Féminismes, de l’intime au politique

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cahier 1 passé (dé)composé

5 Un regard sur l’histoire du mouvement féministe en Europe Par NADIA DE MOND

sommaire

11 Pour en savoir plus

13 Sois libre et tais-toi ! Par PAULINE FORGES 15 Reprendre en mains la lutte contre les violences patriarcales Par LÉA DRUCCI 19 Au Mexique, résistances face à un État féminicide Par MARÍA FERNANDA ARELLANES ARELLANES

La Gauche est la revue trimestrielle de la Gauche anticapitaliste, section belge de la Quatrième Internationale. Comité de rédaction : Sébastien Brulez Matilde Dugaucquier Pauline Forges François Houart Thibaut Molinero Daniel Tanuro Design / illu : Little Shiva

Éditeur responsable : André Henry 20 rue Plantin, 1070 Bruxelles Les articles signés n’engagent pas forcément la rédaction. Tarif au numéro : 3 € Abonnement : Papier : 12 € / an Pixel (PDF) : 10 € / an Papier + pixel : 15 € / an À l’étranger : 24 € / an Soutien: 20 € / an

cahier 2 impératif présent

22 P ourquoi la microfinance s’intéresse-t-elle autant aux femmes ? Par LUCILE DAUMAS 23 D éclaration finale du Séminaire « Femmes, dettes et microcrédit » Par CADTM INTERNATIONAL

24 Starhawk, quarante ans d’activisme Par ISABELLE STENGERS

cahier 3 futur conditionnel

27 Un combat et une écriture inclusives Par SÉBASTIEN BRULEZ

31 Quand féminisme et écologie convergent vers l’anticapitalisme Entretien avec YAYO HERRERO

29 Pour en savoir plus

37 Emma, un autre regard féministe et révolutionnaire sur nos quotidiens Par SOPHIE CORDENOS 38 Pour en savoir plus 39 Agenda / Où trouver La Gauche ?

À verser sur le compte ABO LESOIL 20 rue Plantin, 1070 Bruxelles IBAN: BE93 0016 8374 2467 BIC: GEBABEBB Communication : « Abonnement + la formule »

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La Gauche est éditée par la Formation Léon Lesoil avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Revue imprimée sur papier recyclé. info@gaucheanticapitaliste.org gaucheanticapitaliste.org

LA GAUCHE 1 AUTOMNE 2017

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Du #Metoo au #Wetoogether, de l’intime au politique Par LA GAUCHE

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e 2 5 j a n v i e r, l a R u s s i e a a d o p t é u n e lo i dépénalisant les violences domestiques : les actes de violence commis dans le cercle familial et n’entrainant pas d’hospitalisation ne seront désormais plus punissables par la prison, mais par des amendes – alors qu’en Russie plus de 10 000 femmes meurent chaque année sous les coups de leur conjoint. L’État se fait ainsi complice d’une violence qu’on voudrait faire passer pour individuelle, faite de cas isolés et de « crimes passionnels ». C’est bien là le piège à éviter : considérer les violences conjugales comme des faits divers et refuser de voir que les violences faites aux femmes ont lieu partout, à chaque instant ; qu’il s’agit d’une violence fondée sur le genre [le terme « féminicide » permet de nommer les meurtres de femmes commis par des hommes parce qu’elles sont des femmes] ; qu’il s’agit d’une violence historique, politique, sociale et structurelle, pour assurer et perpétuer la domination masculine. Si chaque homme qui commet des violences sur une femme est bien entendu responsable, il n’en est pas moins le produit d’un système qui encourage, légitimise et banalise cette violence. Et dans lequel la femme est perdante à tous les coups : qu’elle porte un foulard ou une mini-jupe, qu’elle parle ou qu’elle se taise. L’affaire Weinstein et la déferlante « #Metoo » qui a suivi ont mis en évidence l’ampleur du harcèlement et des violences sexuelles faites aux femmes, mais aussi la volonté d’un nombre croissant d'entre elles de se battre pour en finir avec cette oppression intolérable. Chaque femme qui ose prendre la parole libère un peu celle de ses sœurs. Le fait d’oser mettre des mots sur les humiliations, les agressions, les violences est un premier pas pour se rassembler et lutter toutes ensemble. Passer du #Metoo au #Wetoogether, c’est réaliser que nos destins sont liés, tout comme nos luttes. C’est prendre conscience de ce fil rouge, invisible, qui nous relie toutes. C’est connaitre notre histoire, pour mieux construire notre futur. C’est passer des réseaux sociaux à la rue, de l’intime au politique, de la honte à

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la dignité, de la peur à la résistance. C’est refuser de nous juger les unes les autres et d’être divisées, pour ensemble nous défendre, faire entendre nos voix. Dans ce mouvement, une impulsion majeure vient des États-Unis. Plus de trois millions de femmes ont manifesté en janvier 2017, la veille de l’entrée en fonction de Donal Trump. Elles dénonçaient l’élection d’un président sexiste, accusé de violences par plusieurs femmes, et qui a bâti son image et sa fortune notamment sur la chosification des femmes. Un an plus tard, elles sont descendues encore plus nombreuses dans les rues. Outre la colère que Trump leur inspire, elles entendaient protester contre les attaques réactionnaires que le gouvernement mène contre leur droit à disposer de leur corps. #Metoo n’est pas un mouvement passager mais une lame de fond puissante qui ébranle la domination masculine dans le monde entier. L’ex-conseiller de Trump, Steve Bannon, ne cache d’ailleurs pas son inquiétude : « C’est un mouvement politique contre le patriarcat, il deviendra plus puissant que le Tea Party et défera dix mille ans d’histoire », a-t-il déclaré. L’inquiétude de Bannon est justifiée et nous réjouit. #Metoo est le point de départ d’une nouvelle vague féministe. La cible est la plus ancienne des oppressions : le patriarcat. Celui-ci existait bien avant le capitalisme, mais il lui sert de fondement. D’une part, toutes les femmes sont concernées, quelle que soit leur classe sociale. Le mouvement féministe est donc pluriel et transversal par nature, c’est une de ses richesses. D’autre part, le capitalisme est inséparable du patriarcat. La lutte des femmes est donc potentiellement et profondément anticapitaliste. Le capitalisme est comparable à un iceberg : il comporte une énorme partie invisible formée par le pillage des ressources naturelles et par l’exploitation du travail de soins gratuit dans le cadre de la famille (travail nécessaire et effectué majoritairement par les femmes). Tout est lié. Le combat féministe appelle à mener un combat émancipateur global : à la fois anticapitaliste, féministe et écosocialiste.


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Un regard sur l’histoire du mouvement féministe en Europe Par NADIA DE MOND, militante féministe, membre de Communia Network (Italie), et collaboratrice de l'Institut International de Recherche et de Formation (IIRF), Amsterdam.

Dans toute l’histoire moderne il y a eu des femmes de classes aisées – les seules qui avaient accès à l’éducation – qui ont remis en question la subordination de leur sexe et la conviction répandue de l’infériorité des femmes (1) ; et des femmes d’origine modeste qui ont participé, souvent aux premiers rangs, aux révoltes et aux émeutes populaires. Mais ce n’est que dans la foulée des révolutions démocratiques de la fin du XVIIIe siècle qu’on peut véritablement parler d’un mouvement féministe, d’une force sociale et politique, qui a commencé à revendiquer les droits de citoyenneté qui venaient d’être accordés – du moins partiellement – à la population masculine.

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n France, les femmes des couches populaires participent activement à la prise de la Bastille le 14 juillet 1789. Par milliers, elles marchent sur la municipalité pour exiger du pain ; armées de balais, d’épées et de mousquets. En avril, elles forment l’Union féminine pour la défense de Paris, composée de couturières, de laveuses et d’autres travailleuses. Dans les années suivantes elles écrivent des pétitions au gouvernement pour revendiquer leur droit, en tant que citoyennes, à porter des armes. Elles font sentir leur présence dans les tribunaux révolutionnaires et passent à l’action (de pillage) contre la pénurie et la hausse des prix. En 1791, la dramaturge Olympe de Gouges écrit sa fameuse et provocante Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne où elle revendique l’égalité politique et juridique des femmes, les droits et devoirs égaux au sein du mariage et l’accès à l’instruction supérieure. Dans le même climat inauguré par la Révolution française, la féministe anglaise Mary Wollstonecraft écrit son œuvre Vindication of the Rights of Women [Défense des droits des femmes] qui réclame vigoureusement le droit des femmes à une instruction généralisée en opposition notamment à son contemporain, le philosophe « illuminé » JeanJacques Rousseau qui soutient que les filles ne doivent être préparées qu’à remplir leur rôle de futures épouses. Mais la glorieuse révolution française renie ses filles et les exclut de toute activité politique en

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octobre 1793, sous l’ancien prétexte qu’ « une femme ne doit pas abandonner sa famille pour se mêler des affaires du gouvernement ». LA PREMIÈRE VAGUE FÉMINISTE En Angleterre, le succès du libéralisme politique encourage les femmes (pour la plupart issues de la – petite – bourgeoisie) à former, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, un mouvement pour revendiquer leurs propres droits démocratiques ; inspiré par les essais de Harriet Taylor Mill et de son mari, John Stuart Mill (dont The Subjugation of Women – La soumission des femmes) qui défendent notamment le droit des femmes à disposer de leurs biens et revenus, et le suffrage féminin. La fondation des premiers Collèges pour femmes à Londres permet non seulement à certaines femmes de la moyenne bourgeoisie d’avoir accès à l’enseignement universitaire mais aussi de nouer des rapports qui seront à la base des mouvements féministes successifs. Dans plusieurs villes anglaises surgissent des clubs culturels qui créent l’occasion pour les femmes, en pleine époque victorienne, d’entrer dans l’espace public. C’est le cas de la National Society for Women’s Suffrage [Société nationale pour le Suffrage des Femmes] fondée dans les années 1870. Les féministes de la première vague revendiquent des changements législatifs concernant – outre le suffrage et l’instruction supérieure – le divorce, la garde des enfants et l’autorité parentale,

Dans le climat inauguré par la Révolution française, la féministe anglaise Mary Wollstonecraft écrit son œuvre Vindication of the Rights of Women, qui réclame le droit des femmes à une instruction généralisée.


l’accès pour les femmes aux professions jusquelà réservées aux hommes (dans la médecine, la magistrature, l’enseignement, le barreau...).

En Belgique, la loi du 19 mai 1919 octroie un droit limité de suffrage aux femmes pour les élections législatives de la même année. Ce droit ne s’applique qu’aux veuves de soldats morts ou de citoyens fusillés durant la guerre, ainsi qu’aux femmes détenues « aux cours de l’occupation ennemie, pour des motifs d’ordre patriotique ». Le suffrage aux élections communales ne sera accordé à toutes les femmes qu’avec la loi du 15 avril 1920 (les prostituées et les « femmes adultères » en sont cependant exclues), de même que l’éligibilité à la Chambre et au Sénat. Il faudra attendre 1948 pour que les femmes puissent voter aux élections législatives.

En 1897 le mouvement anglais se réunit dans la National Union of Women’s Suffrage Societies [Union nationale des Sociétés pour le suffrage des femmes, NUWSS] qui décide de se concentrer sur la question du vote. La NUWSS organise une tournée de conférences dans tout le pays qui s’adressent à des milliers de femmes, dont les ouvrières des grandes usines textiles qui travaillent dans des conditions de surexploitation. Le mouvement se radicalise et se divise sur la question des méthodes de lutte. L’aile libérale continue à déposer ses espoirs dans la démocratie parlementaire tandis que l’aile la plus radicale, réunie en 1903 dans la Women’s Social and Political Union [Union sociale et politique des Femmes, WSPU] d’Emmeline Pankhurst et ses filles, passe à l’action directe : manifestations et irruptions dans des assemblées politiques et sportives, pétards dans les boites aux lettres, sabotage des fils électriques, grèves de la faim à outrance… Le mouvement, qui se répercute dans différents pays d’Europe, est violemment réprimé [voir à ce sujet le film Les Suffragettes, sorti en 2015]. Tant l’activité des suffragettes que la répression gouvernementale, culminant dans les années 19131914, sont brusquement interrompues par l’entrée de la Grande-Bretagne dans la Première Guerre mondiale où la grande majorité des militantes s’engage dans des activités patriotiques, de remplacement des soldats dans les usines et de volontariat de guerre. Cette épreuve fait basculer l’opinion publique et c’est juste après la Première Guerre mondiale, après plus d’un demi siècle de luttes féministes, que plusieurs pays européens accordent finalement le suffrage aux femmes : en Grande Bretagne (dès l’âge de 30 ans jusqu’en 1928), en Allemagne, en Autriche et en Hongrie en 1918 et en Suède, en Belgique [lire l’encadré cicontre], aux Pays Bas et au Luxembourg en 1919. PENDANT CE TEMPS… AU SEIN DU MOUVEMENT OUVRIER Parmi les théoriciens du socialisme utopique (début du XIXe) on trouve des positions aux antipodes : d'un côté Charles Fourier (1808) qui défend un projet de société basé sur des communautés d'égales et égaux où tout le monde travaillerait selon son aptitude et où femmes et hommes auraient droit à la liberté sexuelle

et l'éducation des enfants serait assumée par la communauté ; ou Robert Owen (1771-1858) qui voit, lui aussi, le mariage comme une forme d'esclavage pour les femmes tout comme son contemporain Saint-Simon. De l'autre coté il y a des personnages comme PierreJoseph Proudhon (1809-1865), le père de l'anarchisme français, auteur de la fameuse phrase « La propriété, c'est le vol ! », un vrai misogyne, qui théorise l'infériorité des femmes, défend le rôle de la famille traditionnelle et s'oppose à la participation des femmes à la vie économique. Cette opinion est partagée par pas mal de dirigeants (tous hommes) de la Première Internationale (18641876), dont le socialiste allemand Ferdinand Lasalle (1825-1864) qui considère les femmes comme une menace pour les travailleurs en tant qu'armée industrielle de réserve (main d'œuvre bon marché et plus manipulable) et qui s’oppose à l’idée leur attribuer le droit de vote. Une mention spéciale doit être faite à la militante féministe socialiste avant la lettre, la francopéruvienne Flora Tristan (1803-1844). Elle fut un exemple d'intégration des luttes pour l'émancipation des femmes et de la classe ouvrière, tant au niveau théorique que dans la pratique. Son ouvrage l’Union ouvrière fut l’un des premiers appels à construire une internationale socialiste. A l'intérieur de la Première Internationale, ce sont Marx (1818-1883), Engels et le fondateur de la socialdémocratie allemande, August Bebel, qui expriment les positions les plus avancées. Dans l'œuvre de référence classique écrite par Engels (mais basée sur des notes élaborées conjointement avec Marx) à la fin du XIXe siècle, intitulée L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, Engels contraste l’idée que l’inégalité entre les personnes est une donnée naturelle, immutable. Au contraire, il émet l’hypothèse – sur base des premières études ethnologiques, notamment de Lewis H. Morgan – de l’existence d’une société primitive égalitaire, communautaire, sans classes, qu’il appelle « communisme primitif » et dans laquelle la position des femmes n’était pas subordonnée aux hommes. Il qualifie ces sociétés (erronément) de matriarcats. Il essaye donc d’expliquer l’origine de l’oppression des femmes en la liant au contexte matériel, économique et social et notamment à la division

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sexuelle du travail. En plus il identifie la famille – qui est historiquement liée à l'apparition de la propriété privée – comme noyau de l’oppression des femmes et en déduit la nécessité de la dépasser. Marx comprend – sans le développer dans tous ses aspects – que, dans le mode de production capitaliste, le travail de reproduction de la main d’œuvre est une partie intégrante du processus d’extraction de la plus-value. (2) En outre, par rapport à la famille dans l'ère capitaliste Engels écrit : « La famille conjugale moderne est basée sur l'esclavage domestique, avoué ou voilé, de la femme (…) De nos jours, l'homme, dans la grande majorité des cas, doit être le soutien de la famille et doit la nourrir, au moins dans les classes possédantes ; et ceci lui donne une autorité souveraine qu'aucun privilège juridique n'a besoin d'appuyer. Dans la famille, l'homme est le bourgeois ; la femme joue le rôle du prolétariat ».

POUR VOIR CE DESSIN DE CLARA ZETKIN EN COULEUR, RENDEZ-VOUS SUR LITTLESHIVA.COM

Dans la IIe Internationale socialiste (1889-1916), cette œuvre d’Engels et le fameux livre La Femme et le Socialisme du social-démocrate allemand Auguste Bebel (+ 1913) ont marqué la ligne par rapport à ce qu’on appelait alors « la question femmes ». Au début du XXe siècle, les nouveaux syndicats de masse commencent à recruter des travailleuses et un bon nombre de femmes (rarement plus de 10-15 % des membres) adhère aux organisations socialistes et anarchistes. Certaines personnalités fortes, comme Clara Zetkin (1857-1933), Rosa Luxembourg (1871-1919) et Emma Goldman (1869-1940) arrivent à jouer un rôle important au niveau national et international. Clara Zetkin s’occupe avant tout des conditions de vie et de travail des femmes prolétaires, souvent restées en dehors des préoccupations des « féministes bourgeoises » et pour lesquelles la conquête des droits politiques n’est pas toujours le premier soucis. Elle se bat dans le Parti social-démocrate allemand pour qu’il crée des cercles de femmes au niveau local où les travailleuses puissent s’organiser autour de leurs revendications. Elle crée des revues qui s’adressent spécifiquement aux femmes travailleuses et organise des conférences internationales de femmes socialistes. Son intervention devient décisive dans l'approbation du droit de vote féminin au 7e congrès de l'Internationale socialiste en 1907 (malgré pas mal d'opposition) et dans la proclamation de la journée internationale des femmes le 8 mars lors du deuxième congrès de l’Internationale des femmes (1910).

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Ce travail est poursuivi par Clara Zetkin elle-même, par Ines Armand (révolutionnaire franco-russe) et par Alexandra Kollontai dans les premières années de la troisième Internationale, après la victoire de la révolution bolchévique. Dans la Russie tsariste du XIXe siècle, où toute forme d’activité politique est farouchement réprimée, il existait une tradition d’engagement fort de femmes (instruites) dans des groupes de conspiration révolutionnaire (SR) qui voulaient « aller vers le peuple ». Ces « Amazones » russes, comme on les appelait, voulaient être traitées en tout et pour tout comme des hommes. Elles ont subi le même sort de prison prolongée, d’exécution et d’exil que leurs compagnons. Ce sont les femmes prolétaires de Petrograd qui ont marqué le début de la révolution russe avec leurs manifestations massives qui réclamaient le pain et la paix. Tandis que Clara Zetkin et ses contemporaines insistent surtout sur le coté de l'indépendance économique et de la pleine intégration des femmes dans le monde du travail. Kollontaï sera la première à tourner le regard aussi sur la nature des relations affectives et sexuelles entre les sexes. Elle est soutenue comme dirigeante du travail femme du PCUS (Parti communiste de l’Union soviétique) par Lénine qui avait compris que l’égalité des droits formels, introduite par la révolution, ne serait pas


Emma Goldman (1869-1940) est emprisonnée à plusieurs reprises aux États-Unis pour « incitation à l'émeute » et distribution illégale d'informations sur le contrôle des naissances, avant d'être expulsée vers la Russie en 1919, bannie et déchue de sa citoyenneté. Elle sera considérée par les autorités étatsuniennes de l’époque comme « l’une des femmes les plus dangereuses d’Amérique ».

suffisante pour l’émancipation des femmes tant qu’elles ne seraient pas libérées du travail domestique non payé dont elles étaient chargées à l’intérieur des familles prolétaires.

l’oppression des femmes. Initialement solidaire avec la révolution bolchevique, elle s'oppose rapidement au Parti communiste dans la dispute avec les anarchistes qui sont victimes de la répression.

Sous l’impulsion d’Alexandra Kollontaï, unique femme dans le gouvernement des Soviets, Commissaire à l’Assistance publique et responsable, avec Ines Armand, de la Genotdel [département du parti chargé des affaires féminines], les premières années de la révolution russe sont marquées de progrès à tous les niveaux sur ce qu'on appellerait maintenant les droits civils et sexués : le divorce, le statut de la famille, le droit à l'avortement, la dépénalisation de l'homosexualité… et par un gros effort pour socialiser le travail de reproduction par la création de crèches publiques, de cuisines, de cantines et de blanchisseries collectives. (3)

En Espagne, dans les organisations libertaires, massivement implantées en Catalogne et en Andalousie notamment, les femmes trouvent leur place dans les syndicats mais surtout dans les cercles de formation, d’entraide, d’autopromotion et de vie sociale et récréative populaire. Dans les années 30, des militantes de la CNT (Confédération nationale du Travail) et des Jeunesses libertaires forment une organisation féministe indépendante « Mujeres libres » [Femmes libres] qui prendra pleinement part à la révolution espagnole en combinant combat antifasciste et lutte pour la libération des femmes.

La contre-révolution stalinienne met fin à tout cela en quelques années, en abolissant toutes les lois progressistes et en remplaçant les idées révolutionnaires par une conception moraliste et bourgeoise de la famille ; qui en fait voile une double morale adoptée largement par les dirigeants communistes dans les PC [partis communistes] du monde entier, dans leur comportement individuel et dans leurs positions politiques. DU COTÉ ANARCHISTE Au sein du mouvement anarchiste américain et européen de la fin du XIXe et du début XXe siècle, l’activiste russo-américaine Emma Goldman occupe une place centrale. Femme rebelle et libre penseuse par excellence, tant dans son activité politique que dans sa vie privée (« Si je ne peux pas danser, ce n’est pas ma révolution »), elle est emprisonnée à plusieurs reprises pour « incitation à l'émeute » et distribution illégale d'informations sur le contrôle des naissances. Elle défend des positions révolutionnaires concernant

LA DEUXIÈME VAGUE FÉMINISTE Après une longue période de stagnation (la crise économique prolongée de l’entre-deux-guerres, le fascisme et le massacre de la Deuxième Guerre mondiale, la lente reprise avec l’instauration du modèle de la société de consommation de masse avec la femme au foyer), la deuxième vague féministe des années 1960-1970 surgit au milieu de la contestation générale de l’existant : le capitalisme, l’impérialisme, le racisme et… l’oppression des femmes. Celles qui se mobilisent au sein des mouvements de libération constatent que la conquête de droits formels, pour lesquels ont lutté leurs précurseuses, n'ont pas produit une égalité complète et qu’à l'intérieur des mouvements sociaux eux-mêmes (et de la classe ouvrière) le sexisme règne. Elles analysent les relations de domination masculine, « male chauvinism », qui agissent au sein des mouvements, dans les relations personnelles, au niveau de l'imaginaire collectif, dans la culture dominante… pour arriver aux questions clé de l'oppression au sein

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de la famille (hétéro)patriarcale, de la sexualité et du corps, comme dans les relations économiques et dans le monde du travail. À travers les groupes d'autoconscience, elles arrivent à la conclusion que les histoires d'oppression soi-disant personnelles présentent en fait un canevas unique, celui d’un système d'oppression sous-jacent qu’elles dénomment « patriarcat ». D'où le slogan très profond et toujours actuel : « Le personnel est politique ». Pour libérer les femmes, il faut donc lutter collectivement contre toutes ces formes de domination qui se situent (à part la question économique et des droits formels) sur le plan culturel, symbolique, psychologique, des relations amoureuses, de l'inconscient, de la sexualité, du langage… Tous des plans sur lesquels le marxisme n'a pas ou peu de réponses à donner. Elles utiliseront donc d'autres outils scientifiques : l'anthropologie, la psychologie et la psychanalyse, une relecture de l'histoire, la linguistique, etc. pour analyser les rapports sociaux dans leur globalité, en dénonçant le caractère androcentrique de toute la pensée occidentale. Dans les années 70, les mouvements de libération des femmes se structurent et parcourent le monde. Il s’agit de mouvements autonomes, c’est-à-dire indépendants par rapport aux autres mouvements sociaux, syndicaux et politiques dans le choix des thèmes, des formes d’expression et d’action. L’attention tourne souvent autour de la question du corps des femmes : les droits reproductifs (contraception, contrôle de la naissance/stérilité, avortement…), la lutte contre les violences physiques, sexuelles, pour l’intégrité physique et psychologique des femmes. Mais aussi autour de la famille : la bataille pour obtenir les libertés relationnelles et sexuelles (choix du mariage, divorce) ; pour le droit à la libre circulation et à la libre expression (vestimentaire, entre autre). On s’interroge sur le conditionnement des filles vers l’hétérosexualité et on expérimente avec les relations amoureuses entre femmes. Les cercles culturels et récréatifs non mixte, les centres d’étude, les librairies et les maisons des femmes se multiplient jusque dans les petites villes. Des intellectuelles prestigieuses comme Simone de Beauvoir – dont le livre anticipateur Le deuxième sexe est réédité – se relient au féminisme. Les manifestations de masse alternent avec des actions de désobéissance (aux lois pénalisant l’avortement par exemple) et avec la pratique de « self help » où

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les femmes s’auto-organisent pour s’assurer une assistance – tant en matière de santé sexuelle que de refuge contre la violence domestique – que les services publics leur nient. Mais elles s’attaquent aussi aux inégalités économiques et aux discriminations sur les lieux de travail, en sollicitant (et à la longue en obtenant) le soutien de différents syndicats et organisations politiques de gauche. Vers la fin des années 70, début des années 80, le gros des batailles des féministes de la deuxième vague ont été gagnées – au moins partiellement – et les législations de la plupart des pays d’Europe occidentale ont profondément changé. A L'INTÉRIEUR DE CE MOUVEMENT INTERNATIONAL, DIFFÉRENTS COURANTS THÉORIQUES S’ARTICULENT Le féminisme radical se développe d’abord, à la fin des années 60, en Amérique du Nord et en Angleterre avec Kate Millet, Shulie Firestone, entre autres. Elles identifient le patriarcat comme le premier et principal système d'oppression dont découlent toutes les autres. Partant de là, elles voient les hommes comme leurs ennemis principaux ; elles défendent souvent le séparatisme comme forme d’organisation et d’action. Quelques années plus tard se développe en France le féminisme différentialiste ou French feminism, qui essentialise les différences de genre (Luce Irigaray, Julia Kristeva). Elles considèrent la lutte pour l’égalité femme/homme comme une homologation à un modèle masculin, violent, oppresseur auquel elles opposent les « qualités féminines » immanentes dans la nature féminine. La liberté des femmes adviendrait d’abord sur le plan psychologique et symbolique en valorisant ces caractéristiques (souvent liées à la maternité et au domaine domestique), sous-évaluées ou même méprisées dans nos sociétés patriarcales et misogynes. Leur but est de rendre visible un savoir et une culture féminine « autre » qui serait ancrée dans le corps féminin. Les théoriciennes de ce qu’on appelle le féminisme matérialiste (Christine Delphy, Alisa Del Re, Mariarosa Dalla Costa) retiennent quant à elles que le patriarcat est un système de production – coexistant avec le mode de production capitaliste. Leur thèse centrale est que la domination patriarcale des femmes s'opère par des pratiques matérielles, notamment par l'extorsion du travail domestique au sein des foyers,


dont on use sans limites pour produire du profit. Elles constatent une affinité majeure entre les femmes et le milieu naturel, notamment dans les zones rurales, entre les femmes et l'alimentation, les femmes et les « bien communs ». Ce qui explique la grosse présence des femmes dans les batailles pour l’environnement. Plusieurs écoféministes glissent dans la naturalisation des caractéristiques « féminines » (les femmes seraient en tant que telles plus sensibles aux besoins de la nature, plus pacifiques etc.) en leur ôtant leur caractère historiquement et culturellement donné. Elles exaltent la maternité et figent les femmes dans leur rôle « naturel ».

Vandana Shiva est une écologiste, écrivaine et militante féministe indienne.

au profit des hommes. Elles considèrent donc le sexe féminin en tant que classe et l’union de toutes les femmes comme une priorité. On assiste aussi à une reprise du féminisme socialiste ou lutte de classe (Sheila Rowbotham, Angela Davis) qui renoue avec la tradition marxiste de la première vague (en particulier Kollontaï) et essaye d’actualiser les concepts de base du matérialisme historique et de lier les contradictions de classe et de sexe (et de race). Elles analysent en profondeur la double oppression des femmes travailleuses dans les sphères de la production et de la reproduction et défendent l’idée que l’oppression de sexe ne sera jamais complètement dépassée, pour toutes les femmes, tant que le système capitaliste ne sera pas abattu. Mais que l’abolition du capitalisme n’est pas non plus une condition suffisante pour la libération des femmes. D’où le slogan : « Pas de féminisme sans socialisme, pas de socialisme sans féminisme ». Elles s’engagent souvent dans un double militantisme, à la fois dans les organisations sociales et syndicales mixtes et dans le mouvement autonome des femmes. Dans les dernières décennies du XXe siècle se développe un nouveau courant féministe en correspondance avec l'émergence de la question écologique (Maria Mies, Vandana Shiva). Ses théoriciennes font un parallèle entre l'exploitation de la nature et celle de la force de travail des femmes. C’est-à-dire des ressources, productrices de valeur (d'usage), « gratuites » qui ne comptent pas dans les bilans économiques et

Finalement la deuxième vague féministe dans son ensemble, issue de la gauche contestataire, influencera profondément la société et notamment le mouvement ouvrier. Mais cela ne se passe pas sans conflits. Les femmes se heurtent à maintes occasions aux conceptions et aux pratiques rétrogrades et sexistes qui continuent à y régner, des PC aux mao-staliniens où les féministes sont accusées d’être un mouvement « petit bourgeois » et de diviser et d'affaiblir le mouvement ouvrier, à d’autres mouvements socio-démocrates ou de la « nouvelle gauche » où tout au plus elles sont incitées à concentrer l'attention sur la « contradiction principale » et à subordonner les revendications des femmes aux autres priorités. Certains courant socialistes, anarchistes et d’inspiration trotskyste sont plus ouverts à intégrer les batailles féministes dans leur programme. Cette longue histoire de rencontres heureuses et de séparations douloureuses entre mouvement féministe et mouvement ouvrier est différente dans chaque pays selon les acteurs concrets. Et dans cette histoire, le rôle des marxistes révolutionnaires en tant que courant féministe socialiste n'a pas été secondaire. (4) (1) Rappelons-nous l’esprit du temps où l’on discutait dans les cercles philosophiques si les femmes étaient dotées d’une âme ou pas et s’il valait donc la peine de les instruire… (2) C’est à partir de ces premières réflexions de Marx que les féministes marxistes actuelles qui se reconnaissent dans la Social Reproduction Theory [la théorie de la reproduction sociale] ont mené leurs analyses économiques approfondies. (3) Lire Marijke Colle, « Bolcheviks et revendications féministes : une relation tumultueuse », La Gauche, n°1, automne 2017. (4) C’est le thème du livre de Cinzia Arruzza, Dangerous Liaisons: The Marriages and Divorces of Marxism and Feminism, qui en développe quelques exemples.

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Pour en savoir plus... À LIRE FEMMES, RACE ET CLASSE Angela Davis Éditions des femmes, 1983 (réédition 2007) 341 pages, 15,25 € En hommage aux femmes noires qui « ont légué à leurs filles, nées libres, un héritage de travail, d'autonomie, de ténacité et de résistance... », Angela Davis, historienne et militante, entreprend dans Femmes, race et classe une analyse critique et comparative du féminisme du siècle dernier et du féminisme contemporain en regard des luttes d'émancipation et de libération du peuple noir. Elle explore les liens idéologiques qui existent entre le pouvoir esclavagiste, le système des classes et la suprématie masculine, et pose la nécessité d'articuler les trois niveaux de contradiction de race, de classe et de sexe, dans les luttes de libération aujourd'hui. BLUES ET FÉMINISME NOIR Angela Davis Libertalia, 2017, 416 pages, 20 €

Blues et féminisme noir explore l’œuvre de deux blueswomen quelque peu oubliées : Gertrude « Ma » Rainey (1886-1939) et Bessie Smith (1894-1937). La première incarne le blues traditionnel, la seconde, le blues classique. Dévalorisée par les spécialistes du blues et du jazz – qui sont en général des hommes blancs – l’œuvre de ces chanteuses porte un message spécifique : elle affirme la place et les revendications d’autonomie des femmes noires américaines. En analysant et en contextualisant les paroles de leurs chansons, Davis met en évidence les prémices du féminisme noir et les signes avant-coureurs des grandes luttes émancipatrices à venir. Elle montre que Ma Rainey et Bessie Smith furent les premières rockstars de l’histoire de la musique : or elles étaient noires, bisexuelles, fêtardes, indépendantes et bagarreuses. Cette réflexion s’étire aux années 1940 en évoquant l’œuvre de Billie Holiday (1915-1959). Angela Davis réhabilite la conscience sociale de cette chanteuse d’envergure, trop souvent présentée sous le simple prisme des turpitudes de sa biographie. Blues et féminisme noir propose une histoire féministe et politique de la musique noire des années 1920 aux années 1940.

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Le livre est accompagné d’un CD audio 18 titres. Les musiques sont également téléchargeables en ligne : editionslibertalia.com/catalogue/hors-collection/ angela-davis-blues-et-feminisme-noir À ÉCOUTER FÉMINISME ET MARXISME Marijke Colle Formation Léon Lesoil, 2014, 58 min Liaisons dangereuses : Les mariages et divorces du marxisme et du féminisme. Ce titre du livre de Cinzia Aruzza est plutôt bien choisi. Karl Marx fit à sa servante un enfant qu’il ne reconnut pas et qui fut placé... au frais de Friedrich Engels. En écrivant L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat, celui-ci compensa un peu le fait que l’oppression patriarcale est absente du Capital. Comment penser l’articulation des luttes contre l’exploitation et l’oppression ? À l’aide de quels outils théoriques, de quelles catégories ? Marijke Colle fait le point sur cette question passionnante.

Enregistrement disponible en ligne : soundcloud.com/formationlesoil/ sets/feminisme-et-marxisme À VOIR LES SUFFRAGETTES Un film de Sarah Gavron DVD, 2015, 107 min, entre 5 et 10 € Au début du siècle dernier, en Angleterre, des femmes de toutes conditions décident de se battre pour obtenir le droit de vote. Face à leurs revendications, les réactions du gouvernement sont de plus en plus brutales et les obligent à entrer dans la clandestinité pour une lutte de plus en plus radicale. Puisque les manifestations pacifiques n’ont rien donné, celles que l’on appelle les suffragettes finissent par avoir recours à la violence pour se faire entendre. Dans ce combat pour l’égalité, elles sont prêtes à tout risquer : leur travail, leur maison, leurs enfants, et même leur vie. Maud est l’une de ces femmes. Jeune, mariée, mère, elle va se jeter dans le tourbillon d’une histoire que plus rien n’arrêtera…


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Sois libre et tais-toi ! Par PAULINE FORGES, professeure de français, militante féministe et membre de la direction de la Gauche anticapitaliste.

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ctobre 2017 : l’affaire Weinstein éclate et déclenche une vague de #metoo sur les réseaux sociaux. Aux quatre coins du monde, des femmes brisent le silence et « balancent leur porc ». Le mouvement ne reste pas cloisonné aux réseaux, des actions s’organisent aussi dans la rue. Le 25 novembre, journée internationale contre les violences faites aux femmes, de grandes manifestations ont lieu un peu partout, notamment sous le slogan « du #metoo au #wetoogether », pour marquer le passage d’un témoignage individuel à une action collective. De Buenos Aires à Bruxelles, il y a une prise de conscience du problème structurel des violences faites aux femmes et un refus de continuer comme ça. Le 9 janvier 2018 : 100 femmes, parmi lesquelles Catherine Deneuve, Catherine Millet ou encore Anne Morelli, signent une tribune intitulée « Des femmes libèrent une autre parole » (1), pour dénoncer le puritanisme dans lequel elles estiment que le phénomène du #metoo bascule. Parce que, expliquentelles, « le viol est un crime, mais la drague insistante et maladroite n'est pas un délit ». Selon les auteures de cette tribune, la liberté d’importuner serait ainsi « nécessaire à la liberté sexuelle ». LES INJONCTIONS PARADOXALES DE LA CULTURE PATRIARCALE Les réactions sont nombreuses et ne se font pas attendre. Beaucoup s’étonnent et sont choquées par le fait que des femmes prennent la plume ou le micro pour s’adresser à d’autres femmes et leur dire, en quelque sorte : « ça suffit, il y a des choses que vous ne pouvez pas dénoncer, sinon vous menacez la liberté sexuelle ». Le paradoxe (de faire taire au nom de la liberté) saute aux yeux. Pourtant, bien qu’il s’agisse d’une injonction paradoxale, il n’y a rien de surprenant dans cette tribune : il y a en effet toujours eu des femmes qui exprimaient le discours dominant patriarcal, tout comme des personnes racisées peuvent exprimer des discours racistes. On est (malheureusement) habitué·e·s à banaliser les agressions des femmes, qu’elles soient verbales ou physiques, et à se focaliser sur leur attitude plutôt que sur celle de l’agresseur. C’est un phénomène

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classique : on reproche au groupe dominé de ne pas faire partie du groupe dominant (de se positionner en victime), comme si cela ne dépendait que de lui (2). Pour les auteures de la tribune polémique, « la pulsion sexuelle est par nature offensive et sauvage », et le fait d’importuner une femme relève de la séduction. Mais la manière dont la séduction fonctionne n’est pas remise en question (pas plus que la fameuse « pulsion sexuelle »). Pourtant, cela vaut la peine qu’on s’y arrête. Parce que la séduction, tout comme la sexualité, est éminemment culturelle (3). Et que le problème, ce n’est pas les hommes, mais bien le patriarcat. Les femmes, dans ce système, sont effectivement habituées à être infériorisées. Virginie Despentes le résume avec ces mots dans King Kong Théorie : « Plaire aux hommes est un art compliqué, qui demande qu’on gomme tout ce qui relève du domaine de la puissance ». Mais cela n’a absolument rien de naturel. Plus de deux cents féministes ont signé une réponse à la tribune, pour dénoncer que « les rapports de pouvoir ainsi que les contextes politique, historique et économique qui les produisent n’intéressent pas les tenantes d’une ‘liberté d’importuner’ qui se tiennent drapées dans le voile bien blanc de leur expérience toute personnelle » (4). On ne peut ignorer le patriarcat et les rapports de pouvoir existants. On ne peut mépriser la parole des femmes qui osent briser le silence. On ne peut minimiser l’importance du consentement. On ne peut accepter l’inacceptable. Pour Elsa Dorlin, parler, dénoncer des faits comme avec le #metoo ou #balancetonporc, relève d’une technique de sabotage du système et permet d’inverser le rapport de force basé sur le silence (5). Parler, c’est une première étape d’auto-défense pour lutter. PURITAINES ET ANTI-HOMMES, UN REFRAIN BIEN CONNU… Rien de neuf dans les accusations de puritanisme ou de haine du mâle qu’on retrouve en filigrane dans la tribune « des 100 femmes ». Un refrain par ailleurs bien connu des lesbiennes également… Il semble parfois difficile de faire entendre que ce n’est pas parce qu’on aime les femmes, ou qu’on souhaite qu’elles aient des droits égaux à ceux des hommes, qu’on n’aime pas ceux-ci ! Et que non, évidemment et heureusement, tous les hommes ne sont pas des porcs ! Paul B. Preciado, en tant qu’homme trans, appelle à dépasser la binarité homme-femme et agresseur-


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victime. Il explique : « La masculinité est à la société ce que l’État est à la nation : le détenteur et l’usager légitime de la violence. Cette violence s’exprime socialement sous forme de domination, économiquement sous forme de privilège, sexuellement sous la forme de l’agression et du viol. Au contraire, la souveraineté féminine est liée à la capacité des femmes à engendrer. Les femmes sont sexuellement et socialement assujetties. Seules les mères sont souveraines. Au sein de ce régime, la masculinité se définit nécropolitiquement (par le droit des hommes à donner la mort) tandis que la féminité se définit biopolitiquement (par l’obligation des femmes à donner la vie). » (6) MON CORPS EST UN CHAMP DE BATAILLE Interviewée par Le Vif par rapport à sa signature de « la tribune des 100 femmes », Anne Morelli explique que pour elle « la véritable lutte des femmes tourne autour de l'égalité sociale, économique et politique des femmes. Toutes ces histoires à propos de l'intimidation sexuelle omniprésente sont pour moi fort exagérées et détournent l'attention de l'essentiel. » Mais comment croire que la sexualité n’est pas directement et profondément liée à l’égalité sociale, économique et politique ? Comment peut-on lutter pour cette égalité, sans lutter contre les violences faites aux femmes ? Alors que la violence (et le viol, par excellence) est l’arme qui permet de perpétuer les inégalités, de maintenir la peur. La sexualité est essentielle, et le corps est un champ de bataille. Les langues qui se délient, c’est un premier pas pour apprendre à nous (re)connaître, pour mieux lutter ensemble. (1) www.lemonde.fr/idees/article/2018/01/09/nousdefendons-une-liberte-d-importuner-indispensablea-la-liberte-sexuelle_5239134_3232.html (2) Christine Delphy explique bien ce phénomène dans son livre Classer, dominer. (3) Comme le rappelle Vincent Engels dans cette chronique plus.lesoir.be/135236/article/2018-01-21/metooet-balancetonporc-sexualite-et-point-median (4) blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/ blog/110118/les-feministes-peuvent-elles-parler-0 (5) www.bastamag.net/Meetoo-et-balancetonporc-sapparentent-a-des-techniques-de-sabotage-feministe (6) www.liberation.fr/debats/2018/01/15/lettre-d-unhomme-trans-a-l-ancien-regime-sexuel_1622570 (7) Paroles de l’Hymne des Femmes (aussi appelé l’Hymne du MLF), datant de 1971.

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Reprendre en mains la lutte contre les violences patriarcales Par LÉA DRUCCI, militante féministe et membre de la Gauche anticapitaliste.

Le 25 novembre dernier, pour la première fois en Belgique, une manifestation nationale féministe rassemblait près de 3.000 personnes dans les rues de Bruxelles contre les violences faites aux femmes. Les associations féministes à l’initiative de cette action, rejointes par des dizaines d’organisations (une centaine au total, dont la Gauche anticapitaliste et Féminisme Yeah!), appelaient, comme partout dans le monde ce jour-là, à la mobilisation « pour montrer notre détermination, manifester notre solidarité avec les victimes et obtenir un engagement plus massif des pouvoirs publics à se positionner fermement et à consacrer les budgets nécessaires » (1). Parce qu’en 2018, en Belgique aussi, il y a encore du boulot !

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appelons-le : les violences faites aux femmes prennent de multiples formes, comme autant d'expressions d'un même système, le patriarcat, dans lequel elles s'enracinent et qu'elles contribuent à perpétuer. Ainsi, comme l'explique bien Vie Féminine à travers sa campagne « Brisons l'engrenage infernal » (2) : « Il n'y a pas de "petites" violences faites aux femmes ». Si elles sont d'intensité différentes et doivent être abordées avec leurs spécificités propres, elles sont toutes à combattre avec la même force parce que tolérer l'une ou l'autre forme de violence considérée comme moins « grave », c'est tolérer le principe qui la sous-tend, celui de la domination masculine et, de ce fait, légitimer toutes les autres. Trop souvent passées sous silence, banalisées, excusées, niées, les violences contre les femmes restent largement sousestimées et les victimes obtiennent rarement la réparation qu’elles sont en droit d’exiger.

LES (RARES) CHIFFRES NE DISENT PAS TOUT Il est difficile de quantifier les violences patriarcales. En Belgique, il n'y a à ce jour aucune récolte de données ou statistique systématiques sur leur ampleur et leur impact. Police et justice ont par exemple des systèmes d'encodage différents pour les homicides dans le cadre de violences intrafamiliales, sans distinction entre meurtre et tentative de meurtre. C'est grâce à la plateforme féministe contre les violences faites aux femmes (3), qui a pris l'initiative de recenser à travers la presse en ligne le nombre de femmes tuées dans un contexte de violences

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machistes (pas uniquement conjugales), que nous savons qu'elles ont au moins été 39 en 2017 (4) ! Les chiffres, quand ils existent, ne sont de toute façon que la partie émergée de l'iceberg. Ils concernent surtout le dépôt et le suivi des plaintes : en 2014, le parquet a enregistré plus de 60.000 cas de violences entre partenaires (près de 170 cas par jour) (5) et environ 3.000 viols sont enregistrés par an (soit 8 viols par jour) (6). Mais beaucoup de femmes ne vont jamais jusque-là pour diverses raisons : elles espèrent que la situation va se calmer, elles se disent qu'il s'agissait d'un acte isolé ou que ce n'était « pas si grave », elles culpabilisent et excusent l'auteur des violences ou encore elles sont découragées d'avance par les obstacles qu'elles vont rencontrer (être entendues et crues au commissariat, puis au tribunal ; risquer de perdre leurs enfants, leur maison, leurs revenus, leurs papiers ; payer les frais de justice ; tenir le coup sur la durée d'une procédure souvent longue ; attiser encore plus la violence de l'auteur qu'elles dénoncent et duquel elles ne sont pas protégées ; etc.) Même lorsque les faits de violences patriarcales arrivent jusqu'à la police, ils n'apparaissent pas toujours dans les statistiques. Par manque de formation, de moyens d'investigation ou de bonne volonté, les agents ne les repèrent pas et ne les encodent pas comme tels. C'est ce qui s'est passé par exemple avec Louise Lavergne qui, il y a quelques mois a été assassinée à Liège par son voisin violeur récidiviste alors qu'elle avait pourtant alerté la police sur son comportement sans qu'aucune démarche ne soit entamée pour assurer sa sécurité (7). La dernière étude sur les violences conjugales commanditée par l'Etat fédéral date d'il y a sept ans déjà – et se base en outre sur une méthode contestable (8). Mais il est tout de même possible de trouver des chiffres à travers quelques enquêtes, notamment portées par l'associatif. Là aussi, l'exhaustivité est impossible puisque les enquêtes ont l'inconvénient d'être souvent basées sur le ressenti des victimes qui n'identifient pas toujours les violences qu'elles vivent, en particulier quand il n'y a pas d'agression ou de séquelle physique ou sexuelle. Par exemple, nombre de femmes n'identifient pas comme une agression une relation sexuelle sans consentement au sein de leur couple ; elles la considèrent plutôt comme une sorte de « devoir conjugal » alors qu'il s'agit bien, même aux yeux de la loi, d'un viol conjugal (9). Ceci


dit, les chiffres qui ressortent de diverses études n'en sont pas moins éloquents : 98 % des femmes ont déjà vécu une situation d’injustice sexiste dans l’espace public, 48 % d’entre elles disent même en vivre (ou en avoir vécu) souvent (10), 56 % des belges connaissent dans leur entourage au moins une personne qui est ou a été victime de violences sexuelles graves (11), 24 % femmes déclarent avoir été victimes de violences de la part de leur (ex)partenaire depuis l’âge de 15 ans (12), 20 % des Belges estiment que les victimes inventent, exagèrent ou provoquent les violences (13), .… Davantage que des chiffres impressionnants, il importe surtout de retenir la réalité que ceux-ci ne parviennent jamais à refléter : les violences patriarcales atteignent toutes les femmes au cours de leur vie. Aucune d'entre nous n'est épargnée ! UNE CERTAINE PAROLE MIEUX ENTENDUE Ces derniers mois, avec le regain des mouvements féministes à travers le monde, les lignes bougent un peu. On a beaucoup parlé de l'impressionnante vague des hashtags #metoo ou #balancetonporc, qui a encouragé des milliers de femmes à trouver la force de dénoncer sur le web les violences machistes qu'elles ont vécues (en sachant que de nombreuses femmes n'ont toujours pas la possibilité de parler, faute d'accès aux réseaux sociaux ou tout bonnement parce qu'elles continuent à vivre en danger). Avec la résonnance des réseaux sociaux qui outrepasse le filtre des médias dominants, l’opinion publique commence aussi à y être plus sensible. Preuve que ça avance : les levées de bouclier ne se sont pas faites attendre, comme on l'a vu en janvier dernier avec la tribune antiféministe parue dans Le Monde, débordant de mépris pour les femmes qui osent dénoncer les violences et agitant le traditionnel spectre de la femme vengeresse pour défendre à tout prix le statut quo. Malgré de notables pas en avant, il reste encore des tabous tenaces, notamment quand il s’agit d’identifier et de dénoncer des formes de violences commises par des proches dans des espaces considérés comme privés, au sein du couple ou des familles. Bien sûr, il reste également difficile de faire reconnaitre le caractère systémique et patriarcal des violences, le plus souvent vues comme le fait de quelques hommes qui ne savent pas se tenir. Il y a encore du chemin pour faire en sorte que la responsabilité collective des violences, y compris évidemment celle des pouvoirs publics, soit réellement assumée.

235 MESURES FÉDÉRALES, 176 MESURES FRANCOPHONES ET UNE CONVENTION CONTRAIGNANTE : QUI DIT MIEUX ? En Belgique, les pouvoirs publics se targuent d'ambitieux plans de lutte contre les violences, agitant fièrement le nombre de mesures envisagées de 2015 à 2019 : 235 au niveau fédéral et 176 au niveau francophone (14) ! Ils se vantent d'avoir, avec ces plans, anticipé les obligations de la Convention d'Istanbul (15) dont la ratification en 2016 ne semblait être qu'une formalité (16). Mais force est de constater que, dans les faits, la Convention d'Istanbul est loin d'être respectée et les évolutions incitées par les plans d'action sont bien trop modestes – et parfois complètement inadaptées – face à l'ampleur des violences et à l'urgence sociale qu'elles génèrent. Il est impossible de dresser un tableau complet de la question ici. Mais pointons tout de même quelques aberrations. En Belgique, il n'y a pas de réelle politique de prévention des violences, qui viserait à empêcher que cellesci se produisent, par exemple à travers une éducation antisexiste à l'école, un traitement médiatique adéquat des violences, une meilleure attention portée aux contextes davantage à risque comme les parcours migratoires, la dépendance économique, les rassemblements massifs pour des événements festifs, etc. Au contraire, la dernière campagne publique francophone (17) s'adresse aux femmes en les incitant à parler (...quand il est déjà trop tard puisque les violences ont déjà eu lieu !), véhiculant à nouveau l'idée qu'il est de la responsabilité des femmes elles-mêmes de s'en sortir, sans prendre en compte les difficultés énormes qu'impliquent une dénonciation et, a fortiori, un dépôt de plainte comme déjà évoqué ci-dessus. Du côté francophone, l'accompagnement des victimes repose essentiellement sur le monde associatif avec des subsides dérisoires. Un décret vient heureusement d'être adopté pour pérenniser un minimum le secteur (qui ne devra plus, comme c'était le cas jusqu'ici, survivre au jour le jour sur base de subsides annuels) mais sans pour autant proposer les moyens supplémentaires nécessaires. Du côté néerlandophone, l'associatif féministe est éjecté depuis longtemps de l'accompagnement des victimes de violences, entièrement pris en main par les pouvoirs publics qui promeuvent toujours plus une vision « gender neutral » des violences, strictement envisagées comme un problème de criminalité et de

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santé publique sans qu'une attention particulière soit portée à promouvoir l'égalité des sexes et les droits des femmes. C'est dans cet esprit que Zuhal Demir promeut la création de « centres multidisciplinaires » sur le modèle du Family Justice Center d'Anvers (18), pionnier en Europe, qui accueille auteurs et victimes en leur proposant un parcours (très mécanique) entre les divers services (police, justice, santé, social, etc.) rassemblés dans ce même lieu pour que, comme le proclame la vidéo de promotion « votre maison redevienne un havre de paix » (19). En ce qui concerne la protection des victimes, c'est plutôt dramatique. Depuis 2006, police et parquets sont censés appliquer une « tolérance 0 » envers les violences conjugales, c'est-à-dire – et la traduction est bien plus modeste que l'intitulé – ne jamais rester sans réaction. Mais une récente étude démontre que cette politique est appliquée de manière très aléatoire et n'a de toute façon aucune influence sur la récidive qui reste élevée : 38% (20). Sans parler des violences institutionnelles que subissent les victimes lorsqu'elles s'adressent à la police ou à la justice : contraintes par le tribunal de la famille à présenter leur enfant au père violent et, par conséquent, à maintenir le contact avec ce dernier ; lourdement incitées à opter pour la médiation, gratuite et attrayante – à l'inverse

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d'un procès – mais inefficace et dangereuse lorsqu'il y a un rapport de domination, avec un auteur et une victime (21) ; etc. Pour ce qui est de la poursuite des auteurs, 50 % des plaintes pour viol et 70 % des plaintes pour violences conjugales sont classées sans suites (22). Seulement 11 % des plaintes pour violences conjugales aboutissent à une condamnation et, parmi celles-ci, il s'agit dans la plupart des cas de simple amende autour de 500 euros (23). Ce chiffre tombe à 4 % pour les plaintes pour viol. Et l'auteur d'un viol a la possibilité d'échapper à un emprisonnement s'il obtient un arrangement à l'amiable avec la vict"ime ou la famille de celle-ci (24). L'Institut pour l'Egalité des Femmes et des Hommes (IEFH), censé assumer la fonction de coordination des politiques de lutte contre les violences en Belgique, voit son budget toujours plus raboté par le fédéral : 21 % entre 2014 et 2017 (25). Le Fédéral a ainsi mis fin l'an dernier au financement des coordinations provinciales « violences entre partenaires », qui existent seulement en Wallonie pour réunir police, justice, services sociaux et société civile. Désormais, ces coordinations sont uniquement financées par la Région, les Provinces et la FWB tandis que l'IEFH soutient exclusivement la création de Family Justice Center comme celui qui se prépare à Namur (26).


NOS PRIORITÉS NE SONT PAS LES LEURS Malgré les belles prises de positions (tout le monde est « contre les violences faites aux femmes »), les pouvoirs publics ne prennent toujours pas la mesure des violences patriarcales en Belgique et tournent le dos aux politiques volontaristes qui s'imposent en la matière. Il tient à nous, en Belgique comme ailleurs dans le monde, de changer l'agenda, de faire en sorte que les violences patriarcales soient fermement combattues, sous toutes leurs formes, que les femmes soient entendues, crues et appuyées dans leurs démarches de reconstruction et que le droit de toutes à l'intégrité, à la sécurité et à l'autonomie soit enfin garanti. Pas une morte de plus ! (1) Le texte complet de l’appel et la liste de signataires sont toujours disponibles sur stopfeminicide. blogspot.be/2017/07/save-date_27.html (2) www.engrenageinfernal.be (3) Dont la charte est disponible ici www.amazone. be/spip.php?article5139&lang=fr (4) stopfeminicide.blogspot.be (5) Institut pour l’Egalité entre les Femmes et les Hommes, Belgique, 2013. (6) Amnesty International, Belgique, 2014. (7) www.lalibre.be/actu/belgique/mort-de-louise-a-liege-cet-incidenttout-sauf-anodin-deja-survenu-en-2015-59dfbecfcd70be70bcf3e8c3 (8) L'étude mélange notamment violences conjugales (qui implique un rapport de pouvoir et de domination avec un auteur qui exerce une emprise certaine sur une victime) et conflits de couple (où les deux protagonistes sont davantage à « armes égales »), biaisant ainsi les résultats qui invoquent 10 % d'hommes victimes de ce que l'étude qualifie de « violences conjugales ». IEFH, Les expériences des femmes et des hommes en matière de violence psychologique, physique et sexuelle, Bruxelles, 2010. (9) Selon les statistiques datant de février 2017, seuls 9 % des appels à la ligne d’écoute violences sexuelles (0800/98.100) concernent des violences qui ont lieu au sein du couple (Réponse d’André Flahaut à une question parlementaire à la FWB le 14 mars 2017), alors qu'on estime que les violences sexuelles sont commises par le conjoint dans 48 % des cas (Institut pour l’Egalité entre les Femmes et les Hommes, Belgique, 2010.) (10) Vie Féminine, Le sexisme dans l’espace public, c’est partout, tout le temps et sous toutes les formes. Analyse des résultats obtenus dans le cadre de l’appel à témoignages sur le sexisme vécu dans l’espace public, 2017. (11) Amnesty International, Belgique, 2014. (12) Agence des Droits fondamentaux de l’Union européenne (2014) Violence à l’égard des femmes, une enquête à l’échelle de l’UE, Luxembourg, 2014. (13) Commission européenne, Eurobaromètre (449) sur la perception de la violence de genre, Juin 2016. (14) www.egalite.cfwb.be/index.php?id=12073

lecture genrée des multiples formes de violences et énumère une série d'obligations dans lutte contre les violences à tous les niveaux de pouvoir en matière de prévention, de protection, de poursuites et de politiques intégrées. Plus de détails ici : www. axellemag.be/3-choses-a-savoir-convention-distanbul (16) En 2016, la Belgique a ratifié « sans réserves » la Convention d’Istanbul. Auparavant, le Parlement l’avait approuvée à l’unanimité, estimant qu’elle n’impliquerait aucun changement législatif majeur dans un pays qui « mène déjà une politique volontariste contre les violences de genre ». (Communiqué du SPF Affaires Etrangères, La Belgique ratifie une convention contre la violence basée sur le genre, 14 mars 2016.) (17) www.journaldemarie.be (18) fjc-veiligthuis.be/antwerpen (19) youtu.be/Wh8EMrRV4kI (20) Charlotte Vanneste, La politique criminelle en matière de violences conjugales : une évaluation des pratiques judiciaires et de leurs effets en termes de récidive, Bruxelles, Mars 2016. (21) quebec.huffingtonpost.ca/simon-lapierre/ mediation-familiale_b_9142810.html (22) Réponse du Ministre de la Justice Koen Geens à une question parlementaire, décembre 2016. Dans 60 % des cas, ces dossiers ont été classés sans suite faute de preuves suffisantes, 16 % l’ont été parce que l’auteur présumé demeurait inconnu, et 140 dossiers n’ont pas fait l’objet de poursuites par manque de personnel dans les services de recherche judiciaire de la police. (23) Charlotte Vanneste, op cit. (24) www.rtl.be/info/belgique/societe/la-loi-belgetrop-clemente-envers-les-violeurs-deux-pointsscandalisent-une-ong-internationale-897351.aspx (25) Pour mettre fin aux violences faites aux femmes, la bonne volonté ne suffit pas, Carte blanche co-signée par plusieurs organisations féministes publiée dans Le Soir, le 24 novembre 2016. (26) Après Anvers, deux autres Family Justice Center ont vu le jour à Malines et Turnhout et d'autres sont en préparation en Flandre (Hasselt, Gand, Louvain, Vilvorde, Ostende, Audenarde et Termonde). En Wallonie, une enveloppe budgétaire n'est prévue que pour Namur mais d'autres villes souhaitent s'inscrire dans la démarche, pourtant contradictoire avec l'orientation adoptée jusqu'ici en matière de lutte contre les violences.

(15) La Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, autrement appelée « Convention d’Istanbul », est le premier texte international contraignant qui consacre la

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Au Mexique, résistances face à un État féminicide Par MARÍA FERNANDA ARELLANES ARELLANES, membre du PRT (Parti révolutionnaire des Travailleurs et des Travailleuses) et militante du collectif féministe socialiste « Las voces de Lilith ».

L’évolution politique du néolibéralisme au Mexique ne peut être comprise ni expliquée sans raconter l’histoire de ses résistances. Elle est par ailleurs impossible à résumer en un seul article. L’auteure tente ici d’illustrer brièvement la situation politique, les injustices quotidiennes et leurs conséquences meurtrières, particulièrement pour les femmes, en prenant comme exemple la lutte contre le féminicide et les espoirs de construction d’un autre monde possible qu'elle implique.

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urant les années 1970 et 1980, le plan politique connu sous le nom d’ « opération Condor » a instauré la terreur des dictatures militaires en Amérique latine. L’élite politique des États-Unis et les mandataires des dictatures du Cône sud (Chili, Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay, Bolivie) ont ouvert le chemin au néolibéralisme et réservé les biens communs (pétrole, forêts, eau) aux plus grandes compagnies capitalistes à travers toute l’Amérique latine, laissant derrière eux des centaines de milliers de personnes disparues, torturées et assassinées. Aujourd’hui, le Mexique se trouve dans une profonde crise politique, sociale et économique. Les institutions publiques, le système parlementaire et électoral ainsi que la Justice son affaiblies, complètement délégitimées, dépassées par la violence et, dans certaines zones du pays, entièrement contrôlées par le trafic de drogue. L’État n’a pas seulement cessé de garantir ses fonctions les plus essentielles comme la sécurité de la population mais il est aussi devenu un instrument pour instaurer, à n’importe quel prix, le terrorisme néolibéral. La militarisation et la violence ont satisfait toutes les promesses que la démocratie bourgeoise n’a pas pu respecter. L’augmentation de la violence a été particulièrement terrible pour les femmes et la communauté LGBTIQ, surtout lorsqu’elles sont également migrantes, paysannes et/ou indigènes. Ainsi, la crise des structures sociales et des institutions publiques a aussi affaibli et délégitimé la gauche et ses organisations. On assiste à un mécontentement

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généralisé et une méfiance profonde envers toute forme d’organisation politique qui se déclare ouver tement à gauche, ce qui a entraîné de nouveaux défis pour l’organisation stratégique des mouvements sociaux et pour l’introduction dans ces mouvements des enjeux des organisations de gauche radicale, anticapitalistes, antiracistes, féministes et écosocialistes. QUE RÉCOLTE UN PAYS QUI SÈME LA MORT ? En 2006, l’ancien président Felipe Calderón, qui est arrivé à la présidence en fraudant aux élections, a déclaré ouvertement une « guerre contre le narcotrafic » qui a servi d’excuse pour la militarisation du pays et la criminalisation des protestations sociales en plus de déclencher une vague de violence sans précédent. Aux élections de 2012, l’actuel président Enrique Peña Nieto, qui a également fraudé aux élections, a approuvé, au milieu de protestations massives et après une répression brutale, onze réformes qui ont uniquement renforcé l’État néolibéral et aggravé la crise. Les conséquences de cette guerre sont toujours incalculables. Différentes organisations internationales estiment qu’au moins 100 000 personnes sont mortes ces dix dernières années et qu’il y a plus de 36 000 personnes portées disparues. Les couvre-feux, les personnes décapitées dans les rues ou encore les fosses clandestines dans le désert et comptant des milliers d’ossements font partie de l’actualité quotidienne, banale et, malheureusement, souvent acceptée. Des milliers de familles ont fui leurs lieux d’origine pour échapper à cette violence. Des centaines de communautés indigènes et paysannes ont perdu leurs terres à cause du trafic de drogue ou des projets miniers et hydroélectriques de compagnies étrangères sous concession de l’État. Des milliers de femmes, dont des lesbiennes et des trans, ont été violées, torturées, assassinées et abandonnées dans les rues par des militaires, des policiers, des narcotrafiquants ou même par leurs propres époux, petits-amis, oncles, amis. 43 étudiants (1) ont disparu sans laisser de trace en 2014 du fait de l’armée. En raison de la négligence de l’État, 49 bébés ont perdu la vie dans l’incendie d’une crèche en 2009 et pour lesquels on réclame encore justice. La même année, la plus grande entreprise d’électricité du pays « Luz y Fuerza del Centro » a fermé ses portes, mettant à la rue 44 000 travailleurs.

En 2006, lors de manifestations contre la construction d’un nouvel aéroport dans la ville de San Salvador Atenco, le gouvernement mexicain, sous le commandement de l’actuel président Enrique Peña Nieto, a mis sur pied une opération de police durant laquelle 47 femmes ont été arrêtées. 27 d’entre elles ont dénoncé avoir été torturées sexuellement par la police et l’armée, et 11 d’entre elles sont toujours en procès devant la Cour interaméricaine des Droits humains (CIDH). Voici neuf de ces 11 femmes.


Ces circonstances ont servi de niche aux alternatives dont nous disposons pour mettre fin à la barbarie. Les résistances au Mexique fleurissent comme des pâquerettes dans le béton et chacun des exemples mentionnés ci-dessus a déclenché des mobilisations de masse et soulevé des centaines de groupes qui continuent de lutter, défendant leurs territoires et leurs communautés.

“Van a volver, van a volver las balas que disparaste van a volver la sangre que derramaste la pagarás las mujeres que asesinaste no morirán ¡No morirán!” Canción de protesta feminista

Dans l’État de Guerrero, des polices communautaires ont été créées afin de défendre leurs territoires des cartels de la drogue. Dans l’État de Mexico, des dizaines de collectifs et de comités se sont formés pour lutter contre le féminicide (2). Le peuple de San Salvador Atenco lutte contre la construction d’un aéroport qui les dépossèderait de leurs maisons et de leurs terres. La recherche des 43 étudiants et des milliers d’autres disparu·e·s a suscité parmi plus grandes mobilisations du pays ainsi qu’un énorme réseau de solidarité internationale. Les travailleurs du Syndicat mexicain des Électriciens (SME) luttent pour leur réintégration et leur lutte a stimulé la création d’autres organisations de travailleurs comme la Nouvelle Centrale de Travailleurs (NCT), l’Organisation politique du Peuple et des Travailleurs (OPT) et l’Assemblée nationale des Usagers de l’Énergie électrique (ANUUEE). Ces exemples ne sont que quelques-uns parmi les dizaines de résistances qui se préparent chaque jour dans le pays. Face à l’impossibilité de les énumérer toutes et avec l’espoir d’avoir fourni des éléments stimulant la curiosité des lecteurs et lectrices, je vais tâcher d’approfondir la situation du mouvement contre les féminicides et certaines de ses victoires. UNE POLITIQUE FÉMINICIDE La manière la plus simple de définir un féminicide est de dire qu’il s’agit de l’assassinat d’une femme en raison de son genre, c’est-à-dire que les motifs du crime sont intimement liés au contrôle du corps et du rôle social des femmes : sortir seules dans la rue ou la nuit, ne pas cuisiner « convenablement », porter des vêtements « provoquants » ou se comporter « comme une pute » deviennent des raisons suffisantes pour être assassinées. D’innombrables études s’intéressent aux dimensions politiques, symboliques, sociales et légales du concept de féminicide et il est important de bien comprendre que lorsqu’on parle de féminicide, il s’agit de bien

plus que de se référer seulement à des actes isolés, à l’assassinat d’une femme : il s’agit d’une structure, d’un système, d’un outil politique et d’un message. Lorsque nous affirmons qu’au Mexique c’est l’État qui commet les féminicides, nous ne dénonçons pas seulement le fait que les agents de l’État (policiers, militaires, fonctionnaires) commettent avec cynisme et impunité ce type de crime mais que le féminicide implique nécessairement l’impunité, l’inaptitude, l’omission, la revictimisation et la faute d’un État qui tolère et éduque au féminicide, qui cache et justifie les assassinats et qui transforme en crime la dénonciation de cette violence. Le féminicide n’est pas seulement la forme la plus extrême du terrorisme sexiste : c’est un ensemble de politiques et d’appareils de pouvoir que l’État utilise pour que nous continuions à être assassinées, c’est la mise en œuvre d’une politique de mort.

Les résistances au Mexique fleurissent comme des pâquerettes dans le béton. IRINEA ET LE DEVOIR DE DEVENIR MILITANT.E Mariana Lima Buendía, avocate de 29 ans, a été assassinée par son époux, un policier de l’État de Mexico, le 28 juin 2010. Sa mère, Irinea Buendía, l’a retrouvée pendue, pieds-nus, les cheveux humides. Son assassin a dit qu’il s’agissait d’un suicide et l’affaire a été classée comme tel. Après six longues années de menaces, d’omissions et de manquements de la part de l’État et grâce à l’aide d’organisations internationales pour les droits humains, de nombreux avocats et avec l’appui du mouvement féministe, l’assassin de Mariana a finalement été incarcéré en juin 2016 et attend toujours sa condamnation. La reconnaissance de cet assassinat en tant que féminicide par la Cour suprême représente une victoire historique pour le mouvement féministe. En 2007, la qualification en féminicide (inclus dans la Loi générale d’accès des femmes à une vie libre de violences) ne nous a pas seulement ouvert des opportunités légales mais aussi la possibilité d’utiliser le concept de féminicide comme outil politique du

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mouvement féministe, qui a réussi à radicaliser de nombreuses femmes, mères, pères et filles de femmes assassinées et pour lesquelles le féminisme est devenu l’instrument de survie le plus important qui a permis de renforcer la nouvelle montée en puissance du mouvement des femmes. Le 24 avril 2016 a eu lieu la première manifestation féministe de masse, avec pour revendication la fin des violences machistes. Les grandes mobilisations qui ont eu lieu dans la plupart des états du pays ont donné un nouveau souffle au mouvement féministe qui, après la cooptation qu’a mené à bien l’État dans les années 90 et à travers diverses tentatives organisationnelles, semble se renforcer et se développer. Au cours de ces dix dernières années, nous avons obtenu plusieurs victoires. En 2007, la Loi générale d’accès des femmes à une vie libre de violences, qui prévoit le féminicide et le mécanisme d’alerte pour les violences de genre (3), a été approuvée. La même année, et seulement à Mexico, l’interruption volontaire de grossesse a été légalisée jusqu’à la douzième semaine de grossesse et, en 2009, la Cour interaméricaine des Droits humains (CIDH) a rendu un verdict historique pour l’affaire connue sous le nom de « Campo algodonero » (« Champ de coton ») (4), condamnant l’État mexicain pour ne pas avoir fait son devoir et avoir violé les droits des femmes. Toujours en 2009, le mariage entre personnes de même genre a été légalisé. Malgré ces quelques petites victoires, le véritable défi pour le mouvement féministe et les luttes révolutionnaires est de maintenir une position ferme et radicale et de garder à l’esprit que, même s’il est important de lutter pour des réformes pertinentes, celles-ci seront toujours des victoires partielles. Notre intention en tant que féministes socialistes n’est pas de diminuer les féminicides mais de les éradiquer, ce n’est pas de mettre fin aux inégalités de genre mais au système qui tente de compenser l’exploitation en payant des salaires. Nous ne sommes pas intéressées par la possibilité de certaines de briser le plafond de verre, nous voulons abattre l’édifice et prendre possession de l’espace. Nous ne vaincrons pas en parvenant à l’exploitation égalitaire, nous voulons tout transformer. Le Mexique se trouve dans un moment de convulsion sociale et de nombreux défis et espoirs nous attendent.

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Les élections auront lieu cette année en juillet et, pour la première fois dans l’histoire, une candidate indigène se présente en tant que porte-parole du CIG (5). Avec le slogan « Nous n’y allons pas pour les votes, notre combat est pour la vie », cette candidature va bien au-delà de l’espoir de gagner les élections, comme elle l’affirme : « Nos rêves ne rentrent pas dans leurs urnes ». L’occasion de regrouper la gauche radicale s’ouvre devant nous et, dans une perspective décoloniale, latino-américaine et multiculturelle, de donner la parole au secteur le plus marginalisé, le plus pauvre, maltraité et oublié depuis plus de cinq siècles : les femmes indigènes. — Traduction pour La Gauche, Viviane Jallet. (1) Les écoles normales rurales ont une histoire très proche de la gauche révolutionnaire. Leur création dans les années 1920 est un héritage des revendications de la révolution mexicaine. (2) Les disparitions forcées commises par l’État trouvent leur origine dans la « guerre sale » au Mexique, dans le contexte des dictatures d’Amérique latine. Elles représentent une période de clandestinité et d’horreur pour la gauche, qui recherche toujours les victimes de ces crimes dont la sévérité et le coût politique est bien plus important que les enlèvements. Notre principale demande est la suivante : ils ont été pris vivants, nous les voulons vivants. (3) L’alerte pour les violences de genre contre les femmes (AVGM) est un mécanisme politique de protection des droits des femmes qui s’active lorsque le nombre de féminicides et la violence de genre deviennent incontrôlables. Son approbation tient plus d’une exigence politique et des conditions de vie des femmes que de statistiques. À la date du 4 août 2017, l’alerte avait été déclarée dans 12 des 32 états de la république et refusée dans sept états. L’une des principales revendications du mouvement féministe est la déclaration de l’alerte dans tout le pays. (4) Le nom fait référence à la découverte de plusieurs corps de femmes assassinées dans un champ de coton à Ciudad Juárez, ville frontalière avec les États-Unis, en 1993. La condamnation définit plusieurs actions de réparation, la garantie de non répétition, des réformes dans les institutions, des programmes de prévention et une attention aux politiques publiques. Malgré le fait que la plupart de ces mesures ne sont pas pleinement respectées, la condamnation en elle-même a partiellement apporté la justice aux familles des victimes et constitue à ce jour un outil très utile dans la lutte contre les féminicides. (5) Après le soulèvement de l’Armée zapatiste de Libération nationale (EZLN) en janvier 1994, il y a eu un appel, en 1996, à regrouper les communautés, les villages, les nations et les quartiers indigènes à travers le pays pour lutter pour leurs droits économiques, sociaux, culturels, politiques et environnementaux. Durant le cinquième Congrès national indigène (CNI) en octobre 2016, la création d’un Conseil indigène des collectivités (Concejo Indígena de Gobierno, CIG) a été approuvée et c’est au sein de celui-ci que la candidature de María de Jesús Patricio Martínez (Marichuy) pour les élections présidentielles de 2018 a été proposée. Elle sera chargée de parler au nom du Conseil, qui compte sur sa représentation des communautés indigènes du pays.

« Elles reviendront, elles reviendront les balles que tu as tirées reviendront le sang que tu as versé, tu le paieras les femmes que tu as tuées ne mourront pas elles ne mourront pas ! » Chanson protestataire féministe


Pourquoi la microfinance s’intéresse-t-elle autant aux femmes ? Par LUCILE DAUMAS, membre d’ATTAC / CADTM Maroc.

Les Institutions de la microfinance (IMF) s’intéressent aux femmes. Au niveau mondial, elles représentent environ 70 % de la clientèle des IMF. Par ailleurs, 75 % des adultes gagnant moins d’un dollar par jour n’ont pas de compte en banque et le pourcentage est encore plus élevé pour les femmes.

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i le microcrédit a pour objectif de donner un accès à des produits financiers aux populations qui en sont exclues, les femmes sont effectivement prioritaires. Par ailleurs elles sont réputées mieux rembourser que les hommes, mieux à même de faire profiter de leurs gains l’ensemble de leur famille et l’accès aux services financiers leur permettrait de mieux se faire reconnaître au sein de leur entourage et de leur communauté. C’est pourquoi, franchissant allègrement le pas, le microcrédit affirme vouloir émanciper les femmes. De nombreuses études ont été réalisées pour savoir quel était l’impact réel des microcrédits en terme de lutte contre la pauvreté et d’émancipation des femmes. Les conclusions de certaines sont sans appel. Les IMF restent cantonnées dans une approche purement financière, sans prendre en compte le contexte néolibéral, ni le contexte patriarcal de l’oppression des femmes. Elles fonctionnent sur la base de multiples illusions : de l’auto-emploi et de la viabilité de la microentreprise dans des régions sinistrées et dans un monde en crise ; de l’accès à la consommation comme critère de sortie de la pauvreté ; de l’accès à la finance sur l’empowerment des femmes. DÉPOLITISER LA QUESTION FÉMINISTE Le microcrédit permet très rarement à ses « bénéficiaires » de créer des activités génératrices de revenus et il crée au contraire plus de problèmes qu’il n’en résout. Au renforcement de la spécialisation des femmes dans des secteurs peu rémunérés, à l’allongement de leur journée de travail, s’ajoute la spirale de surendettement dans laquelle le microcrédit plonge les femmes. Tout cela se traduit alors par une exacerbation de la violence conjugale, une surcharge de travail, de stress, de fatigue et dans bien des cas la déscolarisation des enfants, la prostitution et des suicides ou tentatives de suicide. L’outil microcrédit apparaît à l’évidence comme non adapté pour atteindre les buts qu’il s’assigne.

Même s’il avance masqué derrière des expériences populaires de type tontines, le microcrédit est bien un avatar du néolibéralisme. Celui-ci a massivement poussé les femmes à s’insérer dans le marché de l’emploi, notamment dans les secteurs tournés vers l’exportation (zones franches, textile, agriculture sous serre) profitant de leur inexpérience du marché du travail, du manque d’acquis concernant leurs droits, de leur analphabétisme. La crise de la famille élargie et la crise de la famille tout court, exacerbée par un chômage structurel de masse, ont transformé les femmes en cheffes de foyer et actrices de premier plan dans la lutte pour la survie. Par ailleurs, lutter contre la pauvreté, émanciper les femmes constitue un discours qui donne de la légitimité au projet. L’ « équité » est mise en avant, réduite à une non-discrimination par rapport au crédit, l’accès au crédit devient un droit humain et l’inclusion financière la clé de l’inclusion sociale. Cela a permis de dépolitiser la question féministe en prétendant offrir des solutions techniques e t ind iv id ue lle s à l’op p re s s ion d e s fe mme s , évacuant son caractère capitaliste et patriarcal. À chacun.e de créer son emploi, même s’il n’en a pas le statut : une activité qui génère des revenus, cela permet de faire l’impasse sur les notions de salaire, de protection sociale, de temps de travail, d’hygiène, etc. C’est un travail atomisé, de soustraitance à domicile, de commerce informel. Le microcrédit permet aussi de faire main-basse sur la valeur créée par ce travail informel. Financer cet auto-emploi et imposer des taux d’intérêt usuriers est de toute évidence une façon de récupérer une part – voire toute – de la plus-value créée par ce travail. Sans passer par le truchement du patron et de l’entreprise, le capital financier va récupérer, par le mécanisme de l’endettement, la valeur créée par la travailleuse ou le travailleur. Dans la pratique, on constate que les microcrédits servent souvent à payer l’école privée du gamin ou les soins de santé. Les services publics sont devenus payants, mais les pauvres n’ont pas les moyens de payer, et il faut bien assurer les profits des nouvelles entreprises privées assurant ce service en endettant les populations. L’argent a disparu des budgets publics et se transforme en dette privée... —A rticle extrait du magazine du CADTM, Les Autres Voix de la Planète, n°71 (2° trimestre 2017) consacré aux « Dettes privées illégitimes ».

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Déclaration finale du Séminaire « Femmes, dettes et microcrédit » Par CADTM INTERNATIONAL, Comité pour l’abolition des dettes illégitimes.

Nous, femmes du réseau CADTM Afrique, venues du Bénin, Burkina Faso, Cameroun, Côte d’Ivoire, Gabon, Guinée Conakry, Mali, Maroc, Niger, République démocratique du Congo, République du Congo, Sénégal, Togo, ainsi que d’Argentine, nous sommes réunies pour la 3e session de notre séminaire « Femmes, dettes et microcrédit » à Bamako au Mali, du 15 au 19 novembre 2017.

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n effet, depuis les années 1980, les institutions de microcrédit ont proliféré sur notre continent africain, ciblant tout particulièrement les femmes. Alors que la crise mondiale du système capitaliste, économique, financière, sociale, énergétique, écologique et de civilisation, aggrave la misère et la précarité, le désengagement de l’État en matière d’action sociale (santé, éducation, eau, électricité, emploi, logement…) affecte l’ensemble des populations paupérisées et, en particulier de façon violente, les femmes.

Les Accords de partenariat économique (APE, ALE), l’endettement toujours grandissant, imposés à nos pays, plongent les populations dans le cercle infâme de l’austérité, du chômage, de la misère. Les paysan·ne·s se voient chassé·e·s de leurs terres par l’agrobusiness et les multinationales. Le pillage de nos ressources naturelles (forêts, minerais, hydrocarbures, eau, sols…) dévaste les paysages, désertifie et pollue nos territoires, y rendant la vie impossible. Mais parallèlement, alors que les marchandises et les capitaux bénéficient d’une quasi-totale liberté de circulation, les travailleurs/euses et les populations civiles prises en otage par les guerres et les conflits provoqués par les multinationales, se voient empêché·e·s de rechercher la paix ou du travail dans d’autres pays que les leurs. Notre monde se hérisse de murs. Les maigres acquis que nous avions obtenus après les « indépendances » sont remis en cause par les politiques d’austérité justifiées par la dette : compression de la fonction publique et des budgets publics, privatisation et libéralisation des services publics, compression des salaires, licenciements et chômage structurel. C’est dans ce contexte que le système du microcrédit vient nous promettre de nous délivrer de la pauvreté et

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d’émanciper les femmes. En réalité, c’est le contraire qui se passe : nous nous retrouvons dans une spirale de surendettement, à mettre sur pied des microprojets non viables qui, au lieu de nous sortir la tête de l’eau, nous enfoncent davantage dans la pauvreté, le stress, l’humiliation, la violence. Nous sommes épuisées, nos familles et nos solidarités se disloquent, notre avenir est pris en otage. Face à cette situation, nous ne voulons pas désespérer. D’autres solutions sont envisageables : subventions, prêts à taux zéro non clientélistes, tontines, projets coopératifs et autogérés, etc. Nous nous battons pour qu’elles existent. Nous exigeons parallèlement l’audit des institutions de microcrédit comme celui de la dette publique en vue de l’annulation des dettes illégitimes. Nous exigeons que toutes les femmes (et les hommes) victimes du microcrédit reçoivent des réparations pour les préjudices subis. Nous appelons à la reconstruction de services publics gratuits de qualité et à l’augmentation des budgets d’action sociale. Regroupons-nous pour lutter contre le système de la dette publique et privée, contre les accords de libreéchange qui exploitent, humilient les femmes et les hommes ; pillent, détruisent la nature ; poussent les populations sur les routes de la migration et jettent des familles entières dans les rues, les contraignant à la mendicité, à la prostitution et au suicide. Renforçons nos solidarités avec les populations affectées par le microcrédit, les politiques des institutions financières et toutes les sangsues qui pompent nos richesses et nos énergies. Tant que les femmes seront affectées par le système de la dette, de la finance et du microcrédit, nous continuerons la lutte. — Déclaration publiée sur le site cadtm.org


Starhawk : quarante ans d’activisme Par ISABELLE STENGERS, professeure à la Faculté de Philosophie et Sciences sociales de l’Université libre de Bruxelles (ULB).

Cet automne, j’ai été invitée avec l’activiste américaine Starhawk à Notre-Dame-des-Landes. Celui qui nous invitait espérait que nous pourrions apporter quelque chose aux zadistes confronté·e·s à la perspective, prévisible dès cette époque, d’un abandon du projet d’aéroport doublé d’une résolution ferme de « rétablir l’autorité de l’État » dans la zone occupée.

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a coexistence entre l’intransigeance du « qu’ils y viennent ! », le doute quant à la possibilité de mobiliser après la « victoire » et l’idée de proposer un compromis assez inventif pour permettre à l’État de sauver la face tout en obtenant ce qui pourrait être l’amorce d’un nouveau « droit des communs » créait une tension palpable. Pas question d’arbitrer, bien sûr, mais il était possible de dire l’importance de ce qui s’était réussi en ces lieux ; d’honorer celles et ceux qui les avaient sauvegardés, et d’affirmer que la manière dont elles et ils sauraient ne pas se déchirer comptait bien au-delà de la Zad [Zone à défendre]. Lorsque nous nous sommes séparées, Starhawk allait à un stage où elle partagerait l’importance pratique et spirituelle de la permaculture. Apparemment infatigable, après quarante ans d’activisme ininterrompu, et toujours avec son Doumbek [instrument à percussion], qui met en mouvement les corps et les imaginations. Starhawk a participé dès ses débuts au renouveau du mouvement féministe, dit « de la seconde vague », et son premier livre, La Danse spirale , publié en 1979, nouait le féminisme avec la possibilité d’un autre renouveau, celui d’une tradition spirituelle basée sur la Déesse, dont les trois principes sont l’immanence, l’interdépendance et la communauté. Pas question pour elle d’opposer « spiritualisme » et « matérialisme ». Pour celles qui se nomment sorcières, l’une des catastrophes de la modernité a été la séparation entre matière et esprit, que le matérialisme vient redoubler en renvoyant à l’idéologie ce qui était attribué à l’esprit. Mais l’originalité de Starhawk, parmi les autres « religions de la déesse » qui commencent à prendre racine en Californie, est que son engagement dans la lutte féministe donne à cette spiritualité un sens pratique. Il ne s’agit pas de « se réfugier » dans le spirituel, mais de trouver la force et l’imagination nécessaires pour

changer le monde. Affirmer que la Déesse « revient », c’est affirmer que la lutte concerne aussi l’autorité des Dieux monothéistes qui continuent à exiger sacrifice et oubli de soi à travers des déguisements laïques ou même révolutionnaires. La religion de la Déesse est, écrit Starhawk, « poétique », elle affirme la valeur de la vie, la terre comme vivante ; mais cette valeur, il s’agit de la vivre, de créer les mots, les chants, les rituels qui la rendent manifeste, qui en fassent passer l’expérience – pas de se laisser enfermer dans des définitions. C’est pour sauvegarder cette fluidité pensante et pragmatique, attentive à l’effet des mots qui peuvent activer ou stériliser, que les sorcières pratiquent l’humour. Elles ne cherchent pas à fonder la possibilité d’attribuer un sexe à la puissance immanente qu’elles honorent. S’adresser à Elle comme à une mère et non à Lui, notre père, suscite des effets différents, ouvre à des émotions différentes, tant pour les hommes que pour les femmes (witch, contrairement à sorcière, est inclusif). Invoquer la Déesse, c’est pour les femmes se réapproprier le sens de leur valeur, de leur pouvoir, et pour les hommes, se reconnecter avec la terre et avec la puissance des femmes, c’est-à-dire aussi avec les émotions qui leur semblaient menacer leur virilité. C’est pour tous les deux, quoique de façon distincte, une voie de guérison et de libération. Cette distinction, Starhawk l’a retravaillée sans cesse, mais pas de manière théorique, plutôt pratique et collective, à travers les rites qui ont été créés pour répondre aux ravages du sida et en écho à l’apparition des mouvements gay, lesbien et queer. Dix ans après La Danse spirale, dans les notes rétrospectives qu’elle y ajoute, elle dit avoir renoncé à l’idée d’une polarité à la Jung – où la guérison serait de réconcilier les hommes avec leur part féminine, et vice versa. Désormais la binarité, fût-elle complémentaire, est un piège. Et, depuis 1981, date à la fois des débuts de la présidence Reagan et du baptême de feu qu’a constitué sa participation au blocus de la centrale nucléaire du Diablo Canyon, le collectif de Starhawk a fondé le mouvement Reclaiming dont le nom même célèbre l’alliance du politique et du spirituel. ALLIANCE DU POLITIQUE ET DU SPIRITUEL La lutte féministe, dès cette époque, est devenue indissociable pour les sorcières d’une lutte contre un système de domination qui fabrique tant les femmes que

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les hommes et l’ensemble des oppositions binaires. C’est peut-être pourquoi Starhawk ne revendique pas dans ses livres le terme « écoféminisme », quoique Reclaiming participe activement aux mobilisations pour la paix où celles qu’on identifiera à des écoféministes expérimentent des modes de lutte qui font exister l’expérience effective de ce pourquoi elles luttent. Peut-être le terme n’était-il pas assez chargé de puissance poétique, peut-être se prêtait-il trop à une mise en catégories académique. De fait, avec la fin des manifestations pour la paix, il est devenu objet de dénonciation de la part de féministes académiques qui vont opposer un écoféminisme social ou socialiste, qui serait politique(ment correct), à un écoféminisme culturel voire spiritualiste, qui serait essentialiste, « naturalisant » un attachement des femmes à la vie alors que cet attachement devrait être compris (et critiqué) en référence aux tâches subordonnées de soin et de reproduction auxquelles elles ont été vouées. Lorsque je lis les dissertations académiques des années 80 et 90 disqualifiant l’écoféminisme dit spiritualiste, je ne peux que me souvenir du cinglant « Jamais les outils du maître ne démantèleront la maison du maître » que la poétesse activiste afroaméricaine Audre Lorde adressa en 1984 à ses « sœurs » féministes académiques. Et si l’opposition moderne entre matériel et spirituel qui nous semble si évidente, était un outil du maître ? Et si le soin avec lequel les académiques protègent « la théorie » de toute contamination par les passions de l’activisme était un exemple typique de la mise à distance anesthésiante que Starhawk diagnostique ? On peut se demander, de ce point de vue, comment les bienfaits de l’actuelle théorie de l’intersectionnalité concernent celles et ceux qui sont engagé·e·s sur le terrain (je pense par exemple aux Indigènes de la République). Où est son efficace transformatrice – tout autre chose qu’une prise de conscience cognitive –, ce que savent les sorcières lorsqu’elles affirment pratiquer la magie, et ce que savent les travailleurs lorsqu’ils se sentent transformés par le mouvement de grève qu’ils ont engagé ? La différence est que les sorcières ont cultivé l’art de nommer et de nourrir cette transformation, alors que la triste disjonction entre vécu subjectif et situation objective la renvoie trop souvent à une mémoire passive, voire à l’amertume et à la déception. Celles et ceux qui ont lu les textes mis en ligne par Starhawk lors des manifestations altermondialistes

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auxquelles elle a participé, y compris la danse spirale à Québec sous les grenades lacrymogènes ou sa défense d’une « pluralité tactique » incluant le Black bloc, ont pu faire l’expérience d’une justification pratique de ce que les académiques dénoncent comme spiritualisme : la capacité, entretenue et nourrie collectivement, de « tenir », et pas seulement au sens de « ne rien lâcher », qui implique une position défensive, mais au sens de maintenir et de garder vivant, présent, actif, ce qui fait combattre – c’est la force de ce que Starhawk appelle spiritualité.

Pas question pour elle d’opposer « spiritualisme » et « matérialisme ». Cette spiritualité, parce qu’elle est attaquée comme régression, passe par une lutte sur la mémoire. Audre Lorde avait reproché aux féministes académiques de ne pas mettre en cause, mais au contraire de ratifier, la manière dont les pratiques de soigner-soutenir-nourrir ont été séparées du pouvoir social réel des femmes qui l’exercent et rabattues sur la fonction maternelle, dès lors asservissante, à laquelle les femmes ont été assignées. C’est cette opération de séparation, sur le sol européen puis tout au long de la colonisation, que Silvia Federici raconte dans Caliban et la sorcière. Mais Federici ne s’intéresse pas à la « vieille religion » à laquelle les sorcières néo-païennes contemporaines associent les sorcières d’antan, persécutées à l’époque même où les communs étaient privatisés, soumis, comme les femmes, à un régime de propriété exclusif. Il est vrai qu’il n’y avait pas à l’époque d’ethnologues susceptibles de caractériser les mondes attaqués par la colonisation. L’historienne se heurte à une destruction qui n’a laissé d’autre mémoire que celle des destructeurs. Elle peut, comme Federici, faire sentir comment notre monde moderne, y inclus les conceptions de la femme contre laquelle luttent les féministes, est né dans le sang, la violence et la résistance longue et farouche des communautés menacées de dépossession. Mais les inconnues appartiennent à celles qui tirent de ce passé une force au présent. Assez différente est la position des archéologues et préhistoriennes « hérétiques » qui lisent les traces en Europe de civilisations qu’elles ne disent pas matriarcales car il ne s’agit pas d’une domination par


les femmes. Ce seraient des mondes où les différences de genre ne se traduisaient pas par des rapports inégalitaires, où les femmes avaient non le pouvoir mais du pouvoir. Que signifie la violence de leur rejet pour absence de preuve, alors que les archéologues orthodoxes n’ont pas eux à prouver que la domination masculine a régné sans partage dans toutes les civilisations ? Pourquoi semble-t-il plus rationnel ou réaliste d’affirmer que toujours et en tous temps les femmes ont été victimes ? Est-ce parce que l’idée d’émancipation exige de nous que nous définissions le passé comme ce dont nous avons à nous extirper, et que nous considérions destructions et dépossessions comme le prix, douloureux mais nécessaire, à payer pour l’avenir à instituer ? Dans cette optique, le parti pris par les sorcières de refuser ce prix, de se situer dans une histoire où l’affirmation « la Déesse revient » fait communiquer le passé et le présent, est identifiable à une régression vers un passé imaginaire où les humains étaient sages et vivaient en harmonie avec la nature.

Et si le soin avec lequel les académiques protègent « la théorie » de toute contamination par les passions de l’activisme était un exemple typique de la mise à distance anesthésiante que Starhawk diagnostique ? Pour Starhawk, il ne s’agit pas d’idéaliser le passé mais de créer d’autres récits, de meubler autrement les imaginations. On pourrait dire que les sorcières du Reclaiming sont hyper-constructivistes car, pour elles, l’idée d’un autre monde possible passe par une « dés-essentialisation » active d’un passé qui identifie les femmes à des êtres depuis toujours dominés par des hommes depuis toujours dominateurs. Elles sont constructivistes au sens actif du terme car, pour elles,

la manière dont nous construisons et habitons nos mondes et nos vies n’est pas matière à élucidation critique mais à réappropriation (to reclaim). Elles se veulent guérisseuses d’une histoire qui a mutilé tant les femmes que les hommes afin que l’avenir pour lequel elles luttent soit « décolonisé », libéré. Elles m’ont appris à « sentir la fumée des buchers » au présent, là où résonne le rappel à l’ordre « aujourd’hui, nous ne pouvons plus » qui fait basculer ce qui a été détruit dans le dossier des affaires irréversiblement classées. ROUVRIR LES « DOSSIERS CLASSÉS » Que les livres de Starhawk soient réédités aujourd’hui en France avec un certain succès manifeste pour moi un lent mouvement quasi-tectonique de réouverture des dossiers classés. Comme Emilie Hache l’a souligné, notre sentiment d’impuissance sidérée face au désordre climatique qui a déjà commencé, et dont nous avons désormais pris cognitivement conscience, entre en résonance avec ce à quoi ont appris à résister les femmes qui, dans les années 80, ont affirmé, par la danse, la désobéissance, l’insolence, la solidarité dans les divergences, prendre le parti de la vie, quoi qu’en pensent les théoricien·ne·s. À ceci près que l’adversaire est moins localisable. Plus de Pentagone, ni de base militaire, mais un avenir dont la question fait communiquer le présent avec les destructions et dépossessions du passé. Ainsi la résurgence contemporaine des communs réactive la mémoire de la violence de la séparation dont nous sommes issus. Et des énoncés nouveaux surgissent, tels ceux qui ont résonné dans Paris, lors de la COP 21 – « Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend », ou alors « Il faut des racines pour tenir dans la tempête ». En Amérique du Nord, les activistes ne défendent plus seulement les peuples indigènes spoliés, elles et ils apprennent à les écouter, sans romantisme, pour leur intelligence du présent. Et des tee-shirts et pancartes, portées par de jeunes femmes dans les manifestations anti-Trump ont proclamé « Nous sommes les petites filles des sorcières que vous n’avez pas réussi à brûler ». Deux livres de Starhawk ont été traduits et publiés en 2003, et réédités récemment aux éditions Cambourakis : Rêver l’obscur : Femmes, magie et politique en 2015 et Chroniques altermondialistes : Tisser la toile du soulèvement global en 2016.Voir aussi Silvia Federici, Caliban et la Sorcière : Femmes, corps et accumulation primitive, Entremonde et Senonevero, 2014 et Reclaim : Recueil de textes écoféministes, choisis et présentés par Emilie Hache, éditions Cambourakis, 2016.

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Un combat et une écriture inclusives Par SÉBASTIEN BRULEZ, membre du comité de rédaction de La Gauche.

L’utilisation de l’écriture inclusive suscite de nombreux débats dans le monde francophone et même au-delà. Elle hérisse aussi les poils d’une des plus poilues et rétrogrades des institutions, l’Académie française, qui y voit un « péril mortel » pour la langue.

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ans la logique défendue par les académi-cien·ne·s (parmi lesquel·le·s quatre femmes sur 34 membres), le masculin l’emporte sur le féminin. Le titre de notre article aurait donc dû s’écrire : « Un combat et une écriture inclusifs ». Mais cette convention assénée comme un catéchisme depuis l’école primaire est, comme toute règle ou loi humaine, une construction. Et il est parfois salutaire de déconstruire les constructions assénées avec trop d’aplomb.

« Il y a une seule langue française, une seule grammaire, une seule République », tweetait le 15 novembre 2017 le ministre français de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer. Le ton solennel de cette affirmation laisse penser que quelque chose de crucial se joue sur la question de l’écriture inclusive. En effet, tout aussi symbolique que puisse paraître le débat pour certain·e·s, il touche en fait à une question fondamentale : la visibilité et la place des femmes dans l’espace public et dans la vie démocratique d’une société. Dans l’histoire de la langue française, les académiciens se sont employés, contre les usages mêmes de l’époque, à masculiniser celle-ci et à en exclure les femmes, en même temps qu’elles étaient exclues des hautes sphères de la vie publique. « Pour l’essentiel, les problèmes que nous rencontrons avec le ‘sexisme de la langue française’ ne relèvent pas de la langue elle-même, mais des interventions effectuées sur elle depuis le XVIIe siècle par des intellectuels et des institutions qui s’opposaient à l’égalité des sexes », affirme Éliane Viennot, dans son livre intitulé Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin ! Petite histoire des résistances de la langue française. Par ailleurs, rappelons que le langage fait partie de la panoplie des moyens de domination ; d’une classe sur une autre, d’un sexe sur l’autre, d’une puissance coloniale sur une population colonisée, etc. Avec la création de l’Académie française en 1635, une certaine pratique de la langue est institutionnalisée et érigée

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en norme, comme l’explique Marine Roussillon, maîtresse de conférence en littérature française : « Tout cela passe par la définition de ce qu’on a appelé à ce moment-là le ‘bon usage’ de la langue (ce qui implique qu’il y en a un ‘mauvais’). Et ce bon usage est défini par les grammairiens de l’époque comme ‘la langue de la meilleure partie de la Cour’. C’est donc explicite, le bon usage c’est la langue de l’élite, ce n’est pas la langue des savants, pas la langue des provinces, pas la langue du peuple. Et ça se traduit par exemple par l’éviction de tout le vocabulaire du travail, qui apparaît comme vulgaire, pédant... Tout ce qui est vocabulaire technique n’a plus sa place dans la langue française. La norme c’est vraiment la langue de ceux qui ne travaillent pas, la langue des oisifs. » (1) L’OPPRESSION ORTHOGRAPHIQUE Plus proche dans l’histoire, en 1986, Benoîte Groult, qui présidait la Commission de terminologie relative au vocabulaire concernant les activités des femmes, signalait : « On peut être la doyenne des Français si on est centenaire, si on travaille pour un patron on est la secrétaire. Mais dès qu’on arrive au niveau gouvernemental le féminin est tabou ; on devient madame ‘le’ secrétaire d’État et, si on est à l’université, madame ‘le’ doyen. Vraiment il faut sortir de cette situation absurde. » (2) En résumé, la féminisation est acceptée pour les mots du quotidien mais le masculin reste de mise pour les mots du pouvoir. Le linguiste Pierre Encrevé parle lui d’oppression orthographique. Il définit l’orthographe comme un instrument permettant d’opprimer et de sélectionner, de « mettre à sa place ». « Et pour renvoyer, notamment vers le travail manuel, les classes dangereuses. L’orthographe est un lieu particulièrement bien choisi pour l’oppression sociale, parce qu’elle est arbitraire », explique-t-il. (3) UNE LUTTE DE POINTS-VIRGULES ? Le débat sur l’écriture inclusive ne se limite pas aux pays francophones. En Allemagne et dans plusieurs pays germanophones, une réforme adoptée en 1996 a permis de faire évoluer les règles orthographiques. Au Canada, le débat s’est focalisé en début d’année sur une phrase de l’hymne national (en anglais) mentionnant les « fils » de la nation. Le Sénat a récemment voté une proposition de loi modifiant l’hymne national afin de le rendre neutre d’un point de vue du genre. En Colombie, le débat s’est cristallisé


Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin ! Petite histoire des résistances de la langue française. Éliane Vienot Éditions iXe, 2014, 128 pages, 14 €

Mettre au féminin Guide de féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre Marie-Louise Moreau et Anne Dister Fédération WallonieBruxelles, 2014, 98 pages, gratuit Accessible en ligne sur languefrancaise. cfwb.be

autour d’une campagne d’affichage de la mairie de la capitale annonçant « Bogota, meilleure pour tous ». Mais également autour de l’accord de paix signé en 2016 entre la guérilla des FARC et le gouvernement colombien. Rédigé en écriture inclusive, le texte a été torpillé par les Églises catholique et évangéliques, qui y voyaient un moyen détourné d’imposer une prétendue « idéologie du genre » et une menace pour la famille traditionnelle. (4) Quoi qu’il en soit, la question de l’écriture inclusive ne pourrait se résumer à une lutte de points-virgules. C’est bien d’un rapport de domination (patriarcale) qu’il s’agit et de la lutte pour la combattre sur tous les fronts, y compris le front orthographique et grammatical. Comme le rappelle Juan Carlos Moreno Cabrera (professeur de linguistique générale à l’Université autonome de Madrid) : « C’est le discours qui configure le lexique (et aussi la syntaxe) d’une langue et, étant donné que le discours peut être déterminé par une idéologie, dans ce cas précis par l’idéologie androcentrique [centrée sur le masculin], des aspects purement grammaticaux du lexique d’une langue peuvent donc être déterminés dès la départ par une idéologie. » (5) Mais une langue est vivante parce qu’elle se fait et est modelée par la pratique, par les personnes qui la parlent et l’écrivent ; et non par quelques académicien·ne·s dont l’autorité n’est que morale et la légitimité toute relative. Il ne tient donc qu’à nous de faire vivre cette langue française et de nous la réapproprier en la rendant inclusive pour tous et toutes. C’est dans cette optique que La Gauche essaiera, à partir de ce numéro, de systématiser l’utilisation de l’écriture inclusive dans ses pages. Voici donc quelques règles que nous nous engageons à mettre en place de manière progressive. LA RÈGLE DE PROXIMITÉ Elle consiste à accorder en genre et en nombre l’adjectif, le participe passé et le verbe avec le nom qui les précède ou les suit immédiatement. On écrira donc : « Les arrêts de travail et les grèves ont été bien suivies », « Joyeuses, des clameurs et des cris montaient de la foule ».

L'ACCORD DE MAJORITÉ Consiste à accorder le ou les mots se rapportant à plusieurs substantifs avec celui qui exprime le plus grand nombre : « Un enseignant et mille enseignantes sont enthousiasmées par l'accord de proximité ». LE POINT MÉDIAN Il est utilisé lors de l'insertion d'une ou quelques lettres dans la démasculinisation d'un terme (candidat·e, citoyen·ne). Un double point médian est utilisé au pluriel (candidat·e·s, citoyen·ne·s). Une barre oblique est utilisée lorsque le suffixe est variable selon le genre (lecteur/trice, travailleur/euse, ouvrier/ère). FÉMINISER LES MOTS Prendre l’habitude de mettre au féminin les noms de métier, les fonctions, les titres, etc. Par exemple : professeure, sculptrice, maîtresse de conférence. L’ORDRE ALPHABÉTIQUE Lorsque les mots sont doublés en utilisant la forme féminine et la forme masculine, nous les classerons par ordre alphabétique afin de qu’aucun genre ne prévale sur l’autre (« les femmes et les hommes », au lieu de « les hommes et les femmes » ; mais « électeurs et électrices »). LES MOTS ÉPICÈNES Un mot épicène est un mot non genré d’un point de vue grammatical. On utilisera par exemple « droits humains » plutôt que « droits de l’homme ». CONTINUER À INNOVER Ces quelques règles visent à donner un cadre et une cohérence à nos écrits, elles ne sont cependant pas immuables et nous continuerons certainement à les faire évoluer au gré des apports de la pratique. (1) Les Détricoteuses, « Les académicien.nes n'aiment pas trop les nénufars », Médiapart, 25 décembre 2017. Vidéo disponible en ligne sur youtube.com/watch?v=QMfBbXOqUBM (2) Les Détricoteuses, Ibid. (3) Ibid. (4) Marie Delcas, « A Bogota aussi, on s’écharpe sur l’écriture inclusive », Le Monde, 27 décembre 2017. (5) Juan Carlos Moreno Cabrera, « ‘Portavozas’ y la visibilización de las mujeres », Viento Sur, 10 février 2018.

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Pour en savoir plus... À LIRE CLASSER, DOMINER : QUI SONT LES « AUTRES » ? Christine Delphy La Fabrique éditions, 2008, 232 pages, 12 € L’idéologie dominante nous enjoint de tolérer l’Autre. Les textes de Christine Delphy nous montrent que celui qui n’est pas un Autre, c’est l’homme, et l’homme blanc. C’est sur la base du sexe, de l’orientation sexuelle, de la religion, de la couleur de peau et de la classe que se fait la construction sociale de l’altérité. Parité, combats féministes et homosexuels, Afghanistan, Guantanamo, indigènes et société postcoloniale, loi sur le voile : autant de prismes pour analyser les dominations, tant hétérosexistes, racistes, que capitalistes. Ceux et celles qui refusent ces règles, ceux et celles qui se montrent pour ce qu’ils et elles sont, le paient le prix fort, combattant·e·s d’une guerre qui sera longue. Écrits dans un style offensif, incisif et souvent drôle, ces textes nous forcent à déplacer notre regard, à mettre en lien des événements toujours cloisonnés, et nous apportent ce supplément d’intelligence qui seul permet de comprendre le monde tel qu’il va. SE DÉFENDRE : UNE PHILOSOPHIE DE LA VIOLENCE Elsa Dorlin La Découverte, collection Zones, 2017 200 pages, papier 18 €, numérique 11,99 € En 1685, le Code noir défendait « aux esclaves de porter aucune arme offensive ni de gros bâtons » sous peine de fouet. Au XIXe siècle, en Algérie, l’État colonial interdisait les armes aux indigènes, tout en accordant aux colons le droit de s’armer. Aujourd’hui, certaines vies comptent si peu que l’on peut tirer dans le dos d’un adolescent noir au prétexte qu’il était « menaçant ». Une ligne de partage oppose historiquement les corps « dignes d’être défendus » à ceux qui, désarmés ou rendus indéfendables, sont laissés sans défense. Ce « désarmement » organisé des subalternes pose directement, pour tout élan de libération, la question du recours à la violence pour sa propre défense. Des résistances esclaves au ju-jitsu des suffragistes, de l’insurrection du ghetto de Varsovie aux Black Panthers ou aux patrouilles queer, Elsa Dorlin retrace une généalogie de l’autodéfense politique. Sous l’histoire officielle de la légitime défense affleurent des « éthiques martiales de soi », pratiques ensevelies où le fait de se défendre en attaquant apparaît comme

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la condition de possibilité de sa survie comme de son devenir politique. Cette histoire de la violence éclaire la définition même de la subjectivité moderne, telle qu’elle est pensée dans et par les politiques de sécurité contemporaines, et implique une relecture critique de la philosophie politique, où Hobbes et Locke côtoient Frantz Fanon, Michel Foucault, Malcolm X, June Jordan ou Judith Butler. MANUEL DE GRAMMAIRE NON SEXISTE ET INCLUSIVE Michaël Lessard, Suzanne Zaccour Coédition Syllepse / M Éditeur, 2018, 192 pages, 15 € « Un tabouret et mille femmes sont pris en photo. » En français, le masculin l’emporte sur le féminin même lorsque des humaines côtoient des objets ! Cette logique tordue n’est pas intrinsèque à la langue française. Elle est le fruit d’une lutte menée aux 17e et 18e siècles contre le féminin – et contre les femmes – par les « autorités » linguistiques. Des mots comme autrice, professeuse, philosophesse et capitainesse ont été relégués aux oubliettes, car les femmes n’étaient pas aptes à exercer de telles fonctions, seuls les hommes le pouvaient, prétendait-on. On a donc décrété que ces mots devaient disparaître, effaçant ainsi de notre histoire les femmes qui osaient penser, créer et agir. Depuis, on ne cesse d’inventer de nouveaux mots féminins, comme auteure et professeure, pour décrire la réalité telle qu’elle est au grand dam des cerbères des académies de la langue qui résistent à la féminisation de toutes leurs forces en déclin. Comment écrire et parler de façon non sexiste ? Ce manuel propose différentes façons de le faire, évaluant les avantages et les inconvénients de chacune d’elles. Il n’impose pas de règles grammaticales. Il est une invitation à apprendre, à désapprendre, à critiquer, à discuter et à oser se lancer à la recherche de la langue où les femmes ont toute leur place.


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Quand féminisme et écologie convergent vers l’anticapitalisme Entretien avec YAYO HERRERO, anthropologue et ingénieure agronome, directrice de la fondation écologiste espagnole FUHEM. Propos recueillis par PABLO BATALLA CUETO.

L’écoféminisme se fraie un chemin au sein des mouvements sociaux et des organisations de la gauche de rupture. C’est le cas notamment dans l’État Espagnol, mais plusieurs mouvements dans d’autres pays se revendiquent aussi de cette pensée. Quels en sont les approches et les enjeux ? Nous reproduisons ci-dessous de larges extraits d’une brochure éditée et traduite de l’espagnol par le groupe écosocialiste de SolidaritéS de Genève. Qu’est-ce que l’écoféminisme ? L’écoféminisme est un mouvement social, en même temps qu’un courant de pensée qui se base surtout sur le dialogue entre le mouvement féministe et le mouvement écologiste. J’insiste sur l’aspect du dialogue, parce qu’il est important de comprendre qu’il s’agit d’une relation égalitaire. À la base de l’écoféminisme se trouve l’analyse que derrière les causes de la dégradation de la nature et derrière certaines des causes de la subordination des femmes et de la persistance du patriarcat, on trouve pas mal de logiques communes. De même, quand on se demande comment construire un monde adapté aux limites physiques et qu’en même temps on estime prioritaire le soin de la vie et le bien-être des personnes, qui a été l’une des préoccupations fondamentales du féminisme, on constate aussi des synergies entre ces propositions. Quand les deux mouvements dialoguent, la force des thèmes abordés séparément par chacun d’entre eux grandit. L’écoféminisme part d’une prémisse : l’être humain ne peut vivre isolé, ni par rapport aux autres êtres humains, ni par rapport à la nature. Effectivement, l’écoféminisme est absolument conscient qu’il existe deux ensembles de rapports matériels : les rapports avec la nature et les rapports avec les autres personnes. J’insiste beaucoup sur la matérialité parce que parfois nous abordons seulement le thème de l’affectif ou du symbolique, mais les rapports avec la nature et avec les autres

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personnes sont profondément matériels. Le modèle économique capitaliste et les instruments politiques construits pour développer les sociétés de bien-être n’en tiennent pas compte. On a construit une idée de l’individu sur lequel pivotent les droits, les obligations, la participation économique et politique, etc. C’est une fiction. Cet individu dépend de la nature et du reste des êtres vivants, et la destruction de la nature et des communautés le rend vulnérable. Il y a différentes manières de comprendre l’écoféminisme, mais surtout deux : l’essentialiste et la constructiviste. Pour les essentialistes, les femmes sont, par leur condition de mères, plus liées à la nature que les hommes ; pour les constructivistes, ce lien à la nature existe mais est dû au fait que le patriarcat assigne aux femmes des rôles concrets différents de ceux des hommes. En tant que constructiviste, reconnais-tu quelque valeur au courant essentialiste ? Je crois fermement que les femmes ne sont pas par essence plus capables de donner de l’affection ou de soigner la nature que les hommes. C’est la division sexuelle du travail qui fait que beaucoup d’hommes ne prêtent pas attention à ces choses. Mais j’admire énormément notamment l’éco-féminisme essentialiste de Vandana Shiva, qui a organisé une résistance très forte contre la commercialisation des semences, l’agriculture industrielle ou le mal-développement. La critique féministe du système patriarcal part souvent de la croyance à un matriarcat originel. Dans


l’écologie vibre aussi la nostalgie d’un hypothétique Eden perdu depuis l’industrialisation. L’écoféminisme unit-il ces deux nostalgies ? Existe-il des raisons de croire à cet éco-matriarcat antérieur, ou cela fait-il partie des mythes ? Je ne pars pas de cette idée d’un matriarcat et d’un paradis naturel originel. Dans les rapports des personnes avec la nature, il y a toujours eu conflit, plus ou moins grand. Avant l’avènement de la société industrielle on a connu des processus de désertification, des disparitions de forêts, etc. Quant au matriarcat originel, c’est une idée assez contestée. Je ne dirais pas qu’il a existé de toute évidence un écomatriarcat originel et je ne défendrais pas l’idée d’un paradis auquel il faudrait revenir, entre autres parce que les processus historiques sont irréversibles et que l’on ne peut jamais revenir au passé. Je crois que la question est plutôt de s’ajuster aux limites et de mettre les rapports humains au centre. Tu soutiens que le processus de soumission de la nature alla de pair avec le processus de soumission des femmes, que celui-ci est relativement récent, fut violent, et rencontra des résistances diverses. Si on lit la littérature antique, on voit que le patriarcat existait déjà et qu’il existait depuis très longtemps. Mais, dans le mode de production préindustriel, malgré une division sexuelle du travail, il n’existait pas une conception aussi absolument dévalorisée du travail fait par les femmes. Les tâches étaient différentes, mais considérées comme importantes à la vie. Il n’y avait pas une séparation aussi stricte entre ce que nous appelons aujourd’hui la production et la reproduction – la production étant ce qui se reflète sur le marché. […] Silvia Federici défend l’idée que l’accumulation primitive du capital fut non seulement le processus d’enclosure et de prolétarisation décrit par Marx, mais aussi un processus de soumission et de violence contre les femmes. Elle affirme aussi que ce processus se répète lors de tous les nouveaux processus d’accumulation primitive, ce que David Harvey dénomme maintenant l’accumulation par dépossession. On le voit aussi avec les politiques d’ajustement structurel, avec l’austérité. Connaît-on selon toi un processus de re-soumission des femmes, de re-patriarcalisation ? Il y a des tentatives dans ce sens. Les politiques d’austérité ont été accompagnées, comme toujours, par une recrudescence de cette soumission et de cette

criminalisation des femmes. Pour régénérer le taux de profit du capital, on extrait jusqu’à la dernière goutte des ressources publiques existantes et on met au service du capital tout le travail du soin et de la reproduction de la vie, toute cette précarité générée par les processus d’exclusion, avec des millions de personnes en situation de chômage, avec des travailleuses et des travailleurs ayant un salaire, mais qui ne cessent pas d’être pauvres parce leurs conditions de travail génèrent la pauvreté et l’exclusion. Toute cette précarité de vie se répercute dans les foyers, dans la famille. Outre que de nombreuses maisons deviennent une poudrière de rapports tendus, avec les résultats que nous connaissons, il y a une énorme augmentation de la pression sur le temps de travail et sur le stress des femmes. En même temps, on dit aux femmes : « Ouf, dans un foyer où il y a une femme, nous savons qu’on va toujours se préoccuper des enfants ou des personnes âgées ». Ce discours, cette logique du devoir de l’amour, du soin, agit symboliquement comme un mécanisme oppresseur. Et on criminalise, d’autre part, celles qui se rebellent et ne veulent pas assumer cette charge toutes seules : quand des femmes disent qu’elles veulent décider elles-mêmes de leur propre reproduction, la Conférence épiscopale dénonce l’idéologie de genre comme si c’était l’idéologie des nouvelles sorcières. Les travaux de soin et de soutien quotidien de la vie que les femmes remplissaient avant les conquêtes du mouvement féministe n’ont été ni réparties dans la société ni rémunérées. Elles ont en grande partie cessé d’être faites par manque de temps… Dans le monde occidental, les femmes sont arrivées à une situation où on leur reconnaît des droits sociaux et économiques, l’emploi rémunéré, mais, du coup, il y a moins de temps pour faire le reste. Pour compliquer encore davantage les choses, le vieillissement fait qu’il y a plus de personnes vulnérables, donc moins de temps pour plus de soins… Oui. La pyramide de la population s’est inversée et des personnes se retrouvent dans des situations d’énorme vulnérabilité. De plus, nous vivons dans un endroit, nous travaillons dans un autre et la maison des parents dont nous devons nous occuper se trouve dans un troisième. Nous passons beaucoup de temps à aller d’un endroit à l’autre. Il y a des femmes qui, en toute légitimité, se refusent à assumer ces soins toutes seules.

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Je crois que nous allons nous retrouver avec un problème important. Comment financer de manière publique, collective et solidaire les soins de toutes ces personnes ? Il faut repenser complètement le modèle de soutien public pour que celui-ci continue d’être viable. Deux figures nouvelles sont apparues comme conséquence de cette situation : les grands-parents esclaves et les employées domestiques, quasi toujours des femmes, immigrées venues de pays pauvres et mal payées. Finalement, la libération des femmes a consisté à libérer les unes au prix de l’esclavage des autres ? À la base, le problème vient du fait que, majoritairement, les hommes n’ont pas assumé la réciprocité dans les tâches de soins, qui continuent à reposer majoritairement sur les épaules des femmes. De même qu’on parle de dette écologique du Nord au Sud, on pourrait parler – par métaphore – d’une sorte de dette des soins contractée par la majeure partie des hommes envers les femmes. Les femmes ont des familles pouvant les aider et alors se produit un processus qui a toujours existé : la répartition des soins. La différence, c’est qu’auparavant cette répartition se faisait dans des réseaux communautaires, de voisins ou de famille élargie, où il était plus facile de l’organiser. La famille nucléaire rend très difficile cette répartition et, par conséquent, est apparu le syndrome des grand-mères esclaves. Ensuite, il y a un autre mécanisme de répartition : des femmes en paient d’autres pour effectuer ces tâches. C’est aussi une vieille histoire : le travail domestique payé fut toujours un travail d’émigrées. Il fut d’abord effectué par les femmes qui émigraient de la campagne vers la ville, puis par l’émigration transnationale. Mais, curieusement, si tu regardes d’où viennent les matières premières et d’où viennent les femmes qui donnent les soins, tu constates qu’il s’agit des mêmes pays. Il y a un rapport absolument inégal, tant en termes d’écodépendance que d’interdépendance. Peut-on dire que le système antérieur de la division du travail entre les hommes et les femmes, bien qu’injuste, était plus harmonieux et que l’actuel ? Le système antérieur était clairement injuste, mais il avait l’avantage de fonctionner. Il permettait de reproduire l’existence quotidienne. Actuellement, le système continue d’être injuste, mais en plus il ne fonctionne pas.

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Comment parvenir à un système qui soit juste pour les femmes et harmonieux pour tou·te·s ? Par la réorganisation du temps des personnes. Tout comme on fait des politiques économiques, nous devrions faire des politiques du territoire et des politiques des temps que l’on passe, afin de repenser le temps de l’emploi rémunéré : réduction des journées de travail, réorganisation des congés, des possibilités d’excédent... On pourrait créer des congés de paternité obligatoires. Que tu ne puisses pas t’y soustraire. À la base, il est important d’avoir des services publics et socio-communautaires, mais les services existants doivent aussi être repensés, pour ne pas laisser la répartition du travail et des soins à la logique que peuvent assumer les familles, où les rapports de pouvoir sont inégaux. Le droit à être soigné quand on se trouve dans une situation de vulnérabilité est un droit basique, tout comme celui de ne pas soigner une personne déterminée. Tu dois contribuer aux soins en termes de réciprocité, parce que toi-même tu ne peux pas vivre sans eux, mais la logique familiale impose aux femmes l’obligation de soigner leur propre entourage, et parfois les relations familiales sont très compliquées. Tu peux te retrouver à soigner ton agresseur ou les personnes qui t’ont gâché la vie. Qu’est-ce que le travail pour le système actuel et qu’est-ce que le travail pour une écoféministe ? Au sein du modèle capitaliste, le travail se fait en échange d’un salaire. Cela donne lieu à des paradoxes curieux : chanter avec la chorale de ton quartier, n’est pas un travail ; mais quand tu es payé sur une scène, dans un gala, c’est un travail. Un footballeur travaille, mais si tu joues avec tes collègues, à la fin de la semaine, ce n’est pas un travail. Il y a encore plus paradoxal : si tu es employée domestique et que tu vas chaque jour t’occuper d’un vieillard ou d’une maison, tu travailles ; mais les personnes faisant la même chose dans leur foyer 24 heures sur 24, sept jours par semaine, 365 jours par an, sont considérées comme des personnes inactives. On appelle « production » ce qui trouve une place sur le marché et l’autre aspect, considéré comme totalement séparé, est appelé « reproduction ». De même, on appelle travail exclusivement l’emploi et l’autre aspect, toute cette quantité de travail que suppose le soin quotidien de la vie, en arrive à ne pas avoir de nom et n’a pas de valeur. Attention, je ne dis pas qu’il faut reconnaître la valeur de ce soin quotidien de la vie en termes monétaires.


Mais il faut avoir une autre série d’indicateurs à critères multiples, en plus des critères économiques, pour valoriser ces apports ; il faut abandonner cette manière ultra-comptable et ultra-capitaliste de comprendre la vie. De même qu’il conçoit la nature comme un automate froid et prévisible, le système considère aussi les travailleurs/euses, les êtres humains en général, comme des machines… Aux débuts de l’industrialisation, tout comme on mécanisait la nature, on mécanisait le corps, conçu comme la partie naturelle de l’être humain, opposée à l’esprit ou à la raison ; et cette mécanisation du corps convenait très bien au processus industriel, avec ses heures, ses règles, ses horaires, ses cycles, ses machines. Dans cette organisation dite scientifique du travail, tu entres, tu sors et j’utilise en termes de machine vivante ce temps de travail que tu effectues comme si tu étais une machine, mais le reste de ta vie ne compte pas. Tout ce qui est nécessaire pour que tu reviennes au travail, le lendemain, neuf et reposé ne compte pas, bien qu’il fasse partie de mon propre processus productif. Il se produit une espèce de vivisection, comme si l’être humain était partagé entre une dimension qui est celle du travail, ce que nous appelons main-d’œuvre, et une autre dimension complètement dégagée de l’autre, qui s’occupe du temps de la vie. Karl Polanyi l’explique très bien dans La grande transformation : le processus industriel a généré deux nouveaux marchés qui, auparavant, n’existaient pas dans le mode de production domestique : les matières premières et la main-d’œuvre. Ces deux marchés, dit Polanyi, n’existaient pas auparavant, ou s’ils existaient, en fin de compte, les matières premières n’étaient rien d’autre que la nature et la main-d’œuvre n’était rien d’autre que des personnes. Avec l’industrialisation, nature et main-d’œuvre sont arrivées à être conçues comme des marchandises. En termes marxistes, la marchandise est fabriquée pour être achetée ou vendue, mais la nature n’a pas été fabriquée, elle n’est pas produite, et les êtres humains n’ont pas été produits pour être achetés ou vendus. Polanyi parle d’une mutation anthropologique dans la considération de la vie humaine et de la nature et annonce que cette mutation aura, avec le temps, des effets plus dévastateurs que n’importe quel fondamentalisme religieux.

Tu compares le système capitaliste à un iceberg. Oui, le système capitaliste peut être expliqué par l’image d’un iceberg. La partie visible est la plus petite, et il y a une partie énorme que l’on ne voit pas. Une petite partie se reflète dans les comptes économiques : l’emploi, ce qui s’achète, ce qui se vend, la dette, la prime de risque, les actions, etc. Mais le reste est nécessaire pour faire exister et flotter la partie d’en haut et c’est une masse énorme. Ce reste, c’est l’extraction des ressources et l’appropriation d’une quantité énorme d’heures de travail effectuées dans les foyers. La production de vie, tant de vie humaine que de nature, est une pré-condition pour que la production capitaliste, qui a besoin de matières premières et de main d’œuvre, puisse exister. Le travail de soin génère une sorte de plus-value sous forme de temps libre que beaucoup d’hommes et quelques femmes s’approprient pour le mettre au service du marché. Silvia Federici dit que cette appropriation du travail au sein du foyer ne cesse d’être une forme spécifique de lutte des classes, parce que cette plus-value est appropriée pour la mettre au service du capital. Tu parles aussi d’économie cannibale… J’ai repris cette expression de Santiago Alba Rico. Il estime que notre modèle de vie a généré une économie cannibale. Dans les pays occidentaux, l’économie capitaliste a dilapidé toutes les ressources. Elle se maintient grâce à d’immenses flux d’énergie et de matériaux, ainsi que grâce à la captation de personnes, originaires de ces mêmes lieux, qui viennent travailler ici. Ma conscience se trouble chaque fois qu’on parle de la barrière de Melilla [enclave espagnole au Maroc]. Nous avons posé cette barrière contre les Africains qui tentent de la franchir, et tu les vois y laisser littéralement leur peau en tentant de sauter pardessus, mais chaque jour des tonnes de matériaux viennent d’Afrique pour les besoins de l’économie. Si on mettait cette barrière à ces matériaux et à cette énergie, l’économie occidentale tiendrait quinze jours. C’est en ce sens que je parle d’économie cannibale : une économie qui croît selon la logique d’une tumeur, en détruisant tout ce qui se trouve autour. L’écoféminisme semble préconiser un certain retour au rural. Que doit être une ville pour une écoféministe ? Je ne dirais pas que le rural est sous-jacent à la pensée éco-féministe. Certes, d’un point de vue soutenable, il est basique de générer un tissu rural vivant. Ces

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dernières décennies ont vu un processus énorme de dépeuplement du monde rural. Il existe de nombreux villages vides d’habitant·e·s et la propagande du système contribue à ce dépeuplement : elle génère l’idée du monde rural comme un espace retardataire, du travail paysan comme un travail qu’aucun paysan ne souhaiterait pour ses enfants. Il y a une énorme dépréciation de la vie rurale, un sentiment renforcé en ce moment par d’énormes coupes de services publics dans le monde rural. Celui-ci est aussi un espace fortement patriarcalisé : les premières à partir ont été les jeunes femmes, parce que les villages sont des espaces avec d’énormes avantages en matière de solidarité et de soins des gens, mais ce sont aussi des espaces de fort contrôle social. D’un point de vue écologiste et écoféministe, la dynamisation et la revitalisation de la campagne sont centrales, mais cela ne signifie pas la négation d’un écoféminisme urbain. Les villes ont une importance centrale, parce qu’elles sont les principales sources d’énergie et de matériaux et les principaux générateurs d’insoutenabilité. La moitié de la population de la planète vit entassée dans des grandes villes, raison pour laquelle ce qui s’y passe est très important pour le futur. En ce sens, entre les propositions d’urbanisme féministe et d’urbanisme écologique, il y a d’importantes coïncidences. Quelles sont ces coïncidences ? Premièrement, limiter clairement la croissance des villes, en fixant des moratoires pour empêcher celles qui ont une surface moyenne de continuer à grandir et entreprendre des processus de transformations urbaines dans les grandes villes comme Madrid, qui est un égout, un encombrement absorbant l’aire d’influence de plusieurs provinces environnantes. Il faut aller vers des villes plus polycentriques où il n’y a pas un centre unique te contraignant à d’énormes déplacements. Il faut aussi favoriser tous les processus qui créent de la proximité et ensuite tous ceux qui diminuent l’utilisation d’énergie et l’empreinte écologique. Et c’est très important de voir comment générer des processus d’agriculture urbaine, qui paraissent impossibles, mais qui en réalité ne le sont pas : à Détroit, comme résultat de l’évolution suite au démantèlement de l’industrie automobile, on est parvenu à produire 30 % de l’alimentation avec une agriculture à l’intérieur de la ville.

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Peut-on être éco-féministe et ne pas être végane ? Quel doit être le rapport de l’être humain avec les animaux ? Ce doit être un rapport de respect et de valorisation intrinsèque de la vie. Les animaux ne sont pas des machines, ce sont des êtres vivants et comme tels les êtres vivants ont une valeur en eux-mêmes parce qu’ils sont vivants. J’ai étudié dans une école d’agronomie, et la première chose qui m’a sensibilisée avec le thème écologique – je participais déjà à des mouvements de solidarité, surtout avec l’Afrique, mais à mon entrée à l’Université, je n’avais pas une sensibilité écologiste particulière – fut de visiter une ferme de production d’œufs. Ce fut pour moi le tournant. Comment est-il possible – me demandaije – que les êtres humains doivent faire cela pour manger ? Je ne le comprenais pas, et cela s’est vérifié lorsque je me suis rendue dans un élevage de porcs et dans un élevage industriel de vaches. Là, j’ai vu clairement chaque animal traité séparément comme si c’était une espèce de fabrique. J’ai étudié comment calculer la ration exacte que tu devais donner à l’animal pour dépenser le moins possible en nourriture et obtenir la plus grande quantité d’œufs, de plumes, de laine, de lait ou toute autre chose. Chaque animal était une machine et en plus une machine non pour générer l’alimentation la plus saine pour toutes les personnes, mais pour générer des bénéfices. Cela m’a remuée complètement. Depuis, je crois qu’un régime à base végétarienne est une option éthique basique. Premièrement, parce qu’en termes strictement anthropocentriques la disponibilité de territoire manque pour alimenter la population avec un régime basé sur la protéine animale. Il manque une quantité énorme de territoire pour alimenter le bétail et ce bétail fournit une base de protéine animale à très peu de gens ; d’après un critère, disons de répartition ou d’accès à la richesse dans un monde dont les limites sont dépassées, il me semble qu’un régime à base végétarienne s’impose. Mais seulement à base végétarienne… Oui. Je crois que l’obligation éthique au végétarisme est plus discutable. Je comprends parfaitement les végétarien·ne·s qui ne veulent pas manger d’animaux, ces positions éthiques me semblent absolument respectables. Mais je ne m’aviserais pas de criminaliser une personne qui mange du poulet, mais qui en


mange peu et de plus mange du poulet produit ou, pour le dire mieux, élevé dans une ferme selon des critères non-industriels. Les sociétés paysannes ont su très bien combiner la fermeture des cycles dans les processus de production et je ne m’aviserais pas de dire qu’éthiquement elles sont composées de mauvaises personnes parce que celles-ci consomment des protéines animales. Indépendamment de cela, je le répète : le modèle de production industriel des protéines animales me paraît écologiquement insoutenable et éthiquement inacceptable.

L’intégralité de la brochure Ecoféminisme, Science et Décroissance. Entretien avec Yayo Herrero est disponible sur le site solidarites.ch/ecosoc

Y a-t-il place pour un capitalisme vert ou pour un capitalisme à visage humain ? Je ne le crois pas. Effectivement, il y a une alternative, il y a des possibilités de construire le monde selon une logique distincte, mais pas dans le cadre de la logique capitaliste. Je crois que le capitalisme ne peut pas avoir un visage humain, ni ne peut être vert, parce que son essence et sa logique structurelle propres s’opposent aux bases naturelles. Il doit croître de manière illimitée et il se base sur l’exploitation du travail humain. Cette idée qu’il peut exister un État providence dans un capitalisme doux découlant d’un pacte keynésien vient d’un moment exceptionnel dans l’histoire du capitalisme, les « 30 glorieuses » où un État providence fut construit en Europe. Mais ce fut vraiment un moment exceptionnel dans l’histoire du capitalisme : il s’est construit fondamentalement en raison d’un énorme antagonisme de classe, avec une classe ouvrière super-organisée et une peur énorme de l’expansion, à partir de 1917, des pays socialistes de l’Europe de l’Est. Cette exception a duré trente ans et a touché une très petite fraction de la population mo nd i a l e , f o nd a me n t a l e me n t d a n s l e c a d re européen. D’autre part, on disposait d’une quantité de matériaux et d’énergie qui a permis d’alimenter le processus productif européen au détriment d’autres pays, ce qui se passe maintenant. Vu que les limites physiques de la planète ont déjà été dépassées, ce moment exceptionnel qui put se maintenir en Europe ne va pas pouvoir se reproduire. Je crois donc à l’alternative, mais celle-ci passe par le fait d’assumer des logiques radicalement différentes : il doit y avoir une décroissance dans la sphère matérielle de l’économie et nous devons avancer vers un système où la distribution et la répartition de la richesse soient un élément central.

Il semble difficile de le faire pacifiquement… Il semble effectivement difficile de le faire sans problème avec ceux qui consomment et accaparent bien plus que ce qui leur correspond. Raison pour laquelle il me semble que la logique de réorganisation passe par le fait d’assumer le conflit et la dispute contre l’hégémonie économique, politique et surtout culturelle. À mon avis, notre grand problème actuellement est que structurellement nous sommes confronté·e·s à une situation très compliquée : le GIEC, toutes les études sur le changement climatique, la situation énergétique ne disent plus que nous affrontons un risque de catastrophe, mais que nous pourrions déjà être en train de vivre cette catastrophe. Néanmoins, la majorité des gens n’en est pas consciente. Selon mon expérience, lorsque tu te déplaces et que tu as des possibilités de parler avec d’autres personnes de ce genre de choses, tu le constates rapidement. De plus, souvent ceux qui choisissent de gouverner ou de prendre d’assaut les institutions ne s’avisent pas de donner ce message, parce que celui-ci va contre la logique qu’il suffirait de remplacer les gouvernants corrompus par d’autres qui ne le sont pas pour que tout aille autrement. Or, cela n’ira pas autrement ! Il faut un changement structurel profond, et le mouvement écologiste a toujours eu peur de le dire clairement aux citoyen·ne·s. Nous en débattions entre nous. On se disait : « Mince, ce message est très catastrophiste, tu peux créer une sensation de peur paralysante ». Je crois à ce que disait Noami Klein dans son livre Tout peut changer : Capitalisme et changement climatique, la peur paralyse seulement si tu ne sais pas où aller. La peur est une réponse rationnelle face au danger ; si tu as une idée claire d’où tu dois aller, elle ne te paralysera pas. La peur de ce qui peut nous attendre si nous n’agissons pas est le signal que les êtres humains ont pourtant des possibilités d’avancer. Ce qui m’effraie le plus, c’est de ne rien faire.

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Emma, un autre regard féministe et révolutionnaire sur nos quotidiens Par SOPHIE CORDENOS, militante féministe et membre de la Gauche anticapitaliste.

Encore inconnue il y a peu, Emma, géniale auteure engagée, présente déjà son deuxième tome de Un autre regard, bande dessinée féministe à la couverture ornée d’un sexe féminin comme métaphore d’un œil grand ouvert sur le monde.

O

riginaire de Troyes et installée à Paris depuis douze ans, cette ingénieure informaticienne de 37 ans se consacre actuellement entièrement à l’écriture après avoir conquis le monde entier avec son concept de « charge mentale ».

DESSINS CI-CONTRE : EMMA

LA CHARGE MENTALE, KESACO ? Le concept, Emma le découvre six ans plus tôt au cours de ses lectures, le poste sur internet mais le succès n’est pas au rendez-vous. Il faudra « faire un dessin » pour atteindre son public. La charge mentale c’est ce poids invisible qui pèse sur les femmes, lié aux tâches domestiques auxquelles elles sont bien souvent assignées et que de nombreux hommes ne saisissent pas. Et là, c’est le buzz : plus de 21 000 partages, des milliers de commentaires, des articles de presses, des débats, des invitations sur des plateaux tv. Emma bouscule littéralement le quotidien des ménages et suscite les discutions au sein des foyers. Traduit en anglais, allemand, italien et même en japonais, le concept s’exporte dans le monde entier et touche toutes les femmes. « J’ai même reçu des messages de femmes indiennes qui parlaient de chaussettes de leur mec à côté du panier à linge ! », déclare l’auteure. Des dessins tout simples accompagnent ses prises de positions politiques : « Je le sais que mes dessins sont moches. On n’achète pas mes livres parce qu’ils sont beaux mais parce qu’ils sont parlants », assume Emma.

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En effet, évoluant dans un monde professionnel plutôt masculin, l’auteure, qui n’a aucune formation en dessin, est la témoin privilégiée des inégalités de genre et d’injustices du quotidien. Elle décide alors de prendre la plume et de dessiner avec son cœur et ses idées. A la trentaine, choquée par la loi Travail, elle embrasse la cause de la gauche radicale en se rapprochant du NPA, sans en être membre officielle pour autant. Entre écriture, vie de famille et succès, elle explique avoir peu de temps à consacrer au parti politique. Néanmoins, l’auteure, qui ne se consacre pas qu’à la cause féministe, s’évertue à dénoncer les injustices du capitalisme et pointe du doigt les inégalités toujours grandissantes d’une société qui n’évolue pas mais qui se transforme ; dans laquelle les discriminations telles que la charge mentale sont les nouveaux « corsets invisibles » des femmes. Profondément convaincue de la force des luttes collectives, elle se dit « mal à l’aise » lorsqu’on la décrit comme personnalité féministe individuelle. Elle estime qu’il existe « une oppression qui nous relie toutes. Si on tape dessus ensemble, au lieu de galérer chacune dans son coin, on sera libérées ! »

Un autre regard, tomes 1 et 2, Massot éditions, 16 €, disponibles sur le site de la librairie La Brèche et dans toutes les bonnes librairies ! Site web d’Emma : emmaclit.com


Pour en savoir plus... À LIRE POUR UN FÉMINISME DE LA TOTALITÉ Collectif Éditions Amsterdam, collection Période, 2017 424 pages, 20 € Le féminisme fait souvent office de faire-valoir à tous les programmes, émancipateurs ou non. Du côté du bloc au pouvoir, les « droits des femmes » sont devenus un argument du maintien de l’ordre, des lois islamophobes à la politique d’incarcération des non-Blancs. Parmi les progressistes, le féminisme est une lutte parmi d’autres, qu’on cite volontiers entre l’antilibéralisme et la défense de l’environnement. À l’inverse, ce livre propose de donner toute sa portée au féminisme, de restaurer sa vocation révolutionnaire, de clarifier sa contribution à tout projet de bouleversement de l’ordre des choses. En quoi transformer la famille, la sexualité, l’organisation de la reproduction sociale et biologique, le travail domestique ou encore le travail affectif impliquet-il de révolutionner la vie quotidienne, la santé, la culture, le travail salarié, le logement, la vie collective, les allocations sociales ? Comment les apports du féminisme noir permettent-ils de repenser le dépérissement de l’État ? Ce recueil, regroupant des textes fondateurs du féminisme marxiste et des articles plus contemporains, est un manuel à l’usage de celles et ceux qui ne se satisfont pas de transformations partielles, mais qui entendent changer le système dans sa totalité. NON C'EST NON : PETIT MANUEL D'AUTODÉFENSE À L'USAGE DE TOUTES LES FEMMES QUI EN ONT MARRE DE SE FAIRE EMMERDER SANS RIEN DIRE Irene Zeilinger Découverte, collection Zones, 2008 252 pages, papier 16,50 €, numérique 9,99 € En tant que femmes nous sommes tous les jours les cibles d'interpellations, de harcèlement, d'agressions verbales, physiques ou sexuelles plus ou moins graves, plus ou moins violentes, à degrés divers, au travail, dans l'espace public et privé. Souvent nous ne savons comment réagir, comment dire non, et comment faire comprendre que, lorsque nous disons non, c'est non. L'autodéfense pour femmes – qui n'a rien à voir avec du kung-fu – ce sont tous les petits et grands moyens de se sentir fortes, plus sûres de soi et plus

aptes à se protéger et à se défendre dans toutes les situations de la vie quotidienne, que ce soit au niveau mental, émotionnel, verbal ou, en dernier recours, physique. Comment reconnaître et prévenir une situation d'agression ? Comment réagir efficacement, savoir se protéger et éviter la violence ? Ce guide pratique propose une série d'astuces simples et faciles pour poser efficacement ses limites et se sortir de situations difficiles… Contre tous les stéréotypes qui interdisent habituellement aux femmes de prendre leur sécurité en main, il faut apprendre à dire non et oser se défendre. UN AUTRE REGARD : TOMES 1 ET 2 Emma Massot éditions, 2017, 110 pages, 16 € E n rev i s i t a n t ave c b e a u c o u p d e j u s t e s s e e t d’engagement, des sujets tels que le sacro-saint instinct maternel, le baby blues, l’histoire du clitoris ou encore les réfugiés, Emma parvient à remettre en question des vérités qui pouvaient paraître établies. Cette bande dessinée est aussi drôle que touchante et instructive. Ces histoires, partagées par beaucoup d’internautes au vu des 25 000 partages qu’affichent la plupart de ses publications Facebook, sont maintenant disponibles sous la forme de livres. Les dessins d’Emma sont aussi disponibles sur son blog : emmaclit.com KING KONG THÉORIE Virginie Despentes Éditions Grasset, 2006, 162 pages, 15,20 € « J'écris de chez les moches, pour les moches, les frigides, les mal baisées, les imbaisables, toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf, aussi bien que pour les hommes qui n'ont pas envie d'être protecteurs, ceux qui voudraient l'être mais ne savent pas s'y prendre, ceux qui ne sont pas ambitieux, ni compétitifs, ni bien membrés. Parce que l'idéal de la femme blanche séduisante qu'on nous brandit tout le temps sous le nez, je crois bien qu'il n'existe pas. » V.D. LA BRÈCHE La librairie militante La plupart des ouvrages commentés ou recommandés dans La Gauche peuvent être commandés en ligne à la librairie La Brèche à Paris. Catalogue en ligne : la-breche.com

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Rencontres anticapitalistes de Printemps 2018 Les RAP auront lieu cette année le samedi 28 avril à Bruxelles.

agenda

Au programme (actuellement en construction) : DES DÉBATS À 200 ans de la naissance de Karl Marx, en quoi le marxisme peut nous aider à comprendre et à transformer la société au XXIe siècle ? Avec Alain Bihr (sociologue et auteur notamment de l’ouvrage Les rapports sociaux de classes) et d’autres intervenant·e·s à confirmer. Notre-Dame-Des-Landes, Ende Gelände et la bataille pour les communs Intervenant·e·s à confirmer. UN MEETING INTERNATIONALISTE De l’air, ouvrons les frontières ! Intervenant·e·s à confirmer. Retrouvez le programme complet et toutes les infos détaillées très prochainement sur notre site, gaucheanticapitaliste.org

Où trouver La Gauche ? En vente dans les librairies suivantes : BRUXELLES Aurora Avenue Jean Volders 34 1060 Saint-Gilles Candide Place Georges Brugmann 2 1050 Ixelles Joli Mai Avenue Paul Dejaer 29 1060 Saint-Gilles Tropismes Galerie des Princes 11 1000 Bruxelles Volders Avenue Jean Volders 40 1060 Saint-Gilles CHARLEROI Carolopresse Boulevard Tirou 133 6000 Charleroi LIÈGE Librairie Entre-Temps (Barricade asbl) Rue Pierreuse 21 4000 Liège Librairie Livre aux Trésors Pl. Xavier-Neujean 27/A 4000 Liège Librairie Pax Place Cockerill 4 4000 Liège MONS Librairie André Leto Rue d’Havré 7000 Mons TOURNAI Librairie du Sacré Cœur Chaussée de Renaix 45 7500 Tournai Librairie Saint-Piat Rue Sainte-Catherine 13 7500 Tournai WAVRE Librairie Collette Dubois Place Henri Berger 10 1300 Wavre



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