Et le travail ? À L'Étoile

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Éditions Dumerchez 56


À L’ÉTOIL E PAR MICHEL L ALLEMENT

Linge à la tonne et chaussettes orphelines

Dans le pays, on n’a pas oublié les fastes d’hier. Enfin, les fastes… Le mot est bien mal taillé pour désigner les temps où, jour après jour, l’usine Saint Frères avalait les forces vives de travail et enrégimentait, à coup de paternalisme, des familles et des vies entières. À l’Étoile, petit village picard, la nostalgie n’est pas tenace. La maison Saint Frères a mis la clef sous la porte. Depuis, tous ont appris à composer avec la crise, à faire avec ces bouts d’espoir qui vous font chalouper, tenir coûte que coûte, croire encore un peu en demain. Retour vers l’emploi pour les uns, et de nouveau le chômage et la précarité. Puis Le Relais s’est installé. Nouvelle usine mais amour industriel de toujours : le textile. La différence est que, contrairement à la période Saint, on ne produit plus, on recycle. Autre occupation, autre travail. Au Relais, on craque, on trie, on brûle, on presse, on expédie. Les vêtements arrivent à la tonne. Ces secondes peaux sont pleines encore de senteurs. Il ne s’agit pas de ces délicates fragrances qui taquinent l’épiderme de la bourgeoise. Non, non. Au Relais, les odeurs du linge trahissent la saleté, la moisissure, l’humidité. Tant pis, il faut faire avec. Dans les entrepôts de l’usine, les hommes déchirent les paquets livrés par camions entiers. Les bennes vomissent à gogo des sacs remplis de vestes, de pulls, de chemises, de cra-

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vates, de chaussures, de bas, de polochons et autres affaires de couchage. Ensuite les femmes trient. Deux au trou pour une première sélection, les autres au tapis. Là, la tâche est rude, elle exige de la concentration et un effort constant. Quand le linge défile à près de 30 km/h, l’hésitation n’est pas permise. Il faut décider vite et bien. Ce blouson : à brûler ou bon pour la crème ? Cette jupe : enfant ou ados ? Pour les chaussettes orphelines, pas d’état d’âme en revanche : tchao les belles ! Impossible, dit-on, de confier la tâche aux hommes. Ils ne tiennent pas. D’ailleurs, ils n’y connaissent rien en tissu. Savent-ils même ce qu’est un Damart ? Alors, les hommes transportent, pressent et stockent. À eux le soin de composer ces énormes ballots, étranges boursoufflures colorées, toutes sanglées de fil métalliques, qui partiront ensuite loin d’ici, parfois jusqu’en Inde ou en Afrique. On ne chôme pas au Relais. Le travail colle à la peau, comme un second vêtement que l’on n’en finirait plus de porter. Les jeunes qui viennent voir ne sont pourtant guère emballés. Plutôt envie d’être informaticien ou mannequin, de ne pas s’enterrer là. Comment pourraient-ils supporter la crasse, la poussière et la fatigue qui semblent tellement coller à la peau de ces hommes et de ces femmes qui manipulent le linge à la tonne ? C’est vrai, le travail coûte. Mais il compte aussi. Contrairement aux apparences, ce monde de tissus n’est pas tout confit d’efforts et d’ennui. Ce travail, il permet de gagner sa croûte, de s’occuper, de s’aider, de blaguer, de parler de soi et de ce monde. Bref, de donner un peu plus de sens à une vie trop souvent vécue sur le mode pointillé. Et puis ce travail, il n’est pas absurde. En Afrique, les balles de mêlé sont appréciées : les vêtements trouvent vite acquéreurs, le commerce rapporte de l’argent, le recyclage crée des emplois. La globalisation, finalement, n’est peut-être pas qu’une affaire de gros capitaux. Avec du travail et de la solidarité, chacun peut - comme au Relais de l’Étoile - contribuer à faire du monde autre chose qu’une machine à fric. Michel Lallement est sociologue, professeur au Conservatoire national des arts et métiers et membre du Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (CNRS). Il a publié plusieurs articles et ouvrages sur le travail d’hier et d’aujourd’hui.

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N O I T I S O P X UNE E S AU RELAI

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L’Étoile

Koudougou

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Doucha

Paradoxes Ces balles de mêlé sont ouvertes au « pavé d’ouverture ». Les vêtements sont alors triés par genre puis envoyés dans différents ateliers où ils seront re-triés et différenciés par choix, par matière et par taille enfant. Il existe trois choix différents. Dans le premier, les vêtements sont comme neufs, dans le deuxième un peu moins et dans le troisième ou village, ils sont fatigués, usés, gâtés. Intervient également dans ce tri, les critères d’esthétiques. Par exemple une jupe courte ira dans le bac ado ou dans le troisième choix, simplement parce que ce n’est pas dans la culture du pays de montrer ses jambes. Les vêtements sont ensuite pressés et conditionnés dans des petites balles roses. Celles-ci sont vendues à des commerçants dans tout le pays, ainsi qu’au Ghana. Les commerçants en « craqueront » certaines pour une revente directe à d’autres commerçants qui installeront leur marchandise directement dans la rue. Si le Relais a choisi de s’installer à Koudougou, ce n’est pas par hasard. Cette petite ville connaît depuis 2001 un fort taux de chômage, suite à la fermeture de l’usine textile Faso Fani. Elle produisait entre autres des pagnes et des Dan Fani (vêtements traditionnels) en coton. Elle employait à une certaine époque 800 personnes. (Toum Song Taaba emploie actuellement un peu plus de 150 personnes, prestataires compris). Ce n’est pas par manque de coton que l’usine a fermé, puisque la production de coton n’a cessé d’augmenter jusqu’en 2006, pour atteindre 710 000 tonnes, et ce malgré les conséquences désastreuses des subventions qu’obtiennent 35


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Denis L

Bonjour ! Sur ce mur vous pouvez voir des photos prises dans cette usine. En noir et blanc les photos datent de l’époque Saint Frères. En couleur c’est Le Relais aujourd’hui. Regarde celle-là 1947. Elle a vingt-trois ans on dirait qu’elle en a soixante.

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Il y a beaucoup de camions aujourd’hui. Et vous êtes cinquante-trois. C’est dangereux suivez-nous et faites attention. Avant il y avait des machines à tisser vous en avez fait quoi ? Ma grand-mère travaillait ici à l’époque des machines à tisser. Elle travaillait chez Saint frères. Mon père aussi. Sa sœur aussi. C’est physique. Il faut bien travailler à l’école sinon on va se retrouver à l’usine.

Moi j’ai travaillé un mois à l’usine chez Procter je mettais des bouchons sur les bouteilles de lessive. C’était pour gagner de l’argent sinon je l’aurais pas fait. C’était pas trop dur. Mon père ne me mettait pas sur des trucs trop durs. Je travaillais l’après-midi 13h 22h. Ça sentait bon. Si je trouve rien d’autre j’y travaillerai. Ce sera en cas de secours. Entrez par ici. Suivez-nous. En ce moment l’usine est pleine. Tous ces sacs viennent d’arriver. Il y en a 1680 tonnes. Ils attendent d’être triés.

Moi je veux bien travailler à l’usine si c’est ici. Pas ailleurs. Ici ils s’entraident. Avant c’était Stella Europe on pouvait pas entrer. Maintenant on peut.

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Les femmes qui travaillent sur le tapis sont en hauteur c’est plutôt bien. Oui mais elles sont debout c’est dur. Il y a que des femmes au tri. Pourquoi à votre avis ? Les femmes sont plus sensibles. Il faut reconnaître les matières c’est pas évident. Moi j’habite ici à l’Étoile. On aime bien notre village. On n’a rien. C’est bien qu’il y ait une usine. Et aussi un magasin c’est bien qu’il y ait un magasin. Ici il y a rien à part le tabac et la pharmacie.

Pause. Deux filles restent avec nous . Je suis arrivée la semaine dernière. Ils m’ont mise dans une formation à Doullens qui n’est pas du tout ma formation. Moi je veux créer des robes de mariée, des robes de soirée. Je me rappelle ma mère elle s’est achetée une robe de mariée puis elle s’est pas mariée. Quand elle s’est mariée plus tard il a fallu la retoucher. Elle a eu cinq mecs. On est neuf enfants. On n’est que quatre du même père. Sinon je suis pompier volontaire. Peut être qu’un jour j’en ferai mon métier. Si vraiment je ne trouve rien dans la robe. Mon père veut. C’est lui qui m’a mis dans les Jeunes Sapeur-Pompiers. Un jour j’ai été appelée en plein cours de sport. J’y suis allée en jogging. Des fois on voit des trucs qu’on voudrait pas voir. Moi je pourrais pas travailler ici c’est trop sale. Je péterais ma crise. Il me faudrait ma ventoline 24h/24.

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Moi ma mère s’est mariée elle a divorcé deux ans après. Ça me plait pas la couture. Je voulais être esthéticienne mais on m’a dit ça sert à rien. Avec la crise. Fin de la pause. Les autres filles reviennent. Elles sont mutiques.

Pouvez-vous choisir un mot pour dire ce que vous évoque la visite ? Crasse Poussière Ennuyeux Mal aux yeux Vêtement Vieux Usé Maltraité Art Bruyant Vitesse Recycler Obscurité Trier Fouillis Mauvais entretien Sécurité Couleur Hygiène Accumulation Salissure Ancien Solidarité Odorat Cadence Toucher Microbe

J’aimerais être conseillère en image sur l’esthétique la façon de s’habiller de se coiffer. Faut aller sur des grandes villes Paris ou le sud. Marseille. Je veux quitter la région. Changer. Ici ils ont du mal à évoluer. Sur tout. Ils sont en retrait. Ils aiment leur routine. Il faut faire des études pour ne pas travailler ici.

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Et vous voulez faire quoi plus tard ? Je veux être coiffeuse. Je veux être gendarme. Je veux être médecin. Je veux être sage-femme. Je veux être puéricultrice. Je veux être kinésithérapeute. Je veux être mécanicien dans l’agriculture. Je veux être garde-chasse. Je veux être photographe. Je veux être styliste. Je veux être mannequin. Je veux être maçon.

Les photos sont belles. C’est abstrait. C’est pas des photos habituelles. C’est des choses qu’on voit tous les jours mais on pense pas à regarder. Ça montre la réalité. C’est une autre vision de l’usine. Les photos ça sert aussi pour les souvenirs. Le travail c’est chiant si ça nous plaît pas. Moi j’ai plus envie de travailler.

Je veux être pompier. Je veux être journaliste. Moi je sais pas. Je veux être couvreur.

Voilà. Le bus vous attend.

Je veux être informaticien.

Au revoir !

Je veux être prof d’anglais. Je veux être professeur des écoles. Je veux être vétérinaire. Je veux être routier peut-être. Je veux être plombier.

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Attendez. Laissez passer le camion.


L I A V A R ILS DU T

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A T N A V U ÉPO

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- Que vous est-il arrivé ? - J’étais styliste, ils ont su que j’étais homosexuelle, j’ai été virée de mon boulot… - Que faites vous maintenant ? - Je travaille à Ding-Fring à L’Étoile.

- Je tourne un film sur Flixecourt. - Alors que pensez-vous de la Picardie ? - Les gens ont du mal à trouver du travail. Il y a ceux qui ont la chance d’en avoir et les autres.

- T’es beau comme un sou neuf. - Je vais à un entretien d’embauche. - Où vas tu travailler ? À Carrefour, chef de rayon. - Dans quel rayon ? - Électroménager. Je pourrai regarder les Feux de l’amour.

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S U E L B S N I DES MOUL

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Denis L

nº 21

Des maisons, y’en a pour tous les goûts ici. Mes parents ont travaillé toute leur vie là-dedans. J’ai commencé à 14 ans. On avait une bonne équipe de camarades.

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nº 79

J’habite un peu plus loin, au 51. Ici je fais des travaux pour ma belle-sœur. Moi je suis originaire de l’Étoile, de l’autre côté. Pas des Moulins bleus. C’est pas pareil. Mes parents n’ont pas travaillé ici. Mes beaux-parents, oui. Ma femme aussi. Quand c’était Stella Europe. Les deux fois où ils ont fermé, elle était dedans. Le relais, ça a l’air de marcher. On n’en entend pas parler. Heureusement qu’il y a ça. Dans le coin c’est triste. À part travailler sur Amiens, il n’y a plus rien.

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nº 157

J’ai travaillé 25 ans à la crèche. Actuellement j’ai 95 ans. Je reste à la maison. Il y avait 50 enfants quand on a mis en route. À la fin, il n’y en avait plus que 5.

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Notre façade n’est pas terminée. Il fallait voir l’état, quand on l’a rachetée. On s’est installé ici parce que mon mari travaillait dans le Pas-de-Calais. L’Étoile c’est à mi-chemin entre Amiens et Hénin-Beaumont. Il a fallu que je trouve une collègue pour m’emmener à Amiens. Elle me prenait à Flixecourt. C’est mon mari qui m’y déposait. Il a eu un problème de santé, il a été en arrêt maladie. Au bout de six mois, plus d’indemnités journalières. Il s’est retrouvé sans travail.

nº 153

J’habite ici depuis 2001. J’ai travaillé pour CFRT, Stella Europe et maintenant le Relais. Je vais être embauché la semaine prochaine. Ça va faire du bien. J’ai fait un an en intérim puis un contrat de 18 mois.

nº 9

Je travaillais chez Dunlop à Amiens. Ça fait deux ans que je suis ici. C’est bien, c’est calme par rapport à Amiens.

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nº 107

Je suis venu au monde là, au 153, pendant la guerre en 42. J’ai commencé à 14 ans. J’ai travaillé chez Renault, à Paris. Après on est revenu, ma femme n’aimait pas tellement Paris. J’ai travaillé jusqu’aux grèves, en 68. De 68 à 71 j’ai travaillé chez Dunlop à Amiens. C’était les trois-huit. J’ai eu un machin à l’estomac, je suis revenu ici. Ensuite je suis allé travailler à Saint-Ouen. Et puis j’ai tenu le café, en haut de la rue. À l’époque ça s’appelait le Café du Progrès. C’est moi qui l’ai nommé Café des Sports. La maison Saint ne nous payait pas beaucoup mais il n’y avait pas de chômage. Les enfants partaient en colonie dans le massif central, à la montagne. On ne payait rien. Il y avait la crèche, là-bas au bout. Ma sœur y a été. Elle est venue au monde en 35. Lui c’est mon fils, il habite Paris. Et voilà ma fille.

nº 131

Attendez je vais remettre un petit coup de rouge à lèvres. Je suis née là haut. J’ai travaillé 4 ans ici, au temps du tissage, puis j’ai été mutée. Après j’ai travaillé chez Sièges de France. J’ai fabriqué des canapés. Pendant 27 ans. J’ai été licenciée. Ça a fermé en août dernier. Maintenant j’ai 52 ans, je ne sais pas ce que je vais retrouver derrière. Je me suis inscrite pour le Relais, mais je ne suis pas la seule.

nº 59

Je pars travailler à Flixecourt. Je travaille en intérim. On est d’équipe de week end, alors on travaille quand même. Ça fait deux ans que j’habite ici. Mes parents habitaient à l’Étoile. Ma mère travaillait à l’école.

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