Magazine Palais #27

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Quand se fabrique l’enfance par Régine Sirota et Aliyah Morgenstern « C’était l’occasion de visiter une dernière fois l’école, avant que le bâtiment ne soit détruit définitivement. Me montrant les graffitis sur les tables d’écolier, quelqu’un m’a dit : “Petrit, tu devrais filmer cela, car il y a tout ici.” Il y avait des noms, il y avait des symboles d'amour, des choses que nous partageons tous. […] J’ai trouvé dans ces inscriptions une liberté extrême, avec tous ces éléments sur l'amour, la haine, le sexe, la nature. Une salle de classe qui constitue une sorte d'encyclopédie humaine. » Extrait d’une interview de Petrit Halilaj à propos de son œuvre Abetare 1

Au travers des petits moments du quotidien ou des grands moments des rituels s’inscrivent et se marquent les temps de l’enfance. Qu’ils soient simples graffitis ou profondes blessures, vécus légèrement ou intensément, inscrits profondément dans la mémoire du corps et de l’esprit, ils structurent manières d’être, de penser, d’agir et de faire. Car « l’enfance porte ce lourd fardeau de fournir une source d’identification et d’enracinement aux adultes », ainsi que l’expriment fort justement Fog Olwig & Gullow 2. À l’intersection des moments formalisés par les instances éducatives, le milieu familial et les pratiques buissonnières, entre contraintes et libres échappées, se construit la socialisation des enfants. Mais que font-ils de ce qu’on leur fait ? Écheveau difficile à percevoir et à démêler, car à chaque génération se reconstruit une socialisation interprétative qui, se saisissant des patrimoines passés, les réinterprète à l’aune des évolutions culturelles, matérielles et politiques. Si le temps de l’enfance a été sorti du monde productif et mis à l’abri derrière les murs de l’école, il est de moins en moins isolé du monde culturel et médiatique dans lequel il s’insère. La sélection de textes, proposée dans les pages qui suivent, cherche à donner à voir, au travers d’extraits de recherches menées dans le champ des sciences humaines et sociales, comment se fabrique l’enfance. Archipels de l’enfance ou temps communs partagés, ces scènes, à la fois dans leur multiplicité et dans leur spécificité, témoignent d’une époque et des modes éducatifs qui la caractérisent. Comment, au temps de l’enfance, différentes instances de socialisation contribuent à la construction de l’identité dans des jeux et des enjeux parfois contradictoires. Comment identités de genre, de classe, de génération s’y construisent, s’y combinent et s’y réinventent. En d’autres termes, comment se transmettent et se recréent, de génération en génération, lien social, normes de civilités et patrimoine culturel, et au travers de quel travail personnel, relationnel et émotionnel se construisent les petits individus. Dans l’espace familial, dans l’espace scolaire, dans l’espace des loisirs et des copains, au travers de ces moments secrets, cachés, intimes ou exposés, mis en souvenir au centre de l’album de pho-

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tos familial, les enfants ont attiré le regard et l’attention des chercheurs à l’affût de la compréhension des modalités de la socialisation. Que ce soit dans des moments emblématiques, répétés chaque jour, comme celui du repas du soir à la française des classes moyennes, observé par Aliyah Morgenstern, où se retrouvent les membres de la famille dans un ballet dont la subtile chorégraphie permet la transmission de patrimoines culturels, qu’ils soient culinaire ou de civilités, dans des échanges verbaux et non-verbaux. Que ce soit devant le miroir, dans l’intimité de la salle de bain, portes fermées, ou dans l’interstice du moment volé devant un miroir de poche, où se construisent, s’élaborent, s’échafaudent rapports au corps, à soi-même et aux autres, dans des apprentissages de la mise en scène de soi, pour soi et pour les autres, ainsi que le mettent en évidence Nicoletta Diasio et Virginie Vinel. À ces temps du quotidien se superposent des rituels. Moment électif, hautement symbolique de l’enfance, nous dit Régine Sirota, que le partage du gâteau d’anniversaire en famille ou entre copains. Au travers de cet objet ordinaire de ce jour extraordinaire s’élaborent identités personnelles et collectives, grâce à des codes partagés, inscrits dans les menus détails matériels et symboliques en apparence anodins du rite. Mais le temps de l’enfance, c’est aussi le temps de l’école, moment obligé de ce métier d’enfant qui oblige à exercer aussi le métier d’élève. Nathalie Mangeard-Bloch s’attache ainsi à décrypter ce véritable rite de passage qu’est devenue la rentrée scolaire, scandée par ses troubles émotionnels, de la panique à la conquête de la maîtrise de soi, pour adopter ce rôle social exigé par nos sociétés modernes. Temps de la classe, certes, avec ses graffitis gravés sur les pupitres qui fascinent l’artiste Petrit Halilaj dans son installation Abetare (2015-), mais aussi temps de la récréation, lieux d’autres apprentissages. Car, dans la récréation, se construit une société enfantine avec ses règles, ses normes, ses traditions, explique Julie Delalande, au travers de l’analyse de ce qui s’y joue entre enfants. S’y échangent les codes de l’amitié, mais s’y mettent aussi à l’épreuve les codes amoureux. Dans ces premières amours se construisent, entre autres, les identités de genre, tant à l’épreuve du groupe de pa irs que des remarques des adultes. Nulle plaisanterie n’est ici indifférente, car s’y disent les règles du jeu non seulement amical mais amoureux, ainsi que le montre la recherche de Kevin Ditter sur la naissance du sentiment amoureux chez les garçons. C ont rep oi nt , enver s du décor, regard jeté des coulisses su r ces h istoi res racontées le soir au creux du lit, au travers de ce témoignage venu de la mauvaise conscience d’une sociologue, Christine Détrez. S acha nt combien ce temp s de lecture partagée est considéré comme important dans la

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