revue litteraire passerelle vol2n3

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Pour un pacte national de la culture Par Abdellatif Lâabi

La scène culturelle a connu récemment une véritable crispation. Au-delà de ses manifestations conjoncturelles (la levée de boucliers dans le milieu intellectuel contre certaines décisions intempestives prises par le nouveau ministre de la Culture), cette crise a eu pour effet positif de ranimer le débat sur la situation et les enjeux réels de la culture dans notre pays. Je m’en réjouis personnellement, car je n’ai cessé, au cours des dernières années, d’attirer l’attention de l’opinion publique et des responsables politiques sur le paradoxe qui consiste à parler d’option démocratique, de modernité, de développement humain, voire de nouveau projet de société, tout en faisant l’impasse sur la place de la culture dans ce processus et le rôle déterminant qu’elle pourrait y jouer. Partant de là, j’ai plaidé en faveur d’un renversement de perspective permettant d’appréhender la culture comme une priorité, une cause méritant d’être placée au centre du débat national. Le peu d’écho que mes appels ont suscité m’a conduit à une conclusion dont je mesure la gravité : le déni persistant de l’enjeu de la culture met en danger les quelques acquis à forte portée symbolique de la dernière décennie et peut conduire, à terme, à la panne du projet démocratique dans son ensemble. Mais, contrairement à ceux qu’une dérive de la sorte conforte dans leurs prévisions les plus pessimistes ou arrange dans leurs intérêts les plus sordides, je continue à croire que les jeux ne sont pas faits. J’ose croire qu’une autre feuille de route est possible si le besoin et la conviction s’imposent d’un changement de cap, d’une refondation de la Maison marocaine sur des bases humanistes, porteuses de progrès social, matériel et moral, d’une gouvernance au service du bien public, d’un choix sans ambiguïté de la modernité et de l’ouverture sans complexes sur le monde. Une telle perspective n’est pas une vue de l’esprit car, malgré l’impasse politique qui est en train de se dessiner, le Maroc a profondément changé. Dorénavant, qu’on le veuille ou non, il fait partie intégrante du village planétaire. Les besoins vitaux et intellectuels d’un nombre toujours croissant de Marocains, à l’intérieur du pays comme dans la diaspora, ont tendance à s’aligner sur ceux des

2 citoyens des pays avancés. L’archaïsme persistant dans les mentalités, la forte pression exercée sur les moeurs et les comportements par les mouvements passéistes, sont contrebalancés par l’attrait aussi fort d’autres modèles où la conquête des libertés et des droits, l’accès à la modernité et la jouissance de la prospérité ont été préparés par une révolution des connaissances, des techniques, et de grandes avancées dans le domaine des idées. Sur le plan de la culture proprement dite, la situation a bougé elle aussi. Bien que ce chantier soit en grande partie déserté par les pouvoirs publics et les élus locaux, les initiatives émanant de la société civile et des créateurs au premier chef sont en train de secouer la léthargie dominante. Alors que son lectorat de proximité se rétrécit, la production littéraire se renouvelle dans ses formes, se diversifie quant à ses langues d’expression, et les femmes y font une percée remarquable. Nombre de revues sur papier ou consultables sur le Net ont vu le jour récemment et entreprennent une véritable valorisation de la création contemporaine. Dans le milieu associatif littéraire et culturel, un changement s’opère visant à mettre fin à l’instrumentalisation partisane qui était en vigueur dans le passé. Ici ou là, dans les universités, souffrant pourtant d’un manque chronique de moyens, la recherche s’active et des filières innovantes se créent. 15


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