FRANÇOIS MICHELIN
FRANÇOIS MICHELIN
De 1955 à 2002, la Manufacture passe au premier rang
François le Conquérant
François Michelin, en quelques mots
“S
Christian Rouchit
François Michelin, en 1958, avec Robert Puiseux (au centre), lors de la réouverture de l’usine de Karlsruhe. Le début d’une expansion mondiale.
FRANÇOIS GRAVELINE
32
L
orsque, le 28 mai 1955, à l’âge de 29 ans, aux côtés de Robert Puiseux, François Michelin devient cogérant, Michelin n’occupe que la dixième place des fabricants de pneus dans le monde. La firme a à peine une dimension européenne avec des productions en France, en Italie et en Grande-Bretagne. Mais le jeune dirigeant connaît parfaitement son entreprise, les produits qu’elle fabrique et les métiers qu’on y exerce. Entré en 1951 à l’usine, il travaille pendant deux ans comme ouvrier
à l’atelier « poids lourds » des Carmes puis comme confectionneur de pneus tourisme à Cataroux et fait les 3 x 8. Ensuite, il effectue un stage commerce, un tour de France des garagistes, avant de partir plusieurs mois à l’usine de Turin. Enfin, il revient à Clermont-Ferrand comme responsable de l’atelier « poids lourds “Metalic” » des Carmes. En 1959, il devient seul gérant et lance la Manufacture à la conquête du monde, aidé en cela par l’avance technologique du radial. Mais aus-
si en prenant des risques comme lorsqu’il accepte, dans les années 60, que le groupe de vente par correspondance américain Sears (troisième distributeur de pneus aux USA, derrière Goodyear et Firestone) vende des pneus radiaux Michelin sous l’appellation Sears. Mais ce pied sur le sol américain ne lui suffit pas et, la décennie suivante, Michelin s’implante en Amérique du Nord. Un pari risqué mais indispensable à la survie de l’entreprise. Une dizaine d’années plus tard,
ce sera le rachat d’Uniroyal Goodrich, confortant sa prééminence. Parallèlement, le groupe s’implante sur tous les continents et assoie sa position de leader en développant de nouvelles technologies. L’exceptionnelle réussite de François Michelin est encadrée par des drames familiaux. En 1932, son père Etienne trouve la mort dans un accident d’avion ; sa mère Madeleine meurt cinq ans plus tard. Le 26 mai 2006, son fils et successeur Edouard décède au large de l’île de Sein (Finistère).
D.R.
Pour François Michelin, «être patron est une mission, mais le seul vrai patron est le client.»
33
uis-je capable de m’occuper de ce monstre ? », s’inquiétait François Michelin, au début des années 50, alors qu’il allait accéder à la gérance. « Ne t’inquiète pas, on te le dira », lui répondit son oncle, Robert Puiseux, gérant de la manufacture. Un demi-siècle plus tard, le 17 mai 2002, lors de l’assemblée générale des actionnaires, Edouard, son fils et successeur, lui exprima, à l’occasion de son départ, combien il avait été capable de bien s’occuper du « monstre », de le faire grandir puisqu’il fait passer l’entreprise de la dixième à la première place mondiale. Entre ces deux dates s’inscrit le parcours du plus secret et du plus atypique des patrons français. Mais mieux que des chiffres et des dates, ce sont des mots qui donnent quelques clefs pour comprendre François Michelin (*).
Le patron. – Pour définir la position qu’il occupe, François Michelin se réfère au « patron de la couturière », une image humble et pragmatique, révélateur de sa manière de pensée. « Le patron de la couturière, c’est ce qui permet de faire des modèles. Le rôle du patron est de veiller à ce que le modèle sur lequel tout le monde travaille dans l’usine soit vendable auprès de la clientèle ». Il lui faut « découvrir ce qui va, ce qui ne va pas. En ce qui concerne la technique, c’est facile. Mais, dès qu’il s’agit de divisions entre personnes, c’est plus compliqué, parce qu’elles révèlent les divisions présentes au fond du cœur de l’homme ».
Mission Le patron (suite). – Il voit dans la notion de « patron » une mission, contrairement aux termes de président, de di-
recteur ou d’entrepreneur. Et il déplore l’abandon de l’appellation CNPF (Conseil national du patronat français), dont il claqua pourtant la porte après les accords de Grenelle, au profit de celle de Medef (Mouvement des entreprises de France), déclarant à Ernest-Antoine Seillière que ce nouveau nom « ressemblait à un pneu qui se dégonfle ». Et il ne changea pas d’avis sur l’attitude qu’il estimait trop politique de l’organisation patronale. L’usine. – François Michelin préfère de loin le mot d’usine à celui d’entreprise qu’il juge trop vague, trop à la mode. Et anonyme. Tout le contraire finalement de l’usine qui « évoque les machines, les produits et surtout les hommes et les femmes ». De même, le mot « usiner », malgré son côté vieillot, exprime beaucoup plus justement la réalité de l’usine
que celui d’« entreprendre ». « C’est un acte noble. Pour usiner, il faut connaître à fond la matière que l’on travaille ». Le client. – François Michelin aime les paradoxes. Quand on lui demande quel est le personnage le plus important dans l’usine ? Le patron ? Les ouvriers ? Les syndicalistes ? Les actionnaires ? Il répond le client qui, pourtant, aux yeux de tous, ne fait pas partie de l’entreprise. « Le client fait non seulement partie intégrante de l’usine mais il a une fantastique transcendance vis-àvis d’elle puisqu’il peut lui rester fidèle ou aller voir ailleurs ».
Le personnage le plus important dans l’usine ? Le client. Syndicats. – Le mot qui fâche, avec quelques autres comme « marxiste » (Marx est « coupable d’avoir rendu les échanges conflictuels alors qu’ils sont d’abord complices »), « lutte des classes », « 35 heures ». Ou encore « partenaires sociaux ». « Les patrons ne font-ils pas du social ? Et partenaire signifie qui a le même but que vous. Estce le cas des syndicats ? ». François Michelin met carrément les syndicats hors-jeu : « J’ai toujours eu le sentiment que le syndicat vivait comme en dehors de l’entreprise ». Avec cela, il n’est pas aisé de nourrir le dialogue social, ce qui
33