier, il Ă©tait important d’imposer ma ligne forte en solo. Comment tu vois Haute Voltige ? C’est terminĂ© ? Qu’en as-tu appris ? Ce n’est que le dĂ©but. Il y a des concerts qui arrivent. Ce pro-

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jet n’est pas ancrĂ© Ă  une date. À la base, c’était vraiment par passion. Puis, on a atteint un certain niveau, une certaine forme de public. Le CD physique est quand mĂȘme perçu comme un accomplissement, donc en ce sens c’est une finalitĂ© de l’avoir. Sur le projet, je ne marche pas vraiment aux regrets. MĂȘme si c’est le premier projet qui sort, j’ai malgrĂ© tout un parcours assez long derriĂšre. Je connais pas mal d’ingĂ© son, je sais quel choix faire grĂące Ă  mon bagage. On peut toujours progresser dans l’aspect promo, pas forcĂ©ment dans l’aspect musique, mais plus dans l’encadrement du projet. Comme on combat avec des armes qui sont plus modestes que les grandes majors, il faut vraiment ĂȘtre carrĂ©. C’est sur ce point qu’il faut qu’on progresse Ă  chaque fois. Mais je n’ai pas de regret. Le projet est ce qu’il est et il me plait. Tu imagines si je sortais un projet que je n’aimais pas, qui ne me correspondait pas ? Comme je dis, quand tu fais les choses avec le cƓur, avec passion, tu ne peux pas le rejeter. c’est quelque chose qui te correspond. Il a vraiment Ă©tĂ© fait avec la meilleure intention possible. Je t’ai vu sur scĂšne au Petit Bain, je ne te connaissais pas vraiment Ă  l’époque, tu as mis le feu. Comment tu vis la scĂšne ? C’est une sorte d’aboutissement ? Ce n’est pas un aboutissement parce que j’apprĂ©cie aussi beaucoup le studio. Mais la scĂšne, j’y prends beaucoup de plaisir. Ça me plait, je suis backĂ© par mes potes. C’est un truc collectif aussi, tu peux dĂ©couvrir d’autres personnes. Tu as la relation directe avec le public. Tu dois capter l’attention. Quand tu arrives Ă  ĂȘtre en phase, ça ne se fait pas instantanĂ©ment, les morceaux prennent une dimension toute autre. C’est vraiment quelque chose qui compte pour moi. Le projet va ĂȘtre dĂ©fendu avec des musiciens, donc on va apporter une touche diffĂ©rente. C’est un moyen de prĂ©senter les morceaux que les gens peuvent connaĂźtre en se mettant en danger et en apportant quelque chose d’autre. Un vĂ©ritable plaisir. Tu te tiens assez Ă©loignĂ© du milieu hip hop parisien et particuliĂšrement des Ă©vĂšnements. Pourquoi cette discrĂ©tion ? On peut presque faire le mĂȘme constat sur les rĂ©seaux sociaux oĂč tu sembles moins actif que d’autres. Certains vont pen-

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ser que c’est par snobisme mais c’est vraiment par rapport Ă  ma propre personnalitĂ©. Je produis beaucoup de rap, j’en Ă©coute Ă©normĂ©ment. Je prends plus de plaisir Ă  ĂȘtre avec mes amis, Ă  chiller Ă  droite Ă  gauche qu’à aller dans des concerts rap. MalgrĂ© tout, ça ne m’empĂȘche pas d’avoir une certaine visibilitĂ© parce que je suis en adĂ©quation avec moi-mĂȘme. Les gens ne sont pas dupes. On a eu trop tendance Ă  faire passer les auditeurs pour des cons. Quand les gens sentent que tu es naturel, ils te soutiennent. C’est un crĂ©dit supplĂ©mentaire et c’est ce qui joue en ma faveur. Je n’ai pas Ă  aller me montrer, Ă  faire une photo avec je ne sais pas qui. Je fais mon truc, les gens respectent ça. Je ne suis en froid avec personne dans le rap, c’est juste que ça m’ennuie un peu. Je vais passer pour un mec chiant ! (il rit). C’est comme dans tout milieu, mĂȘme dans le rap, il y a des mondanitĂ©s. Le dernier concert que je suis allĂ© voir c’était Christian Scott, un trompettiste, ce n’est mĂȘme pas du rap. Si j’avais un concert de rap Ă  voir, ce serait quoi ? Ca ne serait mĂȘme pas du rap français, je crois. Si tu devais donner des conseils Ă  un dĂ©butant, qu’est ce que ce serait ? Qu’est ce que tu lui suggĂšrerais de lire, voir, Ă©couter ? Je lui dirais d’avant de vouloir trop vite ĂȘtre rappeur ou artiste de vraiment se bĂątir une forte connaissance artistique. Qu’il fasse l’effort de dĂ©couvrir les diffĂ©rents styles de rap, les diffĂ©rentes Ă©poques. De cette maniĂšre lĂ , il pourrait puiser dans tout ça pour vraiment crĂ©er son propre truc. Malheureusement, on est dans une Ăšre oĂč les artistes veulent aller trop vite sans vraiment prendre le temps d’avoir une assise vĂ©ritable dans leur domaine. Pour connaĂźtre vraiment la direction qui leur plait le plus, ils ont trĂšs peu de modĂšle, parce qu’ils n’ont que 4-5-6 groupes de rĂ©fĂ©rence. Donc, je lui conseillerais vraiment de faire l’effort avant de se prĂ©cipiter. Il faut aussi Ă©largir ses musiques, pas uniquement du rap si tu es dans le rap, tu peux Ă©couter de la soul, de la musique classique, du jazz, du rock. Il faut se nourrir un peu de tout ça. Et toi, tu Ă©coutes de tout ? Je n’écoute pas de tout, mais beaucoup de styles de musique diffĂ©rents. Ça va du jazz, que j’aime Ă©normĂ©ment, au classique en passant par la musique sud-amĂ©ricaine, l’orientale, du rock aussi et Ă©normĂ©ment de rap. J’écoute vraiment des musiques trĂšs variĂ©es. Ça permet de redĂ©couvrir des musiques


interview. que tu aimes bien. J’écoute aussi de la deep house. En mot de la fin, qu’est ce que tu aimerais dire aux gens qui te suivent ? Je les remercie. Ceux qui me soutiennent, ceux qui me dĂ©couvrent lĂ  en ce moment ou ceux qui me suivent depuis le dĂ©but. J’espĂšre que les morceaux qui suivront leur plairont tout autant. Par la suite, j’arrive avec d’autres MCS que je trouve super forts. J’espĂšre qu’ils leur plairont et qu’ils dĂ©couvriront encore d’autres personnes. ‱ Tous propos recueillis par Mandarine.

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interview.

ROCÉ l’entretien-live. Alors que la pluie commençait Ă  s’abattre sur la fĂȘte de l’HumanitĂ©, ROCĂ© a rĂ©pondu Ă  nos questions. Une interview courte de quinze minutes, mais grande de sujets. Le bonhomme nous parle de live, mais bien au delĂ  de conscience politique, de la musicalitĂ© des scratchs, et des piĂšges des retournements de veste. Comment as-tu commencĂ© Ă  rapper en public ? J’ai commencĂ© la scĂšne assez jeune, dans des lieux associatifs, les fĂȘtes de quartier. Et puis, j’ai fait ma premiĂšre tournĂ©e assez tard, en 2005/2006, j’en Ă©tais dĂ©jĂ  Ă  mon deuxiĂšme album. AprĂšs j’ai Ă©cumĂ© aussi pas mal de scĂšne en France et aussi Ă  l’étranger, en Allemagne, en Hollande, en AlgĂ©rie
 Durant ces voyages, tu as pu te rendre compte des diffĂ©rences de rĂ©action des publics ? Le public est Ă  l’écoute, il est assez rĂ©ceptif. Nous, sur scĂšne, on fait en sorte d’avoir une bonne dynamique, d’ĂȘtre toujours en interaction avec le public. De faire ça vraiment comme une performance, un travail qui mĂ©rite un entraĂźnement pour pouvoir ĂȘtre mis sur scĂšne. A partir de lĂ , le but c’est de laisser les gens un peu bouche-bĂ©e. Montrer une performance, comme il peut y avoir la mĂȘme logique dans la danse. C’est Ă  force d’entraĂźnement qu’ils arrivent Ă  faire leurs figures. C’est pareil, on peut faire ce que l’on veut Ă  force d’entraĂźnement. L’idĂ©e, c’est de bluffer le public. Tu parles d’entraĂźnement, comment se prĂ©pare une tournĂ©e ? Avec DJ Karz, l’idĂ©e c’est d’ĂȘtre en interaction. Parfois il va prendre le micro, d’autres fois il va couper des morceaux pour mettre ma parole en avant. On n’est que

deux sur scĂšne. A une Ă©poque, j’ai eu un live band, mais aujourd’hui le but c’est de montrer qu’à deux on peut faire des choses aussi grandes qu’avec un groupe. A l’heure actuelle, la plupart des gens vont mettre un live band en cachemisĂšre. En plus, certains programmateurs sont assez rĂ©ticent au fait qu’il n’y ait qu’un rappeur et un Dj. C’est vraiment de l’interaction, le but c’est de mettre la barre trĂšs haute, de maniĂšre trĂšs Ă©purĂ©e. C’est assez reprĂ©sentatif de ma musique. C’est assez Ă©purĂ©, avec beaucoup de lyrics. Il faut surtout que ça envoie. Justement, les dĂ©tracteurs disent souvent que le rap n’est pas musical. C’est question de goĂ»t. Moi, je pars du principe que pour changer les enjeux de la musique, il faut de la puretĂ© et pas de la fusion. Ça veut dire que si demain je ramĂšne une chanteuse ou un chanteur, avec des violons de musique classique, pour montrer que je suis ouvert d’esprit et que je fais de la fusion, je change quoi ? Au final, ça va ĂȘtre juste pour avoir les applaudissements bien-pensants des critiques. Mais je ne vais changer aucun enjeu. On change les enjeux avec la puretĂ© mĂȘme, l’essence du mouvement . Que ce soit dans le cinĂ©ma, dans la musique etc. La poĂ©sie c’est la poĂ©sie. Si les gens n’aiment pas la poĂ©sie, ce n’est pas parce qu’on va mettre des notes de musique, qu’on va faire Ă©voluer la poĂ©sie. La poĂ©sie restera la poĂ©sie, on aura juste fait de la fusion. Le rap c’est pareil. Par exemple, on ne dit pas « les percussions c’est pas de la musique parce qu’il n’y a pas de tonalitĂ©s perceptibles comme les tonalitĂ©s d’un piano.» Les percussions restent de la musique. Le rap, c’est de la musique. Je n’attends pas la mĂ©daille ou la bonne note des critiques, je suis au dessus de ça.

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D’ailleurs, ce qui t’importe c’est le retour du public ? DĂ©jĂ , ça va commencer par moi car ça va ĂȘtre un accomplissement personnel. Puis bien sur, ça va ĂȘtre le retour du public. Comment le public perçoit l’énergie du disque ? Puis c’est surtout le long terme. Je fais une musique qui n’est pas facile, avec beaucoup de texte. Sur le court terme, mĂȘme les gens qui me connaissent n’arrivent pas Ă  donner un avis sur mes albums. Ça ne les intĂ©resse pas. Je suis dans une temporalitĂ© qui est Ă  l’écart de la temporalitĂ© mainstream dans laquelle on vit. Quand tu es en phase de composition, penses-tu dĂ©jĂ  au live ? Avant non, mais pour cet album ça a Ă©tĂ© le cas. C’est vrai qu’à un moment, on se pose la question « est ce qu’on a envie d’écrire des textes trop parsemĂ© de rĂ©flexions ? » Du coup, comment on le fait sur scĂšne? Les gens n’ont pas le temps d’écouter, ils ne peuvent pas bouger leur tĂȘte. C’est assez frustrant d’ailleurs. Il y a aussi un cĂŽtĂ© Ă©nergie que l’on veut donner, d’une maniĂšre assez gĂ©nĂ©reuse. Si les textes sont trop remplis, on n’y arrive pas. C’est la symbiose des deux que j’essaye de faire. Tu as fait ta premiĂšre tournĂ©e aprĂšs ton deuxiĂšme album. Pourquoi ça ? J’ai toujours fait des concerts, je n’ai jamais arrĂȘtĂ©. Mais par contre, ce n’était pas dans une organisation vraiment construite de tournĂ©e. C’était des concerts Ă  droite, Ă  gauche, parsemĂ©s. A partir du deuxiĂšme album, j’étais avec des tourneurs et on a pu vraiment partir sur une tournĂ©e. Aujourd’hui tu es Ă  l’Huma, qui est Ă  l’origine un festival engagĂ©. Le choix de tes dates, est il important ? En toute honnĂȘtetĂ©, je ne suis pas fan des programmations de l’Huma, parce que je ne les trouve pas assez engagĂ©es, elles n’ont pas assez de caractĂšre. Maintenant je suis trĂšs content d’y jouer, parce que c’est quand mĂȘme une superbe exposition et qu’il y a l’histoire de ce qu’est la fĂȘte de l’Huma. Je trouve ça juste dommage qu’ils ne suivent pas la cohĂ©rence de ce que c’est. Mais je suis content d’y ĂȘtre pour ce que ça reprĂ©sente. Comment prĂ©pares tu ta set list ? C’est de la mise en scĂšne comme dans le thĂ©Ăątre. Il faut vraiment qu’on ramĂšne un spectacle. Il y a aussi le cĂŽtĂ© performance, parce qu’on est enfoncĂ©

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dans la musique jusqu’au bout. AprĂšs, il ne faut pas que ça nous parle qu’à nous, que ça ne reste que de la technique. Il y a le rĂȘve, il faut amener quelque chose aux gens. Il y a toute une mise en scĂšne, comme pour une piĂšce de thĂ©Ăątre, un film ou quoique ce soit. C’est ça qui est intĂ©ressant, parce qu’à la base ce n’est pas du tout de notre domaine. Moi c’est l’écriture et le rap, lui c’est des scratchs et le mix. Et on rentre dans quelque chose qui est directement en lien avec le public. On apprend un nouveau mĂ©tier qui est celui de la mise en scĂšne, mĂȘme si on est aussi aidĂ© par d’autres et par l’expĂ©rience de toute la tournĂ©e. A chaque fois on se remet en question : « pourquoi les gens dĂ©crochent ? », « A quel moment ils dĂ©crochent ? », « Que faire pour qu’ils ne dĂ©crochent pas ? ». Entre un public de festival ou un public qui ne vient que pour toi, c’est diffĂ©rent ? Oui, c’est complĂštement diffĂ©rent. Pour les publics qui ne sont pas forcĂ©ment les miens, comme en festival, il faut ĂȘtre gĂ©nĂ©reux en Ă©nergie. Ce n’est pas acquis alors il faut envoyer! A chaque fois, c’est comme un combat. Il y a toujours des gens qui en sortent bluffĂ©s, parce qu’ils dĂ©couvrent quelque chose qu’ils ne connaissaient pas, que ça soit dans les textes ou dans l’énergie. La scĂšne donne cette chance. Car si je voulais toucher des gens, ce serait par des rĂ©seaux mĂ©diatiques que je n’ai pas et qui sont complĂštement verrouillĂ©. Quand je suis cinquante minutes sur scĂšne, c’est mon moment, c’est mon domaine. LĂ  je ne peux pas me plaindre, c’est Ă  moi de faire ma marque. Du coup, vu que tu as abordĂ© l’idĂ©e, te prĂ©serves-tu des mĂ©dias actuels ? Oui et non. Je pense aussi que je n’en ai pas le talent. Quand on retourne sa veste, il faut faire attention que ce ne soit pas la mĂȘme des deux cĂŽtĂ©s. Je n’ai pas forcĂ©ment le talent pour leur plaire. Il faut faire son bonhomme de chemin et voir comment les choses vont ĂȘtre gĂ©rĂ©es. AprĂšs, c’est vrai que je reproche souvent aux artistes d’avoir une conscience politique trop peu aiguisĂ©e. Et puis malgrĂ© tout ce qu’on peut Ă©crire sur le rap et toute la caricature que l’on en fait, je suis bien content que les gens n’aient pas encore dĂ©laissĂ© la langue française, en comparaison Ă  un certain rock, une certaine pop ou folk. Puis, ils font aussi partie des gens qui ont une conscience politique des plus ouvertes, au final.


interview.

crĂ©dit photo: B-rob. La place de la politique dans le rap est donc essentielle pour toi ? Pas forcĂ©ment dans le langage, le free jazz Ă©tait politique dans sa posture. Les saxos criaient et jouaient faux de maniĂšre assumĂ©e. Mais, c’est vrai que pour moi, mĂȘme si on sort de la musique, un citoyen qui n’est pas un citoyen en colĂšre, ce n’est pas un citoyen. Un citoyen qui n’est pas en rĂ©sistance, c’est un citoyen qui ne sert Ă  rien dans notre monde. S’il suit le courant, il ne sert Ă  rien. Et c’est la mĂȘme chose dans la musique. Ce n’est pas pour ça qu’il ne faut faire que des morceaux Ă©nervĂ©s. Nina Simone faisait des morceaux trĂšs doux, mais on sentait la rĂ©sistance dans ses morceaux. Pareil pour Bob Marley. Aujourd’hui, on est dans un monde oĂč ce n’est clairement pas ces artistes qui vont ĂȘtre mis en avant. Dans ce sens lĂ , une scĂšne est une tribune. Oui, carrĂ©ment. Le rap est ma musique de prĂ©dilection. Les thĂšmes ça va ĂȘtre aussi bien l’amitiĂ©, de la sociologie, de la philosophie, de la poĂ©sie. Mais quelque soit le thĂšme, je n’ai pas de limite. Le rap c’est quelque chose que j’apprĂ©cie, par sa forme mais aussi parce que ça me laisse une place pour m’exprimer. ‱ Juliette Durand.

“ Je n’attends pas la mĂ©daille ou la bonne note des critiques, je suis audessus de ça.” 63


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concerts. MĂ©dine x L’Olympia.

C’était ce vendredi 13 septembre que MĂ©dine investissait l’Olympia. Avant ça, il y avait eu une date prĂ©vue en mai dernier, puis annulĂ©e. De quoi s’attendre Ă  un show qui se promettait trĂšs bien ficelĂ©. Depuis quelques semaines, ses rĂ©seaux sociaux l’annonçaient, le rappeur et son Ă©quipe Ă©taient Ă  l’entraĂźnement. Puis deux ou trois jours avant, des noms de guests avaient surgi. On parlait parmi tant d’autres de Ladea, Youssoupha et Kery James. Alors oui ce soir lĂ , on s’attendait Ă  ce que l’Arabian Panther fasse ses griffes sur le dĂ©cor feutrĂ© de l’Olympia. Flynt l’avait annoncĂ© sur les rĂ©seaux sociaux : il dĂ©buterait son show Ă  20h. Et Ă  20h prĂ©cises, l’enfant du 18Ăšme dĂ©boule sur scĂšne et fracasse la premiĂšre partie. A coups de classiques de son rĂ©pertoire, il pose les premiĂšres briques d’une soirĂ©e qui dĂ©borde de promesses. C’est forcĂ©ment sur un goĂ»t de trop peu que son set de vingt-cinq minutes se termine aprĂšs Un Pour La Plume, J’Eclaire Ma Ville, Haut La Main et une Balade Des IndĂ©pendants qui rendent trĂšs bien en live. Il laisse sa place Ă  Tiers-Monde qui balance une session plus rythmĂ©e, dans un autre dĂ©lire. La salle commence Ă  ĂȘtre bien remplie et Ă  trĂ©pigner d’impatience. AprĂšs une petite session interactive avec le public sur Salaam, il passe la main Ă  la vedette de la soirĂ©e. Tout n’est pas surprise. Les vidĂ©os notamment de son concert Ă  la Boule Noire en sont la preuve. Mais pourtant tout fait son effet et tout commence par l’entrĂ©e de la bĂȘte MĂ©dine dans l’arĂšne. C’est un poing qui s’ouvre et le rappeur surgit. Magistral, derriĂšre son masque Ă  la

Bane. Le pas est lent, et la tension de l’attente fait place Ă  une autre tension. Le pas est lent, et la tension de l’attente fait place Ă  une autre tension. Peut ĂȘtre plus terrible, tant MĂ©dine prend la place de celui qui surplombe avec domination la foule. Ambiance imposĂ©e par le maĂźtre. Il est cette force, toute en puissance. Une carrure lourde qui donne le ton, celui d’un flow hachĂ© et sec, oĂč chaque punchline a la rĂ©sonance des slogans. « Qu’ils ouvrent des Ă©coles ils fermeront des prisons » de Victor Hugo, repris dans Oracle introduit la chose. PiĂšce par piĂšce, morceau aprĂšs morceau, MĂ©dine se dĂ©vĂȘtit et tombe le masque. Jamais seul, toujours Ă©paulĂ© par ses apĂŽtres: Tiers Monde et Brav‘. Le concert n’est pas une suite basique et fluide de morceaux piochĂ©s dans toute une discographie. Il est tout autre, avec ses grands moments d’intensitĂ© et de suspension. Il s’articule autour de tableaux et c’est bien ces points forts – et parfaitement rĂ©glĂ©s – qui donnent le rythme. Le rap prend son souffle thĂ©Ăątral. MĂ©dine interprĂšte, plus qu’il ne rappe, mĂȘme s’il n’en perd pas son phrasĂ© de carnassier. C’est donc dans la peau de Massoud que Du Panjshir Ă  Harlem prend rĂ©ellement vie, alors que Tiers Monde a revĂȘtu le costume de Malcolm X. Les deux se rĂ©pondent et s’alignent dans un jeu de lumiĂšres. Des duels de la sorte il y en aura plusieurs, notamment sur le Blockkk Identitaire oĂč Youssoupha rentre Ă  son tour dans l’arĂšne. Entre les deux serait-ce une mĂ©taphore de la mort ou bien un triple K qui fait le pont ? Youssoupha ouvre la porte Ă  l’arrivĂ©e du rap français, scandĂ© qui rappelle un Kery James qui viendra clĂŽturer le dĂ©filĂ© de MCs. Tous vien-

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nent poser un texte, alors que c’est un piano qui s’affole sur les platines de Proof. Il y aura Tunisiano, Lino, Sinik, Ladea. Histoire de se dire aussi, que malgrĂ© tout, malgrĂ© ses rancƓurs, le rap français n’en oublie pas son unitĂ©. Plus tard c’est Orelsan qui viendra fermer la porte des guests. Un Courage Fuyons fluide et puissant, paradoxalement enjouĂ© par ses chƓurs. VoilĂ , ce que promettent les dates parisiennes, des noms, des featurings. Le concert de MĂ©dine en est sĂ»rement un parfait exemple, de ce qui se fait de la mise en scĂšne et de la set list, digne de la capitale (et pourquoi pas de province d’ailleurs?). La soirĂ©e prend Ă  contre pied la notion de crecendo. L’ouverture

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est forte et les surprises viendront vite. Le reste de la soirĂ©e se dĂ©cline dans quelque chose de beaucoup plus introspectif. Le fauve se calme et baisse les armes. Biopic et le chant de Kayna Samet donneront les derniĂšres notes de ce show. Une derniĂšre fois MĂ©dine se travestit pour Enfant du Destin. Un regard trĂšs fin et juste sur la guerre qui enferme la jeunesse israĂ©lienne et palestinienne dans une oppression qui n’est peut ĂȘtre pas hĂ©rĂ©ditaire. Les remerciements minimalistes mais honnĂȘtes viendront, de quoi se rendre compte que MĂ©dine Ă  l’Olympia, c’est le rap indĂ©pendant qui s’impose dans les lieux de la culture. C’est Le Havre qui investit Paname. ‱ Juliette Durand, photos SolĂšne Patron.


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crédit photo: Bertille Chéret.


interview.

Hippocampe Fou, interview aquatique. Tu peux nous raconter d’oĂč vient le mec derriĂšre l’hippocampe ? La lĂ©gende veut que je sois le fils de PosĂ©idon et que j’aie grandi sous la mer. C’est la version officielle, celle que je donne en interview d’habitude. Mais en vrai, je suis juste un passionnĂ© de cinĂ©ma qui a suivi un parcours classique. Tu aimes le cinĂ©ma depuis tout petit ? Oui, c’était ma vraie premiĂšre passion. La musique est venue plus tard. Je le prĂ©cise parce que mon pĂšre est musicien et qu’on pense que ça vient naturellement. Mais non, j’étais Ă  fond dans le cinĂ©. Donc tu arrives Ă  la musique plus tard. Exactement. Quand j’ai commencĂ© mes Ă©tudes de cinĂ© en fait. J’ai dĂ©couvert le rap via Ghost Dog de Jim Jarmusch et ça a Ă©tĂ© un dĂ©clic. Dans ce film, il place la culture des films de mafieux, celle des samouraĂŻs et le hip-hop au mĂȘme niveau. Ça m’a tout de suite intriguĂ©. Je retrouvais quelque chose dans les rythmiques et je me suis rendu compte que j’aimais vraiment ça. C’est plutĂŽt rare de voir un rappeur venir au rap tard. GĂ©nĂ©ralement, ça prend Ă  l’enfance ou l’adolescence puis on s’ouvre Ă  d’autres cultures aprĂšs. Je ne vais pas m’inventer une vie, j’ai grandi dans le 15Ăšme. Donc le rap n’a jamais Ă©tĂ© pour moi une

porte de sortie ou une maniĂšre d’extĂ©rioriser des frustrations. C’était bien l’idĂ©e de ma question, c’est peut-ĂȘtre le signe d’un changement d’époque. J’ai commencĂ© Ă  Ă©crire et Ă  m’intĂ©resser au rap quand TTC, La Caution etc. ont commencĂ©s Ă  sortir. Ça n’a rien Ă  voir avec eux mais c’était le dĂ©but d’un courant alternatif. Il y avait aussi Java, d’ailleurs. Donc pour moi, c’était dĂ©jĂ  possible et envisageable de faire du rap qui parle de tout et n’importe quoi. On pouvait dĂ©jĂ  sortir de l’étiquette « quartier » si on fouillait un peu. VoilĂ , tu pouvais t’éloigner des codes. AprĂšs, il y a eu l’essor de ce gangsta-rap au cours des annĂ©es 2000 qui ne me parlait pas du tout. C’était trop froid, mĂȘme au niveau des productions. On dirait l’ancĂȘtre de la trap mais sans ce cĂŽtĂ© bounce qu’il peut y avoir maintenant. C’est Ă©trange parce que le rap racailleux des annĂ©es 2000, hormis quelques albums, est rejetĂ© presqu’en bloc maintenant alors qu’il a vraiment phagocytĂ© le mouvement Ă  une Ă©poque. C’est vrai. Mais je respecte tous les artistes et tous les genres musicaux. Pourquoi on pourrait faire du rap un peu Ă©trange et marrant et pas de la trap ? Mais c’est vrai qu’on ne voyait que ça Ă  une Ă©poque et

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c’est vraiment restĂ© ancrĂ© dans l’opinion publique. Puisqu’on parle des annĂ©es 2000, je crois savoir que tu es venu au rap par le slam. Oui, mes premiers textes Ă©taient des a cappella dans des soirĂ©es slams. Je me testais et je faisais des flows dĂ©jĂ  rapides. C’est un bon galop d’essai parce que tu vois tout de suite ce qui marche ou non. Je refais des soirĂ©es slams maintenant et ça me met une pression que je n’avais pas avant. Je fonctionne par pĂ©riode. Parfois je bosse le fond : j’ai besoin de dĂ©fendre mon univers et de dĂ©velopper mon discours. Puis aprĂšs tu vas te prendre une claque d’un rappeur et tu vas te rappeler que le flow est Ă  la base du genre. Donc tu vas partir sur des textes Ă  flow trĂšs technique. Le but, c’est d’arriver Ă  allier le fond et la forme. C’est une Ă©mulation perpĂ©tuelle. C’est ça. Je sais que j’ai progressĂ©, je commence Ă  avoir une bonne synthĂšse des deux. En live, il y a des moments oĂč je suis dans la technique pure et les gens crient. Ils apprĂ©cient l’exercice comme un batteur qui ferait un solo. C’est jouissif comme sensation. Sur mes nouveaux aqua-shows, je veux faire la mĂȘme chose mais en offrant plus de thĂšmes et des morceaux plus calmes par moment. L’avantage d’un texte trĂšs technique, c’est qu’il nĂ©cessite plusieurs Ă©coutes pour l’apprĂ©hender correctement. Oui mais pour faire ce genre de textes, il faut bien sĂ©lectionner ses syllabes. Certaines sont bannies tout simplement parce qu’elles sont trĂšs dures Ă  prononcer rapidement. Alors tu choisis des consonnes faciles Ă  enchainer et forcĂ©ment tu ne peux plus dire ce que tu veux. Tu es tributaire de l’enchaĂźnement des sonoritĂ©s. Tout en gardant une certaine musicalitĂ© quand mĂȘme. C’est Orelsan qui disait que « si t’as du flow et pas d’paroles, tu seras jamais plus fort que Scatman ». A l’heure actuelle, des gars comme lui et Stromae sont vraiment au-dessus du lot. Ils ont rĂ©ussi Ă  aller au-delĂ  du rap sans faire dans le niais. Il y a quelque temps, j’avais envie d’aller voir Orelsan et de lui dire « t’as vu, j’arrive Ă  rapper super vite et en plus j’ai des paroles. » Mais c’est pas mal aussi de faire des textes sans

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prouesse technique, juste pour le texte. C’est lĂ  oĂč Orel est fort, il n’y a pas d’esbroufe chez lui. Il ne se cache pas derriĂšre sa technique. Tiens, est-ce que c’est conscient ta façon de te cacher derriĂšre ton personnage ? En fait, le personnage varie selon les morceaux. J’essaie de ne pas m’enfermer. Booba est coincĂ© dans son dĂ©lire. Si demain il met un costume de panda, il se fait cracher dessus. J’ai commencĂ© dans un groupe oĂč j’avais dĂ©jĂ  un personnage bien marquĂ© mais je variais dĂ©jĂ  les thĂšmes. Je t’ai entendu parler de contes dans les interviews. VoilĂ , j’ai plus l’instinct de conteur que de sociologue. J’ai ma maniĂšre de transmettre des idĂ©es et des pensĂ©es, c’est via mon univers et mes personnages. C’est un peu le cĂŽtĂ© fable. Mais dans mon imaginaire, je peux parler de diffĂ©rentes choses sans m’interdire de faire des morceaux plus personnels. Sur ’album, il y a des morceaux oĂč je raconte vraiment ce que je suis mĂȘme si ça va ĂȘtre caricatural. C’est un peu bipolaire comme fonctionnement. Je ne sais pas si c’est bipolaire mais c’est une maniĂšre de ne pas s’enfermer dans le rĂ©el et de ne pas s’ennuyer dans la crĂ©ation. un morceau comme SoirĂ©e de Ouf, c’est du vĂ©cu ? (Rires). Personnellement, je n’ai j amais rencontrĂ© ni la reine des aliens ni Edward aux Mains d’Argents. L’histoire de ce titre est drĂŽle : Fredo m’avait proposĂ© de faire un featuring. Je savais qu’il Ă©tait pote avec Yoshi alors j’ai proposĂ© qu’on fasse un truc Ă  trois. Un bon threesome. J’ai envoyĂ© l’instru de Goomar que je trouvais mortelle et je voulais partir sur le thĂšme de la soirĂ©e tarĂ©e. Mon idĂ©e initiale, c’était mĂȘme une soirĂ©e Ă©changiste avec des personnages Disney. un bon gouffre Ă  procĂšs. Ouais (rires). L’idĂ©e a un peu dĂ©rivĂ©e. J’avais dĂ©jĂ  Ă©crit mon couplet et eux ont fait en sorte que ça colle. C’est un bon dĂ©lire. Le clip Ă©tait un peu trop ambitieux. Dans plusieurs de tes morceaux dont celui-ci, on ressent le cĂŽtĂ© screwball comedy, on ne sait jamais dans quel sens ça va aller. Quand j’étais en fac de cinĂ©, j’avais


interview.

des cours de scĂ©nario. Ça doit jouer mĂȘme si je n’ai jamais Ă©crit de script qui me plaise vraiment. J’ai appris les bases de l’écriture. Mais je suis plus un gars qui va trouver des petites images dĂ©lirantes. Tu Ă©cris beaucoup en rapport avec l’instru ? J’écris 90% de mes textes sur mes instrus. La musique m’apporte des idĂ©es et des images. Et en tant que fan d’Eminem et Busta, j’aime chercher le flow qui collera le mieux Ă  l’instru tout en restant surprenant. Tu as un univers trĂšs cinĂ©matographique. Si on te dit qu’on ressent des influences de Burton, Gondry ou des Monthy Pyton, tu en penses quoi ? Tu peux en rajouter : Kubrick, Lars Von Trier, Haneke etc. mais ils ne sont pas trĂšs grand public alors les rĂ©fĂ©rences sont plus compliquĂ©s Ă  placer. Quand j’écris, il me faut une idĂ©e percutante par ligne sinon je m’ennuie. J’aime bien avoir les images comme si c’était un plan, un story-board en quelque sorte. C’est pour ça que j’ai du mal Ă  parler de politique ou d’écono-

mie c’est trop abstrait, ça ne me parle pas. MĂȘme en tant qu’auditeur ? Oui, ça m’ennuie. Il y a des mecs comme rockin Squat dont j’ai apprĂ©ciĂ© des sons mais plutĂŽt ceux oĂč il y avait un story-telling, tu es embarquĂ© dans l’histoire. DĂšs que c’est plus global et qu’il y a trop de chiffres, de pourcentages, j’ai l’impression de regarder Bloomberg TV. Ça m’ennuie, j’ai besoin d’aller sur Gulli. Est-ce que tu t’interdis d’ĂȘtre pointu dans tes rĂ©fĂ©rences ? On sait que tu as un gros bagage cinĂ©ma. Non parce que je n’ai pas envie de trahir qui je suis et de simplifier mon discours. AprĂšs, je ne suis pas le plus grand cinĂ©phile de tous les temps, c’est juste mon truc. Quand j’étais en fac de cinĂ©ma, j’avais parfois honte d’aller voir un Spielberg ou un Peter Jackson parce que je me disais que je trahissais le cinĂ©ma. En vieillissant, je me suis Ă©loignĂ© de ça et j’ai retrouvĂ© avec joie mon premier amour : le cinĂ©ma de divertissement. DĂšs le dĂ©part, je faisais du rap avec des potes. On avait un groupe qui s’appelait Les Anciens. Mes

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crĂƠdit photo: Emilien Personne. 72


interview. potes rappaient bien mais ils faisaient trop de private jokes. Je leur disais qu’il fallait qu’on reste comprĂ©hensible par les gens de l’extĂ©rieur. Et moi, dĂšs mes premiers textes, je voulais ĂȘtre compris. Ça n’empĂȘche que je peux mettre des rĂ©fĂ©rences pointues mais on est Ă  l’ùre de WikipĂ©dia. Les auditeurs peuvent aller chercher les noms que je place, d’autant plus facilement que j’accompagne les vidĂ©os de mes textes.

ne sait pas ce qui s’est passĂ©. A un moment, ils sont tous dans un hangar et les gens qui possĂšdent des armes deviennent les maĂźtres des lieux. Ça peut faire Ă©cho aux camps de roms maintenant et c’est saisissant. Mais quand ça passe par le biais de l’information, ça te touche diffĂ©remment. « 150 personnes enfermĂ©es dans un hangar, en attente d’expulsion », ça ne te fait pas le mĂȘme effet.

Comme un Lucio Bukowski avec la littĂ©rature. On nous a souvent comparĂ©s et Ă  juste titre, je pense. Il est venu au rap trĂšs tard aussi. Il a trouvĂ© une maniĂšre de s’exprimer autre que le roman, qui Ă©tait sa passion premiĂšre, je pense. Ce n’est finalement pas surprenant qu’on ait fait le morceau Testament ensemble.

C’est le pouvoir de la mĂ©taphore. VoilĂ . Sans mĂȘme parler d’un sujet, il rĂ©ussit Ă  te l’évoquer.

Qui est trĂšs rĂ©ussi d’ailleurs. Merci ! Je venais de sortir ma net-tape. Il m’a Ă©crit en me disant qu’il me suivait depuis un moment et qu’il aimerait bien qu’on fasse un son ensemble. Ils m’ont envoyĂ© l’instru d’Oster. Une semaine aprĂšs, j’avais Ă©crit et enregistrĂ© le truc. Je suis trĂšs content d’avoir fait un morceau avec lui. Et quand j’ai fait le son Hymne au cinĂ©ma, on m’a fait remarquer que ça rappelait le morceau LittĂ©rature de Lucio et nadir. Au passage aquabig up Ă  L’Animalerie.

Est-ce que tu considĂšres que c’est fini pour toi le cinĂ©ma ? Non, parce que j’ai toujours eu l’idĂ©e que le rap Ă©tait un sport et que tu ne pouvais plus le faire passĂ© un certain Ăąge. Je le ferai tant que ça marchera et que j’aurai de bons retours puis je me recyclerai dans le cinĂ©ma. C’est ma passion premiĂšre et je ne veux pas passer Ă  cĂŽtĂ©. Je pensais sortir un album plus rapidement dans le rap. Mine de rien, ça fait 6 ans que je suis dedans. De toute façon, j’essaye d’apporter ma patte Ă  tous les clips que je sors. C’est une maniĂšre de rester dans le milieu quand mĂȘme.

“DĂšs mes premiers textes, je voulais ĂȘtre compris.”

MalgrĂ© ton univers cartoonesque, on sent une certaine noirceur dans tes textes. J’ai toujours Ă©tĂ© fascinĂ© par la torture, la souffrance. C’est le cĂŽtĂ© cathartique. Certains jouent Ă  GTA, moi ça me fait tripper de m’imaginer que je peux Ă©triper quelqu’un, mettre mes doigts Ă  travers ses yeux. Je peux vraiment imaginer tout ce que je veux, dans les limites du raisonnable. Je crois que j’ai un esprit assez tordu et portĂ© vers l’ultraviolence. C’est aussi pour ça que j’aime Haneke et Kubrick. Ils m’ont mis mal Ă  l’aise Ă  un moment oĂč je ne jurais que par les films d’action brute. A 14 ans, j’ai vu Funny Games, l’original, et le cĂŽtĂ© rĂ©aliste a changĂ© ma vision. Il y a aussi le film Le temps du loup, de Haneke toujours. C’est post-apocalyptique, on

Tu as dĂ» apprĂ©cier le clip de Mon Pote, d’Orelsan et Flynt. CarrĂ©ment. J’étais jaloux! Je venais juste de sortir Hymne au CinĂ©ma, en plus ! J’avais dĂ©jĂ  kiffĂ© leur morceau, ce cĂŽtĂ© Ă  cƓur ouvert. Et quand j’ai tiltĂ© que tous les films citĂ©s parlent d’amitiĂ© et que les phases sont en rapport avec chaque scĂšne qui apparaĂźt, j’étais fou. C’est trĂšs cohĂ©rent. Je change le sujet, on sent souvent des influences trĂšs chansons françaises dans tes textes. Du Boby Lapointe, du Brassens etc. C’est conscient ? Oui. C’est conscient mais ce n’est pas forcĂ©ment voulu. J’en ai Ă©coutĂ© Ă©normĂ©ment. J’ai dĂ©couvert aussi AndrĂ© Minvielle qui fait quelque chose entre le jazz et le scat mais avec un sens, tout en chantant trĂšs bien. C’est assez impressionnant parce que Boby Lapointe ne chantait pas

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juste du tout. Il arrivait à trouver des assonances et des allitérations de malade mais il chantait faux.

poĂ©sie et de profondeur dans ton propos. Cartoonesque, on a l’impression que tu vas ĂȘtre juste dans l’humour et la surenchĂšre.

ça m’a frappĂ© sur le morceau new-York avec des passages comme « J’aperçois Obama puis passe un moment au MOMA Ă  mimer ma maman » Au final, c’est un de mes plus vieux morceaux. Et le cĂŽtĂ© Brassens se retrouve dans les petits contes ou dans l’imagerie que je peux avoir. Il m’arrive de me rĂ©fugier derriĂšre les mots. Je ne me mouille pas toujours dans l’interprĂ©tation hormis mon cĂŽtĂ© fou. Un des buts de mon album c’était de me livrer un peu plus. J’espĂšre le faire encore plus dans les annĂ©es Ă  venir.

D’ailleurs, ce n’est pas un peu paradoxal de faire du rap aquatique alors que c’est censĂ© ĂȘtre le monde du silence ? Dans un cinĂ©ma tout le monde se tait et regarde le film. Quand on plonge, on n’entend rien, on ne peut pas parler mais on assiste Ă  un spectacle inĂ©dit. Que je retranscris par des mots. C’est une maniĂšre de transposer. Au final, je pourrais juste faire des peintures. D’ailleurs, si je savais dessiner et peindre, je pourrais mettre en forme toutes les idĂ©es que j’ai en tĂȘte.

“ Je commence à avoir une bonne synthùse de la forme et du fond.”

Pour finir, pourquoi Hippocampe Fou ? Quand j’étais en fac de cinĂ©ma, j’ai tapĂ© mes noms et prĂ©noms dans Google et je suis tombĂ© sur un homonyme qui Ă©tait sĂ©lectionnĂ© dans un festival de cinĂ©ma. Du coup, je me suis dit qu’on allait nous confondre si je faisais des films aussi. Alors j’ai dĂ©cidĂ© de chercher un pseudo et Hippocampe m’est venu comme ça. Mais quand je le tapais dans Google, je tombais sur un club de plongĂ©e ou un club Ă©changiste. Ce n’était pas assez clair ! Du coup, j’ai rajoutĂ© le Fou parce que ça rĂ©sumait bien le truc.

Tu m’offres une bonne transition. L’ocĂ©an est bien vaste mais n’as-tu pas peur de l’enfermement dans un personnage ? Je dĂ©fends Ă  fond le rap aquatique pour le moment. C’est clair et censĂ© d’agir comme ça parce que je m’appelle Hippocampe Fou. Mais l’univers aquatique n’est pas infini non plus. C’est vaste, profond et inexplorĂ©. C’est une maniĂšre de se situer et de se dĂ©marquer. C’est l’intĂ©rĂȘt de donner un nom Ă  ton courant. Donc je le dĂ©fends le temps qu’il faudra mais il n’est pas exclu que je prenne une navette pour aller faire du rap spatial. Tout est possible. Pour l’instant, on est bien dans l’eau et les gens vont venir plonger dans l’univers. Mais l’album ne parle pas que de poisson, bien sĂ»r.

L’antithĂšse des deux fonctionne bien. L’hippocampe est un animal trĂšs droit. Tu sais quoi ? Je n’ai jamais imaginĂ© ce que donnerait un hippocampe fou, ça doit ĂȘtre quelque chose ! ‱ Tous propos recueillis par StĂ©phane Fortems.

Tu as parlĂ© de rap cartoonesque tout Ă  l’heure, ça rĂ©sume pas mal. Je prĂ©fĂšre l’aquatique. Tu peux ajouter une notion de

L’album d’Hippocampe Fou, Aquatrip, est disponible dùs le 28 Octobre.

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interview.

crĂƠdit photo: Bertille ChĂƠret. 75


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chronique. Kaaris x Or Noir. Photos par Vincent Desailly.

Comment attaquer une chronique sur l’album de Kaaris, qui agite tant les rĂ©seaux, aussi bien spĂ©cialisĂ©s que gĂ©nĂ©ralistes ? Difficile d’éviter les redites, tout ou presque a Ă©tĂ© dit sur le bonhomme, de son parcours personnel tumultueux Ă  ses mensurations, en passant par l’inventaire de ses meilleures punchlines. Mais que les observateurs soient choquĂ©s du manque de fond de ses textes ou au contraire amusĂ©s du personnage et ses gimmicks, une question n’a pas encore Ă©tĂ© posĂ©e : Kaaris, c’est du bon rap ou pas ?

En DIrECT Du FuTur Sortant d’une Ă©niĂšme Ă©coute de l’album, qui n’a fait que tourner sur la playlist depuis sa sortie, toujours la mĂȘme impression : lourd. L’ambiance sonore orchestrĂ©e par Therapy, producteur exclusif de l’album, est sans concession. Des grosses basses, omniprĂ©sentes, qui font oublier les mĂ©lodies entĂȘtantes, qui parfois ne permettent mĂȘme pas de les entendre. Tellement de basses qu’on en a encore mal au dos, alors qu’à cĂŽtĂ©, les mĂ©lodies, effets et arrangements, trĂšs synthĂ©tiques, chimiques, voire carrĂ©ment artificiels donnent une teinte presque futuriste Ă  l’ensemble. Le genre de futur Ă  la Blade Runner, oĂč le naturel n’a plus sa place, oĂč le soleil a disparu derriĂšre les nuages de pollution, oĂč l’HumanitĂ© est soumise Ă  la loi de la jungle urbaine. Le tout sur des BPM lents, qui laisse une large porte ouverte Ă  des performances diverses, mais qui ne manque pas de faire bouger la tĂȘte en rythme. Therapy rĂ©ussit un tour de force, jusque-lĂ  inĂ©dit en France : un album de Trap Music, 17

pistes au tempo posĂ©, la fonction arpeggiator bloquĂ©e sur les drumkits. Un pari osĂ© au vu de la rĂ©ticence de la scĂšne comme du public français Ă  ce genre de beats, qui tend Ă  s’imposer pourtant sur la scĂšne amĂ©ricaine depuis quelques annĂ©es. Les tentatives hexagonales d’exploration de ce genre, de Booba Ă  MĂ©dine, se sont soldĂ©es par des productions d’une qualitĂ© variable, allant de la soupe musicale au banger ultra-efficace. Mais Kaaris et Therapy ont d’autres ambitions : redĂ©finir le son du rap français en se consacrant sur cet album Ă  ce type de production, crĂ©ant une ambiance unique, jouant sur l’effet de nouveautĂ© et donnant Ă  leur album une grande cohĂ©rence, sans temps morts. Le rap de Kaaris, il se passe sur ce genre de sons : si tu kiffes pas
 Cette ambiance et cette cohĂ©rence sont rendues possibles par les prods, mais aussi bien sĂ»r par ce que le MC en fait. LĂ -dessus, aucun problĂšme. Le grizzli sevranais pose et s’impose sur chaque beat comme une bĂȘte dĂ©chaĂźnĂ©e, tue les instrus avec une large palette de techniques et de gimmicks dont lui seul a le secret. TantĂŽt saccadĂ©, accĂ©lĂ©rĂ©, chantonnĂ©, sur-backĂ© ou criĂ©, Kaaris rappe toujours dans les temps, en dĂ©ployant une foultitude d’attitudes diffĂ©rentes mais toujours en Ă©pousant l’instru. La premiĂšre track, Bizon, fait d’ailleurs office de dĂ©mons tration de ce point de vue-lĂ , ainsi que d’avertis sement : la suite va faire trĂšs mal. Les refrainssont entĂȘtants et efficaces, parfois trop prĂ©sents, trop vocodĂ©s diront certains, mais qu’importe, la symbiose entre musique et interprĂ©tation est totale et on sent que l’addition des talents des deux coupables est supĂ©rieur Ă  leur simple somme. Mcing pĂ©chu et intelligent, mais

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la technique lyrical n’est pas en reste. Kaaris a du style et rarement la langue française n’a Ă©tĂ© autant maltraitĂ©e en une heure de temps. Pas une rime sans une assonance, une allitĂ©ration, comparaison, mĂ©taphore, oxymore, accumulation ou paraphrase. Il fait avec les mots ce qu’il fait avec les beats : il les plie Ă  sa volontĂ©, les met au service de son univers et de son personnage, entre rĂ©fĂ©rences culturelles et imagerie gangstarap (« J’écris mieux que Zola/ Mais je ne suis qu’un jeune Mollah », LEF, « Satan peut te tromper avec juste une somme/ Pour les plus connes, justes avec une pomme » sur Tu me connais ou encore « J’ai le sirop dans le Chardonnay, t’as les chicots dans le verre d’eau », Bizon).

rAP GAME OVEr. La force de Kaaris, c’est aussi (et surtout) ça : un personnage, un univers particulier, comme il n’y en a aucun autre dans le rap. Les traits sont tirĂ©s Ă  leur paroxysme, le MC n’est qu’une machine Ă  rapper et vient remettre les pendules Ă  l’heure. Chez Kaaris, vous ne trouverez ni opinions politiques, ni idĂ©ologies, ni morale, juste une Ă©norme galette d’egotrip saupoudrĂ©e d’allusions Ă  un parcours personnel tumultueux. Kaaris ne perd aucune mesure Ă  justifier sa tendance hardcore par sa position d’immigrĂ© (le bonhomme est ivoirien) ou son origine sociale (rĂ©sidant Ă  Sevran, l’une des communes les plus pauvres de France). Il est hardcore, c’est tout, et renvoie tous les idĂ©ologues du rap Ă  leurs urnes Ă©lectorales, lĂ  oĂč on ne les voit pas et oĂč leur voix est anonyme (« J’ferais du sale tant que la mort cĂ©rĂ©brale ne s’ra pas sur le monitoring », Paradis ou Enfer). Le rap, c’est un jeu, et Kaaris a si bien compris les rĂšgles qu’on a l’impression qu’il les explique au fur et Ă  mesure qu’il les applique, il donne les cartes, met tous les joueurs Ă©chec et mat et garde le magot. Cette a-politisation du rap est aussi un argument rhĂ©torique : comme il le dit lui-mĂȘme sur LEF : « J’vais pas les prendre par les sentiments/ J’vais les prendre par le uc ». Aucune volontĂ© de flatter l’auditeur en partageant ses idĂ©es politiques ou de conquĂ©rir de nouveaux territoires avec une morale quelconque. Kaaris fait du son et refuse de l’instrumentaliser pour servir les reprĂ©sentants

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du peuple quels qu’ils soient. K-double napalm ne veut pas inciter Ă  la prise de position mais Ă  la compĂ©tition, il s’adresse autant au public en le poussant Ă  exiger l’excellence rapologique, qu’aux autres MC du game en leur montrant qu’on peut s’imposer sans dĂ©ployer des arguments politico-sentimentalistes. « Du rap français je m’empare/ 93 est sur l’étendard » (Or Noir), « J’veux les voir ramper en me suppliant j’kiffe/ Mais en fait je les veux morts, avec supplĂ©ment frites » (Bizon), le but est avouĂ© : pĂ©ter le game, imposer sa patte, son son, son style, ne faire aucun compromis et ne laisser aucun survivant. D’ailleurs, l’absence de featuring sur l’album est rĂ©vĂ©lateur (le refrain de Booba sur LEF est anecdotique). Kaaris n’a besoin de personne d’autre que Kaaris pour rouler sur le public. Son personnage est assez consistant et sa technique est assez au point pour assurer seul une performance de haut niveau et si « Rien ne change Ă  part Freezer » (Je bibi), le maĂźtre de cĂ©rĂ©monie a atteint sa forme finale parfaite, a explosĂ© la planĂšte rap et restera l’ĂȘtre le plus fort de l’univers. Seul un MC voyageur du temps pourrait lui tenir tĂȘte, pour l’instant le public en est rĂ©duit au rĂŽle de Krilin : on meurt Ă  chaque track. Si Copperfield arrivait Ă  faire lĂ©viter des trains, le Houdini du 93 les envoie carrĂ©ment en travers de la gueule de ses auditeurs. « J’trempe mes cookies dans tes larmes » (Zoo), « Crack, hĂ©roĂŻne dans des sachets/ T’es trĂšs prĂšs du trĂ©pas » (63), « J’vais construire mon empire sur les dĂ©bris du World Trade » (LEF), la liste est longue et la dresser serait une perte du temps. Kaaris laisse peu de place Ă  la discussion et ne ralentit que rarement – sur Paradis ou Enfer et Or Noir, les deux seules tracks avec de la retenue – on est obligĂ©s de se manger ses assauts verbaux, le seul moyen de s’en sortir est d’appuyer sur stop. Et mĂȘme si on coupe le son, l’image d’un gigantesque noir chauve reste imprimĂ© au fond du crĂąne. C’est ce qui fait toute la force de l’album, on en sort pas indiffĂ©rent, on aime ou on dĂ©teste. Ce qui est sĂ»r, c’est que les prochaines productions françaises vont en tenir compte et il faut s’attendre Ă  ce que ce genre de rap tende Ă  s’imposer dans l’avenir, tout du moins dans des productions de grande envergure. Peut-on le taxer d’avant-gardiste pour autant ? Non, Kaaris vient bel et bien du futur. ‱ JibĂ©.


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D’Abd Al Mal à Albert

“l’art et la rĂ©vol ne mour qu’av le dern hom Albert Camus. 80


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dossier.

Camus

lte rront vec e nier mme.Ăą€? Abd Al Malik. 81


Dans le cadre du centenaire de la naissance d'Albert Camus (1913-1960), Abd Al Malik propose un spectacle intitulĂ© L'Art et la rĂ©volte entre hip-hop et musique classique, inspirĂ© par la toute premiĂšre Ɠuvre de l'auteur algĂ©rien: L'envers et l'endroit. Le rappeur des nAP rend alors hommage Ă  celui qu'il considĂšre depuis son plus jeune Ăąge comme un pote, un grand frĂšre, un mec de citĂ©. C'est l'occasion de se pencher sur les rapports qu'entretiennent le rap et la littĂ©rature Ă  travers l'exemple de deux artistes aux destins quasi-similaires. De leur enfance prĂ©caire Ă  leur soif d'apprendre, voici l'histoire de deux hommes que la culture a arrachĂ© Ă  la misĂšre sociale.

“ En allant prendre le mĂ©tro ce matin, quand j'allais Ă  Brooklyn donc, je suis tombĂ© sur une petite librairie qui vend de vieux livres. Et devine quoi? En farfouillant un peu, j'ai trouvĂ© une Ă©dition originale de L'Etranger de Camus. C'est dingue, non ? Je l'ai eu pour rien, j'Ă©tais comme un ouf. Je me suis mis Ă  le relire dans le mĂ©tro. C'est peut-ĂȘtre la chaleur ou la clim', ou bien peut-ĂȘtre l'ambiance et l'odeur des pages du bouquin, ou bien encore la dĂ©mesure amĂ©ricaine... Ce qui est sĂ»r, c'est que j'ai pris une grande dĂ©cision, ça a Ă©tĂ© comme ça, comme une rĂ©vĂ©lation ! Je me suis dit, comme si je rĂ©alisais dans ma chair et dans mes tripes que j'Ă©tais la France, comme si j'Ă©tais un truc inĂ©dit et connu en mĂȘme temps, une sorte d'identitĂ© collective, que fallait Ă  partir de maintenant que je reprĂ©sente. Mais pas juste comme dans les skeuds de rap, je veux dire pas juste dans mes textes et mes attitudes, pour de vrai Ă  l'intĂ©rieur. (...) Comme si j'avais conscience d'un destin mais pas façon Ă©go, grosse tĂȘte, prise de tĂȘte et tout ça, mais pour de vrai. Comme si je m'Ă©teignais en tant qu'individu et que je devenais porteur d'une Ă©nergie. De l'Ă©nergie qu'on vĂ©hicule lorsque l'on reprĂ©sente vraiment. De l'Ă©nergie qui irradie quand on aime pour de bon. C'est pas Ă©vident de dĂ©crire ce que j'ai ressenti. C’était comme si je m'offrais Ă  l'universel, comme si j'Ă©tais un peuple Ă  moi tout seul. Le chaĂźnon manquant entre le rĂȘve et la rĂ©alitĂ©. Quand on ressent un truc comme ça, a-t-on encore le droit de renoncer Ă  l'infini ou d'ĂȘtre honteux de sa passion pour l'utopie ? ” (Lettre Ă  mon frĂšre MattĂ©o, Le dernier français, Abd Al Malik)

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Le premier passe son enfance dans la misĂšre de Belcourt, sous le soleil d’AlgĂ©rie. Le jeune Camus est Ă©levĂ© par sa mĂšre seule et sourde qui ne sait ni lire ni Ă©crire. Il est trĂšs vite repĂ©rĂ© Ă  l’école communale pour ses capacitĂ©s supĂ©rieures Ă  la norme dans un quartier prĂ©caire comme le sien. Le jeune homme, dĂ©jĂ  trĂšs mĂąture, entreprend un parcours de philosophie et continue de pratiquer sa passion, le football. Mais trĂšs vite, la maladie pointe son nez et le contraint Ă  stopper ses activitĂ©s. Il s’agit de la tuberculose, la maladie des poĂštes. Quand il retrouve la santĂ©, c’est son professeur Jean Grenier qui le prend sous son aile en l’initiant notamment Ă  nietzche. Camus commence Ă  lire de plus en plus (Gide, Dostoievski, Malraux) puis publie trĂšs jeune son premier ouvrage qu’il intitule L’envers et l’endroit, source inĂ©puisable de toute son Ɠuvre Ă  venir. Sa notoriĂ©tĂ© ne cesse de croĂźtre et plusieurs de ses livres sont trĂšs bien reçus par la critique (L’Étranger, La Peste, Le Mythe de Sisyphe etc.) EngagĂ© Ă  propos des opprimĂ©s espagnols ou de l’indĂ©pendance algĂ©rienne, il est un des premiers auteurs Ă  se lever contre l’utilisation de la bombe atomique Ă  Hiroshima. En 1957, il est rĂ©compensĂ© du prix Nobel de LittĂ©rature. Un temps proche de Jean-Paul Sartre, il se dĂ©fait des conceptions Ă©litistes promues par les cercles intellectuels et bourgeois de l’époque. Philosophe et dramaturge, il questionne sans cesse l’absurditĂ© de l’existence. Son Ɠuvre humaine et sincĂšre est la mise en page d’une existence Ă  la fois singuliĂšre et universelle qui s’étire entre le dĂ©tachement du monde et la quĂȘte inaltĂ©rable d’un sens. En 1960, il meurt dans un accident de voiture avec son ami Michel Gallimard. Dans le vĂ©hicule, on dĂ©couvre le manuscrit inachevĂ© de ce qui aurait dĂ» ĂȘtre sa derniĂšre Ɠuvre, intitulĂ©e Le premier homme. Le second, d’origine congolaise, dĂ©barque en France quand il est encore enfant. Il dĂ©couvre son pays sous la pluie alsacienne, dans le quartier du Neuhof Ă  Strasbourg. Il est Ă©duquĂ© par une mĂšre seule et alcoolique, croyante et courageuse. Entre les murs de sa citĂ©, le petit rĂ©gis (devenu Malik par la suite) s’émancipe grĂące Ă  l’école oĂč ses professeurs lui permettent de rentrer dans un lycĂ©e catholique privĂ©. . Il lit beaucoup et dĂ©couvre au fil des pages le monde au-delĂ  des HLM qui l’entourent. A 18 ans il dĂ©cide de se convertir Ă  l’Islam. Malik Ă©tudie la philosophie Ă  la fac et le soir en-


dossier.

file son costume de dĂ©linquant. Il vole d’abord des sacs puis plus tard des consciences en prĂȘchant un islam dogmatique et intolĂ©rant (« prĂȘchant des flammes aux pĂȘcheurs et des femmes aux bons adorateurs ») avant d ’embrasser la lumiĂšre du soufisme, voie mystique et initiatique de la religion musulmane. Ses Ă©crits, il les rappe dans le micro de son groupe : les nAP (new African Poets) puis plus tard en solo. Il slame, chante, innove. Malik offre son art aux valeurs laĂŻques et rĂ©publicaines du pays français. Auteur de quatre ouvrages (Qu’Allah bĂ©nisse la France, La guerre des banlieues n’aura pas lieu, Le dernier Français et L’Islam au secours de la rĂ©publique) et de quatre albums solo (Le face Ă  face des cƓurs, Gibraltar, Dante, ChĂąteau Rouge), il prĂ©sente en 2013 un spectacle original Ă  partir d’une rĂ©Ă©criture personnelle de L’envers et L’endroit qui illustre la correspondance de ces deux hommes Ă©clairĂ©s par la culture. Outre les nombreuses analogies des destins, c’est d’abord la pauvretĂ© qui rĂ©unit les deux hommes. Dans la misĂšre de leurs enfances, les deux garçons pĂšsent la douleur du monde sur les Ă©paules de leur mĂšre. Camus ne s’est jamais plaint de cette situation et doit cela au soleil algĂ©rien: « NĂ© pauvre, dans un quartier ouvrier, je ne savais pourtant pas ce qu’était le vrai malheur avant de connaĂźtre nos banlieues froides. MĂȘme l’extrĂȘme misĂšre arabe ne peut s’y comparer, sous la diffĂ©rence des ciels. Mais une fois qu’on a connu les faubourgs industriels, on se sent Ă  jamais souillĂ©, je crois, et responsable de leur existence. »

Le rapport aux lieux est alors essentiel au gage d’authenticitĂ© que prĂ©tend assumer Camus trĂšs attachĂ© Ă  dire la rĂ©alitĂ© de son environnement. De la mĂȘme maniĂšre, les rappeurs sont souvent trĂšs orgueilleux quant Ă  leurs lieux de vie ou d’origines qu’ils tentent de reprĂ©senter le plus fidĂšlement possible. Ce topo-centrisme (construction identitaire Ă  partir du lieu de vie) est une des caractĂ©ristiques propre au rap issu des quartiers pauvres et mal rĂ©putĂ©s oĂč les habitants tiennent Ă  revendiquer une autre image que celle vĂ©hiculĂ©e par les mĂ©dias. De la mĂȘme maniĂšre chez Camus le lieu tient une place centrale au sein de l’imaginaire romanesque aussi bien que dans le parcours identitaire de l’auteur, fier de son tempĂ©rament « mĂ©diterranĂ©en.» On ne guĂ©rit pas de son enfance et encore moins de sa misĂšre, celle-lĂ  mĂȘme qui nous guette toujours, Ă  chaque coin de notre existence. Car connaĂźtre l’humain Ă  travers le prisme de sa prĂ©caritĂ© sociale c’est surtout dĂ©couvrir l’humain dĂ©muni, sans outils, sans mots. Les deux jeunes hommes comprennent trĂšs vite le rĂŽle crucial de l’écriture. Ecrire pour coucher sur la page les malaises qui trĂ©pignent en chacun de nous. Parler pour donner sens aux injures qui montent Ă  la bouche. Rapper pour dire qu’on existe, qu’on rĂ©siste. A l’image de Malik qui dit avoir « mal aux autres » et de Camus qui, dans son discours de SuĂšde, affirme que l’artiste « ne peut se mettre aujourd’hui au service de ceux qui font l’histoire » mais qu’ « il est au service de ceux qui la subissent » l’artiste parle au nom de ceux qui souffrent en silence. Dans le morceau Stockholm, Malik s’écrit que « Lorsque l’on

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donne une voix aux victimes de l’Histoire, c’est un hommage rendu au grand peuple des espoirs ». Celui qui Ă©crit donne une voix aux opprimĂ©s de l’époque et Ă  ceux que l’on n’entend pas crier : « J’aimerais tant dire : “C‘est bientĂŽt !” » Ă  toi qui hurle Ă  la lune ta souffrance » lĂąche-t-il dans sa sulfureuse dĂ©clamation d’Actuelles IV. Le rappeur en gĂ©nĂ©ral, comme Camus, est donc dans la dĂ©marche omniprĂ©sente de se mettre au service des siens et du peuple. Il est le « haut-parleur », la « voix des sans voix » ou encore celui qui dans son « je » porte les souffrances de « tous ». Pour cela, son art ne doit pas ĂȘtre inaccessible mais, au contraire, ouvert Ă  tous. C’est bien ce que signifie Camus quand il dit que l’artiste se doit de « parler du et pour le plus grand nombre » et de « traduire les souffrances et le bonheur de tous dans le langage de tous ». Ce travail sur le langage rĂ©vĂšle proprement toute la dimension « populaire » de l’Ɠuvre camusienne qui s’est toujours attachĂ©, Ă  travers un style simple et limpide, Ă  rendre intelligible les pensĂ©es les plus pĂ©rilleuses d’une philosophie fondamentalement humaniste. « Non pas que nous soyons violents ou vulgaires par nature, c’est bien mĂȘme souvent le contraire. C’est que beaucoup d’entre nous ne disposent souvent que d’un nombre restreints de mots pour exprimer de maniĂšre la plus juste ce qui bouillonne dans nos poitrines, peu de gens peuvent saisir rĂ©ellement l’abĂźme de cette bĂ©ance, une sorte de no-man’s land entre l’émotion et son expression. » (La pauvretĂ© et la lumiĂšre, L’Art et la rĂ©volte, Abd Al Malik). La pertinence d’un parallĂšle entre la conception artistique d’Albert Camus et celle du hip-hop doit alors s’appuyer sur un rap dit conscient et cela ne reprĂ©sente pas la totalitĂ© de la discipline. Souvent qualifiĂ© de rappeur intello, reconnu par les Victoires de la musique pour son slam et par le prix Edgar Faure pour la littĂ©rature, Malik est souvent considĂ©rĂ© dans le milieu du rap comme trop consensuel et politiquement correct pour prĂ©tendre reprĂ©senter un rap contestataire. MĂ©dine dans son livre Don’t Panik en collaboration avec Pascal Boniface indique en effet qu’Abd Al Malik “reprĂ©sente la projection du fantasme des mĂ©dias. Et, Ă  cer-

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tains Ă©gards, se complaĂźt Ă  cette image. Son discours n’est pas destructeur, donc il ne constitue pas une mauvaise reprĂ©sentation. Mais il ne provoque pas suffisamment le dĂ©bat et ne rien faire, c’est dĂ©jĂ  un peu mal faire. Il est un peu le soldat suisse, considĂ©rĂ© comme combattant engagĂ© mais qui n’appelle jamais au combat. Son instrumentalisation agace les rappeurs car il n’y a aucune rĂ©action de sa part pour se dĂ©faire de cette reprĂ©sentation commode. Or le propre du rappeur, c’est de refuser de se soumettre Ă  l’industrie musicale qui tend trĂšs souvent Ă  formater les artistes dans une dĂ©marche purement commerciale.” Si Abd Al Malik dit ĂȘtre un observateur engagĂ©, c’est qu’il veut ĂȘtre artiste comme celui qui pose des problĂ©matiques Ă  la sociĂ©tĂ© et qui vient apporter de la nuance et de l’intelligence Ă  celle-ci. Comme Camus qui livrait dans ses Actuelles la dĂ©nonciation des faits de son temps, le rappeur proteste aujourd’hui dans son micro. Un artiste engagĂ© ne peut ĂȘtre dĂ©contextualisĂ© ou extrait de son environnement car c’est la matiĂšre singuliĂšre sur laquelle il s’appuie pour Ă©voquer quelque chose de plus universel. Bien que Camus soit extĂ©rieur Ă  toute religion Abd Al Malik puise un certain nombre d’analogie entre sa pensĂ©e et celle de l’écrivain. En effet si le rappeur a embrassĂ© l’Islam, et plus particuliĂšrement le soufisme, c’est avec beaucoup de clairvoyance qu’il a su dĂ©celer la spiritualitĂ© d’un homme sans cesse tourmentĂ© par la quĂȘte du bonheur et de la libertĂ©. Car oui, c’est en rĂ©alitĂ© l’amour de la libertĂ© qui rĂ©unit les deux auteurs par-dessus tout. C’est ce que signifie d’ailleurs Abd Al Malik dans la


dossier. postface de son roman L’islam au secours de la rĂ©publique au sujet de l’engagement artistique. Il cite Camus qui disait, en substance, que « cet engagement n’a de sens que parce qu’il est libre. Et que si cela devait devenir une loi, un mĂ©tier ou une terreur, il n‘y aurait justement plus aucun mĂ©rite. » C’est donc au nom de valeurs et principes humanistes que les deux artistes trempent leurs glaives dans l’encrier. De la mĂȘme façon que Camus s’est indignĂ© contre les atrocitĂ©s barbares de son temps en faveur des exilĂ©s espagnols ou encore des victimes du stalinisme, c’est aprĂšs les attentats du 11 Septembre que

Malik s’est donnĂ© pour mission de dĂ©fendre certains principes au nom des droits de l’homme et des valeurs qui sont aux fondements de la rĂ©publique française. Cette actualitĂ© de l’artiste et son engagement au quotidien relĂšve proprement du rĂŽle que doivent jouer les rappeurs dans notre prĂ©sent trouble et confus. Ce besoin d’esprit critique et d’audace Ă©tant au cƓur mĂȘme du lien qui unit Camus aux rappeurs, il paraĂźt bon de rappeler la responsabilitĂ© primordiale de l’artiste dans la sociĂ©tĂ© au travers de ce parallĂšle osĂ©. Car tant qu’il y aura des choses Ă  dire, l’artiste les dira et peut-ĂȘtre que le rap et « la rĂ©volte ne mourront qu’avec le dernier homme ». ‱ LĂ©onard rembert.

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10 couplets dñ€™antholog du rap français.

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s gie

dossier. Nombreux sont les passionnĂ©s qui ont toujours exercĂ© leur art avec conviction, authenticitĂ© et en prĂȘtant une attention toute particuliĂšre Ă  leur Ă©criture, colonne vertĂ©brale d’une musique, n’en dĂ©plaise Ă  ses dĂ©tracteurs, profondĂ©ment ancrĂ©e dans la tradition poĂ©tique. Une quantitĂ© infinie de textes aurait pu nous permettre d’appuyer nos propos, nous avons choisi arbitrairement de mettre en lumiĂšre les couplets de dix rimeurs talentueux.

Dossier coordonné par TontonWalker. 87


1. CASEY - Faites Du Bruit. Symbole du rap sans concession, la discographie de Casey reprĂ©sente Ă  elle seule la force donnĂ©e aux mots. Experte en homophonie, la MC du BlancMesnil assure la mise en relief permanente des sonoritĂ©s au profit du sens donnĂ© aux propos dĂ©veloppĂ©s. Sur ce morceau issu du 1er album de La Clinique – « Tout saigne » en 1999, il s’agit de rĂ©futer la tentation commerciale. Celle qui avait refusĂ© de collaborer avec NTM de peur d’ĂȘtre projetĂ©e sous les feux de la rampe Ă  mauvais escient, a toujours su mettre en adĂ©quation ses principes avec son image. « A l’ñge oĂč je m’interroge sur l’intĂ©rĂȘt d’ĂȘtre adulĂ©e dans un dĂ©luge d’éloges Sur le sens de ma musique, usine Ă  rĂȘves ou machine Ă  fric OĂč l’on dĂ©roge Ă  son Ă©thique pour atteindre les premiĂšres loges Ma tĂȘte se forge en marge, regorge de rage pour ce milieu oĂč l’intĂ©gritĂ© fait naufrage. Être digne est une donne que l’on dĂ©daigne Maintenant on assigne toutes les teignes Ă  suivre les consignes. Mon coeur saigne quand j’entends ce qu’on signe On fait la part belle aux infĂąmes tandis que les vrais sont une partie infime. Sache que la rancune est la plus grande de mes lacunes Et que dans mon Ăąme la haine est Ă  la une. Toutes ces merdes produites sont un business licite une vision rĂ©duite de la musique qui m’irrite. Et cette vision n’est pas la mienne, ce biz non plus Je suis sortie du flou en Ă©vitant le superflu. VoilĂ  pourquoi je m’isole, car seule Mon approche de la musique ne se rĂ©sume qu’à ma sale gueule. Papillon le sait, Charles le sait Doum le sait, c’est pour cela qu’on s’associe ici. »

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dossier.

2. IRIS - Crazy.

MC atypique par ses apparitions sporadiques, Iris est un Ă©lectron libre dĂ©livrant quelques pĂ©pites au fil des ans sur divers projets sans grand calcul de carriĂšre. AffiliĂ© au label LZO records, Iris dĂ©veloppe une telle exigence dans son Ă©criture que chacune de ses sorties participe Ă  la construction d’une Ɠuvre intemporelle, poĂ©tique et aĂ©rienne. PrĂ©sent sur le maxi 3 titres produit par Para One en 2003 rĂ©unissant en plus d’Iris, Flynt, Le Sept et Lyricson, le morceau Crazy fait figure de pur joyau introspectif. « Pas besoin d’ĂȘtre vieux pour avoir peur du temps, mes gestes percutent l’instantanĂ© Je vis d’heures creuses et de moments forts en permutant. Seul au milieu du grand ballet Si tu savais ce que je peux gueuler dans mon palais d’ermite. Il faudrait que je crĂšve cette bulle tant que mes artĂšres palpitent Pour que j’atteigne un but mais qu’il s’intercale vite Car c’est la pendule qui m’abrite et qui arbitre Comme un messager comme un guide dans mes passages Ă  vide. DĂ©but de siĂšcle et pas dans mon assiette, ces mois oĂč privĂ© de salaire je n’ai pas l’air bien. Je rĂ©pĂšte en vain que la vie est courte et que ma course en a tout l’air Pour qu’enfin je m’applique Ă  jouer des coudes Ă  25 piges et des poussiĂšres. Vertige au compte goute, il est temps de changer de mĂ©ridien Quand la fausse route est ma banqueroute au quotidien. Si trop de choix dĂ©coiffent puis déçoivent Je me dois d’y croire pour l’espoir Quitte Ă  boire la tasse pour Ă©tancher ma soif. Chez moi le dilemme est constant je sais Mais je ne fais pas panne sĂšche en haut de la pente et je dĂ©vale. La vie dĂ©file tranquille et dĂ©ploie son Ă©ventail de mutations A la fin c’est bien beau l’attente mais je m’empale. On devient si vite un souvenir mat ou brillant Sur un mur et sous une punaise. Je crois aux traces, mais pas aux dires 89 Qui placent les loyaux dans le paradisiaque et les impurs Ă  la fournaise. »


3. OXMO - A Ton Enterrement. Peut-ĂȘtre le seul artiste Ă©tiquetĂ© rap français Ă  avoir Ă©tĂ© adoubĂ© par la critique musicale gĂ©nĂ©raliste mĂȘme si trop souvent considĂ©rĂ© Ă  tort comme l’exception Ă  une rĂšgle fantasmĂ©e. Le morceau A ton enterrement est prĂ©sent sur le 2Ăšme album d’Oxmo « L’amour est mort » sorti en 2001, celui qu’il qualifie lui-mĂȘme d’album maudit, cuisant Ă©chec commercial notamment en raison de sa complexitĂ©. Pourtant, cet opus est d’une densitĂ© rare, certes inĂ©gal mais pourvu de morceaux Ă  l’imaginaire fertile et d’une profondeur sans limite comme ce titre dont l’interprĂ©tation peut ĂȘtre multiple.

« Et quand les gens ne meurent pas ils te trahissent. C’est la mĂȘme, j’ai prĂ©fĂ©rĂ© t’enterrer que te tuer. Ce n’était pas la mĂȘme peine, tu ne valais pas les ans au pĂ©nitencier. Ce manque de chance m’aurait fait manquer ta remplaçante Et inquiĂ©tĂ© par ma santĂ© lorsque j’ai songĂ© Ă  me jeter La tĂȘte d’une falaise afin de sauter dans le coma pour t’omettre. Heureux le maĂźtre des substances neurochimiques, A ce qu’on dit le shit creuse des prĂ©cipices de mĂ©moire, J’aspire Ă  ce qu’un soir tu te prĂ©cipites dans l’un d’eux une fosse qui vaut la distance d’ici Ă  l’Inde. Tu seras essoufflĂ©e de crier avant la fin du gouffre Et tes touffes au gris iront virer au pire J’irai vider chaque dune jusqu’au dernier grain Afin d’ensevelir ton cercueil. Des adieux tu voulais ? Et pourquoi pas une grosse fĂȘte ! Va plutĂŽt lĂ  oĂč tu sais juste aprĂšs tes obsĂšques. »

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4.

dossier.

Dany Dan - Un Dingue en Moi. Avec les frĂšres KODJO, ses acolytes des Sages PoĂštes de la Rue, Dany Dan fut un des tout premiers rappeurs en France Ă  manier les mĂ©taphores et les comparaisons. Zoxea et lui inventĂšrent Ă©galement une nouvelle forme de syntaxe basĂ©e sur le placement du complĂ©ment d’objet direct avant le sujet et le verbe ou encore l’apposition dĂ©sordonnĂ©e d’adjectifs et de noms sans verbe ainsi que de nombreuses autres variantes. Sur ce titre qui clĂŽture le 2nd volet de la saga des Beat de Boul (« Dans la ville »), la construction du texte n’est pour une fois pas spĂ©cialement excentrique contrairement Ă  l’activitĂ© cĂ©rĂ©brale de Pop Dan toujours en pleine effervescence ! «Les scientifiques disent que la vie sur terre est le fruit d’un accident C’est faux disent les croyants, qu’ils soient d’Orient ou d’Occident D’autres, de l’un ou l’autre, veulent une preuve tangible avant de choisir entre l’égoĂŻsme et l’évangile et les 100 000 religions. Des fois les sentiments au fond de moi se confondent quand je vagabonde, observe les gens Le soir on voit de tout et partout ces barges tout semblent vouloir exploser Sur les trottoirs des clochards sans dessous en train de crever. Je creuse profond dans mon coeur blessĂ©, stressĂ©. Je me dis qu’importe, c’est dur en Europe. Je pense Ă  mes potes, sans job, toujours entre eux comme des snobs Jamais sobres, les yeux jaunes comme la flore en Octobre. Puis je gratte ma page sans jamais gĂącher d’encre Plus barge qu’un flic cocaĂŻnomane en manque. Tout n’est que vice et vertu et ça se comprend, Pop Dan, pacifique mais pas innocent ! J’ai mille et une filles qui sonnent Ă  ma porte voulant que je descende souffrant des consĂ©quences de ma prĂ©sence de Janvier Ă  DĂ©cembre. »

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5. Lino – Une saison blanche et sĂšche C’est dans l’ombre des poids lourds du Secteur Ä et du MinistĂšre Amer que les deux frangins de Villiers-le-Bel, Lino et Calbo, font leurs armes. AprĂšs une premiĂšre apparition trĂšs remarquĂ©e sur la compilation Hostile Hip Hop avec le titre macabre L’enfer remonte Ă  la surface, le groupe Ärsenik Ă©paulĂ© par Djimi Finger se jette dans le grand bain en 1998 en dĂ©livrant le mĂ©morable Quelques gouttes suffisent considĂ©rĂ© comme Ă©tant l’un des plus grands albums de l’histoire du mouvement. Adepte des allitĂ©rations et assonances en tout genre, Lino au moyen de sa voix criarde martĂšle chacune de ses rimes avec violence et prĂ©cision. Sur le morceau Une saison blanche et sĂšche, vĂ©ritable dĂ©flagration sonore, la rage du MC dĂ©ferle avec une intensitĂ© rare. « Je dĂ©barque oĂč le porc rĂšgne en monarque, laisse des marques Embarque un maximum de haine pour les Ă©mules de Jeanne d’Arc. Marque le coup, assĂšne, remarque et coups dĂ©placĂ©s Souffle sur la flamme, lassĂ©, par l’infĂąme, le passĂ© Lino s’exclame, bien placĂ© dans la mĂȘlĂ©e, des flics trop zĂ©lĂ©s Des CrS qui dĂ©foncent des Ă©glises, la mise Ă  mort emmĂȘlĂ©e. Dans les discours je remets les pendules Ă  l’heure, accours, m’en mĂȘle et Frappe du poing pour les sourds, on va pendre haut et court tous ces fĂȘlĂ©s. Je suis l’usuel suspect qu’on dĂ©signe, celui qu’on assigne ou qu’on saigne quand ils abusent de leurs insignes. À la mauvaise enseigne je suis logĂ© comme une balle logĂ©e dans mon crĂąne, ma rage Ă  son apogĂ©e. J’entends parler de hiĂ©rarchie dans les races et de rejet. Les traces d’une Ă©poque maudite refont surface et les projets pour une France plus propre affluent. Des taffs il y en a plus, on a pointĂ© un doigt sur tout ce qui est mat et crĂ©pu. Je deviens nĂšgre marron et tout mon talent je dĂ©ploie car l’A.n.P.E signifie Aucun nĂšgre Pour l’Emploi. Le poids des mots, le choc des images, mon disque cause des dommages, je pose mĂȘme des hommages au pays du fromage. Je viens et je prĂ©viens, tous des chiens, j’ai plus de frein je rappe pour les miens. Fumez les tous et Dieu reconnaĂźtra les siens. »

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6. Mourad

dossier.

– A 20 000 lieux de la mer

Membre discret de La Rumeur et en retrait sur le dernier projet Tout brĂ»le dĂ©jĂ  en raison d’une vie de famille bien remplie et d’un travail Ă  temps plein, c’est sur le volet 3 de la trilogie fondatrice du groupe en compagnie de Philippe (aka Le Bavar) que Mourad (aka Le Paria) se rĂ©vĂšle en 1999. Partageant la mĂȘme conscience politique que ses partenaires, Mourad se distingue nĂ©anmoins par son flow plus nonchalant mais tout aussi lancinant et un phrasĂ© moins cru qu’EkouĂ©, HamĂ© ou Philippe. Ses rares apparitions apportent une sensibilitĂ© autre comme sur ce morceau inscrit sur le 1er album long format du groupe, l’excellent L’ombre sur la mesure, qui transpire le spleen et dĂ©peint la fadeur des citĂ©s dortoirs en opposition aux doux paysages du sud de la MĂ©diterranĂ©e.

« Loin des vĂ©ritĂ©s toutes faites sur des tertres trop gros Des graines de fleurs jetĂ©es sur des hectares de pipeau De super massifs de chiendents mis en valeur un visage sombre d’une mĂ©galopole miniature, une erreur une nĂ©cropole pour des crimes indĂ©cents Mais aussi pour des espoirs et des joies de fer-blanc. Le pire n’existe que si le meilleur recule Des antagonismes qui se confondent et s’articulent. Loin des polars noirs, des contes noirs qui tapissent les rĂȘves une ville paisible qui suinte le miĂšvre un portrait Ă©hontĂ©, une caricature dans les gazettes du quartier Vivre bien qu’ils disent avec un sourire large et niais. Loin, trop loin de toutes mes fausses attentes Les terrains en friche ont bien changĂ©, ont-ils adouci les pentes ? De quoi cacher des regrets simples De petits malheurs comme autant de bleus de travail sur un cintre. De la chaleur des terres arides au froid d’une citĂ© une ville oĂč le voisin t’épie Ă  travers les volets Loin des embruns, de mes plages, de ma terre De ma ville blanche, loin, Ă  20 000 lieues de la mer. »

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7. Ill – Les bidons veulent le guidon Membre charismatique de l’écurie Time Bomb qui rĂ©volutionna l’underground français Ă  partir de 1995 et binĂŽme de Cassidy au sein des X-men (rebaptisĂ© les X pour des raisons juridiques), Hill-G ou Ill est le premier rappeur en France Ă  apporter une touche d’anglophonie dans ses textes. Cette caractĂ©ristique lui confĂšre un flow unique qui, couplĂ© Ă  une Ă©criture trĂšs technique, a longtemps laissĂ© la concurrence dans l’ébahissement le plus total. PrivilĂ©giant presqu’exclusivement l’égotrip, les textes de Ill sont la preuve que la forme peut se suffire Ă  elle-mĂȘme et que l’absence de thĂ©matique ne constitue pas un frein rĂ©dhibitoire Ă  la crĂ©ation d’un grand texte. Sur Les Bidons Veulent Le Guidon (basĂ© sur un sample du morceau I Surrender Dear de Paul Gonsalves), freestyle paru en 1996 sur GĂ©nĂ©rations FM rĂ©unissant les poids lourds du collectif, Gilles lĂąche un couplet dantesque, indĂ©chiffrable Ă  la 1Ăšre Ă©coute, abusant sciemment de rĂ©fĂ©rences en tout genre Ă  la culture amĂ©ricaine. « Les gos me bipent, ça agace les types, tous flippent Qu’une de leurs putes nous pipe, pub pour mon peep show. Ta pom-pom girl dans ma jeep au strip-tease Imagine le clip Ill Street pour toi bad trip tise mon flow. Sans mic je suis comme superman sans kryptonite, mieux que la gym tonic, Ma gym te nique puis comme Liptonic, Je rafraichis sur ce beat sonic comme ragga, Bionique comme Steve Austin, zulu comme Shaka. unique, qui peut me doubler comme Colt Seavers ? Les MC’s sont plus ringards que Dick rivers. Les blacks wacks, on les plaque comme des 49ers Les tape Ă  coup de batte comme des Black Panthers. Hill-G, passager clandestin comme Wesley Snipes j’égorge l’équipage, le pilote et le copilote. Mon staff bosse, taffe, agrafe et fixe les gibiers Qu’on broie dans les mix enragĂ©s, lyrics engagĂ©s. Pour les rosco P. Coltrane sors le Colt P38 Court-circuite leur CB, course poursuite nargue les gorilles, laisse les vendus derriĂšre leurs grilles, tue MĂȘme dans le dĂ©sert X-men trouve l’arbre auquel tu seras pendu. Je rappe en duo, moi et le culot secoue ta pulpe Ce n’est pas de la fiction donc fiston protĂšge ton uc’.»

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8. Kery James

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– L’amour

Artiste trĂšs prĂ©coce, Kery James autrefois appelĂ© Daddy Kery ou Kery B se fait remarquer par MC Solaar lors d’un atelier d’écriture organisĂ© Ă  la MJC d’Orly. Auteur reconnu pour sa poĂ©sie rĂ©aliste, les textes du natif des Abymes et d’origine haĂŻtienne sont trĂšs souvent empreints d’immense tristesse et souffrance ce qui lui vaut le surnom de Kery James le mĂ©lancolique. RĂ©vĂ©lĂ© Ă  l’automne 1998 avec le deuxiĂšme album de son groupe IdĂ©al J, Le combat continue, Kery James livre principalement des messages sombres et pessimistes. Sur L’Amour produit par Chimiste oĂč le couplet de Rohff aurait pu souffler la place de celui de son frĂšre d’arme de la Mafia K1 Fry, Kery tĂ©moigne de son existence torturĂ©e, sa plume faisant figure ici de vĂ©ritable exĂ©cutoire. « Le jour oĂč je serai mort je veux qu’on se rappelle Que je n’ai jamais rĂȘvĂ© d’une vie telle que celle que je mĂšne. La haine, je ne suis pas nĂ© avec et ça je le revendique Pour ses acolytes, Kery James le mĂ©lancolique. L’immense douleur dans mon coeur, ma soeur, je ne sais pourquoi Je crois que je suis victime d’une vie qui ne me satisfait pas. Que Dieu veille sur mes pas, car je reviens de loin une souffrance atroce, dont seul lui peut ĂȘtre le tĂ©moin, me tient. J’aspire Ă  une vie meilleure, inspire, expire Autour de moi ne sens que la rancƓur. J’ai aimĂ© un ami, d’amitiĂ© et il m’a trahi J’ai aimĂ© une femme, elle m’a menti, donc je l’ai bannie. Comprends ma douleur, moi j’aime la femme dans toute sa splendeur Je n’aime pas la voir en pleurs car je suis un noir dans toute sa grandeur. Sanction du destin, je suis atteint, endurci L’amour a sĂ»rement mis mon dossier en sursis. Chacun pour soi, Dieu pour tous comme ça tu es fixĂ© Les rĂšgles ont Ă©tĂ© fixĂ©es, malheureusement restent fixes. Beaucoup d’évĂ©nements Ă©branlent nos convictions n’aie confiance en personne devient notre position. L’amour trop souvent flirte avec la haine Et quand, soudain, il cesse d’ĂȘtre, beaucoup dĂ©cĂšdent.»

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9. FLYNT– Vieux avant l’ñge Fervent opposant au rap fast-food, Flynt est un MC mĂ©ticuleux dans l’écriture et aime passer des heures Ă  construire et dĂ©construire des phrases. ConsidĂ©rĂ© comme une des meilleures plumes francophones, il s’évertue dans ses textes Ă  donner du sens, trouver l’image forte, le mot juste, faire passer des messages et transmettre des Ă©motions. AprĂšs plusieurs apparitions sur mixtape (Quality streetz en 2000, Skunk Anthologie en 2001
), Julien Vuidard se fait particuliĂšrement remarquer en 2002 sur la compilation Explicit Dix-Huit qu’il produit. Ce projet rĂ©unit plĂ©thore d’artistes du 18Ăšme arrondissement avec pour seul objectif de les voir exprimer leurs talents librement.C’est sur cette galette que l’on trouve le percutant Vieux avant l’ñge, morceau qui traite des actes moralement douteux faisant vieillir prĂ©maturĂ©ment avec la cĂ©lĂšbre phase scratchĂ©e de Mobb Deep sur Shook Ones Part 2 : « I’m only nineteen but my mind is older ». « Mes couplets poussent dehors et je rĂ©colte, le dĂ©cor m’inspire un stick pour que je dĂ©colle et je crache ce que je ne peux pas retenir. Des millions de vies et parmi elles combien de dĂ©ceptions ? Si je rĂ©ussis je rehausserais le niveau des exceptions. Mais bon malgrĂ© les lĂ©sions on reprĂ©sente fiĂšrement Ce n’est pas le tiers-monde mais on reste underground entiĂšrement. Toujours la tĂȘte haute pourtant dedans c’est le foutoir Tous instables on cherche le gent-ar comme Sta-Bu. Les frĂšres coupables c’est frĂ©quent, tous plus prĂ©coces qu’avant Bavant devant l’oseille et des types payent braquĂ©s Ă  plat ventre. Le mĂ©tier rentre tĂŽt et l’expĂ©rience vite quand on n’a pas de francs Juste des rĂȘves trop grands dans une vie trop petite. En vrai, il y a peu de titres et beaucoup de prĂ©tendants On tente de devenir quelqu’un en restant vrai tu entends ? Je bosse pour faire pĂ©ter le poste, il faut que le son monte L’impression d’avoir 30 ans de plus quand je parle de mon monde. On vit sur un ring, naissance, le 1er round sonne Et depuis que je consomme je veux des grosses sommes. Ici tu ne fais pas le poids sauf si tu palpes, comme on n’a rien sans thune Les plus jeunes grandissent vite et le crime s’accentue. Mais je gratte toujours des textes, des sticks Et des unitĂ©s dans mon D.I.X. H.u.I.T. C’est rare que je voyage et pourtant je vois large Et je largue ça pour tous les jeunes dĂ©jĂ  vieux avant l’ñge ».

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dossier.

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Coach – Freestyle 2 sur Phonographe Parfait inconnu pour certains, lĂ©gende urbaine pour d’autres, Coach composait avec son partenaire Diksa le groupe TPS (Trop d’phases Ă  la Seconde) qui Ɠuvrait Ă  la fin des annĂ©es 90 dans le sillage du posse ATK et de la Section Est (Les Repentis, Le Barillet
). Avec une dizaine d’apparitions en carriĂšre sur des projets exclusivement souterrains, chacune des apparitions du groupe a fait pĂąlir les puristes du mouvement tant la brutalitĂ© textuelle et la technicitĂ© verbale n’ont jamais Ă©tĂ© aussi bien combinĂ©es. Formant un court moment le collectif Prestige en compagnie d’Ul Team Atom et du crew heptagonal (ATK), c’est sur la mixtape Phonographe, sortie en 1999 sous l’impulsion d’Antilop SA, que le binĂŽme apparait Ă  son apogĂ©e. Sur le morceau qui suit, freestyle de 6min30 clĂŽturant la tape, Coach enflamme littĂ©ralement l’instrumental avec un contrĂŽle ahurissant, loin des thĂ©matiques Ă  l’eau de rose mais en prise directe avec les enjeux sociaux de son quotidien. « Je vois autour de moi tous ces gars qui se dĂ©tournent Et croient avoir le choix dans cet avenir Ă©troit Broie tant que ta vie t’étreint. Dur de porter ce poids Il faut que mon seul patron soit moi Facile de perdre espoir dans ce sale pĂ©trin il ne faut pas se per-trom. Il faut que mes problĂšmes s’éloignent, que mon compte Ă©pargne en tĂ©moigne Que la merde et moi on ne se croise pas un peu comme deux montagnes. Je rĂȘve de disque d’or puisque fort si mon disque sort Souvent le triste sort fait qu’on se demande Ă  quoi le Christ sert. Trop peu de kisdĂ©s morts on les baise d’abord quand la crise dĂ©marre Le pire reste encore Ă  venir, trop tard pour ceux qui en ont marre. IdĂ©es noires en plein essor, dur de les retenir VĂ©nĂšre, je ne fais mĂȘme plus d’effort pour les anĂ©antir. Traverser les annĂ©es entiĂšres Ă  se prendre la gueule, se mettre des coups de Laguiole Les jeunes en sont fiers et sous biĂšre chaque keuf mĂ©rite sa pierre. Mon but premier chercher l’argent en plus si je dois faire chier l’agent J’encule les gens dĂ©courageants qui jugent mon langage outrageant. Je m’engage Ă  me dĂ©gager du manque de maille et avant d’ĂȘtre rat J’ai une seule maniĂšre de le faire, pas moyen de partager c’est clair. La gloire fait partie de mes projets, pour me protĂ©ger le tard-pĂ© J’ai chargĂ©, je perds mon temps mais pas de regret je ne connais pas le progrĂšs ».

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