E-N.21-12/03/2017

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apparu le 12 mars 2017

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n ce début d’année Antonios LOUPASSIS est mort, seul chez lui dans la Nièvre. Plus qu’un ami, il était un double, tellement lié à mon travail, vingt ans de collaboration, vingt ans de vie.

Les 11 et 12 mars, avec ceux qui l’ont connu, aimé, fréquenté, nous organisons autour des œuvres d’Antonios deux journées d’hommage, d’exposition, de projections de films et de fête, dès 14 heures, au Sureau à Pantin (squat d’étudiants des Beaux-Arts de Paris, dont certains avaient voyagé avec lui à Athènes). Antonios était Grec, Crétois même, il avait quitté la Grèce en 1993 et avait été architecte. Nous nous sommes connus en 1996, il était vendeur d’un journal de rue, « La Rue », vendu par des sans domicile fixe, j’avais monté un projet photographique avec Médecin du Monde et l’association Ne Pas Plier. Les images de ce projet, faites par les vendeurs, montrent un autre usage de la ville, qui n’est pas forcément le nôtre, un usage d’une ville qu’on connaît mais qu’on ne voit pas de cette façon. Les photographies d’Antonios étaient assez extraordinaires, il en a fait beaucoup et n’a pas arrêté depuis. Nous ne nous sommes plus jamais quittés. Je l’ai aidé, admiré, soutenu, soigné, tiré de tous les mauvais pas imaginables. Une fois, rattrapé par la psychiatrie qui l’enfermait, j’ai mis un an à le retrouver. Je l’ai entraîné dans mon travail, à la Fémis, aux séminaires des Beaux-Arts. Il a continué à faire des photos, à Paris, puis à Imphy (dans la Nièvre) et en Grèce, où je l’ai accompagné. Antonios n’était pas un dilettante, faire des images était pour lui un travail, une recherche, un point de relation avec moi. Nous avons parlé indéfiniment de ses images, de la construction, de la lumière. Il se voulait libre, et je le considérais comme tel. Ses images, sa présence ont changé ma pensée sur l’art, la photographie, la société.

par Marc Pataut



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’ai appris la mort d’Antonios par Marc ce matin. C’était son ami, et un peu le mien aussi, le grand Crétois architecte qui avait perdu le fil de sa première vie après la mort de son père et un passage mystérieux par le Mont Athos. Il était devenu un solitaire, sans abri et paranoïaque mais avait conservé une intelligence inouïe, mathématique et magique. À son arrivée à Paris, il avait été pris à partie sur un quai de métro par une famille de Roms qui avaient prononcé à son égard des mots qu’il n’avait jamais oubliés et ce souvenir pouvait le rendre haineux. Marc l’avait rencontré en 1996 – il faisait partie des vendeurs du journal La Rue à qui il avait donné des appareils de photographie – et ne l’a pas quitté depuis. Il l’a aidé, soutenu, soigné, tiré de tous les mauvais pas dans lesquels la police et la psychiatrie l’avaient fourré. Il l’a sorti de l’hôpital où on avait voulu le faire passer pour fou et où on le détruisait à petit feu par les médicaments. Il se voulait libre, et je crois que Marc le considérait comme tel. À Paris il dormait dans la Salle des pas perdus de la Gare de Lyon ou plus tard dans sa voiture, une Saxo rouge dont il n’avait pas les papiers. Au Jeu de Paume, où il avait présenté un diaporama de ses photographies à l’invitation de Jean-François, il en a fait un commentaire souverain, une analyse limpide qui a époustouflé tout le monde. Il vivait depuis quelque années à Imphy (où il continuait de faire des photos – avec un appareil que Marc et moi lui avions offert), dans la Nièvre, dans un petit appartement après qu’une histoire sordide de tutelle l’avait privé de sa maison qu’il avait achetée grâce à l’héritage de sa mère. Je peux me tromper sur tous ces faits, mais c’est la manière dont je les ai retenus. À Paris, avant le Jeu de Paume, il avait vécu une semaine chez moi, dans son sac de couchage qu’il étendait sur le lit pour ne pas salir les draps et sans doute – ai-je pensé – pour éviter d’éprouver la corruption d’un lit trop confortable. Il buvait vingt cafés par jour, fumait cigarette sur cigarette, mangeait peu, soignait un diabète, et faisait la vaisselle minutieusement. Il parlait sans cesse, à quelqu’un mais seul, sans entendre son interlocuteur mais tout en l’entendant. Ses monologues étaient labyrinthiques, passionnants


et insupportables. Je me sentais pauvre d’esprit et courte d’imagination en l’écoutant, et, comme avec les fous éclairés, prise dans une toile étrangère et illuminante. La littérature ne l’intéressait pas, et elle pouvait sembler faible, en effet, devant le spectre de son savoir scientifique. Il parlait un français précis et raffiné. Je n’oublierai pas notre arrivée place de la Concorde, avant sa présentation du Jeu de Paume. Les amis nous avaient salués en souriant comme on saluerait un couple de grotesques. Antonios était un dandy et un inactuel. Je ne l’avais plus vu depuis longtemps. La dernière fois c’était, je crois, à Nîmes, sur le parvis du Carré d’art. Nous l’attendions. Il est arrivé, magnifique, après je ne sais quels détours en train. Il portait des jeans serrés et un débardeur et ressemblait à un play-boy de son âge (la soixantaine – il disait qu’il avait été mannequin). Il a regardé ses photos accrochées sur le mur du musée sans être surpris ni s’émouvoir. J’ai quitté le vernissage tôt et ne l’ai plus revu. La dernière fois que je lui ai parlé, il y a quelques semaines, il était hanté par « Jason ». Je l’avais appelé, avec peu de scrupules (je ne lui avais pas donné de nouvelles depuis longtemps), pour lui demander l’autorisation de reproduire quelques-unes de ses photographies dans le livre de Bertrand Ogilvie que L’Arachnéen publiera début mai, Le Travail à mort. Ce soir, Marc a répondu au texto de Manuel, mon fils, en disant : « Pas facile de laisser filer une partie de sa vie. » Antonios était son ami, son complément, son Don Quichotte de Crète. Il a emporté avec lui son chiffre secret, seul, sans rien demander à personne.

Jeudi 12 janvier 2017, par Sandra Alvarez de Toledo













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