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poème à laisser sur la note au moment de régler l’ addition
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Monsieur, respectable monsieur, qui sévissez de table en table portant vos bouts de papier plaintifs où les comptes sont faits, où les sommes sont dues – tout est noté rien n’ est omis ce n’ est pas donné – monsieur, vous faites bien votre métier. Et si j’ osais je vous dirais : vous ne faites que cela.
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Monsieur que nous nommons garçon, serveur, s’ il vous plaît ou Joseph – Joseph si nous avons sympathisé, ce qui est fort probable car je vous trouve très aimable et vous ai fait quelques blagues qui, allégeant votre démarche raide, ont dû vous donner une opinion favorable du client que je suis, hélas – oui, Joseph, je vous trouve vraiment sympathique,
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un peu prévisible certes (je m’ attendais à l’ addition), protocolaire mais charmant, bien qu’ au-delà de la conversation légère, des propos gais que nous avons tenus, des mets succulents que vous avez portés à ma table, de tous ces verres que vous avez remplis à ma demande – tous mes vœux exaucés grâce à vous ! – il y ait la note dont le montant pourrait nuire à notre relation naissante si j’ en faisais cas (de la note ; rassurez-vous, notre relation m’ importe).
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Mon cher Joseph, je ne vous en veux pas. J’ espère que nous partagerons ce sentiment. Les relations sans réciprocité sont épuisantes, nous en avons débattu lorsque le vin rouge a succédé au vin blanc, et vous avez pris mon parti : étiez-vous hypocrite alors ? Je ne peux le croire car je vous crois. Vous savez changer l’ importun en complice rieur, et renvoyer le débonnaire à sa situation : vous êtes un homme crédible, Joseph. J’ aurais cependant préféré quelque chose de plus
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intime qu’ une note – plus intime qu’ une note accompagnée de rien, sauf d’ un bonbon que je ne mangerai pas car mes dents se déchaussent depuis quelques temps déjà – une conversation par exemple.
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Quand le café ne menaçait pas de fermer vous n’ étiez pourtant pas avare de paroles. Toujours un mot gentil, Joseph. Et moi de vous répondre. Et vous de rebondir. Puis à mon tour. Au vôtre. Au mien. Ad libitum, Joseph. Quelle belle soirée nous avons passée ! Toujours une pensée dont vous me faisiez part quand vous veniez vider mon cendrier. Et cette réflexion profonde, presque trop intime pour une première rencontre, que vous avez émise spontanément, sans pudeur exagérée ni timidité d’ usage, au sujet du quartier et de ses modifications, lorsque vous êtes venu ajouter un dessert aux fromages vite avalés – un peu fades ces fromages, Joseph,
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mais vous n’ y êtes pour rien et puis au bout du compte j’ ai plutôt bien mangé.
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Joseph, vous m’ avez redonné foi en l’ espèce humaine. Je vous ai posé des questions sur votre métier, vous m’ avez répondu sans méfiance. Je vous ai demandé notamment si les additions non réglées sont déduites de votre salaire. Sans méfiance, Joseph, vous m’ avez répondu : non. Beauté des échanges nocturnes aux terrasses des restaurants. Simplicité, candeur : la vie. Vous êtes un homme vivant, et cela me suffit pour vous aimer tout entier, même pour être ému de vous voir respecter si docilement ce protocole à raidir un mollusque, à ossifier une limace, à carapacer une anguille, et conserver malgré cela la plus précieuse des souplesses : celle du cœur.
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Mais, Joseph, mon ami, alors que je vous posais des questions à propos de votre métier vous n’ avez rien demandé quant au mien. Vous n’ aviez pas le temps, bien sûr – il y avait beaucoup de clients, votre attention était intense mais partagée. Or si vous m’ aviez demandé – comme je l’ ai fait pour vous – si je gagne bien ma vie, je vous aurais dit tout de go qu’ à vrai dire je ne la gagne pas, ma vie. Je la dépense et l’ emprunte, puis la perds invariablement. Malheureusement pour moi – je sais que vous vous seriez senti concerné en apprenant ce que je n’ ai pas eu le loisir de vous révéler – je ne travaille pas.
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Joseph, je n’ ai pas d’ argent. J’ en ai cherché, croyez-moi bien, mais je n’ en ai pas trouvé. Aussi comprendrez-vous – car vous êtes intelligent, cela se voit – pourquoi je vous écris plutôt que je ne vous règle.
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