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Bande d’immatures

Venir au monde, c’est arriver dans l’incertain. Peter Sloterdijk

Si on compare l’homo sapiens avec les 284 autres marques de singes présentes sur le marché, il y a tout de suite plusieurs choses qui clochent: outre ses bras trop courts, ses jambes trop longues et son absence de queue (arrière, évidemment), une chose saute d’emblée aux yeux. À part quelques touffes par-ci par-là, il n’a plus un cristi de poil! Nous verrons que cette particularité et bien d’autres peuvent s’expliquer à la lumière de l’hypothèse de la néoténie, mot qui vient du grec neos «jeune, nouveau» et teinein «étendre, prolonger». Du juvénile qui se prolonge en gros. L’exemple classique est celui de l’axolotl qui peut soit demeurer à l’état de larve toute sa vie tout en ayant la capacité de se reproduire, soit se métamorphoser en une petite salamandre, sans que l’on puisse dire que l’une est plus «adulte» que l’autre. Dans une situation comparable à celle de cette larve, «l’homme est, du point de vue corporel, un fœtus de primate parvenu à maturité sexuelle1 ». Que nous soyons nés en avance, en retard ou à terme, nous sommes tous des prématurés, des créatures inachevées, des monstres infantiles. Les paléontologues ont calculé qu’une gestation de 21 mois serait nécessaire pour que les jeunes humains atteignent in utero l’état de maturité des primates à leur naissance. Mais la dernière chance de faire passer notre grosse tête de fœtus par l’ouverture du bassin maternel intervient déjà au bout de 280 jours. Mais que s’est-il passé au juste? Une gang de singes s’est levée, tout simplement, ce qui a entraîné le processus d’hominisation dans une cascade de transformations: langage articulé, intelligence conceptuelle et logique, fabrication d’outils… Les femmes payèrent au prix fort cette simple modification orthostatique: la verticalité exigeant des hanches plus étroites, le canal utérin se resserra, précisément au moment où la boîte crânienne des avortons s’élargissait. Les morts en couches étaient fréquentes; la sélection naturelle favorisa donc les naissances précoces. Une solution s’imposa: donner naissance à un cerveau inachevé, dont l’essentiel du développement se ferait en situation extra-utérine. Notre croissance cérébrale se poursuit ainsi durant une bonne décennie après la maturité sexuelle, alors qu’elle s’achève six ou sept ans avant la maturité chez le chimpanzé. Le développement de nos différentes qualités s’est désynchronisé: le système de reproduction allait de l’avant, alors que la croissance cérébrale traînait. Notre développement sexuel est tellement ralenti qu’il s’accomplit en deux temps: il fleurit précocement dans les cinq premières années, s’interrompt, pour enfin reprendre à la puberté. «ll faut donc que l’homme attende quelque quatorze années pour Enquête de sens connaître son sexe, ce qui explique peut-être qu’il n’en soit jamais vraiment très sûr2 ». La néoténie est une notion extrêmement éclairante. Hormis l’absence de pilosité, elle permet d’expliquer nombre de particularités de notre physionomie: cou long et mince, visage plat, absence de lourdes arcades sourcilières, absence de dents de lait à la naissance, etc. Certains traits fœtaux persistent même dans l’aspect adulte: dépigmentation de la peau, des cheveux et des yeux, forme du pavillon de l’oreille, poids élevé du cerveau, structure de la main et du pied, situation semi-ventrale de l’appareil génital féminin — tous ces caractères morphologiques ont en commun d’être des états fœtaux devenus permanents. Passagères chez le fœtus des autres primates, ces propriétés structurales se sont stabilisées chez l’humain. Les morphologies intra-utérines sont donc conservées dans la position extra-utérine: pas de poil dans l’utérus, pas de poil dehors. Et qu’estce qu’un visage humain, sinon «une formation de museau qui n’a pas eu lieu3 »? C’est ici que l’on comprend, troublé, que le singe est la forme accomplie d’une créature dont l’humain ne représenterait que l’état inachevé, fœtal. Les rejetons dépendent de leurs aînés pour la nourriture, la protection, la transmission. Il faut toute une tribu pour en élever. À la naissance, la plupart des mammifères se lèvent sur leurs pattes quasi instantanément pour gambader au bout de quelques jours dans une semi-autonomie, alors que nous exigeons des soins durant deux bonnes années pour atteindre ce stage. On a même vu quelques spécimens rester chez leurs parents durant plusieurs décennies… Notre croissance est la plus lente parmi les mammifères, aucun ne reste dépendant aussi longtemps. Grâce à cet allongement du maternage, nous sommes à même de profiter comme nul autre animal des leçons du groupe social qui agit comme une sorte de couveuse immunitaire, fonctionnant bien au-delà de la symbiose postnatale mère/enfant. Le déficit utérin du nouveau-né est ainsi comblé par la culture, qui prend le relais de notre développement en jouant

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L'AGITÉ DU BOCAL

HRONIQUE

hlide Bois : Mat Illustration son rôle protecteur d’utérus externe. On comprend bien, par exemple, comment la religion, l’assurance maladie ou les prestations sociales peuvent être interprétées comme des structures immunitaires symboliques. La technique et la culture se substituent à la nature, créant des possibilités d’adaptations autrement plus rapides que celles permises par la transmission des caractères génétiques. Nous sommes dans une situation paradoxale: à la fois créatures de manque sous-spécialisées et fœtus de luxe compensant ses faiblesses anatomiques par un pouvoir psycho-instrumental sur la nature. Le philosophe Dany-Robert Dufour va jusqu’à affirmer que le statut d’inachevé de l’être humain en fait un «inadapté», une «erreur parmi le règne animal, puisque, de lui-même, il ne survivrait pas une journée dans la nature, mais tout autant erreur de la part de la nature d’avoir laissé cet avorton la conquérir4 ». Dès son arrivée dans le monde, le petit prématuré est soumis à un état de dépendance et de détresse. Engendré par la néoténie, le besoin d’être aimé, qui aboutit à la névrose, ne quittera plus l’être humain5 . L’équipement neurophysiologique n’étant pas achevé à la naissance, le nouveau-né est soumis à une double impossibilité: se percevoir comme unité distincte du monde extérieur et agir sur son entourage. Bloqué dans sa marche vers le monde, le petit confond ce qui est soi et ce qui est extérieur à soi. Soumis dès le départ à l’angoisse de la condition humaine, il éprouve sans doute déjà, confusément, la nostalgie d’un retour à la source chaleureuse et nourricière qu’était sa mère. Il y a discordance sensori-motrice: le sous-développement moteur causé par la dépendance démesurément longue envers les protecteurs naturels va contraster avec le surinvestissement de l’univers mental dû au haut degré d’évolution du système nerveux central. Le cerveau du rejeton est allumé, mais le corps ne suit pas. Frustrations, restrictions, blessures narcissiques, désirs impossibles à assouvir en raison de l’immaturité motrice: le nourrisson s’éprouve incomplet, inachevé. Ce sentiment ne le quittera plus.

Toutes ces désynchronisations psychiques et ces retardements somatiques ont certainement une influence sur notre propension à nous encombrer de dépendances. Comment une créature aussi immature, physiquement débile et constitutivement déficiente ne pourraitelle pas chercher à compenser, à fuir, ou être consolée? Ajoutons une dernière couche: biologiquement, nous ne sommes pas faits pour vivre dans les villes modernes. Nous restons génétiquement enracinés dans «un stade bestial, partiellement prélinguistique, où nous occupons toujours une modeste niche au milieu des autres espèces qui nous sont supérieures à beaucoup d’égards6 ». Ceci expliquerait pourquoi nous cherchons constamment un objet auquel nous soumettre: maître, parti, armée, religion, idéologie, drogue…

MATHIEU RIOUX

1- Louis Bolk, «Le problème de l’anthropogenèse», Revue française de psychanalyse, 1926. 2- Dany-Robert Dufour, On achève bien les hommes: de quelques conséquences actuelles et futures de la mort de Dieu, Denoël, 2005. 3- Peter Sloterdijk, La Domestication de l’Être: pour un éclaircissement de la clairière, Mille et une nuits, 2000. 4- Marc Levivier, «L’hypothèse d’un homme néoténique comme “grand récit” sous-jacent», Les Sciences de l’éducation — pour l’ère nouvelle, 2011/3 Vol.44. 5- À la question « D’où vient la névrose ? », Freud répond en repérant trois fac¬teurs essentiels, tous explicitement liés à la néoténie. Freud, Inhibition, symptôme et angoisse, PUF, 1993. 6- Alexander Bard, Jan Soderqvist, Les Netocrates II, Léo Scheer, 2011.

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