« Bo-bonne fois, ô trois fois le conte est beau ! »339, c’est qu’il est capable de dépasser toute limite du texte et du paratexte.
Concernant la postface, placée à la marge du récit, elle semble jouer encore un autre rôle pour Chamoiseau. Si Genette nomme cette instance de communication entre l’ auteur et le lecteur « inégale, et même boiteuse »340, Chamoiseau fait un certain nombre de commentaires anticipés du texte que le lecteur ne connaît pas encore. Depuis le Nouveau Roman, le lecteur français ne croit plus à la décision auctoriale de pouvoir raconter une seule version, fût-elle universelle. La postface, notamment, cette démarche rare et originale de la part d’ un romancier, ne cherche point à retenir, et encore moins à guider le lecteur potentiel : l’ affichage de la postface permet à Patrick Chamoiseau d’ orienter le lecteur effectif et de l’ ouvrir à une interprétation multiple du sens du texte qu’il vient de lire. Dans L’ Esclave vieil homme et le Molosse par exemple, la course de l’ esclave marron est vue par le romancier comme une action belle et simple : « Mais mon bonhomme aurait pu aussi courir tout simplement. Une belle course, toute signifiante de sa très simple beauté, et ouverte à l’ infini sur elle »341. De ce fait, la démarche de Chamoiseau sollicite à la fois l’ imagination, la recherche des mots créoles et un effort important d’ interprétation de la part de ses lecteurs métropolitains. Nom d’ arbres (Acajous, Gaïacs, Acomas, Sabliers, Balatas, Calebassiers, Arbres-à-pain, Avocatiers) ou de personnages imaginaires des contes (les femmes-zombis, les Ti-Sapoti, les soukouyans, les femmes à tête-chien, les volantes écorchées, Agiferrant, Kakouan, Pamoisés, Dorlis, Bête à Man Ibè ou Bête-à-sept-têtes)342, d’ animaux (Bêtes-longues, crabes-mantous, oiseau gan-gan, Bêtes-à-feu, Bêtes-à-diables, Toufailles de Yen-yen, Cra cra buveurs d’ eau, Carouges, Siffleurs de montagne, Colibris-madères ?)343 ou de proverbes créoles, il sème à tout vent ses inventions et ses mots créoles. Son œuvre est une exploration du langage à la lisière du français et du créole, et il y a peut-être un écrivain français du 16ème siècle qui, avec un peu de courage, pourrait lui être comparé : c’est Rabelais. Transgresser les seuils de la langue traditionnelle du récit – du français – , c’est d’ explorer et innover, grâce à la présence symbolique du créole, tous les possibles et tous les seuils du roman moderne.
339 Ibid., p. 17.
340 Gérard Genette, 1987, op.cit., p. 240.
341 Patrick Chamoiseau, 1997, op.cit., p. 147.
342 Ibid. Ces termes se trouvent respectivement à la page 60, 61, 75 et 125.
343 Ibid. Ces termes se trouvent respectivement à la page 26, 27, 55, 124 et 125.
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3. L’ imaginaire de la nature
3.1.1
Les « quatre éléments » théorisés par Gaston Bachelard (air, eau, terre, feu)344 figurent à des niveaux très différents tout au long de l’ œuvre de Patrick Chamoiseau. Ce sont parfois de simples allusions ou des références littéraires, des reprises ou des variations des romans précédents, mais très souvent aussi des grands thèmes qui se construisent et s’enrichissent au fil des textes. Dans le roman Un dimanche au cachot (2007), le romancier fait référence aux célèbres vers de Perse, où le poète né en Guadeloupe, déploie la puissance évocatrice et symbolique des « grands vents ». Ici, je reproduis les premiers quatre vers épiques de Saint-John Perse qui sacrent le vent en faisant appel à des mythes exotiques et fantastiques :
C’étaient de très grands vents sur toutes faces de ce monde, De très grands vents en liesse par le monde, qui n’avaient d’ aire ni de gîte, Qui n’avaient garde ni mesure, et nous laissaient, hommes de paille, En l’ an de paille sur leur erre… Ah ! oui, de très grands vents sur toutes faces de vivants !345
344 Voir la critique thématique de Gaston Bachelard p.e. L’ eau et les rêves (1942) et La Psychanalyse du feu (1932).
345 Saint-John Perse, « Vents », in Les plus belles pages de la poésie française. Paris : Sélection du Reader’s Digest, p. 720.
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3.1 L’ imaginaire créole du vivant
Le thème de la puissance des vents : de Saint-John Perse à Chamoiseau
Chamoiseau qui ne fait pas de secret sur l’ influence que cette épopée intérieure exerce sur son écriture, et mène une méditation personnelle à partir de l’ extrait reproduit en partie ci-dessus. Dans Un dimanche au cachot, il se met volontiers à imaginer que ce seront les vents, ces « très grands vents », qui auront la puissance réelle, symbolique et imaginaire nécessaire pour effacer de la terre toute trace de l’ esclavage et de la colonisation, de la domination et de l’ inégalité. Encore longtemps après la loi Schœlcher sur l’ abolition de l’ esclavage en 1848 en France, on découvre la vie inchangée au sein des plantations (« […] car la loi n’a pas d’ âme »)346 :
Peut-être qu’il y faudra un jour le passage de grands vents, un grand souffle de mer, de très grands vents lâchés de toutes faces de ce monde, identiques à ceux qu’a décrits Saint-John Perse. De très grands vents qui passent et qui soulève la mer, le sel, la poussière de corail, et qui renversent des arbres, et abattent des murs, qui démaillent les bordures, qui égrènent des lisières et des bornes de bas-fonds, palissades d’ herbes à griffes et limites d’ immortelles, qui déportent des lampes sans même les éteindre, et qui effeuillent des livres de comptes, et le Grand Livre […], qui voltigent les verres de cristal et les napperons brodés, les registres de travail et le coffre à notaire, qui défont les barriques et ruinent les réserves de charbon, qui emportent des bâts à mulets et des cornes de zébus […]. Ils défoncent la tombe du défricheur où viendra s’encastrer une conque de lambi…347.
Ainsi, le vent, l’ air, le souffle sont des éléments importants dans les récits de Chamoiseau comme ce sera le cas aussi dans L’ Empreinte à Crusoé. Au-delà de la puissance symbolique liée, surtout depuis la tradition orientale, à l’ élément de l’ air, il y a ici l’ idée de la puissance de l’ air qui détruit et construit en même temps, et de ce même fait, du souffle poétique qui incarne ce pouvoir réel sur l’ imaginaire : voici encore le désir du romancier de métamorphoser un imaginaire figé par des faits historiques et immobilisé par un manque de souffle.
346 Patrick Chamoiseau, 2007, op.cit., p. 309. 347 Ibid., pp. 309–310.
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