Phénoménologie d'une catastrophe

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Phénoménologie d’une catastrophe

1 Phénoménologie d’une catastrophe

Introduction p. 11

Bruit médiatique: des images problématiques p. 13

Voir et sauver au loin: contrôler par les images p. 21

Frontex: agence décriée p. 27

3 A partir d’une catastrophe

Mafia Capitale p. 97

Notes sur les camps p. 101

Accès aux camps et demande d’asile: quelques documents p. 105

2 L’Île frontière

Isolat ? p. 33

Entretiens I p. 83

4 Au-delà d’une catastrophe

Le cercle Thomas Sankara p. 209

Yoro, Ellag & Silla p. 217

Lontano dagli occhi p. 227

Le Refuge p. 233

Entretiens II p. 251

Calais: English Fences & The Wall p. 265

Première tentative: vols spéciaux p. 311

Phénoménologie

d’une catastrophe

En conséquence d’un mouvement de panique faisant suite à un début d’incendie, l’embarcation surchargée chavira, précipitant ainsi ses occupant.es à la mer. Les personnes se trouvant dans la cale, tout au fond de l’embarcation, n’eurent elles aucune chance d’en réchapper. L’épave gît toujours au large de l’île de Conigli par environ 50 mètres de fond.

Introduction

À partir d’une région

Ce petit pays ainsi que cette petite région que sont la Suisse et la Suisse romande occupent une position géographique toute particulière au regard des flux et des mouvements migratoires qui traversent cette partie de l’Europe occidentale, ce surtout depuis l’Italie voisine située juste au sud.

Petit pays entouré par la France, l’Allemagne, le Liechtenstein, l’Autriche et l’Italie, la Suisse fait autant office de pays d’accueil et résidence, que de pays de transit. Ce territoire est en effet un passage quasiment obligatoire pour toute personne émigrée, exilée ou réfugiée en provenance d’Italie et cherchant à rejoindre la France, l’Angleterre ou d’autre pays se trouvant plus au nord comme l’Allemagne ou les pays scandinaves comme le Danemark ou la Suède.

Si la Suisse et la Suisse romande sont des plaques-tournantes des marchandises et des capitaux européens et globaux, il en va de même pour les personnes en exil qui y transitent- quand bien même ces dernières ne peuvent circuler avec la même fluidité que celle allouée aux capitaux ou aux personnes qui les portent et les possèdent.

A partir de cette position géographique particulière, qui est celle dans laquelle je vis, celle à partir de laquelle j’observe et opère, il s’agissait d’aller au plus près du phénomène, un an après la catastrophe du 3 octobre 2013.

Une catastrophe qui, comme nous allons le voir plus loin, coûta la vie à de très nombreuses personnes et qui, de par cette ampleur, eut un impact médiatique et émotionnel très important, tant en Italie qu’en Europe, mais aussi ailleurs dans le monde entier.

Les accords de Dublin et leurs conséquences

Durant l’été 2014, au moment où fut amorcé ce travail, c’est surtout autours de la problématique relative aux accords de Dublin et de leurs conséquences sur les requérant.es d’asile que s’articulaient les débats et les luttes en Suisse et en Suisse romande.

L’Italie se voyait en effet soumise à une pression migratoire plus importante depuis 2011 environ, ce en raison des révolutions qui eurent lieu dans le monde arabe ainsi qu’au Maghreb à partir de l’année 2010.

Pour ce qui est de l’Europe, les habitant.es de Lampedusa furent sans conteste parmi les premiers témoins des conséquences immédiates de ces événements voisins qui traumatisèrent mais aussi divisèrent la population de l’île durablement.

Le Refuge de Saint-Laurent à Lausanne fit beaucoup de bruit dans la région romande durant l’année 2015, continuant ainsi à polariser les débats et les dénonciations des accords de Dublin et de leurs dérives à l’encontre des requérant.es débouté.es et menacé.es de renvoi sur sol européen ou extraeuropéen (voir p.233).

Toujours à Lausanne en 2015, c’est le collectif Les gens du jardin qui fit parler de lui et de la situation extrêmement précaire des réfugié.es présent.es dans la capitale vaudoise. L’ouverture du jardin comme refuge fut un soulagement, ce en raison du harcèlement constant de la police lausannoise à l’encontre des réfugié.es.

Plus de dix ans plus tard, c’est toujours autours de la dénonciation de ces accords que s’articulent les luttes pour le droit à l’asile, mais aussi contre les renvois, pour le droit d’émigrer librement, pour le droit à l’accueil et à la protection, à la sécurité et à la dignité.

Bruit médiatique: des images

problématiques

Réagir aux images de masse

Le corpus réalisé par mes soins et présenté au travers des pages qui vont suivre est le fruit d’une réaction. Une réaction qui m’est apparue progressivement au fil des ans suite à la vue récurrente d’un très grand nombre d’images - fixes ou animées - montrant les catastrophes relatives aux mouvements migratoires de façon brute et directe.

Ce sans distanciation aucune, sinon celle de la distance ontologiquement établie avec les sujets captés: détresse en mer, corps sans vie à la dérive, visages en pleurs, apeurés ou exténués, barques et canots pneumatiques surchargés ou faisant naufrage, cadavres alignés dans les ports ou échoués sur les plages de Libye ou d’Italie, alignements de sacs mortuaires ou de cercueils dans de vastes hangars (voir p.20).

Une réaction donc à ce que je pourrais nommer: le paradigme de la barque pleine1 , ainsi que le paradigme de la barrière à franchir2 . Ce sont là en effet les registres iconographiques les plus couramment produits et diffusés, ceux qui colonisent le plus insidieusement les imaginaires individuels et collectifs, inclinant ainsi le public à s’attarder sur les apparence et les surfaces surdramatiques de ces phénomènes, annulant ainsi toute possibilité de compréhension quant à leur complexité ou à leurs ramifications.

Ces images, souvent fortes en charge émotionnelle, suscitent le pathos - une réactivité vive, sans doute sincère et nécessaire, mais incertaine quant à son action et à ses effets dans le temps.

1 J’entends par paradigme de la barque pleine: des images qui représentent des barques ou des embarcations pneumatiques surchargées de personnes exilées alors en phase de migration, captées au loin, le plus souvent isolées en mer. Des images ou la désindividuation sémantique - et donc réelle - résulte de la distance physique qui s’établit entre les sujets captés et la position du médium captant les sujets, ces productions d’images étant aussi le plus souvent sous l’influence des conditions matérielles propres à la mer. Ces images apparaissent régulièrement dans le contexte de Lampedusa ou de la Méditerranée et continuent d’apparaître de manière massive lors de la recherche des mots-clés Lampedusa et immigration sur Google. Ce registre constitue en cela une représentation paradigmatique venant alors supplanter tout autre type de représentation ainsi que tout autre type de récit autre ou alternatif.

2. J’entends par paradigme de la barrière à franchir: des images qui représentent des masses indistinctes de personnes exilées en phase de migration franchissant ou tentant de franchir d’immenses et hautes barrières grillagées cernées de dispositifs de surveillance comme des caméras, des réseaux de barbelés ou des miradors . Ce à mains nues, à l’aide d’échelles de fortune, en se grimpant parfois les un.es sur les autres ou en creusant d’étroits passages par le dessous des clôtures. Ces images apparaissent régulièrement dans le contexte des enclaves de Ceuta et de Melilla entre l’Espagne et le Maroc Ce registre constitue donc aussi un mode de représentation paradigmatique propre à la situation migratoire en Méditerranée.

3. (...) Si les agents de surveillance qui ont conçu ces caméras ont une esthétique, c’est celle d’une instrumentalité brute, technologique. «Rien que les faits». (...) Allan Sekula, Ecrits sur la photographie, Défaire le modernisme, Beaux-Arts de Paris Editions, 2013, p.148

4. En raison de leur caractère réducteur et de leur pauvreté sémantique, ces registres d’image sont très souvent instrumentalisés par la droite et l’extrême droite identitaire afin d’illustrer la supposée «théorie du grand remplacement». A leurs yeux en effet, ces images leur apparaissent comme étant celles montrant une «invasion», une «submersion migratoire». Une théorie complotiste toutefois rendue nulle et caduque une fois mise à l’épreuve des chiffres et des statistiques relatives aux migrations, tant en France, en Suisse qu’ailleurs en Europe. Une «théorie» qui, quand bien même nulle, alimente bel et bien le racisme ou la xénophobie ambiante dans la sphère politique et publique en Europe et dans le monde. Anders Breivik et Brenton Tarrant, tout deux terroristes ethnonationalistes et suprémacistes blancs ont adhéré explicitement à cette «théorie». Dans l’intérêt de la solidarité internationale, de l’amitié entre les peuples et de la paix, ces idées doivent être fermement dénoncées et combattues.

5. Le 3 octobre 2013 à Lampedusa, dans le canal de Sicile, portion de la Méditerranée comprise entre la Sicile (Trapani) et la Tunisie, un bateau de pêche d’une longueur d’environ vingt mètres, ayant levé l’ancre de Misrata, en Libye, et chargé de personnes émigrées provenant de différents pays africains, coulait à environ un demi-mille des côtes à la suite d’un incendie à bord. Le naufrage a provoqué 366 morts et 20 disparus. On a dénombré 155 rescapés, dont 41 mineurs - un seul d’entre eux était encore accompagné de sa famille. Guido Nicolosi, Ketty Panebianco, Les morts de Lampedusa, Le Seuil, 2015, no. 97, p.174

Ces images sont le plus souvent produites par les services directement concernés et confrontés au phénomène, comme les douanes (Guardia di Finanza), les gardes-côte (Guardia Costiera), l’Ordre de Malte ou encore Frontex - mais aussi par des dispositifs de surveillance automatique, par des drones, ou encore par des photojournalistes (voir p. 227-232).

Une fois produites, ces images sont distribuées aux agences de presse qui ensuite les diffusent, touchant alors les masses et contribuant ainsi à influencer les opinions publiques au gré des discours dans lesquels ces images sont prises et utilisées.

Les services concernés n’hésitent également pas à faire usage de ces images au travers de «clips promotionnels» servant à assurer un écho de communication positif vis-à-vis de l’opinion publique dans le cadre des opérations menées en Méditerranée (voir p. 25-26), opérations souvent décriées par les défenseurs.euses des droits humains.

Ces images posant problème en raison de leur potentiel immensément réducteur vis-à-vis d’un ensemble de réalités et de phénomènes complexes, aux racines et aux ramifications anciennes et profondes.

Des réalités multiples qui ne pourraient être réduites à des représentations de type brut instrumental ou rien que les faits3 . Des images problématiques précisément en raison de cette pauvreté sémantique, cet aspect faisant que ces registres d’images sont très facilement sujets aux récupérations ou aux instrumentalisations médiatiques et politiques de l’opinion4.

La catastrophe du 3 octobre 2013 au large de l’île de Lampedusa fut un moment où le bruit médiatique relatif aux drames migratoires en Méditerranée fut plus important. Sans aucun doute à la hauteur d’un drame qui coûta la vie à 366 personnes sur environ 500 qui prirent le large depuis la Libye voisine à bord d’une embarcation qui prit feu au large de Lampedusa5.

Le hic et le nunc de la catastrophe

En conséquence d’un mouvement de panique faisant suite à un début d’incendie, l’embarcation surchargée chavira, précipitant ainsi ses occupant.es à la mer. Les personnes se trouvant dans la cale, tout au fond de l’embarcation, n’eurent elles aucune chance d’en réchapper.

L’épave gît toujours au large de la petite île de Conigli par environ 50 mètres de fond (voir p. 39-40).

Cette catastrophe eût des effets traumatisants durables sur les personnes survivantes, sur les proches des personnes disparues ainsi que sur la population de Lampedusa qui, en étant ainsi directement exposée à ces catastrophes humaines, se voit aussi et malgré elle, mise sur le devant de la scène - et en cela aussi, sur toutes les chaînes.

L’annonce de la catastrophe du 3 octobre 2013 fut en effet reprise et relayée par un très grand nombre de médias italiens, européens, internationaux ou occidentaux6 , ce pendant plusieurs jours ainsi que pendant plusieurs semaines et mois.

La population de l’île fut donc confrontée au drame de façon extrêmement brutale et directe. Tant en aidant ou en contribuant directement à repêcher des personnes ou des corps en mer, ou encore en aidant à transporter les sacs mortuaires au port, ou plus simplement, en tant qu’habitant.e et spectateur.ice se trouvant de facto là où la catastrophe se produit et se déroule.

Les familles des victimes furent elles aussi durement et profondément touchées. Au delà du nombre important de victimes, il leur fut pour la plupart difficile, sinon impossible, de rejoindre l’île afin de retrouver leurs proches, vivant.es ou défunt.es.

6. La nouvelle de la catastrophe fut relayée le même jour par les médias suivants: The Guardian (UK), The Telegraph (UK), BBC (UK), The New York Times (US), Reuters (UK), CBS News (US), The Times of Israel (IS), ABC News (US), Yahoo News (US), Libération (FR), Les Inrocks (FR), Radio-Canada (CA), Mediapart (FR), Jeune Afrique (AF), Huffpost Maghreb (AF), La République des Pyrénées (FR), France 24 (FR), RTS (CH). Liste non exhaustive. La recherche fut effectuée en anglais et en français uniquement à partir du moteur de recherche Google en septembre 2019.

Enfin, les personnes ayant finalement réussi à rejoindre l’île ne furent pas immédiatement autorisées à se rendre sur les dépouilles de leurs proches afin de constater le décès et afin de se recueillir, ce qui ne fit que prolonger une douleur déjà insoutenable.

Ultérieurement à la catastrophe, il arrive régulièrement que des familles ou des proches de victimes se rendent sur l’île afin de se recueillir sur les lieux où leurs proches ont péris (voir p.57-58).

Les répercussions sur la vie quotidienne sont durables. Les traumas qui en résultent sont profonds, et s’inscrivent ainsi dans un temps long qui n’est pas le temps de l’instant et de l’immédiat médiatique.

La dimension intrinsèque de la mort

En complément des témoignages que j’ai pu moimême récolter lors de mon temps passé sur l’île, je souhaite restituer plus loin deux extraits de textes tirés du travail de Guido Nicolosi et de Ketty Panebianco traitant spécifiquement des mort.es de Lampedusa.

Dans mon souci de me préoccuper de l’après, il s’agit là de situations et de dimensions auxquelles je n’ai personnellement pas été confronté. Je n’ai de plus pas nécessairement cherché à me confronter et à représenter ce type de situation; mon travail cherchant plutôt à proposer une perspective plus large et non pas réduite à ces événements extrêmes, déjà largement surreprésentés.

De plus, comme j’ai pu m’en apercevoir, rappeler les habitant.es à ces événements en les interrogeant à leurs propos est une demande délicate pouvant être mal reçue. Des mots tels que brutal, catastrophe, violent ou désastre sont rapidement évoqués. Ce parfois de façon exaspérée lorsque l’on aborde ces questions avec quelques habitant.es, dont certain.es sont fatigué.es à l’idée même d’en parler à nouveau avec quiconque ou avec des journalistes.

Aussi ces fragments restituent la dimension très concrète et corporelle de la catastrophe - alors que cet aspect est systématiquement et sémantiquement nié ou rendu suranné par l’imagerie et l’iconographie problématique évoquée précédemment.

Voici ces fragments:

Non non non, moi, j’ai parlé avec un Catanais qui m’a dit «je pense que pour moi, pour un an, je ne pourrais plus plonger» d’après ce qu’ils ont trouvé là-dessous, parce qu’ils ont trouvé beaucoup de mamans avec leurs enfants. Ils ont vu le pire, si tu veux vraiment le savoir: ils ont vu les mamans, certaines jeunes-femmes en couches avec leurs bébés attachés: une horreur7 !

Donc, par rapport aux morts qu’il y a eu ici, ce sont spécialement les derniers qui on été les plus visibles: les cadavres étaient étendus le long du quai, ils sont restés dans le hangar pendant longtemps, plusieurs semaines... une puanteur ! J’habite devant le hangar, donc... Qui passait par là sentait l’odeur de la mort, donc cette fois, la mort a été tangible, vraiment de façon physique... présente8 .

Au-delà du choc initial de la catastrophe , c’est aussi cet après qui traumatisa les habitant.es de l’île durablement. La présence de cette corporalité brute, de ces corps que certains repêchèrent quelques temps auparavant, de ces odeurs s’infiltrant dans les habitations, à proximité du port ou de l’aéroport.

Mais cette corporalité brute est rendue abstraite sitôt captée et médiatisée sous forme d’images circonscrites dans divers schémas discursifs et instrumentaux.

De plus, constamment pris.es dans un élan spontané que suscite le pathos, nous serions devenu.es incapables de penser l’expérience, cela nous rendant alors incapables d’y remédier de manière solidaire, concrète et pérenne.

7. Guido Nicolosi, Ketty Panebianco, Les morts de Lampedusa, Le Seuil, 2015, no. 97, p.168

8. Guido Nicolosi, Ketty Panebianco, Les morts de Lampedusa, Le Seuil, 2015, no. 97, p.166

Pour l’heure, il semble bien difficile à nos sociétés de donner réponses dignes à cette complexité qui se déploie.

Ce bruit médiatique n’aidant en rien, il devient dès lors d’avantage difficile de sortir de cette appréhension et de cette gestion de la catastrophe par l’urgence et le déni.

Un déni vis-à-vis de la vie d’autrui tout d’abord, mais aussi vis-à-vis de causes structurelles, économiques, politiques, sociales et matérielles profondes qui sont à situer dans les fondements mêmes du moteur économique de notre civilisation occidentale contemporaine: le mode de production capitaliste - mais aussi dans son passé racialiste, colonialiste, et impérialiste.

Principalement alimenté par une droite et une extrême droite qu’il est toujours nécessaire de combattre, un inquiétant déni teinté de cynisme et de rejet semble lui aussi se généraliser.

Et en arrière-plan toujours, ce bruit médiatique.

Emanation diffuse et spectaculaire d’une catastrophe et d’une tragédie qui en fait, est toujours en cours.

Captures d’écran extraites d’un ensemble de captations vidéos réalisées lors de la catastrophe du 3 octobre 2013 à proximité de Lampedusa. Cet échantillon est composé d’images produites par les gardes-côte ainsi que par des journalistes se trouvant à terre, images relayées, dans le cas présent, par les agences France Presse et Euronews. A noter que les chiffres relatifs au nombre de victimes de la catastrophe étaient encore approximatifs et incomplets à ce moment là. La légende de la vidéo décrit la catastrophe comme étant la pire tragédie de l’immigration de ces dernières années.

Source: AFP - Youtube

Voir et sauver au loin: contrôler par les images

Comme indiqué précédemment, ce travail est le fruit d’une réaction vis-à-vis d’images photographiques ou vidéos diffusées de manière récurrente dans les médias de masse.

Des images qui, comme nous l’avons vu, sont très souvent de nature brutes et instrumentales.

Des images qui, au travers de leurs effets réifiants, nous en apprennent en définitive bien peu sur les catastrophes ayant eu lieu ou en cours, images qui ont plutôt tendance à nous plonger dans la sidération, puis dans l’oubli de la situation.

Des images qui en définitive n’invitent jamais le public à une quelconque réflexion de fond et qui ne proposent pas de lecture distanciée et complexe de la composition des événements adjacents.

Ces événements étant alors réduits à quelques minutes ou quelques secondes de diffusion aux heures de grande écoute dans les médias nationaux et internationaux ou dans les flashs spéciaux en cas de grande catastrophe, comme ce fut le cas le 3 octobre 2013 et les jours suivants la catastrophe.

Dans la volonté de dégager un autre ressort problématique que recèlent ces images en terme d’expression d’un pouvoir au travers d’elles, je souhaite avancer quelques points que je considère comme étant avant tout un ensemble de fonctions.

J’avance ensuite que c’est sous ces formes brutes et directes que se déploie ce que nous pourrions nommer: l’humanisme instrumental Un ensemble très large de

techniques (optiques, humaines, technologiques) permettant une très large extension du champ de la vision et dont les captation ont donc essentiellement les fonctions suivantes:

1. Ne pas perdre de vue les flux humains, produit des exodes et des exils (y compris les trafics qui les soustendent et les rendent possibles comme les réseaux ou les groupes de passeurs ou autres marchands et trafiquants d’êtres humains).

2. Contrôler les flux humains, notamment à l’aide de dispositifs permettant d’augmenter drastiquement le champ et la capacité de la vision (caméras thermiques, téléobjectifs, drones, radars, satellites) et donc, l’appréhension préalable des individus sur les territoires lointains (comme dans les cas d’externalisation du contrôle des frontières extérieures, sur terre comme sur mer).

3. Captation et récupération physique des sujets d’abord captés de manière représentationnelle et médiatisée par les appareils et dispositifs d’extension de la vision. Cette phase effective de sauvetage a cela de particulier que - et c’est tout ce qu’il en sera pour son pendant «humaniste» - : en même temps que les rescapé.es sont extirpé.es d’une mort pouvant survenir à n’importe quel moment, ils/elles sont dans le même temps et de facto frappé.es du sceau de l’illégalité, réduit.es à l’état de personnalités et d’individualités flottantes - tant par rapport au monde social que par rapport à la surface des flots.

4. En dernier ressort: utilisation de certaines de ces images et de ces rushs à des fins de diffusion médiatique dans le but de maintenir un contact avec le public quant aux agissements des autorités, services ou agences (telle que Frontex par exemple) dans le cadre des opérations s’inscrivant dans la gestion des flux migratoires et la lutte contre les trafics qui les soustendent (sans jamais s’attaquer ni évoquer aucune cause profonde ou structurelle).

A ainsi appréhender ces images sous l’angle de ce à quoi elle servent effectivement dans ce cadre, il devient plus aisé de leur attribuer un rôle ainsi qu’une fonction commune qui consiste avant tout, comme nous l’avons vu, à garder la situation en vue

Et s’il y a en effet une polysémie intrinsèque à toute image photographique ou à chaque rush vidéo, ces images sont elles aussi frappées d’une pluralité des usages et des distributions dans leur après-vie - notamment dans le cas de reprises par la diffusion médiatique de masse.

De plus:

(...) il semble qu’en Italie les logiques du newsmaking soumettent le migrant à un processus de désindividuation symbolique radical. Les techniques de représentation et d’image utilisent, en effet, un registre expressif, linguistique et iconique (les photographies ou les reprises vidéos) qui renvoient à une structure sémantique visant à nier les identités sociales et personnelles des migrants. Les événements tragiques survenus à Lampedusa le 3 octobre 2013 correspondent à cette «sophistication» sémantique. Toutefois, la spécificité de l’événement et de son effet émotionnel et «sensationnaliste» a imposé d’importantes variantes. Le résultat en a été un produit complexe, par certains aspects contradictoires1 (...).

Contradictoires, car d’un côté, nous assistons a une négation des identités, des corps et de la mort et, d’un autre côté, il y a une tentative de reconstruction de la mort ou de la tragédie au travers d’une narration qui prendrait alors la forme du récit ou du reportage brut vulgaire.

Aussi, comme nous l’avons vu, ces images sont en définitive problématiques car ontologiquement déshumanisantes. Elles recouvrent ensuite néanmoins de multiples usages pouvant servir de diverses manières et à diverses factions politiques.

6. Guido Nicolosi, Ketty Panebianco, Les morts de Lampedusa, Le Seuil, 2015, no. 97, p.162.163

De plus, tantôt circonscrites tour à tour dans des discours de types catastrophistes ou humanistes, ces images aux ressorts problématiques révèlent dès lors toute leur cynique utilité dans ce cadre antagonique et conflictuel du champ politique.

En amont de ces considérations, ce sont précisément ces types d’images qui viennent alors constituer le substrat d’une lutte culturelle, médiatique et sociale constante ayant lieu entre les différentes factions de l’échiquier politique - se servant alors de nos esprits captés et clivés autant que comme d’un moyen que comme d’une fin.

Captures d’écran extraites d’une captation vidéo (clip promotionnel) produite par les services des douanes (Guardia di Finanza) luttant contre la contrebande et le trafic d’êtres humains. Cette séquence ici présentée montre le suivi optique et radar d’une embarcation de fortune se trouvant à proximité de Lampedusa.

Source: Youtube

Frontex: agence décriée

Frontex est l’agence chargée de la surveillance des frontières extérieures de l’Union européenne et de l’espace Schengen. Cette agence, dont le siège se trouve à Varsovie en Pologne, dépend des décisions prises par la Commission européenne dont les membres de l’appareil décisionnel changent tous les deux ans. La capacité d’agir de Frontex dépend donc fortement des fonds alloués à l’agence par les Etats-membres de l’Union européenne et de Schengen.

Frontex est une agence aux agissements et aux méthodes paramilitaires souvent décriées par la gauche radicale, par les milieux altermondialistes ou les ONG défendant le droit à l’immigration et à l’asile, voyant en effet en elle la matérialisation d’une nouvelle Europe Forteresse1 .

Dans la continuité immédiate de la catastrophe du 3 octobre 2013, l’Italie allait à elle seule porter le poids de l’Opération Mare Nostrum, une opération «militaro-humanitaire»2 de grande ampleur qui permit de secourir plus de 100’000 personnes dans le canal de Sicile en moins d’une année. L’opération Mare Nostrum fut lancée le 18 octobre 2013 et fut interrompue le 31 octobre 20143, ce jusqu’à ce que la controversée agence Frontex ne prenne le relai en lançant l’Opération Triton durant l’hiver 2014.

Alors que les maîtres mots de l’opération Mare Nostrum furent les suivants: secourir et préserver les vies en mer ainsi que d’amener devant la justice les trafiquants d’êtres humains ainsi que les contrebandiers de migrant.es4 , il en sera tout autre pour l’opération Triton, qui elle sera avant tout une opération de réaffirmation sécuritaire. Ce toujours dans le but déclaré de lutter contre l’immigration illégale et les trafics d’êtres humains, mais au détriment de d’avantage de vies humaines cette fois-ci.

1. Cette appellation fut d’abord utilisée afin de nommer le «Mur de l’Atlantique», réseau de fortifications bâti par les nazis durant la Seconde Guerre Mondiale sur les pourtours de l’Europe, de la Norvège au sud de la France.

2. L’aspect humanitaire ne fait nullement disparaître l’aspect sélectif et rétentionnaire qui frappe les immigré.es secouru.es.

3. Ministero della difesa, Marine Militare. Site consulté le 01.03.2020

4. Ministero della difesa, Marine Militare. Site consulté le 01.03.2020

Entrée du siège européen de l’agence Frontex situé dans le centre des affaires de la capitale Polonaise, Varsovie. Alors que je photographiais l’entrée du siège ainsi que les alentours, un agent de sécurité sortit rapidement du bâtiment afin de me contrôler et de m’éloigner. Cette fois ci, je ne serais néanmoins pas arrêté ou d’avantage inquiété. Varsovie, avril 2017.

Pour Mare Nostrum, d’impressionnants moyens furent mobilisés par l’Italie: entre 700 et 1000 personnes, mais aussi des navires amphibies, des corvettes rapides, des hélicoptères, des avions ainsi que des drones, tout cela pour un budget mensuel d’environ 9 millions d’euros.

Tout comme les habitant.es de Lampedusa, la Marine Italienne se sentit bien seule face à cette immense tâche et face à cette situation, délaissée elle aussi par l’Union européenne depuis plusieurs années.

Le sentiment d’abandon est effectivement très fort, et toujours d’avantage de nos jours.

Néanmoins, l’aide européenne arriva.

Mais celle-ci ne fut ni de même nature ni de même ampleur que ce que nous avons pu voir avec Mare Nostrum. En effet, alors que cette opération fut animée par un élan humanitaire véritable5, ce ne sera plus le cas avec Triton, qui elle sera essentiellement une opération de renforcement de la surveillance de la frontière méditerranéenne.

Les budgets alloués parlent d’eux-mêmes: de 9 millions mensuels pour Mare Nostrum, celui-ci passera à 3 millions mensuels pour Triton.

Lors de mon passage sur l’île de Lampedusa entre octobre et novembre 2014, j’appris sur place que l’opération Triton, alors qu’officiellement annoncée comme engagée, n’avait en fait toujours pas commencé. Ce malgré la présence constante d’agents affiliés à Frontex présents sur place, ou de corvettes de l’armée portugaise affiliée spécifiquement à cette opération (voir p. 77-78).

Mare Nostrum fut elle pointée du doigt par quelques détracteurs de droite ou d’extrême-droite en raison du supposé message implicite qui serait envoyé aux passeurs et aux trafiquants d’êtres humains, qui savent

5. Voir tant de personnes s’échouer et mourir sur les côtes italiennes devint en effet insupportable pour une large partie de la population, surtout au sud du pays, bien plus exposé que le nord en raison de sa proximité naturelle, géographique et immédiate avec l’Afrique du Nord voisine.

6. Frontex, Main operation. Site consulté le 01.03.2020

qu’à partir de ce moment là, quoi qu’il advienne, «la marchandise» sera de toute façon récupérée en mer par les services de sauvetage italiens.

Cela explique le progressif renforcement sécuritaire qui aura lieu au fil des ans, d’abord avec la mise en place de l’opération Triton entre 2014 et 2018, puis avec la mise en place de l’opération Thémis à partir de février 20186.

L’opération Thémis permit de secourir environ 38’000 personnes dans le canal de Sicile, principalement en provenance de Libye. Malgré ces sauvetages, qui n’auraient pu être effectués sans l’aide active des nombreuses ONG aussi présentes dans la zone, l’objectif de Frontex consiste toujours d’avantage à lutter contre les trafiquants d’êtres humains, et à ainsi enrayer les flux migratoires à destination de l’Europe. Mais cela se fait au détriment des personnes qui entreprennent le chemin de l’exil, et qui se voient alors contraintes d’emprunter des routes toujours plus incertaines et dangereuses.

En 2021, Amnesty International publia un rapport qui faisait notamment état des actes de torture dont étaient victime les exilé.es subsaharien.nes présent. es et emprisonné.es en Libye. Durant le même temps, Frontex collaborait régulièrement avec les gardes-côte libyens afin de faire rebrousser chemin aux exilé.es qui tentaient de rejoindre l’Europe et les côtes italiennes. Frontex s’adonne donc à la pratique du «push-back», pratique qui consiste à repousser les bateaux sur lesquels s’embarquent les exilé.es vers leur port de départ.

Ces pratiques, contraires au droit d’asile, au droit international et à la solidarité internationale, doivent être fermement dénoncées. L’agence Frontex doit être démantelée au profit de routes et de couloirs humanitaires sûrs et dignes, ainsi qu’au profit d’associations et d’institutions qui oeuvrent pour l’accueil digne et pour l’intégration des réfugié.es et des exilé.es.

L’Île frontière 2

L’économie qui anime l’île s’articule principalement autours du tourisme saisonnier et autours d’une pêche devenue fragile en raison d’une inflation régulière du prix du carburant ainsi qu’en raison d’une surpêche provoquée notamment par des navires-usines en provenance de Chine. Il n’existe à proprement parler aucune production insulaire, bien que paissent encore quelques moutons vivant en liberté.

Isolat ?

Avec ses 20km2, Lampedusa est la plus grande des trois îles formant le rassemblement des îles Pélages, avec les îles de Lampione et de Linosa1. Seules les îles de Lampedusa et de Linosa sont habitées. L’île de Lampione est en effet trop petite et constitue une réserve naturelle pour la riche faune et flore marine environnante.

Comptant environ 6000 habitant.es, l’île de Lampedusa se trouve à 297km de Tripoli2, à 138km de Chebba en Tunisie et à 219km de la province dont elle dépend, Agrigento, sur l’île de Sicile et enfin, à 171km de île de Malte. Elle se trouve en mer Méditerranée, en dessous du Canal de Sicile et du canal de Malte, à 159km de l’île de Pantelleria.

Lampedusa étant une île, elle est à ce titre un microcosme. Un échantillon contenant tous les différents éléments et aspects sociaux et sociétaux qui constituent à l’identique la société continentale. A la différence qu’ici, ces traits caractéristiques sont bien plus apparents et immédiatement saisissables en raison de l’étroitesse du territoire3 .

L’île abrite aussi un aéroport (à usage civil et touristique, mais aussi à usage militaire), un poste de police, un poste de douane, ainsi qu’une garnison militaire. Le tout concentré sur un étroit territoire de 20km2, dont les deux cinquièmes sont inhabités.

Malgré la présence d’un dispensaire médical, et hormis quelques rares exceptions, les habitant.es de Lampedusa ne naissent pas sur l’île. En effet, en raison du manque d’infrastructures et de personnel adapté, les femmes arrivant au terme de leur grossesse n’ont d’autre choix que de se rendre en Sicile afin de donner naissance dans les meilleures conditions possibles.

1. 0,12km2 pour l’île de Lampione, 5.43km2 pour l’île de Linosa qui compte environ 530 habitant.es.

2. En Libye voisine, ancienne colonie italienne de 1911 à 1947.

3. Tout donc de la société moderne et marchande continentale s’y trouve: commerces alimentaires, supérettes, kiosques à jeux et à tabac, salon de tatouage, boutiques de vêtements, boutiques de souvenirs, coiffeur, barbier, marchés avec étals de fruits et légumes, magasin de jouets ou d’électronique, restaurants, pizzerias, bars, discoclub, crêperie, magasin de photo, etc.

L’économie qui anime l’île s’articule principalement autours du tourisme saisonnier - plages de rêve, plongée sous-marine, excursions en mer, commerce de souvenirs, bars et restaurants - mais aussi autours d’une pêche devenue fragile en raison d’une inflation régulière des prix du carburant, ainsi qu’en raison d’une surpêche intensive provoquée notamment par des navires-usine en provenance de Chine.

Il n’existe aucune production insulaire en matière d’agriculture, bien que paissent encore quelques moutons vivant en liberté. L’île vit donc surtout de la pêche, de l’artisanat décoratif et du tourisme, 6 à 8 mois par année. Tout y est donc importé, tant par la mer que par les airs, rendant ainsi le territoire fortement dépendant du continent et de ses approvisionnements hebdomadaires.

Cet état de dépendance peut d’ailleurs rapidement s’aggraver en cas de tempête: avions et bateaux ne pouvant dès lors plus rejoindre l’île. Mais la situation peut aussi s’aggraver dans le cas où arriveraient d’importantes masses de réfugié.es - et tout autant de bouches à nourrir et à hydrater.

Il existe pourtant bien une centrale de pompage et de filtrage de l’eau au nord-est de l’île qui permettrait un accès autonome et illimité à l’eau potable - et qui permettrait de se passer des milliers de bouteilles en plastique importées du continent - mais cette station est totalement à l’abandon depuis plusieurs années et tombe en ruine dans un recoin désertique de l’île.

Tant elle est étroitement connectée au continent Africain et Européen, l’île de Lampedusa ne constitue donc paradoxalement pas un isolat.

De par sa situation de carrefour intercontinental en effet, elle est un relais de passage obligatoire pour toutes les personnes cherchant notamment à quitter la Libye et qui tentent de rejoindre l’Europe en passant par l’Italie.

En raison de cette position géographique particulière, Lampedusa a depuis longtemps constitué un lieu stratégique important, et ce d’avantage depuis la fin de la Seconde guerre mondiale (voir p. 71-72).

Cet aspect militarisé s’étant considérablement développé depuis lors, l’île constitue de nos jours un avantposte européen et atlantiste de premier ordre: un carrefour où se mêlent et se concentrent des intérêts géostratégiques internationaux et intercontinentaux

En novembre 2014, alors que je me trouvais sur l’île, une source m’apprit la présence de membres des services des renseignements italiens ainsi que la présence de membres des forces spéciales se trouvant en ce moment même en Libye voisine.

Selon ces informations, ces unités sont notamment chargées de recueillir du renseignement relatif à d’éventuels mouvements migratoires en direction de la Sicile. Mais ces incursions spéciales sont aussi liées à la lutte contre les réseaux de traite d’êtres humains et contre les réseaux de passeurs.

Ces informations ainsi recueillies sur le terrain par ces unités transitent ensuite par le centre de récolte de renseignements de Lampedusa, situé bien loin des habitations, à proximité de Capo Potente, à l’extrémité est de l’île (voir p.41-42).

Ainsi, au-delà de toute cette normalité concentrée et apparente, c’est bien en tout cela que Lampedusa constitue bien, une île frontière.

C’est au large de la petite île de Conigli qu’a eu lieu le naufrage et la catastrophe du 3 octobre. L’ampleur de cette catastrophe généra un écho médiatique sans précédent, et suite à celle-ci, une ambitieuse opération de sauvetage supportée par la seule Italie sera lancée, l’opération Mare Nostrum Celle-ci n’endiguera pas pour autant le phénomène de l’exil, mais les flux en direction de Lampedusa seront réduits en raison des interceptions et des sauvetages ayant dès lors lieu le plus souvent en haute mer.

Hauteurs de l’île de Conigli Lampedusa, 25 novembre 2014

Vue de l’extérieur du centre de renseignement de Lampedusa, une zone militaire interdite au public et administrée par l’aéronavale italienne. Lampedusa étant en effet un carrefour d’importance internationale, ce centre sert notamment de relais pour d’éventuels agents italiens présents en Libye, agents chargés de recueillir des informations sur les mouvements migratoires en préparation ou en cours. Il est aussi dit que des agents affiliés à la NSA s’y rendent de temps à autre.

Strada di Ponente

Lampedusa, 27 novembre 2014

Originaire du nord de l’Italie, Irène s’installa à Lampedusa en compagnie de ses deux enfants qu’elle élève seule (ainsi qu’avec l’aide de son compagnon quelques mois par année). Les conditions économiques sont difficiles. Entre flux migratoires parfois massifs et tarifs des carburants toujours plus élevés, elle partage sa vie entre ses enfants et ses deux emplois. A quelques reprises, elle me répéta: Pour toi c’est facile, tu n’es pas d’ici, tu ne vis pas ici. Tu es venu et tu vas repartir. Pour nous qui vivons ici tous les jours, c’est autre chose.

28 novembre 2014

Les cimetières de bateaux sont très nombreux en Sicile. Ici, une place jouxtant le terrain de sport du bourg et le nouveau port de Lampedusa fut temporairement dédiée à l’entreposage des barques et des bateaux ayant servis aux traversées de la Méditerranée, principalement depuis la Libye. A l’exception de certaines épaves temporairement conservées et séquestrées dans le cadre d’enquêtes pour trafic d’êtres humains, ces amoncellements de bateaux sont régulièrement détruits par les autorités. Au grand dam des pêcheurs de l’île pour qui il n’est pas possible de récupérer de pièces pour réparer ou entretenir les moteurs des bateaux. Le matériel recyclable est ensuite acheminé par voie maritime vers la Sicile.

Lungomare Porto Nuovo Lampedusa, 28 novembre 2014

Ces pylônes supportent des antennes à micro-ondes surtout utilisées pour la communication maritime à longue distance. Certaines de ces installations sont également installées en ville, sur les toits des habitations, en plein coeur du bourg de Lampedusa, exposant ainsi les habitant.es à des ondes qui pourraient générer des gênes auditives, des acouphènes, ainsi que des tumeurs, des cancers ou des leucémies infantiles. Certain. es habitant.es se plaignent en effet régulièrement de maux de tête, d’acouphènes ou de troubles de la vision, reliant alors ces symptômes aux ondes et à l’électrosmog.

Capo Ponente

Lampedusa, 25 novembre 2014

Marta est une travailleuse associative qui oeuvre pour l’association Mediterranean Hope, une association protestante présente à Lampedusa, mais également active partout ailleurs en Sicile. Cette association joue un rôle essentiel d’observateur des droits humains dans le cadre des arrivées de réfugié.es. Ses membres veillent à ce que les personnes arrivant sur l’île soient bien traitées au regard du droit international, surtout les jeunes, les femmes et les mineur. es. En Italie, de manière générale, nombreuses furent les églises qui ouvrirent leurs portes aux réfugié. es afin de parer aux situations d’urgence, situations face auxquelles les structures étatiques et officielles sont toujours plus dépassées.

28 novembre 2014

Comme c’est le cas pour la plupart des centres pour requérant.es d’asile, le CARA de Lampedusa se trouve éloigné du bourg, entiché dans un petit vallon étroit. Le fait que celui-ci se trouve sur une île de 20km2 réduit évidemment drastiquement la distance entre le bourg et le camp, mais le principe discriminant consistant à tenir éloigné demeure sensiblement le même. Sur cette photographie, nous apercevons au loin le bourg de Lampedusa ainsi que l’unique et étroite route menant au centre de rétention.

Vue du CARA de Lampedusa, un centre comprenant également une partie CDA et CIE (voir p. 101-102), ce sur un seul et même site. Ce complexe, implanté dans la topographie particulière de ce petit vallon, donne l’avantage des hauteurs aux forces de l’ordre au cas-où celles-ci devraient intervenir en cas de révolte, comme ce fut le cas au mois de février 2009. Afin de protester contre leurs conditions de détention ou leur annonce d’expulsion, des exilés en rétention dans ce centre se sont en effet révoltés, boutant le feu à plusieurs endroits du complexe en geste de protestation et dans l’espoir de se faire voir et entendre.

Hauteurs d’Imbracola Lampedusa, 1er décembre 2014

La Porte de l’Europe, un monument symbolique et officiel réalisé par le sculpteur italien Mimmo Paladino. Ce monument symbolisant le passage d’un monde à l’autre, fut érigé sur la partie de l’île se trouvant au plus proche de l’Afrique voisine. Il fut paradoxalement inauguré par l’ancien maire de Lampedusa Bernardino de Rubeis, un homme membre du parti pour l’Autonomie Italienne, un parti proche de la Ligue du Nord, une faction politique d’extrême-droite, xénophobe et islamophobe et donc hostile à l’immigration. Ce site est régulièrement visité et fait partie des lieux de mémoire emblématiques de l’île.

19 novembre 2014

Suite à la catastrophe du 3 octobre, et à l’initiative du collectif Askavusa, 366 arbustes furent plantés sur une portion de l’île à la mémoire des 366 disparu.es ayant péris lors du drame. Ce lieu constitue ainsi un lieu de mémoire, de pèlerinage et de recueillement où peuvent se rendre les proches de personnes disparues. Lors des jours suivant la catastrophe, les personnes rescapées et détenues sur l’île n’eurent pas l’autorisation de se rendre à la cérémonie d’adieu afin de se recueillir sur les dépouilles de leurs proches, cela rendant ce lieu d’autant plus important.

Jardin de la Mémoire Lampedusa, 20 novembre 2014

Deux carrés du cimetière de Lampedusa furent dédiés par la population de l’île à la mémoire des personnes ayant péris dans le canal de Sicile lors des traversées, souvent tragiques. Les tensions furent parfois vives entre les habitant.es de l’île, les un.es ne souhaitant plus voir d’exilé.es sur l’île, les autres pensant au contraire que ceuxci et celles-ci doivent être aidé.es, représenté.es, défendu.es et accueilli. es au mieux.

Cimetière de Cala Pisana Lampedusa, 19 novembre 2014

Unité radar et de détection infrarouge déployée sur les hauteurs surplombant l’entrée de l’ancien port de Lampedusa. Ce type de radar mobile dédié à la surveillance et au sauvetage est administré par les gardescôtes.

novembre 2014

Porto M fait également partie des lieux de mémoire emblématiques qui parsèment l’île et que l’on doit à l’initiative d’un petit groupe d’habitant. es soucieux.euses de cultiver la mémoire ainsi que l’histoire de l’île, une histoire singulière et intrinsèquement liée à l’histoire des migrations dans cette région. Ce groupe constitue le collectif Askavusa, ce qui signifie sans chaussures en dialecte Sicilien. Les objets rassemblés et montrés dans ce local sont régulièrement récupérés sur les pourtours et sur les plages de l’île, tant par des habitant.es en balade ou en baignade que par des pêcheurs en mer.

Espace Porto M Lampedusa, 22 novembre 2014

Installation réalisée à partir de vêtements ayant appartenus à des personnes exilées ayant tenté ou entrepris la traversée depuis l’Afrique du Nord voisine à destination de l’Europe en passant par Lampedusa. Ces vêtements composant cette carte de l’Europe et du monde furent retrouvés en mer, mais également échoués sur les plages.

Espace Porto M Lampedusa, 22 novembre 2014

Sculpteur, chanteur, raconteur et musicien, Giacomo est surnommé La voix de Lampedusa. Au travers de ses textes chantés, dont l’inspiration est l’écriture est puisée de l’histoire de l’île, il raconte celle-ci accompagné de sa guitare. Membre fondateur du collectif Askavusa, il n’hésite pas, toujours en chanson et en musique, à critiquer le pouvoir, mettre en exergue la militarisation de l’île ainsi que le passé colonial de l’Italie, vis-à-vis notamment de la Libye et de l’Erythrée.

Il se fait ainsi la voix de celles et ceux que l’histoire englouti, noie et oublie.

2014

Sourate Yâ-Sîn, le verset du Thrône ou d’autres encore. Dans leur traversée de la Méditerranée, des exilé. es portent sur eux un papier contenant des sourates du Coran pour se débarasser du mauvais sort et se protéger du mauvais oeil. Certain.es accrochent des amulettes sur leurs habits pour avoir plus de chance durant la traversée et durant les nombreuses épreuves.

Espace Porto M Lampedusa, 24 novembre 2014

La militarisation de l’île commença relativement tôt, sa position géographique naturelle et particulière faisant de celle-ci un avant-poste d’importance. En 1857, une colonie pénitentiaire y fut installée afin d’y envoyer des gens jugés indésirables: anarchistes, communistes, mafiosis ou criminels. Dans le cadre de l’opération Husky en 1943, et en prévision du débarquement Allié en Sicile, les positions fascistes présentes sur l’île furent bombardées et le bourg de Lampedusa fut presque entièrement détruit. A partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale, la militarisation de l’île alla croissant et de nouvelles installations ainsi que de nouveaux radars, toujours plus puissants, y furent progressivement installés.

novembre 2014

Unité radar RAT31SL déployée à Capo Ponente, la portion de l’île la plus éloignée du bourg et des habitations. Ce radar de détection terrestre et aérienne transportable de conception italienne (Alenia) a une portée de détection effective de 450km. Lampedusa se trouvant à 297km de Tripoli en Libye et à seulement 138km de La Chebba en Tunisie, ce radar permet de sonder la frontière en profondeur. Ces puissantes installations génèreraient un électrosmog important, aussi l’installation de ces radars et autres émetteurs radios est régulièrement dénoncée par une partie de la population qui se déclare sensible et impactée par les ondes.

Capo Ponente

Lampedusa, 27 novembre 2014

D’abord médecin militaire, Giada étudia la chirurgie aux sein des Hôpitaux universitaires genevois. Issue d’un famille aisée et cultivée, elle préparait alors un Master en gestion des catastrophes. Affiliée à l’Ordre de Malte, elle collabore régulièrement avec les gardes-côtes italiens, avec Frontex ou encore avec l’OTAN. Ayant participé au sauvetage de plus de dix-milles personnes dans le canal de Sicile, elle me parla des opérations en mer et des difficultés qu’elles peuvent comporter: Il faut gérer les tensions interethniques ainsi que beaucoup de personnes dans l’espace définitivement très étroit d’un bateau. Pour ne pas provoquer, les sauveteurs et le personnel militaire ne portent pas d’arme. Certaines personnes récupérées en mer en sont en revanche parfois porteuses, cela va de l’arme blanche à l’arme à feu et passant par des armes en céramique, indétectables avec nos appareils.

Bourg de Lampedusa 29 novembre 2014

Vue du nouveau port de Lampedusa où l’on peut apercevoir quatre vedettes rapides insubmersibles utilisées par les gardes-côtes lors de la plupart des sauvetages en mer. A l’arrière plan, il est possible d’apercevoir deux vedettes rapides appartenant à la marine portugaise utilisées dans le cadre de la coopération européenne de la surveillance des frontières extérieures sous l’égide de Frontex. Le mois de novembre est une période plutôt calme et les traversées sont relativement rares. Comme me le racontèrent des sauveteurs présents sur l’île: Les journées sont parfois longues. Mais cela est un bon signe, car cela signifie surtout que personne n’est en train de sombrer ou de périr en mer.

Hauteurs du nouveau port Lampedusa, 28 novembre 2014

Je suis ici depuis vingt-cinq ans, au travers d’un projet que l’université de Rome avait mis en place avec le WWF pour la protection des tortues marines. J’enseigne également dans les écoles locales. Depuis au moins quatre à cinq ans, Lampedusa est devenue connue de par le phénomène de la migration, phénomène qui en réalité a toujours existé. Cela fait à peu près dix-huit ans que je vois des migrants arriver et les militaires ont toujours géré assez tranquillement le phénomène en transportant les gens en Sicile. Mais depuis 2010, le phénomène est devenu public, les massmédias ont cherché à en parler, nous avons eu, presque chaque jour, des journalistes qui venaient ici pour voir ce qui se passait (suite p.88 - 90).

Freggi

Lampedusa, 2 décembre 2014

Affiché légèrement à l’écart du parcours qu’empruntent les touristes visitant la clinique des tortues, ce poster illustre un livre écrit par Roberto Rapisarda. Membre des carabinieris (gendarmerie), il est un homme apparemment respecté dans la région en raison de ses positions et de ses actions humanitaires vis-à-vis des exilé.es ou des populations africaines. Ce poster est entouré d’autres photographies montrant la clinique durant la période ou celle-ci fut réquisitionnée dans l’urgence et habitée par des groupes d’exilés et de requérants d’asile alors empêchés de se rendre sur le continent. Cette image centrale est typique de ce registre iconographique problématique que je nomme le paradigme de la barque pleine (voir p.13).

Clinique des tortues

Lampedusa, 2 décembre 2014

Entretiens I

Entretien avec John, interprète au centre d’accueil et de premier secours de Lampedusa: à propos de la situation en Érythrée.

Lampedusa, 30 novembre 2014

Ça fait vingt ans que j’ai quitté mon pays et ça fait dix ans que je vis en Italie. Je suis Érythréen et j’ai 37 ans maintenant, Je vis à Palerme. Je vais t’expliquer comment ça s’est passé pour moi, et c’est la même chose pour beaucoup de personnes là-bas.

En Érythrée, on termine l’école obligatoire à l’âge de 16 ou 17 ans. A cet âge là, avant d’éventuellement continuer des études, on doit faire le service militaire, le National Service. C’est obligatoire pour tous les hommes et pour toutes les femmes. Normalement - officiellement - le temps de service s’étend de six mois à une année.

Moi, j’y suis resté 10 ans.

Impossible de s’en échapper ou d’en sortir. J’ai fait des demandes, écrit des lettres, rien à faire. Je ne pouvais pas partir comme ça: c’est de la désertion. J’avais peur et le régime en place est très dur. J’y suis donc resté dix ans. Dix ans, les mêmes paysages, la même routine, tout les jours. Ce n’est pas une vie. Dix ans c’est long, c’est très long.

En Érythrée, les soldats se retrouvent à protéger des sites miniers occidentaux... Nevsun, tu connais ? C’est une multinationale qui extrait des minerais précieux comme l’or. Ils sont très présents en Érythrée et ailleurs en Afrique. Le gouvernement laisse faire. Il y a beaucoup de corruption et les populations locales n’en profitent pas. Et c’est pour cela qu’on ne peut presque pas sortir de l’armée.

J’ai dû prendre une décision, ce n’était pas possible de continuer comme ça. J’ai donc déserté et j’ai illégalement rejoint le Soudan. Je pensais y rester mais je suis finalement parti pour Tripoli. J’ai ensuite pris le risque de traverser la mer pour venir en Europe.

Ca fait donc 10 ans que je suis en Italie, et j’y suis coincé. J’y ai des papiers mais je ne peux pas aller ailleurs. J’aimerais bien pourtant, mais ce n’est pas possible. J’aimerais bien rencontrer quelqu’un, fonder une famille.... mais c’est difficile pour moi de m’adapter.

Ce n’est pas ma culture et mon pays me manque. Vingt ans d’une vie, envolés. Je n’ai pas de famille ici et ma mère est toujours en Érythrée. Ici, j’ai trouvé la paix mais ce n’est pas mon pays.

Entretien avec Miki, requérant d’asile en Suisse et réfugié à l’Eglise de Saint- Laurent à Lausanne.

Lausanne, 21 avril 2015

J’ai quitté l’ Érythrée pour les raisons que tout le monde connaît maintenant.

C’est pour moi une chance d’être arrivé en Europe, la chance de ma vie. Quand je suis arrivé en Suisse, j’ai débarqué à la gare de Vallorbe. Arrivé là, j’ai demandé mon chemin pour atteindre le centre dans lequel je suis resté quelques jours. Puis j’ai été transféré dans un bunker de la protection civile (PC). C’est la première chose qui m’a choqué: arriver en Suisse et me retrouver sous terre, ça m’a déstabilisé. Ca m’a aussi fait ressurgir des souvenirs. Devoir partager un si petit espace avec une cinquantaine de personne, pour moi, c’était choquant. Après avoir passé trois mois dans un abri PC, j’ai reçu une réponse négative de Berne. Ca a été un coup de massue. J’ai traversé tellement de choses, j’ai vu tellement de choses horribles sur mon chemin. Quand je suis arrivé en Europe, je me suis dit que pour moi, c’était bon. J’étais vivant, plus rien ne pouvait m’arriver. Et là, le fait qu’on me donne ce document, cette décision négative, j’étais abasourdi. Je ne connais même pas les lois, je ne savais pas vraiment ce que signifiait cette décision. Je comprenais juste le mot négatif car je le connais en anglais et j’ai compris qu’on ne me voulait pas ici. Mais je ne savais pas vraiment quoi entreprendre comme démarche, je ne savais pas ce que je devais faire, ou à qui m’adresser, où aller.

Ce qui m’a aidé à tenir bon, c’est la communauté. Quelques personnes de la communauté érythréenne me disaient: courage, courage, il y a des personnes, des groupes, il y a des avocats J’ai été épaulé comme ça, par quelques personnes de mon entourage. Même par des personnes que je ne connaissais pas.

Je trouvais mesquin le fait que le SPOP (service de la population) me fasse faire des aller-retour, tous les dix jours ou tous les cinq jours. Je devais y aller pour renouveler mon papier blanc, alors que l’abri PC se trouvait à Yverdon. La première fois que j’ai entendu parler de l’idée d’un refuge, c’était en octobre dernier.

Depuis octobre jusqu’à mars, donc les six mois qui ont suivis, je n’avais jamais ressenti une angoisse comme ça. Même par rapport à tout ce par quoi je suis passé avant, tout mon périple... J’avais toujours peur de me faire attraper par la police et je n’avais pas toujours de quoi payer mes billets de train pour aller au SPOP ou pour aller à des rendez-vous médicaux. J’avais peur de me faire attraper. A chaque fois que je rentrais du SPOP, ou à chaque fois que je retournais à l’abri PC, j’avais peur que la police m’attrape, qu’ils m’attendent et qu’ils me renvoient en Italie.

Puis, j’ai connu les gens de Droit de rester.

J’ai un toit maintenant et je me sens bien moins angoissé qu’avant.

Entretien avec Don Giusto della Valle, prêtre à l’Eglise San Martino: à propos des événements survenus à la frontière

Italo-Suisse de Côme durant l’été 2016.

Côme, 23 août 2017

A la mi-juin de l’année passé, on a vu arriver des gens. Par petits groupes, surtout des Érythréens qui restaient à la gare routière de San Giovanni. Et le jour d’après, on ne les voyait plus. Parfois il y avait des groupes plus nombreux, dix, quinze personnes. C’était les tout premiers. Comme d’habitude, ils ont appelé les autres et d’autres ont commencés à venir et à venir encore, toujours plus nombreux.

La ville n’était pas prête et ça ne faisait qu’augmenter. Il n’y a eu aucune action restrictive, ni venant du préfet, ni venant de la mairie. En cela ça a été plutôt positif car ils n’ont pas réagi en expulsant les gens ou en les déplaçant - d’autant que le phénomène était assez conséquent. Et plus le temps passait, plus les gens arrivaient et s’installaient et plus ça devenait difficile de les déplacer ailleurs.

Il s’est donc développé un mouvement de solidarité. Du côté suisse, il y a eu un premier lieu qui s’est organisé, d’avantage qu’à Côme, et qui organisait des repas à midi ou encore le service légal en fournissant des informations. Petit à petit, d’autres sont arrivés, des syndicats, des partis politiques, des associations, des églises. Pendant deux mois, San Martino a assuré les repas. C’est la Croix-Rouge qui nous amenait des gens avant de les ramener ensuite à la gare. Après, à l’église de Santi Eusebio, ils ont organisé les repas du soir avec l’aide d’un grand nombre de volontaires. Des douches ont été installées avec l’aide de Caritas.

La faille la plus grande se situait au niveau de l’aide juridique et légale. Ca a mis du temps à s’organiser et les bénévoles comblaient au mieux, car au niveau institutionnel presque rien n’a été fait.

C’était Eusebio qui surtout faisait ce travail de formation: où aller, ce qu’il faut faire lorsque on se présente à la douane Suisse. Ils leur ont aussi fourni des petits papiers qui indiquaient comment procéder pour faire une demande d’asile car certaines personnes ne savaient même pas comment la procédure devait se dérouler.

Après il y a eu le problème des mineurs. Certains déjà assez âgés, seize, dixsept ou dix-huit ans. D’autres tentèrent de se faire passer pour des mineurs, mais n’en étaient pas. Pour les autres, on nous a demandé de les accueillir aux alentours du 7 ou du 8 juillet. Cinq ou six sont d’abord arrivés le premier soir et après, ça a continuellement augmenté. Même ici, car c’est la police qui nous les amenait. Ils restaient assis là-bas, on leur a dit que s’ils souhaitaient rester, ils le pouvaient, et s’ils souhaitaient partir, ils le pouvaient aussi. Qui souhaite prendre une douche demande pour prendre une douche, ou pour s’habiller, il suffisait de demander. La plupart partaient, ils restaient cinq minutes et pouf ! ils partaient.

Nous avons donc fait un service de premier accueil pour les mineurs, dont un service d’information pour les personnes qui souhaitaient rester ici en Italie pour y faire une demande d’asile ainsi que pour ceux qui souhaitaient se rendre dans une communauté pour mineurs. Un certain nombre d’entre eux y sont allés, une cinquantaine environ. Ils avaient entre 16 et 17 ans, rarement plus jeunes.

Tous ces mineurs considérés comme non-accompagnés sont finalement allés dans des communautés pour mineurs dans tout le nord de l’Italie. Vers le mois de septembre, le gouvernement a ouvert le camp géré par la Croix-Rouge et en partie par Caritas.

Tous ceux qui dormaient à la gare ont été amenés là-bas. Certains remplissaient les conditions pour y être, d’autres non. Mais si la distinction avait été faite tout de suite, personne n’y serait allé. Nous avons rencontré le préfet deux fois, accompagnés des représentants des différentes ethnies qui se trouvaient à la gare.

Nous l’avons vu à deux reprises et ce fut toujours positif.

Les autorités n’ont pas compris que les gens qui étaient à la gare faisaient partie de différents groupes ethniques et que ces groupes s’organisaient entre eux. Ils n’ont pas saisi cet aspect là, c’est sans doute culturel. Une incapacité à comprendre et on met tout dans le même panier comme si tout le monde était pareil. Mais il y avait les Érythréens, les Éthiopiens, d’autres ethnies... Lors des deux rencontres, chacun a pu exprimer son désir de passer, d’aller vers l’Allemagne, leur désir de ne pas être réprimés par la police. Ils ont expliqué que parfois, lorsque ils étaient renvoyés par la police suisse, ils étaient fouillés, parfois les hommes et les femmes ensemble. Ils les déshabillaient dans la même pièce. Ils/elles s’en plaignaient beaucoup car ils/elles trouvaient cela humiliant. Tous ces gens sont en Allemagne maintenant, ils ont réussi à passer. Ils nous appellent parfois mais on ne sait pas si ils pourront rester ou si ils seront renvoyés en vertu des accords de Dublin.

Donc le camp s’est organisé et ils accueillaient les personnes en transit mais pas les mineurs. Ils étaient ailleurs, mais c’est finalement devenu un camp qui accueillait tout le monde. Les mineurs, les familles, ceux qui sont en transit, ceux qui doivent aller dans le centre d’accueil, c’est devenu un vrai mélange.

Ici, à la paroisse San Martino nous continuons d’accueillir des personnes qui se trouvent en dehors du parcours balisé par la loi. Ils sont tous légaux car c’était des gens qui se trouvaient dans des communautés ou dans des centres d’accueil.

Ils ont perdus leur droit à l’accueil dans un centre et leur argent de poche. Ils ont en revanche le droit de continuer leur procédure de demande d’asile politique ou pour des raisons humanitaires, surtout des filles.

En ce moment c’est très calme, mais il y a toujours des passages. Des gens tentent de passer, mais pas par Côme, plutôt en prenant le train pour Milan. Ici c’est rare, malgré quelques tentatives. Il y a toujours des gens qui dorment dehors à côté de l’ancien hôpital de Santa Anna. Parfois cent, cent-dix personnes.

Il y a aussi des nouveaux qui arrivent et qui essaient de passer, mais ils n’y arrivent pas. Il y a aussi ceux qui sont dans les centres d’accueil en Italie et qui profitent d’une permission de trois jours pour passer en Suisse, mais ils sont renvoyés. Ils essaient mais pour eux, c’est sans espoir. Etant donné qu’ils ont donné leurs empreintes en Italie, ils y sont systématiquement renvoyés.

Les passeurs travaillent, dit-on, depuis l’extérieur du camp de la Croix-Rouge. C’est je pense de petits passeurs. On en a découvert dernièrement, il y a eu un article dans la presse. C’était des Ghanéens qui avant vivaient ici. Ils ont essayé, ils se sont fait attraper, ils sont en prison. Ils étaient quatre. Il y en a certainement d’autres qui font la même chose car c’est rentable.

Entretien avec Daniela Freggi, responsable du centre de sauvetage et de soins des tortues marines de Lampedusa et présente sur l’île

depuis 25 ans.

Lampedusa, 10 novembre 2014

C’est d’une page douloureuse dont il s’agit. Depuis environ quatre ou cinq ans, Lampedusa est devenue connue de par le phénomène de la migration. Un phénomène qui a en réalité toujours existé. Je suis ici depuis vingt-cinq ans et ça fait à peu près dix-huit ans que je vois des migrants arriver.

Les militaires ont toujours géré le phénomène assez tranquillement en transportant les gens en Sicile. Mais depuis 2010, le phénomène est devenu public. Les mass-médias ont cherché à en parler, et presque chaque jour nous avons eu des journalistes qui venaient voir ce qui se passait. En 2011, durant trois ou quatre mois, nous avons eu une grosse vague.

Les migrants arrivaient mais il n’y avait pas d’autorisation pour les emmener en Sicile. Donc très rapidement, en deux ou trois semaines, le nombre est passé de 200, à 300, à 500, à 5000... et nous avons atteint environ 15’000 personnes, le double de la population de Lampedusa.

Naturellement, il n’y avait pas assez de place dans le centre d’accueil. Sans me prévenir, la préfecture a décidé de réquisitionner le bâtiment dans lequel se trouve mon hôpital pour les tortues. Je suis arrivée le jour suivant. Il n’y avait plus de microscope, plus d’ordinateur, presque plus rien. J’ai rapidement cherché à sauver l’endroit où se trouvaient les bacs avec les tortues

J’ai habité ici jour et nuit pendant quatre mois. J’ai même cessé de travailler à l’école pour pouvoir rester ici et être sûre qui rien n’arriverait à mes patientes. On a perdu tout ce qu’on avait dans les autres pièces: la pharmacie, la salle de chirurgie, la salle d’analyse, la bibliothèque, les espaces d’expositions.

C’était dégoûtant de voir à quel point cela n’aidait pas les migrants. Sans eau, sans toilettes, sans lits, sans même une chaise, sans rien pour se réchauffer, sans rien pouvoir manger. Ce n’était pas les aider, c’était avoir fait semblant de les aider, juste en leur mettant un toit sur la tête.

A l’intérieur du centre, j’ai assisté au meilleur et au pire dont l’homme puisse être capable.

Des jeunes qui s’aidaient les uns les autres… et des adultes qui se frappaient pour avoir le pouvoir sur le groupe ou par rapport aux autres ethnies. Ca a vraiment été une expérience douloureuse qui m’a enseigné à quel point il est difficile de trouver un juste équilibre à la vie. Et bien sûr, ce qui était dit à la télévision n’avait rien à voir avec la réalité.

Le 3 octobre, je me souviens que je prenais mon petit déjeuner avec ma collègue. Je devais aller donner cours. Etant un peu en retard, je me suis mise à courir. A un moment, j’ai entendu à la télévision qu’il y avait eu un naufrage à 700 mètres de notre côte, et qu’il y avait 25 morts.

Dix minutes plus tard, c’était 50 morts, puis 60. Comme je donnais cours l’aprèsmidi, et pour être sûre de ce que j’allais dire à mes élèves, je suis allée voir ce qui se passait. Quand on est arrivés sur le promontoire se situant devant l’endroit où le bateau a fait naufrage, un peu plus à l’ouest de l’île de Conigli, j’ai commencé à comprendre la grande tragédie qui avait eu lieu.

En revenant, je me souviens que sur le port il y avait déjà 80 sacs avec, à l’intérieur, des êtres humains qui n’étaient plus vivants. Je me souviens être allée à l’église pour trouver les mots justes afin de l’expliquer ainsi que pour accepter ce qui se passait. C’est très difficile de décrire ce que je ressentais.

Je me disais que ce n’était pas possible...en nageant, ils pouvaient rejoindre le rivage, c’est un endroit où passent pas mal de bateaux car c’est une zone touristique. Ca avait vraiment l’air irréel… mais c’était malheureusement bien réel. Le pire a été quand je suis arrivée en classe. J’ai demandé à mes élèves s’ils avaient écouté et vu ce qu’il se passait au travers de la télévision.

Et pour les élèves, c’était quelque chose… c’était comme un film… ils n’étaient pas attristés. Ils étaient déjà habitués à ce que l’on parle des sauvetages ou des morts en mer.

Ce n’est pas la première fois que cela se produit. Ça fait plus de dix ans que l’on voit des gens arriver, des bateaux, des morts. Mais c’est la première fois que ça a été si présent à la télévision. On ne doit également pas oublier que l’on a repoussé des bateaux: des gens sont morts car on ne leur donnait pas le droit d’atteindre Lampedusa. On a vraiment assisté au pire, et le 3 octobre a été l’un de ces pire moment, parmi bien d’autres moments, tout aussi pires.

Les jours suivants, nous étions vraiment dans la confusion.

Je travaille sur le port, et le port est l’endroit où arrivaient les bateaux militaires et tous les cercueils. Voir 350 cercueils chargés sur un bateau et voir les ponts des bateaux recouverts de cercueils, c’est quelque chose que l’on doit vivre pour comprendre. L’odeur, la douleur des parents qui arrivaient de Suède, d’Allemagne, et qui pleuraient sur des coffres sans plus pouvoir voir les personnes qui leur sont chères… c’est quelque chose que je vais difficilement oublier.

J’ai profondément changé. J’ai pris conscience de la chance que j’avais, qui était d’être née en Europe et non pas en Afrique, là où l’on doit risquer sa vie ou mourir pour avoir un futur.

Mon sentiment est que l’on continue, nous les forts, à utiliser les douleurs et les faiblesses des faibles. Cet accueil, que l’on cherche à rendre public n’est en réalité qu’une affaire économique. Je le vois ici et je pense que c’est la même chose dans d’autres endroits. La migration est une affaire économique, idéologique aussi.

De par la peur que l’on peut instiller dans chaque personne, il est possible de faire bouger les idées politiques.

Je connais pas mal de personnes qui vivent dans le nord de l’Italie et qui se sont tournées vers l’extrême droite car c’est justement ce qui leur a été enseigné: avoir peur de cette «invasion» et de toutes ces personnes qui arrivent.

Nous faisons semblant d’être généreux. Car l’accueil ce n’est pas seulement une question de générosité. C’est également une question économique. Comme lorsque l’on met sur pied des projets de soutien dans des pays pauvres. En réalité, nous allons là-bas car il y a quelque chose à y gagner. Comme pendant la colonisation. On allait coloniser les autres, mais on y allait car on souhaitait y prendre des ressources.

Et sur la migration, l’Europe est en train de prendre. Et de prendre beaucoup.

Entretien avec Milena Meo, chercheuse au sein de la faculté de sciences sociales et politiques de l’Université de Messine. Autrice du livre «L’étranger inventé: réflexions sociologiques sur l’altérité».

Messine, 12 novembre 2014

J’explique dans mes écrits que la question de la migration est LA question politique du moment. Surtout lorsque nous en invoquons aux redéfinitions des catégories de l’État, d’un État-nation en crise. Par rapport à la question de l’identité nationale, le thème de l’immigration est important car cela permet à l’État de gouverner au travers d’opérations coercitives et d’ainsi exercer son pouvoir et son autorité sur les migrants en usant de la force. Les migrants sont donc un prétexte servant à la redéfinition de l’État-nation.

L’identité, c’est la force au travers de la relation avec l’autre ou contre l’autre. En ce moment, les migrants sont les parfaits ennemis car cela permet de renforcer des aspects identitaires. Du point de vue de l’identité italienne, les migrants qui arrivent par le canal de Sicile sont très importants car cela permet de renforcer ces aspects identitaires ainsi qu’un rapport au territoire. C’est cet état de fait qui permet une récupération politique.

Au travers de mon livre, j’explique que l’étranger et les migrants sont réduits à l’état de choses. Nous parlons souvent de l’immigration. NOUS en parlons; les migrants n’ont jamais le doit à la parole.

Je n’aime d’ailleurs pas parler du «migrant» car le «migrant» n’existe pas. Il existe en revanche des hommes, des femmes, des enfants, chacun et chacune ayant une histoire particulière. Je précise que lorsque je parle du «migrant», je parle là de la catégorie. L’homme n’est pas une catégorie.

Je n’étudie pas la migration et je pense que les intellectuel.les ne peuvent rien dire à ce propos. Quand un.e intellectuel.le étudie l’immigration, l’immigré est abordé et considéré comme un objet. De par ce fait, je pense que les intellectuel.les ont commis beaucoup de dommages. La question de l’immigration n’est pas une question démographique et elle n’est pas non plus une question statistique.

Ces perspectives sont réductrices. Car les intellectuel.les ont une responsabilité, surtout en cette période historique. En tant qu’intellectuelle, je ne souhaite pas réduire la personne à un état d’objet. En général, quand un.e intellectuel .le écrit sur l’autre, cela passe par l’abstraction. Je ne crois pas en l’abstraction mais en la relation. Je cherche à écrire et à parler avec l’autre. Là où l’autre doit pouvoir parler avec moi et à propos de lui-même, car moi je ne peux rien dire à propos de lui.

Une perspective relativement nouvelle dans les sciences sociales consiste justement à travailler avec l’altérité sur un plan horizontal. C’est une question très débattue dans cette école de sociologie politique de Messine. Car nous travaillons justement avec les Autres qui s’appellent Roms ou minorités, ou encore les peuples indigènes d’Amérique centrale. Nous travaillons sur les minorités, et sont considérées en tant que telle: tout groupe numériquement dominé. Les minorités se situent aux croisement des relations de pouvoirs et là, ce sont surtout les imaginaires qui sont colonisés.

Nous travaillons donc également beaucoup sur l’imaginaire et les façons dont les imaginaires sont colonisés.

Si je pense aux images que j’ai vues sur la question de l’immigration en Sicile, j’ai principalement vu des images de bateaux. De grands bateaux contenant de grands nombres de personnes. Une masse indistincte de personnes. C’est cela que je suis habituée à voir.

Ce qui est montré donc – et ce qui selon moi est une erreur – c’est une masse indistincte de personnes indistinctes sur un bateau. N’apparaît pas la question de la régularisation sociale, de la régularisation des identités ou la question du pouvoir.

Je pense donc qu’il existe un imaginaire dominant qui construit l’autre dans un cadre à l’aide de discours, d’images et de pratiques violentes et quotidiennes. Mais je crois qu’il existe un imaginaire autre. Qui, lui, n’est pas dominant, mais qui toutefois existe.

L’imaginaire est un très grand espace de liberté. Un vaste espace composé de multiples imaginaires. Mais il existe assurément un imaginaire dominant faisant la réalité, une réalité ne pouvant exister sans l’imaginaire que le pouvoir lui-même distribue.

Il s’agit d’un imaginaire très persuasif, très fort et très difficile à déconstruire.

Une partie de mon travail consiste donc en la construction de mécanismes propres au fonctionnement de l’imaginaire afin de parvenir à déconstruire l’image dominante, cela permettant de mettre en lumière les imaginaires autres, très forts également, mais non dominants.

En ce moment, l’imaginaire est une grande question. Et la question de l’immigration montre bien l’importance de travailler sur l’imaginaire. Dans le monde académique, c’est difficile, car l’immigration est traitée comme un problème d’ordre public et les questions liées au droit ne sont pas liées à la question de l’immigration.

Les sciences sociales proposent une vision selon laquelle le droit est destiné aux sujets nationaux, pour les autres, c’est la charité. Et la charité ne relève pas du droit. C’est une position raciste qui nécessite une vraie déconstruction. Une pensée relayée par les journaux, par les écrits académiques, une pensée qui parle de multiculturalisme. Mais un multiculturalisme qui consiste à manger un kebab et à écouter de la musique «ethnique»; c’est là un multiculturalisme européen, euro-centré. Ce multiculturalisme là devient en réalité un multicommunautarisme clos. Il en résulte des communautés, plus ou mois closes, et il ne peut pas se produire de symbioses.

Nous avons accès à beaucoup d’images. A trop d’images. Toujours issues de représentations dominantes. Je crois que mes écrits, les documentaires, ta photographie, l’installation d’un artiste doivent fournir une autre image.

Mais cela n’est pas facile, car si je veux faire une photographie, mon regard ou mon imaginaire sont déjà colonisés. Ainsi, ce n’est pas facile de faire une photographie qui ne soit pas le résultat d’un regard qui ne soit pas colonisé. Je crois que pour toi ce sont là des question importantes. Il en est de même pour l’écriture. Il m’est très difficile de produire des textes qui proposent d’autres perspectives car je me trouve à la marge de l’académique.

Cependant, je détiens un pouvoir, mon rôle est donc important. C’est difficile, mais néanmoins possible.

A partir d’une catastrophe

Durant l’année 2014 éclata un scandale qui allait ébranler toute l’Italie. L’arnaque était d’ampleur, mais d’une simplicité déconcertante. Il s’agissait de gonfler les chiffres relatifs aux nombre de personnes présentes dans les centres CARA afin de toucher d’avantage de subventions de la part de l’Union européenne, pour ensuite détourner les sommes excédentaires perçues au profit de la mafia.

Mafia Capitale

Croulant sous l’ampleur de l’importante pression migratoire des années 2011 à 2013, l’Etat italien ne fut plus en mesure d’assurer seul les tâches relatives à la rétention des personnes demandeuses d’asile arrivant sur son territoire.

Celui-ci n’eut donc d’autre choix que de faire sous-traiter certaines sections de la chaîne d’asile et de la rétention, notamment les centres d’accueils pour requérant.es d’asile (CARA) ou les communautés d’accueils pour mineurs ou jeunes non-accompagnés.

Cela pose en premier lieu le problème de la privatisation et de la semi-privatisation des structures d’accueil et de rétention vis-à-vis desquelles l’Etat n’eût d’autre choix que de se défausser, ce malgré d’importants efforts fournis ces dernières années. Cette privatisation ainsi que cette sous-traitance qui en découle se transformera en effet en une porte d’entrée pour un acteur économico-criminel peu scrupuleux, toujours bien présent sur le territoire italien et toujours avide de sources de profit potentielles: la mafia.

Le 21ème siècle vit en effet apparaître des nouvelles formes de pratiques mafieuses.

Après la sanglante Seconde guerre des Mafias en Sicile (1981-1991), il ne fut plus possible pour ces organisations d’opérer uniquement comme elles l’ont fait tout au long du 20ème siècle; par les assassinats, les extorsions, la torture, les attentats, les enlèvements ou les vols.

Afin de subsister, les organisations mafieuses durent se réinventer. Pour parvenir à cela, ces organisations durent développer de nouvelles formes d’entrisme en infiltrant cette fois-ci directement le coeur des tissus administratifs liés à des intérêts que la mafia convoite.

Durant l’année 2014 éclata un scandale qui allait ébranler toute l’Italie.

L’arnaque était d’ampleur, mais d’une simplicité déconcertante. Il s’agissait de falsifier les chiffres relatifs aux personnes présentes dans les centres CARA afin de toucher d’avantage de subventions de la part de l’Union européenne pour ensuite détourner les sommes perçues au profit de la mafia.

La mafia, tout en étant capable de s’adapter à son époque, reste pourtant ce qu’elle est. On lui retrouve ainsi toujours certaines de ses principales caractéristiques agissantes comme le trafic de drogue, l’extorsion de fonds, la fraude ou le blanchiment d’argent.

Mais avec l’arrivée de milliers de réfugié.es et d’exilé. es sur les côtes italiennes ces dernières années, une nouvelle source de profit allait apparaître. Une nouvelle manne dont la pieuvre, allait forcément chercher à se saisir.

Une telle opération d’extorsion et de détournement de fonds n’aurait pas été possible sans qu’un certain nombre d’agents mafieux occupent des positions importantes ou influentes au sein de services administratifs clés.

Et c’est précisemment ce qui se passa dans le cas du scandale dit de Mafia Capitale.

Aussi, dans le cas du CARA de Mineo, trois importants protagonistes sont à retenir: Massimo Carminati, Salvatore Buzzi et Luca Odevaine.

Le premier et principal accusé avait notamment infiltré l’administration publique de la ville de Rome. Le second, bras droit de Carminatti, était notamment directeur d’un regroupement de coopératives actives dans le cadre de l’accueil des Roms ou des émigrés. Il sera arrêté le 3 décembre 2014. Le troisième protagoniste était lui membre de la coordination nationale sur les réfugié.es au moment de son arrestation le 4 décembre 2014.

Ces postes clés, haut placés dans la hiérarchie sociale, font bien apparaitre la capacité de pénétration et d’infiltration de cette mafia post-moderne au sein de l’économie et de l’administration formelle.

Une mafia appelée d’ailleurs de nos jours Il Mondo di Mezzo, ce qui signifie le Monde du milieu.

Ensemble, ces acolytes échafaudèrent ce qui sera nommé le système Odevaine, un système frauduleux qui consistait en l’exagération des chiffres relatifs aux personnes réfugiées présentes dans les centres pour requérant.es d’asile. Ce toujours dans le but de toucher toujours d’avantage de subventions ou d’aides destinées au fonctionnement et à l’entretien des infrastructures des camps afin d’en détourner les sommes.Tout cela se faisant bien sûr au détriment des personnes requérantes d’asile qui subsistent dans les camps (voir p. 157-160).

Captures d’écran montrant Salvatore Buzzi alors en conversation téléphonique avec Giovanni Campennì, un autre comparse mafieux aussi lié à Mafia Capitale C’est au fil de cette conversation que Buzzi prononcera la fameuse phrase qui choquera une grande partie de l’Italie, ce en disant: tu n’as pas idée de combien on peut se faire sur le dos des immigrés, le trafic de drogue rapporte moins!

Source: France 2, Envoyé Spécial du 12 janvier 2017, Qui veut gagner des migrants ? Consulté sur Youtube en janvier 2020.

Notes sur les camps

Tout comme dans les autres pays membres de l’espace Schengen, les camps de rétention en Italie ont une terminologie appliquée qui renvoie à des fonctions et des usages propres. Chaque type de camp occupe une fonction particulière au regard de chaque étape du déroulement de la demande d’asile ou de la procédure d’établissement de celle-ci.

C’est donc en conséquence de la procédure d’asile telle qu’appliquée dans l’UE qu’un tri est effectué, une sélection sociale qui va avoir des conséquences radicales et délétères sur le parcours des personnes exilées. En conséquence de cette sélection, celle-ci sera considérée soit «comme une personne remplissant les conditions pour bénéficier de l’asile au nom des règles de protection internationales», soit comme une personne dite «réfugiée économique1».

Par exemple, cette première catégorie de personnes sera orientée vers les camps de type CARA et jouira du statut de requérant d’asile alors que la seconde catégorie de personnes sera elle envoyée dans des camps type CIE en vue de la déportation, celles-ci étant alors considérées comme des personnes requérantes d’asile déboutées.

En page suivante se trouve la traduction partielle d’un document obtenu sur le site internet du Ministère de l’intérieur italien en novembre 2014. Celui-ci concerne l’organisation et la localisation des camps d’accueil et de rétention en Italie et en Sicile. Il nous permet également de comprendre les différentes fonctions que remplit chaque type de camp au travers de la terminologie utilisée par l’Etat Italien.

Les structures d’accueil et d’assistance pour les immigrés - dits en situation irrégulière - sont donc distingués en quatre types:

1. Cette catégorisation, cette catégorie ainsi que les actions discriminatoires concrètes qui en découlent sont éminemment problématiques. Si en effet nous partons du constat selon lequel c’est bien le rapport social du capital qui meut de manière spécifique notre période historique - tout en étant à ce titre le principal pourvoyeur d’une violence économique et sociale intrinsèque aujourd’hui totalement généralisée - il n’y a dès lors plus lieu d’établir une telle distinction entre des personnes qui quitteraient leur région pour cause de conflit, de famine, de catastrophe climatique, ou pour cause de difficultés économiques. En effet, le même phénomène exploitatoire et capitalistique étant très certainement à la racine de ces conséquences apparemment différentes, il convient et effet de réunifier ces dimensions en les considérant comme faisant partie du même mouvement. De plus, catégoriser et discriminer de cette manière et sur cette base, c’est également omettre un facteur déterminant: si tant de personnes vivant au sud tentent de nos jours de rejoindre les centralités historiques de l’accumulation capitaliste - le Nord, l’Europe, l’Occident - c’est bien car dans ces lieux se trouve le produit d’une dépossession accumulée pendant pas moins de cinq siècles. Une dépossession des périphéries par les centralités capitalistiques historiques, une dépossession qui perdure également de nos jours, sous de nouvelles formes néocoloniales.

Centre de premier secours et d’accueil

(CPSA): ces structures sont situées à proximité de lieux de débarquement majeurs et son appelés aussi hotspot. Les étrangers qui y sont accueillis y reçoivent les premiers soins médicaux, sont photographiés à des fins d’identification et viennent avec l’intention d’y rechercher une protection internationale. Un tri y est aussi effectué.

Centre d’accueil (CDA):

le centre d’accueil est une structure destinée à garantir un premier accueil aux étranger irréguliers rentrés sur le territoire national. L’accueil dans le camp est limité dans le temps, le temps d’établir l’identité et la légitimité de la présence sur le territoire ou de procéder aux mesures d’éloignement (Fig.1).

Centre d’accueil pour requérants d’asile

(CARA): est une structure dans laquelle viennent les étrangers requérants d’asile privés de documents d’identité ou s’étant soustraits à un contrôle frontalier, ce pour consentir à l’identification permettant de définir la procédure de reconnaissance d’un statut de réfugié.e (Fig.1).

Centre d’identification et d’expulsion (CIE):

nommés précédemment «Centre de permanence temporaire et d’assistance» (CPT), cette structure est destinée à la rétention, sur validation d’un Juge de paix, des étrangers extracommunautaires en situation irrégulière en vue de leur expulsion. Ces centres ont aussi pour fonction d’éviter la dispersion des immigrés dits irréguliers sur le territoire (Fig.2).

Récoltées en 2014, ces données peuvent avoir été modifiées, ce au regard de l’évolution constante de la situation.

Fig.1
Fig.2

Sur la seconde carte, la situation géographique de la Suisse apparaît bien. Située au centre de l’Europe occidentale et de l’Espace Schengen, celle-ci y occupe une place prépondérante et constitue ainsi un lieu de passage central au regard des flux migratoires qui traversent cette partie du continent du sud vers le nord.

Source: Revue Urbanités, entretien avec Louise Tassin par Daniel Florentin, Les centres de rétention, angles morts du spectacle de la frontière, décembre 2016.

Source: Revue Urbanités, entretien avec Louise Tassin par Daniel Florentin, Les centres de rétention, angles morts du spectacle de la frontière, décembre 2016. Site consulté le 13.09.2019

Accès aux camps et demande

d’asile: quelques documents

Les deux premiers documents présentés font d’abord état de la procédure administrative qu’il me fut nécessaire d’entreprendre auprès de l’administration compétente afin de pouvoir jouir d’un accès à deux camps de rétention pour requérent.es d’asile (CARA) dans la région de Messine (p. 106-107).

Les documents suivants font état de la démarche administrative détaillée par laquelle les personnes requérantes d’asile doivent passer une fois atteint un des pays membre de l’espace Schengen, ici l’Italie (p.108-112).

Une fois celle-ci renseignée au travers de ces documents, l’examen d’une demande d’asile peut ensuite durer de 6 mois à 1 an.

Pour ce qui est de l’accès aux camps à des fins documentaires ou journalistiques, la demande d’accès dure environ 1 mois, durée pendant laquelle il est nécessaire d’attendre une réponse, positive ou non, de la part de l’administration de la région contactée.

Bien qu’il soit possible de s’entretenir avec les requérant.es à l’extérieur des structures, toute approche non autorisée des camps sera toutefois systématiquement repoussée.

Malgré l’obtention de ces autorisations, mes visites des camps de Gasparro et de Pala Nebiolo seront très encadrées ainsi que soumises à des restrictions (voir p. 119 et 131). En note ci-contre se trouve la traduction des consignes et des restrictions édictées sur le premier documents1 se trouvant sur la page voisine.

1. L'accès à la structure ne doit pas constituer un obstacle au fonctionnement quotidien, et les prises de vues photographiques doivent être effectuées dans le respect des directives des personnes oeuvrant dans le centre.

Sauf avis contraire des intéressés, les citoyens extracommunautaires provenant de zones de conflits - conflits de nature religieuse ou ethnique - et pouvant subir d'éventuelles rétorsions ne doivent pas être identifiables au travers des images.

En particulier :

Il ne sera pas possible de photographier ou de filmer les espaces intimes des personnes comme les douches ou les toilettes.

Les photographies devront être prises à distance afin d'éviter que les images rendent identifiables les individus (prendre aussi en considération le fait que les personnes étrangères jouissent de la protection internationale et de l’asile en Italie ) et éviter de photographier ou de filmer des personnes en situation d'embarras ou malades.

La non-identification des personnes étrangères victimes de violences ou d'abus doit être garantie.

Ce centre CARA d’une capacité d’environ 300 places fut installé dans une ancienne caserne militaire du nom de Gasparro a Bisconte. Trois repas par jour y sont quotidiennement distribués, néanmoins certains requérants préfèrent faire la manche dans les rues de Messine et des villes alentours afin de pouvoir aussi manger à leur convenance, (mais aussi afin de pouvoir subvenir à d’autres besoins).

Deux euros cinquante par jour et par personne sont alloués aux requérant. es - ou à choix, un paquet de cigarettes d’une valeur de cinq euros, ce qui équivaut à deux jours de solde. La plupart ne fument pas.

Hauteurs de Gasparro Messine, 11 novembre 2014

Vue extérieure de l’entrée de l’ancienne caserne militaire de Gasparro a Bisconte. Réaffectée en centre d’accueil pour requérants d’asile de type CARA, cette structure accueille environ 300 personnes pour des durées allant de 6 mois à 1 année en moyenne, ce durant toute la période pendant laquelle dure l’examination d’une demande d’asile. Il est possible de sortir du camp de 8h à 20h, mais un registre des entrées et des sorties est scrupuleusement tenu.

Caserne de Gasparro Messine, 11 novembre 2014

Vue intérieure de l’entrée du camp

CARA de Gasparro a Bisconte. Au second plan, nous pouvons y aperçevoir le poste de garde par lequel les entrées et les sorties sont contrôlées par un.e gardien.ne, là où est tenu le registre faisant état des allées et venues des requérent.es présents dans le centre.

Caserne de Gasparro

Messine, 17 décembre 2014

Vue intérieure de la cour du camp de Gasparro a Bisconte. Les personnes en phase de demande d’asile et en rétention ont la possibilité d’y passer autant de temps qu’elles le souhaitent si celles-ci ne sortent pas du centre durant la journée. Ma visite ayant été très encadrée, il ne me fut pas possible de m’entretenir librement avec les personnes requérantes présentes dans le centre. De plus, les personnes requérantes ont souvent peur de parler devant les responsables ou les gardien.nes des centre, craignant alors que le fait de dénoncer l’insuffisance de la situation et des mesures d’accueil ne compromette la demande d’asile en cours.

Camp de Gasparro

Messine, 17 décembre 2014

Ma visite ayant été annoncée un mois au préalable, le centre avait été nettoyé de fond en comble le jour même. N’ayant pas obtenu l’autorisation de m’entretenir librement avec les requérant.es, c’est également comme si ces personnes avaient été posées là par les autorités, n’attendant plus que la venue d’un.e photographe pour tenter de donner une bonne image de la situation. Une situation que l’on sait extrêmement précaire et délétère.

Camp de Gasparro Messine, 17 décembre 2014

Suite à la catastrophe du 3 octobre 2013, un terrain de base-ball appartenant au rectorat de l’université de Messine fut réquisitionné dans l’urgence par les autorités de la ville afin d’y ériger le centre d’accueil et de premier secours (CPSA) de Pala Nebiolo. L’insalubrité ainsi que l’isolement de ce camp furent régulièrement dénoncés par des groupes et collectifs venant en aide aux requérant.es comme le cercle Thomas Sankara, une branche locale de l’ARCI italienne (voir p.209).

Hauteurs de Pala Nebiolo

Hauteurs de Messine, 9 novembre 2014

Vue intérieure de la cour du camp de Pala Nebiolo. Installé sur un terrain de base-ball, nous pouvons aperçevoir sur cette photographie l’une des principale difficulté rencontrée. En effet, lorsque le temps est pluvieux, l’eau tend à s’accumuler sur le terrain plane, cela dégradant d’avantage des situations de vie déjà éprouvantes et précaires. Depuis, et notamment grâce à l’action de l’ARCI et des associations, des mesures ont été prises afin de surélever les tentes de fortune par rapport au niveau du sol, empêchant alors l’eau de s’infiltrer dans les tentes.

Camp de Pala Nebiolo Messine, 17 décembre 2014

Lieu aménagé en lieu de culte afin que les requérant.es de confession musulmane puissent pratiquer leurs prières quotidiennes.Les administrateurs.trices du camp ont bien insisté (ne serait-ce qu’en me montrant explicitement et longuement ce lieu) que les différentes confessions des personnes requérantes sont scrupuleusement respectées. Cependant, la vétusté de ce lieu ainsi sommairement aménagé vient relativiser cette intention ainsi déclarée.

Camp de Pala Nebiolo Messine, 17 décembre 2014

Entrée du local médical du camp de Pala Nebiolo. Durant ma visite, les infrastructures de santé ainsi que les infrastructures destinées à la pratique des cultes religieux furent particulièrement mises en avant. Ce sans doute dans le souci de tenter de démontrer que tant l’intégrité physique que psychique ou confessionnelle des requérant.es est bien respectée. Sur la photographie, nous pouvons cependant observer que la disponibilité des psychologues est d’environ 5 heures par semaine. Une disponibilité largement insuffisante au regard de la situation de la rétention, au regard du nombre important de personnes en rétention, mais aussi et surtout au regard des drames et des traumatismes vécus par la plupart des personnes requérantes sur le chemin de l’exil.

Camp de Pala Nebiolo Messine, 17 décembre 2014

Vue de l’enceinte intérieure du camp de Pala Nebiolo. Dans ce second camp, mon travail fut rendu plus difficile encore que dans la structure de Gasparro, ce en raison de quatre personnes qui me talonnaient et m’encerclaient constamment (dont deux gendarmes, dont l’un était particulièrement hostile et zélé). Ceux-ci s’assuraient avec constance des prises de vues que j’effectuais, tout en s’assurant également que je ne m’approche pas des requérants. Alors que l’argument avancé pour justifier un tel contrôle allait dans le sens de la protection de l’identité des personnes requérantes (ce qui est compréhensible), la prérogative ressemblait plutôt néanmoins à un contrôle strict de l’information.

Camp de Pala Nebiolo Messine, 17 décembre 2014

Le cercle ARCI Thomas Sankara de Messine oeuvre en faveur des exilé. es de tous les pays ainsi qu’auprès de toutes autres minorités présentes dans la région telle que les Roms (voir p. 209 - 216). Toutes et tous peuvent bénéficier et avoir accès gratuitement à une aide juridique ou légale, aux services d’un.e avocat.e, d’aides relatives au regroupement familial, à des cours de langue ainsi qu’à des activités, des jouets, des livres ou des vêtements pour les enfants de tout âges.

Entrée des locaux de l’ARCI Messine, 10 novembre 2014

Drapeau suspendu dans les locaux de l’ARCI de Messine et dénonçant les centres CPT. Les CPT sont les centres de permanence temporaires (centro di permanenza temporanea) depuis 1998. Remplacés en 2008 par les CIE, les centres d’identification et d’expulsion (centre di identificazione e espulsione), ils prennent finalement le nom de CPR, centre de renvoi (centro per il rimpartito) en 2017. Ceuxci sont régulièrement dénoncés par les associations comme l’ARCI en raison des conditions de détention qui y sont déplorables et inhumaines (voir p. 212). Par rapport à ce type de camp, l’ARCI demande l’abolition du régime des centres fermés en faveur de camps de type CARA .

Locaux de l’ARCI

Messine, 10 novembre 2014

Je m’appelle Jerry, j’ai 25 ans, je suis Nigérian et je suis arrivé en Italie en janvier 2013. Mon père est mort, tué par Boko-Haram. Ma sœur et moi sommes partis ensemble. Mais sur le chemin pour la Libye, nous nous sommes perdus. Je ne sais pas où elle se trouve aujourd’hui. En Libye, un homme qui s’appelait Mohammed m’a dit que la Libye n’était pas un pays sûr. J’ai donc décidé de traverser. Nous étions environ cent personnes sur le bateau. Je n’ai pas eu à payer la traversée; Mohammed m’a aidé. Ca fait onze mois que je suis en Sicile. Franchement, je n’aime pas mendier comme ça dans la rue, mais je n’ai pas le choix. Quand je suis arrivé, je n’avais rien, pas d’argent, pas de vêtements, des gens m’en ont donné. Je suis resté dans un camp pendant cinq mois. Je n’ai pas de papiers donc je ne peux pas travailler. Je suis passé par le camp de Mineo et j’ai pu y apprendre un peu d’Italien.

Via San Cosimo Messine, 7 novembre 2014

Jerry a souhaité ne pas être photographié

Comme en témoigne cette page de presse affichée dans le hall de l’université de Messine, le rapport à l’immigration est au coeur même de l’identité sicilienne et italienne. L’émigration italienne fut surtout importante entre les XIXe et le XXème siècle, d’importantes communautés d’émigré.es italien.nes furent fondées en Amérique du Nord et en Amérique du Sud ainsi que dans divers autres pays d’Europe comme la Suisse. De nos jours, c’est l’Italie ellemême qui est à son tour exposée à des vagues émigratoires en provenance de l’Afrique du Nord voisine. Mais en raison de cette proximité évidente avec la nécessité de migrer ou de s’exiler (et donc de recevoir et d’accueillir), le degré du sentiment de compréhension de la population italienne à l’égard des émigré.es africain.es est généralement assez élevé.

Université de Messine 11 novembre 2014

Libraire et ancienne militante maoïste, Rosa Constantino me parla longuement de la responsabilité historique de l’occident au regard du pillage du dit «tiers-monde», ce notamment au travers d’une colonisation qui n’a en fait jamais vraiment cessé, se déployant seulement de nos jours sous de nouvelles formes économiques et néocoloniales de vassalisation financière. Elle appuya aussi sur la forte responsabilité des banques ainsi que sur celle des milieux financiers dans la catastrophe globale qu’est aujourd’hui la globalisation de ce rapport social, marchand, hégémonique et prédateur qu’est le capitalisme.

Mon père et ma mère ont été tués par Boko-Haram. J’ai quitté le Nigéria en février 2013. J’ai traversé le Sahara pendant deux jours. Il n’y avait ni eau, ni nourriture. Je pensais rester en Libye car il y avait du travail. Je lavais des voitures. Il y avait du travail mais pas de paix, alors je suis parti pour l’Italie. Durant la traversée, sept personnes sont mortes sur le bateau. Après avoir été sauvé en mer, je suis passé par le centre d’accueil de Lampedusa. C’est une toute petite île et je n’y suis pas resté longtemps. Au Nigéria, j’étais machiniste, je pilotais des bulldozers. Ma vie me convenait. Mais à cause de Boko-Haram, je suis parti. L’Italie est un pays en paix mais il n’y a pas de travail. Alors je mendie à l’entrée de ce supermarché. C’est mon travail. Les gens donnent, parfois de l’argent, parfois de la nourriture que je peux apporter à ma femme et à mon fils, avec qui je vis, en Calabre.

Supermarché Despar Messine, 6 novembre 2014

John a souhaité ne pas être photographié

Graffiti fasciste et nationaliste représentant le symbole «Dux» (à gauche), cette terminologie renvoyant au dirigeant fasciste italien Benito Mussolini, dit «el Duce». Le X est également tracé de manière à faire apparaître le fascio (ou faisceau), le symbole du fascisme. Ce symbole est accompagné d’une croix celtique flanquée des lettres «FN» (à droite). La croix celtique est un symbole couramment utilisé par les groupes d’extrêmedroite, nationalistes, néo-nazis ou ethnonationalistes néo-païens, tant en Europe qu’ailleurs dans le monde. Les lettres «FN» font elles référence au terme Frente Nacional, qu’il n’est pas nécessaire de traduire ici. Cette photographie illustre la triste sympathie que certain.es peuvent entretenir à l’égard de mouvements nationalistes, racistes ou xénophobes, des franges et des mouvements fondamentalement hostiles à l’immigration, à l’étranger, à l’autre.

Tommaso Cannizzaro Messine, 8 novembre 2014

Usant des infrastructures publiques à disposition, et pour peu qu’ils ne se fassent pas dégager par la police comme cela est souvent le cas, beaucoup de réfugiés passent la nuit à la gare de Messine. De plus, cette gare est un lieu d’attente et de transit entre deux importantes régions du sud de l’Italie: la Sicile et la Calabre. La Calabre est un endroit où les travailleurs sans-papiers sont particulièrement recherchés, notamment proche de Rosarno, essentiellement pour les travaux agricoles comme la récolte des oranges. La Calabre est aussi le territoire de la N’Drangeta, la mafia calabraise, notamment connue pour son extrême violence, pour sa territorialité, ainsi que pour ses trafics de cocaïne entre la Colombie et l’Europe.

Gare de Messine 23 mai 2015

Mickael (à droite), me parla de son frère ayant émigré aux Etats-Unis, tout en m’expliquant que beaucoup d’Érythréens émigrent en prenant l’avion depuis l’Italie. Il me parla de sa vie, dont il ne faisait rien, du fait qu’il se rendait à l’hôpital de temps à autre, passant le reste de son temps à boire et à fumer. Sa mère lui paya le voyage afin qu’il puisse venir en Europe, le but de ce voyage étant de travailler afin d’’aider la famille restée au pays. C’est en parlant avec Robert (à gauche), que je compris que ce petit groupe de jeunes était livré à lui-même. En continuant de converser, je compris qu’il ne semblait pas même savoir qu’il pouvait effectuer une demande d’asile en Italie. Il me parla vaguement de son intention de rejoindre Rome, puis l’Allemagne. En réalité, il n’était malheureusement pas en mesure de situer ces pays sur un carte, ni même l’Italie, pays dans lequel il se trouvait pourtant depuis plusieurs mois.

Gare de Messine 23 mai 2015

Je me suis approché du jeune homme se trouvant sous l’abri, je me suis baissé et lui ai serré la main. Je lui ai d’abord demandé si nous pouvions parler. Il me répondit par des gestes de la tête et des mains afin de me faire comprendre qu’il était sourd et muet. A l’aide de gestes, je lui ai donc demandé si je pouvais photographier afin de documenter sa situation. Il me fit à nouveau des gestes de la tête et des mains m’indiquant qu’il était d’accord. Je me suis reculé et ai déclenché à deux reprises. Puis, je me suis à nouveau approché du jeune homme afin de lui serrer la main une dernière fois.

Place de la République Catane, 26 mai 2015

Alors que je me trouvais en Libye, je suis sorti de chez moi pour aller prendre l’air. J’ai laissé ma femme et mon bébé dans la maison. Il y a eu des combats et une bombe a touché la maison. Plus tard, ma femme a voulu sortir pour aller faire des courses. Le bébé dormait, alors elle l’a laissé le temps d’aller acheter des fruits. Une nouvelle bombe a explosé. Je n’ai retrouvé ni mes affaires, ni mon bébé. Il y a tellement de problèmes au Ghana. Il y a des combats et mon père a été tué. Nous sommes donc partis pour la Libye et plus tard pour l’Italie, pour que nous puissions avoir un futur. Mais en Libye, ils n’ont pas besoins des noirs. Ils nous ont mis de force sur un bateau pour l’Italie, la Sicile, Lampedusa. Abdallah (à droite) et Ibrahim (à gauche) vivent en ce moment au CARA de Mineo. Comme beaucoup d’autres qui se rendent en ville, et n’ayant pas pu trouver de place dans un abri de nuit, ils passent parfois leurs nuits sur ce terrain vague situé à côté de la Place de la République.

Place de la République Catane, 26 mai 2015

Entrée du terrain vague jouxtant la Place de la République. Cette place laissée à l’abandon et à l’état de non lieu est néanmoins un important lieu de départ de bus et de taxis. C’est aussi depuis cet endroit que vont et viennent les taxis informels qui font la navette entre Catane et Mineo. Pour d’autres, cet endroit est un lieu permettant d’espérer de se faire recruter pour un emploi régulier ou pour un petit boulot journalier.

Place de la République

Catane, 26 mai 2015

Géographiquement éloigné des agglomérations urbaines, le CARA de Mineo se trouve en effet à une cinquantaine de kilomètres de la ville de Catane, perdu parmi les plantations d’orangers. Un réseau de taxis informels, pour lesquels les requérant.es doivent débourser entre dix et vingt euros, relie le camp à la ville. Le CARA de Mineo est à l’origine un complexe d’habitations dans lequel furent logés les familles de soldats américains affiliés à l’OTAN stationnés en Sicile. Suite aux révolutions de l’année 2011 dans les pays arabes, et face à l’afflux de réfugié.es et d’exilé.es qui découla de ces événements, une partie du complexe fut réquisitionné dans l’urgence par le gouvernement de Silvio Berlusconi. C’est notamment dans ce complexe que se joua le scandale de Mafia Capitale durant l’année 2014, une large escroquerie consistant pour la mafia à détourner des fonds alloués par l’Union européenne pour l’aide aux réfugié.es.

Hauteurs de Mineo 6 juin 2015

Je suis à Mineo depuis un an et six mois. J’ai reçu une décision négative et tout m’a été bloqué dans le camp. A cause de cette décision, ils ne me donnent plus les repas et je dois me nourrir moi-même. Avant je touchais deux euros cinquante par jour ou une carte de téléphone de cinq euros. Mes empreintes ont été prises après avoir été récupéré en mer, il m’est donc impossible d’aller ailleurs pour l’instant. J’ai pris un avocat à Catane et maintenant j’attends. La vie est difficile me raconta Geemie (22 ans, à gauche) en compagnie de son ami Sio (26 ans, à droite), tous deux originaires de Gambie. Ce dernier ne souhaita pas s’exprimer, craignant que cela compromette sa demande d’asile en cours.

Entrée du CARA de Mineo 6 juin 2015

Moi, ça fait vingt ans que je suis en Italie. J’étais soudeur: aux électrodes, au fil, au plasma, je faisais de tout. J’ai fait du kick-boxing aussi. En 2008 commence la crise économique dans le monde, et depuis cinq ans, je n’ai plus de travail. Je dors dehors, je n’ai rien, aucune possibilité, pas de chômage, pas d’aides. Je répare des téléphones portables dans la rue pour deux ou trois euros. J’ai 52 ans et je viens d’Algérie, je n’ai pas de famille ici. Je viens ici, au bord de la mer, pour y laver mes habits, pour y faire ma douche ou me baigner. C’est comme ça.

25 juin 2015

Fresque anti-mafia réalisée à la mémoire du juge Giovanni Falcone et de Francesca Morvillo, épouse de Falcone et juge également. Le juge Falcone s’opposa et combattit publiquement la mafia, il sera l’instigateur du maxi-procès de Palerme qui se déroula dès 1986. Tout deux furent assassinés par la Cosa Nostra (la mafia sicilienne) lors d’un attentat commandité par Toto Riina (dit La belva, «la bête») le 23 mai 1992. Trois gardes du corps périrent également alors que la voiture fut pulvérisée par quelques 600 kilos d’explosif placés sous la route, à Capaci, à proximité de Palerme.

Rues de Catane 3 juin 2015

Malheureusement, nombreuses sont les femmes et les jeunes femmes exilées qui se voient contraintes de s’adonner à la prostitution et qui se retrouvent ainsi à travailler le long des routes, tout aux alentours de Catane. Ces femmes, qui sont pour la plupart d’origine Nigériane, exercent et attendent les clients dans des conditions extrêmement précaires et dégradées, assises sur des petites chaises disséminées le long des routes rejoignant la ville. Les femmes sont en général seules et ne sont équipées que d’un téléphone portable leur permettant de rester en contact avec leur proxénète. La température peut parfois monter jusqu’à 40 degrés lors de certaines journées, aussi elles attendent à l’ombre des arbres bordant la route. Certaines utilisent aussi de petites ombrelles ou des parapluies pour se protéger de la chaleur écrasante.

Périphérie de Catane 6 juin 2015

Nous, tout comme MSF (Médecins Sans Frontières), nous demandons à ce que les commissaires soient mieux formés. Car lorsque quelqu’un est là pour décider du sort d’une personne, il doit être bien préparé et il doit bien connaître son boulot. Il doit savoir se comporter d’une certaine manière, il ne faut pas blesser le demandeur d’asile car ils ont déjà subis des traumatismes. De plus, ils attendent depuis 15 mois pour une interview dont l’issue est décisive pour le futur. On ne peut donc pas miser sur les tâtonnements ou sur les humeurs d’un commissaire. Et de temps en temps, ça arrive.

Ellag

Rues de Catane

28 mai 2015

Je suis ici depuis 1997, depuis 18 ans.

J’ai un enfant de 8 ans. Il faut toujours courir, pour les soins, pour le petit. Normalement il a droit à une indemnité de 250 euros par mois, mais ils ne le font pas.

Ce n’est pas facile.

Les bangarés sont faits avec des poussettes. Il y a des licences mais la police contrôle souvent. C’est notre travail. On nourrit la famille et on envoie de l’argent au pays. Ici, il n’y a pas d’aides sociales comme en Belgique. Ce sont des gens corrects et motivés mais il n’y a pas de travail. Les autorités ne cherchent pas à intégrer les gens dans la société.

Les Sénégalais.es sont bien éduqué. es, ce ne sont pas des ignorant. La situation nous oblige à faire ça pour gagner notre pain et ainsi nourrir notre famille.

Les européens, les américains ont apporté la guerre dans nos pays. L’argent investi dans les bombes et l’armement doit servir à autre chose, pas à tuer les gens. Gérer la situation aujourd’hui, c’est une question politique, pas une question de bombes.

Les gens sont de toute façon déterminés à venir en Europe. Toutes les ressources ont été prises chez nous, les diamants, tout. Babakar Place Stesicoro Catane, 3 juin 2015

Les débarquements ici sont nombreux et j’ai assisté à plusieurs d’entre eux avec la Croix-Rouge. J’ai remarqué une forte présence de jeunes africains venant ici, la plupart étant dans la fleur de l’âge. Face à cette situation, je cible les autorités africaines pour ne pas avoir réagi face à un tel exode, face à une telle hémorragie. Sur ces côtes, beaucoup de jeunes gens ont perdu la vie et jusqu’à présent, nous n’avons pas senti la réaction des autorités africaines. La population européenne est vieillissante, donc pour nous, en Afrique, notre force c’est cette jeunesse là. Je pense que les politiques africaines ont échoués car elles n’ont pas de politique de jeunesse. Ces jeunes qui arrivent aspirent vraiment à une vie meilleure.

28 mai 2015

Vue depuis la plage de Pozzallo, d’où nous pouvons apercevoir au loin un navire militaire depuis lequel quelques 900 réfugié.es seront débarqué.es progressivement, par petits groupes, au port de Pozzallo. Ces réfugié.es furent secouru.es le vendredi 29 mai par la Marine italienne. au large des côtes libyennes et siciliennes

Plage de Pozzallo 30 mai 2015

Attente du débarquement d’environ 900 réfugié.es en provenance pour la plupart d’Érythrée, mais aussi d’Afghanistan, du Maroc et de Tunisie. S’y trouvent aussi des jeunes nonaccompagnés, quelques femmes ainsi que quelques très jeunes enfants en compagnie de leur mère. Ce large groupe a entrepris une traversée qui coûta la vie à 17 personnes sur les 4243 embarquées sur 17 barques ainsi que sur 9 bateaux pneumatiques, toutes ces embarcations ayant pris le large depuis la Libye voisine à l’occasion de conditions météorologiques particulièrement favorables. En effet, ces conditions propices à la navigation expliquent cette masse particulièrement importante de personnes soudainement mise à la mer par les passeurs lors d’une seule et même traversée. Les quelques autres 3343 personnes seront elles débarquées dans d’autres ports de Sicile (Catane, Messine, Syracuse), pendant que les personnes débarquées à Pozzallo se verront acheminées par cars au CARA de Mineo, centre au sein duquel la mainmise mafieuse ainsi que les détournements de fonds destinés à l’entretien des réfugié.es furent avérés.

Port de Pozzallo 30 mai 2015

Les barques et les bateaux ayant servis à la traversée de la Méditerranée sont provisoirement entreposés dans la zone marchande du port de Pozzallo, à proximité des conteneurs intercontinentaux servant aux transport de marchandises lors des échanges marchands globaux. Les personnes exilées ou réfugiées tentant la traversée sont d’ailleurs considérées comme des marchandises par les groupes de passeurs auprès de qui il est nécessaire de débourser entre 5000 et 10’000.- pour effectuer la traversée. Des traversées effectuées dans des conditions extrêmement précaires et dont l’issue heureuse n’est jamais garantie. Pour ces raisons, des couloirs humanitaires et migratoires sûrs sont absolument nécessaires.

Port de Pozzallo 30 mai 2015

Cette flotille de cars affrétée par les autorités serviront à conduire le groupe de réfugié.es débarqué à Pozzallo au CARA de Mineo plus tard dans la soirée une fois la nuit tombée, les opérations de débarquement ayant en effet duré de longues heures.

Port de Pozzallo 30 mai 2015

Ça fait trois mois que je suis en Italie. J’ai quitté mon pays car il y avait beaucoup de violences, des gens qui en tuent d’autres, beaucoup d’inégalités, les écoles ne sont pas libres, il n’y a pas de livres, pas d’éducation, pas de nourriture, pas d’habits, pas de travail. Jamais de la vie je n’y retournerais. Je mourrais ici. Je veux travailler, commencer des études, avoir une famille un jour, vivre en paix. Ici il y a la paix. Jamais je ne retournerais au Nigéria. Jamais. Je mourrais ici me raconta Kelly-Roland, âgé alors de 17 ans, alors qu’il attendait son tour avant d’aller remplir les documents relatifs à sa demande d’asile en Italie.

Poste de police d’Alcamo 13 novembre 2014

Tous deux originaires du Ghana, Ben et Alex vivent en ce moment au CARA de Mineo. La vie leur est difficile et Ben m’évoqua à quelques reprises ces choses qu’il voit dans sa tête, et c’est à peu près tout. Depuis la place Vincenzo Bellini, et alors que ceux-ci sortaient de la cour de justice dans le cadre de leur demande d’asile, nous avons déambulé jusqu’à ce parc, nous faufilant ainsi parmi les hordes de touristes, sous une chaleur étouffante. Avant de nous quitter, nous avions prévu de nous revoir quelques jours plus tard devant l’entrée du CARA de Mineo, et avons convenu d’un jour et d’une heure. Malheureusement, la voiture du chauffeur sensé me conduire ce jour-là tomba en panne et je ne me rendrais à Mineo que quelques jours plus tard. Jamais je ne revis Ben et Alex.

Parc Villa Pacini

Catane, 27 mai 2015

Je m’appelle Leo, je suis originaire du Cameroun. La Suisse est un pays assez spécial. Là je viens d’Espagne et je suis à la recherche d’un futur meilleur. J’ai des amis ici et ils m’ont dit de venir. J’avais un emploi en Espagne mais après la crise de 2008, je l’ai perdu. J’ai une famille également.

Je suis marié et j’ai trois enfants dont je dois prendre soin. Ils vivent en Espagne et le gouvernement espagnol ne nous aide pas. Ils nous donnent environ 290 euros pour les trois enfants, tous les six mois. Rien que le loyer est de 300 euros par mois. Ma femme n’a plus travaillé ces dernières années car elle s’occupe des enfants. J’essaie de faire en sorte que les choses fonctionnent et un ami m’a dit de venir en Suisse l’année passée car il y a des opportunités de travail, au noir ou autre. C’est difficile, vraiment difficile et il n’y a rien que je puisse faire. J’ai vécu à la rue jusqu’à ce que je vienne au Sleep-In. Je ne peux me payer une chambre car c’est dans les 400 francs, et comme je ne peux pas payer ça, j’ai vécu dans la rue.

Jardin du Sleep-In Renens, 15 juillet 2015

Installation électrique de fortune permettant à un groupe de requérants d’asile menacés de renvoi de recharger leurs appareils afin de pouvoir rester en contact avec leur famille, leur avocat.es ou avec tout autre contact administratif ou professionnel. Une cinquantaine de personnes sans-papiers trouva refuge dans le jardin du Sleep-in, une association issue de l’extrême-gauche autonome et du milieu des squats lausannois, une association offrant une structure permettant aux personnes sans-abri de jouir d’un toit, de douches, d’un repas chaud et d’un lit pour la nuit. Régulièrement débordée, la structure est très souvent contrainte de refuser des bénéficiaires en raison du manque de place (ces personnes ayant alors droit à une place la nuit suivante, et ainsi de suite). La situation présente est extrêmement précaire et tout fut organisé dans l’urgence, alors que les personne ayant trouvé refuge dans l’enceinte de l’association se faisaient constamment harceler par la police.

Jardin du Sleep-In

Renens, 15 juillet 2015

Il est courant de considérer la frontière comme un dispositif qui serait tout à fait étanche et hermétique. Or, le rôle d’une frontière, hors temps de conflit ou de tensions, consiste surtout à filtrer, et non pas à empêcher tout passage. Fondamentalement donc, et pour qui est en possession des documents requis, une frontière est par nature poreuse. De plus, de par l’externalisation du contrôle des frontières, les contrôles frontaliers ne sont plus exclusivement effectués sur une seule et même ligne frontalière, mais plutôt et aussi à travers toute la profondeur des territoires. En réalité donc, les frontières sont rarement étanches. A titre d’exemple, il en va de même pour la plus importante frontière au monde en terme de passages quotidiens; la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique. Une frontière en réalité toujours discontinue et comportant de nombreux points de passage, illicites ou licites. Le passage montré sur cette photographie se trouve sur les hauteurs de Côme et de Chiasso. Il semble témoigner de cette porosité des frontières, celui-ci permettant aisément de passer de la Suisse à l’Italie sans être inquiété ou contrôlé - du moins au moment où je m’y trouvais, hors période de crise.

Hauteurs de Chiasso

Côté Suisse, 22 août 2017

Je m’appelle Ibrahim, je suis d’origine sénégalaise. Je suis arrivé en Italie l’année passée, en août 2016. Avant ça, je suis resté cinq ans en Libye. Principalement à Tripoli, mais aussi dans d’autres villes. Avec d’autres, j’ai été récupéré en mer au large de la Libye. Je ne suis pas passé par Lampedusa car j’ai directement été acheminé vers Catane. Au Sénégal, j’étais mécanicien. J’ai fait une demande d’asile en Italie et celle-ci a été acceptée. Je n’ai plus de famille et je souhaite rester en Italie. Faire ma vie ici, y trouver du travail, acheter une maison, fonder une famille. Mais je ne peux toujours pas travailler car des procédures en cours m’en empêchent. Je vis pour l’instant ici, à la paroisse San Martino.

Paroisse San Martino Côme, 23 août 2017

Coupures de presse, documents et flyers affichés au réfectoire de la paroisse San Martino à Côme, dernière ville italienne avant la frontière et la ville de Chiasso se trouvant en Suisse italienne. Sous l’impulsion de son pasteur Don Giusto della Valle, cette paroisse fut très active auprès des exilé.es, notamment durant l’année 2016, une période pendant laquelle se massèrent aux alentours de la gare de Côme de très nombreuses personnes, alors empêchées par les autorités helvétiques de traverser la frontière suisse.

Paroisse San Martino Côme, 23 août 2017

A la mi-juin, l’année passée, on a vu arriver des gens. Par petits groupes, surtout des Érythréens qui restaient couchés à la gare routière de San Giovanni, et le jour d’après, on ne les voyait plus. Parfois c’était des groupes plus nombreux, dix-quinze personnes, et c’était les tout premiers. Comme d’habitude, ils ont appelé les autres, et les autres ont commencé à venir, à venir toujours plus nombreux et tous restaient à la gare ferroviaire de Côme. La ville n’était pas prête et ça ne faisait qu’augmenter (voir p.85 - 88).

Don Giusto

Côme, 23 août 2017

Borne frontière se trouvant sur les hauteurs de Chiasso et indiquant la limite italo-suisse. Il s’agit ici de la portion de territoire suisse la plus avancée dans le territoire italien.

Selon les informations obtenues à la paroisse San Martino, et malgré la porosité de cette portion de frontière, les passages de personnes exilées sont actuellement quasiment inexistants.

Hauteurs de Chiasso

Coté Suisse, 22 août 2017

Au-delà d’une catastrophe

Ma famille se trouve toujours au Soudan. J’y ai un enfant de deux mois. Ma famille a elle aussi quitté le pays pour la Libye mais ils ont étés arrêtés et ont été déportés vers le Soudan. Je souhaite donc aller en Angleterre pour y faire venir ma famille. Mes empreintes n’ont jamais été prises donc j’ai toujours une chance.

Le cercle Thomas Sankara

L’ARCI est une association populaire à vocation sociale, culturelle et politique ancrée historiquement à l’extrême-gauche1 Celle-ci est organisée en cercles disséminés à travers tout le territoire italien, ces cercles agissants selon les contextes particuliers dans lesquels ils sont implantés. Les activités et les prises de positions peuvent donc varier d’une région à l’autre, bien que subsiste toujours un tronc ainsi que des valeurs communes.

En plus de venir en aide aux exilé.es, aux réfugié.es, aux requérent.es d’asile ou aux autres minorités sociales, le cercle de Messine cultive également des positions anti mafia. Cette lutte additionnelle s’effectue surtout en organisant des manifestations, des actions, des conférences ou des réunions d’information.

Messine n’est pas à proprement parler une grande ville, mais la mafia y est néanmoins bien présente. Celle-ci s’est adaptée à l’époque actuelle (voir Mafia Capitale, p. 97 - 100), et ses membres en col blanc évoluent plutôt dans l’administration, notamment celle reliée au système de santé et aux hôpitaux de Messine et des alentours.

Le cercle de l’ARCI de Messine fut baptisé du nom de Thomas Sankara, homme politique et chef d’état du Burkina-Faso2 de 1983 à 1987.

Panafricain, communiste, internationaliste, fortement opposé aux politiques néocoloniales et impérialistes menées par les nations européennes et occidentales à l’égard du continent africain, il tint notamment tête à la France de François Mitterand ainsi qu’à la plupart des pays non socialistes.

Cela lui coûtera la vie3

1. L’ARCI (Associazione Ricreativa e Culturale Italiana) fut fondée à Firenze en 1957. Son action est fondée sur la base de la défense de la Constitution Italienne d’après-guerre. L’histoire de l’antifascisme des années 1922 à 1945 en est donc une pierre angulaire et fondatrice.

2. L’ancienne République de Haute-Volta, selon le nom donné par le colonisateur français, et qui fut renommée par Sankara du nom de Burkina-Faso, ce qui signifie gens intègres ou patrie des gens intègres.

3. Le régime révolutionnaire et socialiste mis en place avec succès dérangea si violemment les puissants que Thomas Sankara fut assassiné le 15 octobre 1987, au terme d’un coup d’état mené pas Blaise Campaoré, son ancien camarade révolutionnaire. Il serait malhonnête d’occulter les grandes avancées effectuées avec l’aide du régime socialiste animé par Sankara. Le Burkina-Faso devint en effet autosuffisant en matière d’agriculture sur une période de seulement quatre ans. Des politiques et des campagnes de vaccination furent menées et furent même saluées par l’OMS. L’alphabétisation bondit et la condition des femmes s’améliora. Sankara se prononça en effet à de nombreuses reprises en faveur des droits et de l’émancipation des femmes, les encourageant à s’autonomiser toujours d’avantage. Il fit également reculer la mainmise féodale encore exercée dans les villages Burkinabés, cela n’allant pas sans également produire animosités et inimitiés. Au regard de ce bilan remarquable, on peut donc comprendre l’inspiration que cet homme suscite toujours de nos jours.

Dans le cadre de leur action, l’un des objectifs premier du cercle ARCI de Messine consiste à tout d’abord repérer les jeunes mineurs non-accompagnés ainsi que les enfants afin de les extraire de la procédure d’asile destinée aux adultes, ce afin de les rediriger spécifiquement vers des procédures d’asile et des structures d’accueil et de rétention communautaires spécialement destinées aux jeunes personnes non-accompagnées.

Carmen Cordaro, avocate et président du cercle de Messine, prend cette activité à bras le corps tout en pouvant compter sur l’aide d’autres bénévoles. Elle m’expliqua qu’il lui serait en effet bien impossible de gérer autant de masse administrative à elle seule. Aussi, toutes les aides sont toujours les bienvenues.

Le cercle cultive des positions critiques et radicales à l’égard du régime des camps et de la rétention des requérant.es d’asile. En ce sens, l’association demande la fermeture inconditionnelle de tous les camps et centres fermés au profit de l’ouverture de maisons de vie, des lieux où il serait d’avantage possible de reprendre une destinée en main, de retrouver dignité, autonomie et confiance. Mais ce projet vise aussi à permettre le regroupement familial dans un environnement sain, cela permettant alors d’assurer une vie digne ainsi qu’un avenir serein pour les familles et pour les jeunes.

Dans cette perspective, l’ARCI de Messine se prononce en faveur de la fermeture de tous les camps d’identification, de premier secours et d’expulsion au profit de l’ouverture de centres de type CARA, les centres d’accueil pour requérants d’asile, centres à l’intérieur desquels une relative autonomie de vie est possible et où la vie est nettement meilleure que dans d’autres types de structures.

Car contrairement aux centres fermés et autres lieux de rétention stricte, il est en effet possible de sortir d’un CARA durant la journée (voir p. 114 et 118).

Mais malgré cette liberté tout relative, le régime de l’asile et des camps (y compris les camps de type CARA) continue de maintenir les requérant.es dans des situations de grave précarité économique et sociale. Deux euros cinquante par jour (voir p.114) ne permettent en effet nullement de rebâtir une vie digne et d’accéder à un quelconque degré d’autonomie ou d’intégration4.

Contrairement à ce que les gestionnaires des camps tentent de faire transparaître au travers d’attitudes supposément bienveillantes à l’égard des journalistes (qu’il faut aider à cadrer, voir p.122), nous constatons vite que ce régime des camps dysfonctionne de fait gravement (voir toujours Mafia Capitale). Ces dysfonctionnements atteignent donc d’avantage à la dignité et à la reconnaissance des personnes encampées durant la période d’examen de la demande d’asile ou en cas d’expulsion et de déportation.

Dans une perspective plus marxienne, et depuis la perspective qui est celle de l’Etat-capital, nous pourrions avancer également que le système des camps est un instrument à la disposition des tenant.es de cet Etat-capital destiné dans ce cadre à la gestion, à la rétention et à la déportation d’une force de travail qui se présente alors comme excédentaire.

De cette logique sous-jacente découlent alors des pratiques réactionnaires et inhumaines telle que l’immigration choisie, la pratique des contingents ou encore un tri sélectif opéré entre bons et mauvais migrants (voir p. 101).

Lutter contre cette situation empirique ainsi que contre ces dérives sémantiques est donc ce à quoi s’attellent les membres de l’ARCI quotidiennement, ce avec beaucoup de coeur, d’énergie et d’abnégation.

4. Je voudrais adresser une critique à la gauche, une critique que j’espère constructive. Ni la gauche, ni le prolétariat international ne sont plus hégémoniques (pour peu qu’ils l’aient été un jour) et cela, sur bien des plans, est très alarmant. Pour ce qu’il en est spécifiquement de la situation des requérant.es d’asile en attente d’une décision et se trouvant en Suisse, il ne leur est en effet pas possible de travailler ou d’exercer une activité lucrative légale durant la période ou ceux-ci et celles-ci se trouvent en attente dans un centre CFA (Centre fédéral pour requérant d’asile), la procédure durant en Suisse environ 140 jours (une procédure pouvant être bien plus longue dans d’autres pays comme l’Italie). Cette interdiction d’exercer une activité lucrative atteint profondément à la dignité des requérant.es car ceux-ci ou celles-ci se voient alors très souvent contraint.es de s’adonner à des commerces considérés comme illégaux (et donc criminalisés et criminalisants), comme le trafic de drogue ou la prostitution. Il semble donc irresponsable de prôner l’accueil tout en étant nullement en mesure de pouvoir prodiguer un secours ainsi que des solutions économiques et sociales immédiates. De graves lacunes dans l’accueil des réfugié. es que l’extrême-gauche et les associations viennent combler en se mobilisant directement et de manière active sur le terrain et auprès des personnes précaires et directement menacées par le régime de l’asile. En 2015, suite à la crise syrienne de 2011, il est permis d’avancer que l’intégration immédiate des réfugié.es syrien.nes ne se serait pas déroulée de manière si aisée si le patronat allemand n’avait pas à ce moment tant eut besoin de combler son manque de main d’oeuvre. Et c’est notamment en cela que ce manque d’hégémonie de gauche pose problème. Car pour parvenir à autoriser les requérant.es à travailler légalement, il faut être en mesure d’établir un rapport (de force ?) avec le patronat et la bourgeoisie. Ce que la gauche est bien incapable de faire actuellement, tant elle s’est embourbée dans les méandres de l’économie politique, au lieu d’en faire la critique.

La première de ces deux photographies prise avec une téléphone cellulaire montre une vue du centre CPR1 de Milo situé près de Trapani, à l’est de la Sicile. Il s’agit d’un centre pour requérants d’asile déboutés en attente d’une déportation à destination de leur pays d’origine. A titre d’avocate, Carmen Cordaro eut l’occasion de visiter ce centre, et d’ainsi constater et de rendre compte des conditions de vie très dures et inhumaines auxquelles y sont soumis les exilés déboutés. Et effet, les cellules y sont très étroites, la surveillance est extrêmement élevée, les gardiens font souvent preuve de brutalité, la nourriture y est servie à même le sol dans les cellules. La seconde photographie, capturée dans le même centre de rétention, montre un jeune exilé tunisien débouté qui, malgré une solide blessure au poignet, se voyait refuser pourtant toute consultation médicale et tout soin.

1. CPR: centre de permanence en vue du renvoi, anciennement CIE, centre d’identification et d’expulsion

1. Chiara et Patrizia en compagnie de deux exilés originaires du Sri-Lanka pendant un entretien dans les locaux de l’ARCI. L’un d’eux a déposé une demande d’asile en Italie il y a six mois et souhaite à présent y faire venir sa famille. Il s’est donc rendu à la permanence afin de finaliser les procédures légales relatives à cette démarche. Le second, dont la femme est enceinte, tente de renouveler son titre de séjour en invoquant une faille dans la loi. Les documents qu’il a fourni ont en effet été jugés non recevables. Aussi l’aide dispensée par l’ARCI lui est indispensable afin d’éviter une expulsion à sa famille et lui.

2. Lectures associatives et militantes.

3. Voir note 1.

4. Départ au petit matin pour Alcamo, situé à 290 km de Messine.

5 - 6. Sur la route pour Alcamo.

7. Arrivées au petit village d’Alcamo proche de Trapani. Chiara et Carmen se dirigent en direction du poste de police où se trouve le bureau d’étude et d’admission des demandes d’asile. Carmen s’y rend à titre de tutrice et soutient ainsi 8 jeunes mineurs dans leur démarche de demande d’asile en Italie. Chiara l’assiste dans toutes ces démarches.

8. Entrée à l’intérieur du poste de police d’Alcamo. Étonnamment, le garde posté à l’entrée me laissa rentrer équipé de mes appareils une fois que Carmen lui ait expliqué que je l’accompagnais. Néanmoins, à un moment donné, je serais finalement interdit de continuer de réaliser des clichés dans l’enceinte du poste de police.

9. Les jeunes requérants soutenus par Carmen attendent leur tour afin de procéder à leur audition dans le cadre de leur demande d’asile en Italie (voir Documents, p. 105 à 112, voir également p. 188).

Yoro, Ellag & Silla

D’origine sénégalaise, Yoro est journaliste généraliste basé à Paris. Il s’est rendu à Catane, afin d’enquêter sur les traversées illégales de la Méditerranée auprès de ses compatriotes, traversées souvent accompagnées de leurs cortèges de désastres.

Au fil de son court séjour, il rencontrera notamment Ellag, un compatriote émigré en Sicile de longue date qui prend notamment part aux entretiens d’admission des personnes en procédure de demande d’asile. Il rencontrera aussi Silla, qui lui prend part aux opérations d’accueil en cas d’arrivée d’exilé.es dans les différents ports de Sicile en tant que membre bénévole de la Croix-Rouge. Silla oeuvre également auprès de la jeunesse en tant qu’animateur socio-culturel.

Au fil de ses deux journées d’enquête sous la lourdeur du soleil Catanais, Yoro aura eu le temps de s’apercevoir de la complexité et de la lenteur du système administratif italien. L’accès à un centre pour requérant. es (comme le CARA de Mineo, ou tout autre camp de type CARA) ne peut-être obtenu qu’en ayant au préalable adressé une demande écrite aux autorités compétentes, qui délivrent alors une autorisation ou non dans un délai de 1 mois, au minimum.

Alors que Yoro s’entretenait avec Silla à l’intérieur de la boutique, Ellag m’expliqua plus longuement son rôle en tant qu’interprète et me fit part de ses observations.

Donc voilà.

Quand ils débarquent, ils présentent souvent des demandes d’asile. Quand ils sont au camp, ces demandes d’asile sont examinées par le gouvernement italien à travers des commissions.

Une commission est composée de quatre membres. Il y a un membre du ministère de l’intérieur, un membre du ministère de l’intérieur pour la préfecture, un membre de la police locale, un membre du HCR, le haut commissariat aux réfugiés, et un autre membre des autorités locales.

Mais avant de faire l’interview, il n’y a qu’un seul commissaire parmi ces quatre là et ce commissaire est aidé par un interprète. Donc nous, notre travail consiste à lier, à faire un travail de médiation entre le commissaire et le demandeur d’asile. Donc le demandeur d’asile, il doit adopter un comportement. C’est à dire qu’ils doivent collaborer le maximum possible.

L’interview est divisé en deux parties. La première partie, on va chercher à connaître la vie antérieure du demandeur d’asile, avant qu’il ne sorte de son pays. Son vécu quotidien, sa langue, des généralités, les écoles qu’il a fréquenté, le travail qu’il a eu à faire, la composition de sa famille.

Dans la deuxième partie de l’interview, on cherche à savoir, par exemple, les raisons qui l’ont poussé à quitter son pays. L’itinéraire qu’il a suivi jusqu’à arriver dans le pays d’accueil.

C’est une interview qui n’a pas de durée définie. Ça peut varier d’une heure jusqu’à quatre heures de temps, selon le commissaire que tu as en face. Parce que l’un est plus exigeant, l’autre est moins exigeant. Et tout ce qu’ils disent, les demandeurs d’asile, ils bénéficient de la privacy status ; leurs auditions ne peuvent pas être divulguées, à moins que eux-même permettent qu’un autre soit informé de leur histoire. Il y a l’aspect confidentiel de l’interview. L’interprète il a aucun pouvoir de décision. Lui, il ne fait qu’un travail de médiation, son travail s’arrête là (suite p. 221).

La première possibilité donc, c’est l’obtention d’un asile politique qui dure cinq ans.

La deuxième possibilité, c’est l’obtention subsidiaire. C’est à dire que, dans le pays de provenance, si par exemple le demandeur encourt une peine de mort ou si il y a une situation généralisée de guerre, si il rentre dans son pays il risque la prison. Donc, dans ce deuxième cas là, il peut obtenir un permis subsidiaire (susidiario).

Le troisième cas de figure c’est l’humanitaire. Si il a des problèmes de santé, ou si il est confronté à une situation familiale dans son pays de provenance, il s’agit d’un permis de séjour humanitaire qui dure deux ans.

Dernier cas de figure, on peut lui nier tout ça parce qu’on reconnaît qu’il ne court aucun risque quand il retourne chez lui. Dans ce troisième cas de figure, on te donne la possibilité, au moins, de faire un recours. Et pour ce recours, tu as le droit d’avoir un avocat et cet avocat est payé par l’état italien.

Ce sont toutes les informations que l’on doit donner au demandeur d’asile avant l’interview car il est nécessaire qu’il connaisse tout ses droits avant de débuter une procédure.

Au sein de la commission, il y a aussi la section. La section, c’est quand les quatre membres de la commission se réunissent pour statuer sur le sort du demandeur d’asile. Ça c’est la section. Donc un commissaire, il peut aujourd’hui faire le commissaire et faire l’interview, et demain il se retrouve en section pour statuer ou décider sur le sort de l’immigré.

C’est les deux aspects de la commission. Dans la commission il y a toujours un président de commission, qui peut en même temps être commissaire, ça dépend.

Nous, nous nous lamentons. Comme Médecins Sans Frontières (MSF), nous demandons à ce que les commissaires soient mieux formés.

Parce que quand quelqu’un est là pour décider du sort d’une personne, il doit être quelqu’un de bien préparé, il doit bien connaître son boulot, et il doit aussi savoir se comporter d’une certaine manière.

Car le demandeur d’asile qui est là, tu ne dois pas le blesser quoi, tu vois. Ils sont traumatisés, ils sont là; ils attendent quinze mois pour faire une interview et l’issue de cet interview est très décisive pour le futur. Donc on ne peut pas miser sur les tâtonnements ou sur les humeurs d’un commissaire.

Et de temps en temps, ça arrive.

1. Rendez-vous avec Ellag devant la pension dans laquelle Yoro et moi nous sommes rencontrés, ce grâce à la tenancière qui, nous sachant journaliste ou documentariste, nous mit en relation.

2. Yoro, Ellag et moi-même allons à la rencontre de Silla, un compatriote sénégalais oeuvrant en faveur des exilé.es, des réfugié. es et des jeunes en tant que bénévole au sein de la Croix-Rouge.

3. Dans le magasin de vêtements appartenant à Silla, Yoro y réalise une interview à propos de son rôle dans l’accueil et l’intégration des exilé.es et des réfugié.es dans la région de Catane.

4. Magasin de vêtement de Silla au style gangsta rap.

5. Yoro, Ellag et moi-même dans un second magasin et auprès d’un autre compatriote pour une interview. Yoro y réalisera l’interview d’un passeur mais je ne serais pas autorisé à y assister.

6. Magasin de vêtements de seconde main dans un quartier majoritairement habité par des compatriotes sénégalais.es.

7. Yoro, Ellag et moi-même en direction du port de Catane.

8. Yoro capturant les sons du port afin d’illustrer son reportage radiophonique.

9. Souhaitant obtenir des informations auprès des gardes-côte, Yoro et Ellag se sont rendus au port de Catane. Aucune information ne fut cependant délivrée et Yoro fut renvoyé à la bureaucratie municipale.

10. Yoro s’entretenant avec Elvira Lovino du centre Astalli de Catane, alors que celle-ci nous accueille dans ce centre humanitaire de charité catholique dont elle est responsable.

11. Carte de l’Italie accompagnée de listes de mots destinés à l’apprentissage de la langue italienne.

12. Yoro s’entretenant avec Elvira Lovino, qui expliquait alors que les vêtements se trouvant dans les armoires et dans les casiers du fond sont destinés aux émigré.es et aux exilé.es incarcéré.es dans les prisons de la ville et des alentours.

Lontano dagli occhi

Intitulée lontano dagli occhi1 , cette série fut réalisée au port de Pozzallo le 30 mai 2015 pendant l’attente du débarquement de plusieurs milliers de personnes cherchant alors refuge en Italie et en Europe (voir p. 179-186). Toutes ces personnes furent secourues en mer quelques heures auparavant par la Marine italienne au large des côtes libyennes et siciliennes.

Comme indiqué au début de cet ouvrage, l’une des prémices de ce travail fut notamment une réaction à des représentations médiatiques problématiques - de celles qui notamment stimulent et suscitent le pathos, ce tout en déshumanisant d’un même mouvement les sujets captés. Des représentations qui ont court dans les superstructures du mainstream médiatique (voir p. 13 à 26) et qui y sont dominantes.

Comme nous l’avons vu au début de cet ouvrage également, ces représentation médiatiques - lorsque elles ne sont pas de nature embedded ou produites directement par les services aidés de dispositifs de captation optico-mécaniques semi-automatique ou automatiques - sont alors produites aussi directement sur le terrain par des photojournalistes prolétarisés2 .

A ce titre, les conditions de production de ces images diffusées par la suite dans le mainstream sont intéressantes.

Ainsi plongé dans le contexte d’une arrivée de réfugié.es au port de Pozzallo, mon geste photographique a consisté à mettre en exergue les différents aspects d’un dispositif circonscrivant et déterminant ces prises de vues. Autant de contraintes et de limites venant alors influencer les photojournalistes dans les choix de leurs positions ou de leurs angles, tout ceci conditionnant en définitive les prises de vues ainsi que les représentations générées.

1. Littéralement: loin des yeux. Ce titre faisant référence au fait que le débarquement fut effectué dans l’endroit du port le plus éloigné du bourg, du port de plaisance ou des plages, dans la zone réservée aux marchandises ainsi qu’aux ferrys. Loin des yeux de la population donc, mais non pas en l’absence des objectifs des photographes et des caméras de télévision. Loin des yeux, mais pourtant et paradoxalement omniprésent dans les médias.

2. J’entends par-là, et au sens le plus simplement marxien: un photographe qui n’a rien d’autre à vendre que sa force ainsi que son temps de travail auprès de rédactions dont il n’est jamais certain qu’elles acquièrent des clichés. Il s’agit aussi d’une forme de précariat

Ainsi, barrières, périmètres, consignes, signalétiques ou injonctions verbales constituent alors un dispositif contraignant toujours mouvant, amené à évoluer et à se voir modifié au fil de la journée, suivant les consignes et le déroulement des opérations de débarquement.

Ainsi, il n’est pas possible d’approcher les réfugié.es afin de pouvoir converser, recueillir un ressenti ou un témoignage de l’expérience vécue. A partir de là, toute construction d’un récit alternatif sur de tels événements, dans un tel contexte, devient ardue.

Pour ce qui est de la condition des photojournalistes toujours, ceux-ci passent en effet de très longues heures sur les routes, de jour comme de nuit, à se déplacer de lieu de débarquement en lieu de débarquement, suivant ainsi les fluctuations des événements.

Ce en étant toujours à la recherche du fameux scoop, de l’image la plus frappante, la plus à même de marquer les esprits. La plus susceptible aussi de retenir l’attention d’un comité de rédaction qui paiera à peine une centaine d’euros par cliché à des photojournalistes qui ne sont jamais dans la certitude de vendre quoi que ce soit - comme me l’expliqua en détail un photojournaliste local, alors que nous rentrions sur Catane une fois la nuit tombée et la journée de travail achevée.

Pour espérer donc parvenir à marchander quelques clichés, il leur semble alors nécessaire de photographier jusqu’à la tombée de la nuit, jusqu’au bout de l’événement, quitte à s’acharner lors des tout derniers instants: alors que partent les derniers bus chargés de mener les réfugié.es au CARA de Mineo, un camp au sein duquel, rien n’est encore acquis ou gagné.

1. Plusieurs groupes de journalistes locaux et internationaux déploient et ajustent leur matériel alors que se prépare le débarquement d’un premier groupe de réfugié.es secouru.es plus tôt dans la journée au large des côtes Libyennes.

2. Une interview a lieu a proximité et à l’extérieur du périmètre établi autours du lieu prévu pour le débarquement.

3. Un photographe travaille, alors qu’après de longues heures d’attente, le débarquement des réfugié.es se précise

4. Un photographe de presse à l’affût alors que commence le débarquement.

5. Une équipe de la chaîne culturelle européenne ARTE réalise un entretien avec un médecin en charge de la supervision du débarquement des réfugié.es.

6. Un photographe de presse photographie un réfugié alors que celui-ci est accompagné vers les toilettes, tout en étant étroitement surveillé.

7. Un photographe de presse arrache quelques derniers clichés alors que les réfugié.es vont être emmenés par cars au CARA de Mineo à la nuit tombée. Certains, ne souhaitant pas être reconnus ou photographiés, se dissimulaient le visage.

Le Refuge

Située en plein coeur de Lausanne, la salle de paroisse de l’église protestante de Saint-Laurent fut occupée le dimanche 8 mars 2015 par cinq personnes réfugiées et en exil originaires d’Érythrée et d’Éthiopie, ainsi que par leurs soutiens.

Selon ce que stipulent les accords de Dublin, ces cinq personnes sont menacées d’être refoulées et déportées vers l’Italie de façon imminente. Selon ces accords en effet, une personne exilée cherchant à émigrer en Europe et ayant déposé une demande d’asile dans le premier pays de l’UE atteint - ou le premier pays dans lequel les empreintes digitales ont été prélevées - ne peut plus, par la suite, effectuer de demande d’asile dans un autre pays faisant partie de l’UE et de l’espace Schengen.

Beaucoup sont conscient.es du danger et du risque relatif à la prise d’empreintes dans le premier pays d’arrivée et tentent de s’y soustraire tant que le pays désiré n’a pas été atteint. Cela a pour conséquence de rendre des situations déjà difficiles encore plus tortueuses, dangereuses et précaires.

D’autres personnes en revanche n’ont pas pleinement conscience de ce risque, ou ne peuvent s’y soustraire. Aussi, les personnes qui arrivent par l’Italie et dont les empreintes digitales sont prélevées se verront bloquées et systématiquement renvoyées dans le dit premier pays atteint.

On dit alors de ces personnes qu’elles sont des «dubliné.es», des victimes du système Dublin.

Les cinq personnes présentes à Lausanne et recherchant l’asile en Suisse sont largement appuyées et soutenues dans leur démarche par le collectif Droit de

Rester, un collectif qui milite en faveur des droits des personnes émigrées, exilées et réfugiées ainsi que par le collectif R - R pour refuge - un autre collectif ayant vu le jour en prévision de l’ouverture du refuge de Saint-Laurent.

Une large foule solidaire et militante prête également main forte en se relayant au sein du refuge par tranches de deux heures environ. Des personnes de passage proposent aussi spontanément leur aide, s’arrêtent prendre des nouvelles, discuter ou s’informer. Ce mouvement constant permet de tenir le lieu occupé et ainsi, cela permet de protéger continuellement les réfugié.es.

Les autorités évangéliques ont souvent œuvré pour la protection des personnes exilées en Suisse par le passé. Mais cette situation a aujourd’hui changé et les portes qui furent un temps grandes ouvertes le sont moins aujourd’hui. Aussi l’urgence de la situation a contraint le collectif R ainsi que les personnes concernées à se réfugier sans autorisation préalable au sein de la paroisse.

Suite à cette occupation d’abord considérée comme «illicite» par le pouvoir bourgeois, une plainte fut dans un premier temps déposée. Des menaces d’expulsion ont été proférées par les autorités policières, mais pour l’instant, aucune de ces menaces n’a été mise à exécution.

En effet, le soutien et la mobilisation militante et populaire autours des réfugié.es étant très importante, il y a en effet peu de chances qu’une expulsion soit ordonnée dans ces conditions.

Les négociations et les discussions sont en cours avec le synode et finalement, comme nous l’apprendrons lors de la réunion de lundi soir, cette plainte sera finalement retirée.

Une conférence de presse fut également tenue dans la journée de lundi. Cette intervention médiatique a permis de faire connaître la situation à la population, ainsi que la raison d’être de cette occupation et de ce large mouvement.

Des actions périphériques ont également eu lieu, comme des sessions de tractages dans les rues de la capitale vaudoise, dans les gares ou à l’université. Le mouvement étudiant est à cette occasion très mobilisé.

A l’intérieur de refuge, il fut nécessaire d’installer le minimum afin que la vie des cinq personnes réfugiées dans la salle de paroisse soit la plus confortable possible: installation d’une douche, de paravents, de tentures et de literies afin de créer des espaces d’intimité et surtout, de repos

Les revendications elles, sont fondamentales.

En tout premier lieu, selon le manifeste du refuge, un moratoire sur les renvois est demandé. Celui-ci concerne tous les renvois s’effectuant vers l’Italie dans le cadre des accords de Dublin. Avançant en ce sens un argument essentiel selon lequel les personnes fragilisées, traumatisées, ayant subis ou fuis des violences ont droit à un accueil digne, à l’hospitalité et à une protection adéquate et durable - ce qui n’est nullement garanti au regard de la situation en Italie ou ailleurs comme en Érythrée ou en Libye.

Dans un second temps, et toujours selon le manifeste du refuge: une politique d’hospitalité à l’égard des migrant.es fuyant la guerre, la dictature ou la misère est demandée, précisant que: le Canton doit renoncer aux renvois inacceptables de personnes originaires de pays en proie à la guerre, à des régimes dictatoriaux ou à de graves crises humanitaires et sociales - comme cela est le cas en Érythrée, par exemple.

Est également demandé que: les personnes et les familles vivotant depuis des années dans une précarité insupportable, menacées de renvoi alors qu’elles ont tout fait pour reconstruire leur vie ici, obtiennent un permis humanitaire.

Mardi 17 mars.

Dix jours après l’ouverture du refuge, la situation n’a pas évolué. D’après un court communiqué qui parut sur les réseaux sociaux le lundi 16 mars dans la soirée, le Grand Conseil vaudois fait la sourde oreille.

Une nouvelle manifestation est prévue en ce jour et la mobilisation se doit d’être au rendez-vous. Car au regard de la situation extrêmement précaire des réfugié.es, les enjeux sont en effet importants.

Une lettre fut adressée au Grand Conseil, sommant ainsi l’instance d’agir et de prendre la situation en considération. Par la suite, il est du devoir du Grand Conseil de transmettre la teneur des événements et de la situation au Conseil Fédéral, autre instance politique suprême se trouvant à Berne, la capitale.

Aussi temporaire que puisse être souhaitée cette occupation, le refuge est voué à se prolonger aussi longtemps que les revendications ne seront pas satisfaites et aussi longtemps que les personnes réfugiées ne seront pas dans la certitude de voir leur accueil et leur sécurité garantie. D’autres personnes menacées de renvoi pourraient par ailleurs rejoindre le refuge à leur tour également.

Pour l’heure donc, une seule chose semble sûre: cette situation souhaitée comme temporaire est voué à se prolonger indéfiniment, aussi longtemps que nécessaire.

La manifestation du 17 mars mobilisa entre 400 et 600 personnes, une mobilisation assez importante pour une petite ville comme Lausanne. Le cortège défila tout d’abord dans le centre, commençant par des prises de paroles sur la place St-Laurent, puis sur la place de la Pallud, puis sur la place de l’Europe avant de revenir à son point de départ pour finalement lentement se disperser aux alentours de 20h.

Jusqu’au 26 avril 2016, le refuge de St-Laurent aura duré un an. Celui-ci aura permis à 10 personnes d’échapper à un renvoi forcé vers l’Italie. A partir du 26 avril, la paroisse catholique de Mon-Gré accueillit finalement les réfugié.es.

Le moratoire sur le système Dublin et les renvois ne sera pas obtenu. Cependant, par son action, le collectif R parvint à éviter l’expulsion à 62 personnes, dont 10 enfants.

Entretiens avec Dinkenesh, Abraham et Mohammed

Traduit in situ en direct par Lina & Senait

Eglise de St-Laurent, Lausanne, Suisse

Mardi 21 avril 2015, 19h55

Dinkenesh

En fait, ce qu’elle disait, c’est qu’elle ne peut pas vraiment te parler par exemple de la mer, tout ce qui se passe à Lampedusa parce que c’est pas son histoire.

Après, elle ne va pas non plus parler de sa propre vie, de ce qui s’est passé, tout ça, mais uniquement de son avis par rapport au refuge.

Elle pense qu’effectivement c’est un toit qu’elle a, qu’elle apprécie énormément.

Elle dit que si on ouvre cette porte à d’autres personnes qui sont dans la même situation, ça ouvrirait peut-être les yeux à pas mal de monde.

Ils se sont rencontrés… les deux là se connaissaient déjà... et sinon ils se sont rencontrés lors des réunions qu’on a commencé quelques mois avant... je crois que ça a commencé au mois de février, non en octobre déjà... on avait déjà commencé à chercher un refuge au mois d’octobre avec Droit de rester. Et puis moi je venais pour traduire, depuis octobre, et puis il y a plein de plans qui sont tombés à l’eau parce que les églises voulaient pas... et puis ils se sont connus au début 2015 aux réunions de Droit de rester.

Et c’est là qu’ils envisagent de trouver une solution. Une solution pour la suite, en fait.

Amar et Mohammed se connaissaient déjà.

Elle ne souhaite pas apparaître sur les photographies.

Abraham

Il va parler uniquement à partir du moment où il a mis le pied sur le sol suisse. Là il entame son septième mois en Suisse. Il a reçu sa décision négative de Berne un mois après être arrivé. Quand il a reçu la décision négative, il était dans un endroit montagneux au-dessus d’Yverdon. Puis après, il a été transféré dans l’abri PC de Nyon.

Il a donc été transféré à Nyon, au bunker. Dans ce bunker, il a vu que des choses négatives, les choses les plus négatives possibles et inimaginables. Il y a beaucoup de personnes de nationalités confondues qui se côtoient et puis il y a plusieurs choses là-dedans... de la drogue qui circule, de la pression, il y a des tensions entre les personnes, il y a des menaces...

Et puis ils ont un endroit qu’ils appellent Mama Africa, c’est les centres de jours. Chaque abri PC a son centre de jour, et vu qu’ils ne peuvent pas rester dans les bunkers la journée, ceux qui n’ont pas de courses à faire ou rien à faire de la journée, ils peuvent aller dans un centre de jour qui est toujours a proximité du bunker. Donc lui il est allé dans celui de Nyon.

Et puis là-bas, il y avait beaucoup de trafic… il parlait de films... de films qu’il avait vu quand il était encore au pays, des films américains, avec des gangs qui se passent de la drogue... et puis là il disait qu’il avait vu ça en live. Il était choqué parce qu’il y avait même des ados qui venaient en acheter, à certains trafiquants, enfin à certains trafiquants... à certaines personnes qui vivaient dans le bunker avec lui.

Toute la journée, en Érythrée, il fumait la cigarette, il a arrêté quand il est sorti de l’Érythrée. Il est passé par plein de choses, il arrêté et il a recommencé à fumer quand il est arrivé dans son abri PC à Nyon. Et puis dès qu’on rentre dans cet abri PC, ou dès qu’on va dans le centre de jour, toute la journée, il y a que l’odeur du cannabis, toute la journée, c’est que ça, devant tes yeux. On se passe de l’argent, on se passe des paquets de cannabis, il y a des personnes de Nyon qu’il voyait des fois à la boulangerie, qui venaient acheter, qui s’arrêtaient avec leur voiture et qui venaient acheter ça aux personnes qui sont dans les abris.

Toutes les choses qu’il voyait un peu comme ça dans des films, des films avec des histoires un peu glauques, il les a vues, lui en vrai, ici, en Suisse.

Il a vu des personnes, jeunes, moins jeunes ou plus jeunes que lui... des personnes droites qui n’ont pas d’addictions, qui tout d’un coup - ce sont des personnes qui sont blessées, par des choses, parce qu’il dit qu’elle sont passées par les mêmes choses que moi, là il parle de ses compatriotes qui sont restés dans le bunker avec lui - qui ne fumaient pas, qui ne se droguaient pas, et puis là, après avoir passé quelques mois dans ces abris PC, ils ont pris une route, voilà quoi... ils étaient en dépression, ils ont sombré dans la drogue.

Il connaît très bien la Libye, puisqu’il y a été emprisonné. On l’a torturé là-bas, et malgré tout le mal qu’il a vu, il a pris le bateau depuis la Libye pour venir vivre en Europe. Et puis pour lui, ici, c’est comme une deuxième mort.

Car une fois qu’on les met sous terre comme ça... pour lui c’est une punition.

Malgré tout ce que la Suisse lui fait subir - parce que là ça va un peu mieux, mais il a été vraiment pas bien - malgré cela, il aime ce pays parce que déjà il a été pris en charge médicalement, il est maintenant suivi par plusieurs médecins. Ça lui fait du bien parce qu’il se sent compris par ses médecins, par l’équipe médicale qui l’a suivi. Rien que pour ça, je ne peux pas cracher sur ce pays.

Mais il ne comprend pas... comment les autorités peuvent mettre des gens qui viennent de pays, comment dire... problématiques, avec leur traumatismes...ils viennent ici donc demander de l’aide... et puis qu’on le mette comme ça sous terre... voilà, il ne comprend pas.

Maintenant ils sont là. Il y a plusieurs actions qui se font, qui se mettent en place, des manifestations, des conférences. Il est en train de dire qu’au delà de rendre attentives les autorités suisses, lui il veut aussi vraiment sensibiliser la population par rapport à ce qu’il vit. Il trouve que c’est vachement important de faire passer un message à la population suisse pour qu’ils sachent par quoi ils passent.

Dans les abris PC, ils vivent avec le strict minimum, donc il comprend les gens qui finissent par prendre la solution du trafic. En général, il dit que les Érythréens, c’est vrai, ils prennent pas ce chemin là... mais il comprend que, voilà... il dit que la Suisse les influence, qu’elle les influence à prendre ce chemin là, parce qu’on ne leur donne pas vraiment d’autre choix.

Les gens arrivent ici, en Europe, principalement en passant par l’Italie et puis après, ils se dispersent. Ils arrivent là où ils arrivent, et le fait que tu reçoives ta décision négative, parce que t’es un cas Dublin... après t’as la peur au ventre tous les jours, la peur qu’on te renvoie.

Il disait que les personnes qui sortent de l’Érythrée, c’est pas du tout un problème économique. Il y aucun conflit, il n’y a pas de problème économiques, c’est un problème de dictature et un manque de démocratie total. Donc les gens si ils partent, c’est qu’ils ont pas le choix, ce n’est pas pour trouver de la nourriture ou autre.

Il dit que pour tous les requérants d’asile qui viennent ici, c’est une deuxième vie qui recommence. Mais c’est une renaissance qui commence d’un très mauvais pied.

Il y a un truc qu’il trouve complètement absurde, c’est que le SPOP leur donne les plans de vol... ils renouvellent leur papier blanc chaque deux ou trois semaines et au bout d’un moment, voilà... on les renvoie en Italie ou dans le pays dans lequel ils doivent retourner. Et le fait qu’on leur dise ; voilà, t’as le droit à trente kilos... dans quelques jours il y a une personne qui va venir te chercher, il faut que tu attendes là, tu vas prendre ton avion...... le fait qu’on les tienne comme ça, comme des marionnettes, qu’on choisisse tout pour eux, des choses qu’ils n’acceptent pas eux, c’est inhumain.

Une anecdote dans le train. Il avait le ticket de train, le contrôleur est venu lui contrôler son ticket et il lui a dit que c’était pas du tout son ticket. Il lui a dit qu’il devait payer une amende et en fait, il lui a présenté son ticket de bus. Il lui a dit: écoute c’est pas du tout ton ticket, tu dois donc soit payer une amende, soit me présenter un ticket valable. Et lui a dit: écoutez, je n’ai pas beaucoup d’argent, c’est le seul ticket que j’ai, j’ai pas d’argent, pas de ticket donc il ne faut pas m’en vouloir à moi.

A partir de là, il était très en colère et du coup, il y a la police qui est venue.

Il a eu cinq ou six fois des amendes et c’est arrivé à l’EVAM, là où il était, au bunker. Au final il a dit qu’il allait partir voir son avocat et on lui a dit que son avocat ne pouvait rien faire, que c’est la loi en Suisse... présenter un ticket valable, ou sinon il doit payer l’amende.

Il a dit aussi... le truc avec les mains menottées... chaque matin à 9h30 ils doivent quitter leur abri PC. Les personnes qui sont dans le trafic elles le quittent en général plus tôt, très tôt le matin. Et puis eux, une fois, ils sont sortis de l’abri PC et il y a la police qui est venue. Ils ont mis un groupe d’ Érythréens, d’Africains, il y avait plusieurs personnes de différents pays, et puis ils les ont fouillés.

Il a fait de la prison pendant plusieurs mois en Libye, un peu moins d’un an, et puis il a vécu plein de choses horribles. Mais là, cette façon qu’ils ont eu de les fouiller, de le fouiller lui, il l’a vraiment mal pris. Et puis ils ont été menottés, emmenés au poste de police alors que ça n’avait pas lieu d’être. Il ne comprend pas, mais alors vraiment pas pourquoi... c’était juste parce c’était des personnes qui sortaient du bunker.

Quand il a été emmené au poste, ils ont été fouillés et ils ont eu des fouilles assez poussées parce qu’ils leur ont demandé de se déshabiller complètement. Même avec tout les mauvais traitement qu’il a eu en Libye, on lui a jamais demandé de se dénuder... il était vachement choqué. Il a dit qu’il avait pas envie mais les policiers ont dit qu’il avait pas le choix.

Il a un ami qui vit à Zurich et puis une fois, il voulait aller passer trois jours là-bas... parce qu’ils doivent faire des checks chaque quatre jours et puis là, il avait trois jours de libre et il voulait aller chez son ami.

ll avait donc pris une carte journalière, il avait son papier blanc qui était à jour et valable pour encore plusieurs jours. Donc il y a la contrôleuse qui vient et qui lui demande son titre de transport, il le lui présente, c’était bon... et puis elle a appelé quand même la police. Il y a un chien et puis deux personnes qui sont venues. Ils lui ont d’abord demandé son titre de transport, c’était bon, ils le lui ont rendu. Ils lui ont demandé son papier, sa pièce d’identité, il a montré son papier blanc qui était valable... ils l’ont quand même menotté et ils l’ont emmené dans une prison. Il a vu vingt prisons en Suisse, entre Zurich et Lausanne il en a vu vingt. Parce que plusieurs fois il a été arrêté dans plusieurs endroits, des fois c’était juste pour faire des contrôles.

Il est resté donc deux jours là-bas. Il pourrait pas dire où c’était, mais c’était quelque part en Suisse alémanique... il ne comprenait rien de ce qu’ils disaient. Ils lui ont enlevé les menottes, il y avait des caméras là où il était et puis il disait qu’il pouvait même pas se coucher, il devait être dans une petite cellule... il y avait les toilettes et il pouvait juste rester assis. Donc il est sorti de là-bas, et après ils l’ont transféré dans un autre endroit.

Ils demandaient; est-ce que vous êtes stressé Monsieur, est-ce que vous comprenez ce qui vous arrive ? et puis lui il disait; non, écoutez, vous m’avez enlevé les menottes, pour moi ça va. Après ces mêmes policiers l’ont ramené à Lausanne... il a commencé à entendre bonjour en français... il a commencé à entendre des gens parler en français, donc là il était un peu plus rassuré et soulagé.

Ils l’ont transféré après ici et puis automatiquement, il a donné les mains comme ça... donc ils lui avaient enlevé ses menottes quand il avait été transféré et il y a eu les policiers lausannois qui l’ont récupéré... et puis il a donné ses mains et ils lui ont dit ; c’est bon monsieur, vous êtes libre Ils lui ont rendu son sac, ses affaire et puis il est parti, il a pris le train pour Nyon.

Il est en train de dire qu’une fois, alors qu’il était à Nyon, il a entendu parler des réunions dans les couloirs du bunker ou dans les centres de jour... du fait qu’il y avait un collectif à Lausanne.

On se voyait juste dans la rue, on se regardait mais on se disait pas bonjour. Pendant les réunions, là après je l’ai reconnu, vu que je le voyais dans la rue de Gland, c’est la première fois que je le voyais là... et puis c’est vrai qu’eux ils étaient vachement réticents par rapport au refuge... c’est moi qui les ai un peu entraînés, qui leur ai dit ; t’inquiète pas, il y a des gens... parce que les deux ils étaient super réticents, en particulier Mohammed qui disait ; mais je peux pas sortir du système comme ça, le SPOP va me renvoyer encore plus vite.

Je suis allé à plusieurs réunions, on m’a expliqué comment ça va se passer, donc je les ai rassuré et ils étaient un peu plus sereins... et là ils ont accepté dès qu’ils ont compris qu’ils allaient être entourés et protégés.

Depuis qu’ils sont ici au refuge, ils sont très bien. Mais ils ont encore des restes... ils ont des restes de douleur, des traumatismes... des fois, de temps en temps, ça remonte, comme ça... mais en général, il se sent beaucoup mieux qu’avant.

Il a fini.

Mais il dit pour finir... qu’il a développé une amitié avec son médecin, le docteur Stopey, qui est vachement à l’écoute des requérants d’asile. C’est son médecin à Nyon qui le suit depuis plusieurs mois. Et à chaque fois qu’il a un rendez-vous avec lui, il peut discuter... il se sent bien parce qu’il peut se vider la tête, dire ce qui lui passe par la tête. Et puis son traducteur qui l’accompagne aussi, il sait qu’il l’écoute et qu’il l’aide aussi... qu’il l’encourage. Et puis il y a toutes les personnes qui l’entourent... Graziella, Valentina... toutes les personnes du collectif... il se sent vachement soutenu.

Il est content que le refuge ait été ouvert, et il espère que ça continuera. Il dit qu’il a parlé pendant tellement longtemps qu’il a parlé pour tout le monde (rires) !

Mohammed

Il va juste un peu parler de son arrivée en Suisse.

Il est arrivé depuis Milan, il a pris un ticket pour la Suisse jusqu’à Lugano, et puis depuis Lugano, il a essayé... il voulait aller à Bâle. Et puis il a rencontré quelqu’un à la gare, un Érythréen, il lui a demandé dans quel sens c’était pour aller à Bâle et il lui a dit ; c’est dans moins de cinq minutes, viens, je prends le même train, je peux t’aider, je vais t’amener dans le bon train Et puis il est monté donc... en première classe et il lui a dit ; non, non, non, ça c’est pas pour toi, viens il faut qu’on monte en deuxième classe et puis voilà parce qu’il disait qu’il ne connaissais pas cela. Et puis il a pris le train en direction de Bâle... et puis il lui demandait à chaque fois ; est-ce que c’est là, est-ce que c’est là ? et puis il lui disait ; non, non, je te dirais quand tu dois descendre.

Toujours dans le train, en direction de Bâle, il y a une contrôleuse qui est venue. Elle lui a demandé son titre de transport et il lui a dit qu’il en avait pas. Elle lui a demandé si il pouvait payer, il a dit qu’il n’avait pas d’argent donc elle appelé la police des CFF qui l’ont amené dans un bureau fermé. Ils l’ont fouillé, il avait 30 euros sur lui. Donc ils ont pris 20 euros pour lui payer un billet jusqu’à Bâle puisque il avait pas de titre de transport... ils ont pris donc 20 euros, ils ont pris le ticket de train et ils ont appelé la police.

La police a fait venir une traductrice... ils lui ont demandé d’où il arrivait, il a dit qu’il venait de l’Italie, qu’il avait quitté son pays l’Érythrée, qu’il était passé par l’Italie et qu’il venait d’arriver en Suisse. Ils lui ont demandé si il avait des papiers sur lui, il a dit: non Après ils lui ont pris les 10 euros qui lui restait, ils lui ont de nouveau pris un billet pour Bâle et puis ils l’ont ramené sur le quai. Ils lui ont montré l’horaire, l’heure ; ça c’est l’heure à laquelle le train va passer, tu prends celui-là et tu t’arrêtes à Bâle.

Il a pris le train, il est arrivé à Bâle et là, il savait pas quoi faire. Il est sorti de la gare, il a un peu poireauté et puis il a croisé un Érythréen de nouveau - en fait, la police lui avait donnée une adresse et puis un numéro, le camp – et il lui a demandé ; comment est-ce que je peux arriver à cet endroit là, en lui montrant le papier. C’était onze heure du soir et il lui a dit ; maintenant c’est fermé, personne va t’ouvrir, c’est la nuit, il faut aller en journée Alors il lui a dit ; tu peux venir passer la nuit chez moi avec ma famille, donc il l’a ramené chez lui et il a passé la nuit chez cette famille.

Le lendemain, l’épouse du monsieur l’a amené là-bas, elle l’a laissé devant le camp ; maintenant tu peux y aller, il y a plein d’ Érythréens, ils vont t’enregistrer ici.

Là-bas, ils lui ont demandé son adresse, son nom, sa date de naissance... toutes les informations qui le concernait et puis là, il a vu plein d’ Érythréens.

Après être arrivé ici, il est resté dans le bunker pendant trois mois. Le matin à neuf heure quarante cinq, il partait... il allait dans le centre de jour qui se trouvait à proximité du bunker. Il rentrait le soir à dix-huit heure, dix-huit heure trente, et puis trois mois après, il a reçu sa décision négative.

Après avoir reçu sa décision négative il a passé 20 jours dans le bunker, comme durant les trois mois précédents, et puis, le vingtième jour il a demandé un rendez-vous avec son assistant ; j’ai reçu cette décision négative de Berne qui dit que je dois retourner en Italie, j’ai pas envie de partir, j’ai envie de rester ici, donc qu’est-ce que je peux faire ?

Et c’est là que son assistant social lui a donné l’adresse du quartier sous-gare. Il lui a parlé du collectif Droit de rester en disant que eux, ils aidaient les personnes... et c’est là qu’il est venu un fois un lundi à dix-huit heure et puis c’est là qu’il a rencontré Abraham.

On est allés à une ou deux de ces réunions, ça parlait de ce refuge: le 8 mars il y a un refuge qui ouvre, il faut qu’on se trouve des sacs et des valises, qu’on mette le peu d’affaires qu’on a dans nos sacs et puis qu’on rentre dans ce refuge le 8.

Et la suite, tu la connais un peu, toi tu nous vois... tu nous a croisés, tu vois comment on vit, comment on est entouré.es.

1. Salle d’activité de la paroisse de l’église de St-Laurent. Derrière ces tentures se trouvent les espaces intimes et de repos des réfugié. es recherchant l’asile et la protection en Suisse, alors aidés dans leur démarche par le collectif Droit de rester ainsi que par le collectif R Lausanne, 21 avril 2015

2-5 Manifestation et rassemblement de soutien ayant aussi pour but de générer un cordon humanitaire autours des réfugié.es, ce afin qu’ils/elle ne soient pas arrêté.es par les autorités. Ces personnes étant en effet trop vulnérables au regard de la situation présente, ce soutien populaire et militant est absolument indispensable. Lausanne, 11 mars 2015

6. Abraham, (voir témoignages, p. 252-257). Lausanne, 21 avril 2015

7. Miki, (voir témoignages, p 84-85. ). Lausanne, 21 avril 2015

8. Tract de mobilisation du Collectif R pour la manifestation du 17 mars 2015.

9-12 Rassemblement et manifestation à travers la ville de Lausanne. Cette fois-ci le rassemblement se déplaça à travers la ville afin d’y faire connaître la situation de manière plus large. Ce également dans le but de mettre d’avantage de pression sur les autorités afin que celles-ci se déterminent sur les revendications leur étant adressées quant au sort des réfugié.es. Lausanne, 14 mars 2015

13. Le refuge. Lausanne, 21 avril 2015

14. Pancarte commémorant le premier mois du refuge. Lausanne, 21 avril 2015

Calais: English Fences

& The Wall

Ouvert en 1999, le centre humanitaire de Sangatte sera fermé en novembre 2002 par Nicolas Sarkozy invoquant alors un appel d’air. Les Britanniques eux, considéraient le centre administré par la Croix-Rouge comme un réservoir d’immigrants clandestins toléré par la France. Le centre, d’une capacité d’environ 200 à 300 personnes se verra parfois occupé par plus de 1600 personnes cherchant alors à passer en Angleterre pour y rejoindre famille, ami.es ou connaissances.

Le traité du Touquet, ratifié entre 2002 et 2003 sous l’administration de Nicolas Sarkozy et de Tony Blair, eut pour but de renforcer les contrôles frontaliers dans les ports de la Manche et de la mer du Nord à destination du Royaume Uni La Grande-Bretagne n’ayant point ratifié les accords de Schengen, c’est à la France qu’il incombera de renforcer la frontière Anglaise. Dès lors, cette frontière anglaise se trouve bel et bien sur le territoire français, faisant de Calais un cas clair d’externalisation de la frontière.

Entre 2002 et 2014, nouvelles errances suite à la fermeture du centre de Sangatte. Bâtiments squattés, démantèlements de camps, affrontements avec les forces de l’ordre, révoltes, émeutes, tensions entre exilés et locaux, crises humaines et sanitaires.

Une crise qui se répétera sensiblement de la même manière à partir de l’année 2017. En effet, le gouvernement Hollande d’alors, sous l’égide du ministre de l’intérieur Bernard Caseneuve, avait bien pour intention de vider la jungle Ce qu’ils parvinrent partiellement à faire, au prix de nombreuses tensions ainsi qu’au prix de nombreux affrontements qui émaillèrent toute l’année 2016.

1. Alors rentré depuis quelques jours à peine, il s’en est fallu de peu pour que je prolonge mon séjour à Paris jusqu’à ce vendredi tragique afin d’y attendre un second ami qui remontait de Suisse.

Mais ce soir là, recourbé dans la pénombre de ma chambre, l’ordinateur posé sur mes genoux, je suivais en direct depuis Lausanne le déroulement des attaques terroristes qui eurent lieu à Paris le 13 novembre 2015.

Parallèlement à ce stream diffusé par Le Monde qui déroulait la situation en direct au gré des informations qui difficilement remontaient tant la panique et la confusion régnaient, je suis tout à coup tombé sur une vidéo semblant montrer la Jungle de Calais alors en proie aux flammes. Merde ! me suis-je exclamé intérieurement (mais impossible toutefois de vérifier l’information ou les sources sur le moment).

En suivant le hashtag #calais sur Twitter, je vis qu’effectivement, la confusion régnait. Une rumeur selon laquelle des militants d’extrême-droite qui auraient attaqué le campement en réponse aux attentats de Paris circula et gonfla sur les réseaux. Des messages tels que «enfin, ils brûlent», mais aussi des symboles souverainistes, frontistes ou croisés apparaissaient le long du fil, pendant que sur le stream du Monde, l’horreur se déroulait toujours quasiment en temps réel.

Dans un article publié dans La Voix du Nord du 14 novembre 2015, nous pouvions lire: Le sous-préfet (Denis Gaudin), présent sur place au côté des pompiers et des forces de l’ordre qui empêchaient l’accès à la zone du sinistre, a insisté sur l’origine accidentelle de l’incendie. Des rumeurs circulent sur les réseaux sociaux indiquant qu’il s’agit d’un incendie criminel lié aux attentats de Paris et qui aurait pu être causé par des militants d’extrême-droite. Ça n’a strictement rien à voir, il y a déjà assez de problèmes dans ce pays», a-t-il indiqué

Selon D. Gaudin toujours: le feu trouverait son origine dans une bougie ou un réchaud. Les flammes auraient attaqué les parois d’une tente et il aurait été attisé par les vents forts. Les migrants que nous avons pu croiser à la sortie du camp confirmaient cette thèse.

La nouvelle Jungle de Calais, ou Camp de la Lande, comptait en 2016 quelques 5000 âmes qui s’entassaient alors dans un bidonville fait de tentes, de bâches et de constructions de fortune de toutes sortes.

Le camp fut donc partiellement démantelé durant l’année 2016 par le gouvernement Hollande. Néanmoins et malgré cette énième action gouvernementale, le phénomène et le sort des exilé.es de Calais subsiste et est voué à toujours perdurer.

La nuit du vendredi 13 novembre 2015, 2500m2 de végétation ainsi que 40 habitations brûleront dans un immense incendie qui ne fit heureusement aucun.e blessé.e. Un fort vent et un réchaud de cuisine en seraient la cause1 . Quelques semaines auparavant, un autre restaurant de fortune prit feu et une bouteille de gaz explosa.

A partir des années 2019 et 2020, le phénomène prit une nouvelle dimension en raison de l’impossibilité de traverser la Manche à l’aide de l’Eurotunnel, des camions et des ferrys. Aussi, les traversées précaires du Channel à l’aide de barques ou de canots pneumatiques se firent toujours plus nombreuses, ce qui avait toujours été très rare jusqu’à présent. Les campements de fortune subsistent également ci et là, dans un éternel jeu de cache cache entre exilé.es et forces de l’ordre.

Toujours financé par le Royaume-Uni à hauteur de 4 millions de francs, un mur végétalisé sera érigé entre 2016 et 2017 le long de l’autoroute menant à la rocade et au terminal des ferry.

En 2022, ce seront plus de 45’000 exilé.es qui rejoindront l’Angleterre de manière précaire et «illégale», ce toujours à l’aide de barques et autres bateaux pneumatiques de fortune.

Depuis le début de l’année 2024, 54 personnes sont décédées lors de ces traversées.

La police s’adonne parfois à une pratique illégale qui consiste à redéposer les personnes prises alors qu’elles tentaient de rejoindre l’Angleterre ou l’Allemagne à la frontière, mais en ayant pris soin de leur confisquer leurs chaussures. Il y a aussi des policiers en civil dans le camp. Ils font des enquêtes. Mais moi je m’en moque. Je n’ai rien fait de mal. Nous ne sommes pas venus ici pour faire les terroristes. On a fui par besoin.

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Mohammed (photo ci-dessus) me parla des néonazis l’ayant attaqué alors qu’il se trouvait en Allemagne, tout en symbolisant de sa main un cercle représentant un brassard flanqué de la svastika. A plusieurs reprises, il fut frappé et insulté. Aussi, il se décida à partir et à quitter l’Allemagne pour la France, puis l’Angleterre. Heureusement, les Soudanais sont très soudés. Malgré cela, il ne s’attendait pas à se retrouver dans un tel endroit. Il voudrait bien sûr rejoindre l’Angleterre mais il sait bien que cela est devenu quasiment impossible en ce moment. Ce n’est pas faut d’avoir essayé, mais la police m’a attrapé et arrêté, me dit-il tout en en mimant le geste des menottes qui lui ont été mises aux poignets.

Dany me raconta: ça fait maintenant 10 mois que je me trouve dans la Jungle. Mon oncle a été tué au Soudan et mes parents y vivent encore. Je n’ai aucun espoir de retourner dans mon pays à cause de la guerre civile. Tu vois, ici, il y a des chrétiens et des musulmans, mais cela ne fait pas de différence, tout le monde se respecte. Bien sûr que je souhaite rejoindre l’Angleterre. Mais je sais aussi que cela peut prendre des mois, voir des années. Le plus important, c’est de garder le sourire et de ne pas se laisser abattre.

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En tentant de passer en Angleterre, un train a tué mon ami, me raconte Hashim (photographie en bas à gauche), tout en me montrant son pied encore blessé. Je reste donc dans la Jungle. J’y mange, j’y dors - un ami sourd et muet vient de rentrer dans la petite cabane. Ils conversent en langage des signes et je comprends qu’il a besoin de clous et d’un marteau. Hashim reprend: ma famille se trouve toujours au Soudan. J’y ai un enfant de deux mois. Ma famille a elle aussi quitté le Soudan pour la Libye mais ils ont été arrêtés et ont été déportés vers le Soudan. Je souhaite donc aller en Angleterre pour y faire venir ma famille. Mes empreintes n’ont jamais été prises donc j’ai toujours une chance.

Je m’appelle Saven

Je suis né le 19 avril 1990 à Mossoul, en Irak. Mon père est né en 1955 et ma mère en 1965. J’ai grandi dans une petite famille. Je n’ai qu’une seule sœur qui s’appelle Sheren et qui est née en 1988. Mon enfance fut heureuse et sûre. Mon père faisait partie des Forces spéciales en Irak durant la période où Saddam Hussein était encore au pouvoir, jusqu’en 2003.

A Mossoul, j’ai étudié à l’université et je suis devenu enseignant d’anglais. Mais après l’opération Freedom Irak en 2003, ma vie a changé et est devenue bien plus difficile, la vie a totalement basculé.

Le Parti Ba’ath a été défait et il y avait des risques qu’ils recherchent des membres de l’armée et du Parti. Ils ont tenté de tuer mon père. Ils n’y sont pas parvenu mais mon père a perdu sa jambe suite aux tirs. Ma mère est morte en 2005 et ma vie est devenue encore plus difficile. Entretemps, ma sœur a divorcé et est retournée chez nous à Mossoul.

J’ai des maladies, des allergies, des douleurs dans la poitrine et des palpitations. J’ai également des cailloux aux reins et de la graisse dans le foie. Je me suis rendu en Iran pour suivre un traitement mais il m’ont dit d’aller vivre à un autre endroit à cause du climat de l’Irak et de la pollution. Je n’ai pas eu d’examens médicaux depuis que j’ai quitté mon pays.

Quand je suis retourné en Irak, après l’Iran, j’ai appris que l’Etat islamique avait attaqué ma ville et qu’ils la contrôlaient. Ça a été difficile de passer les points de contrôle alors que je cherchais à rejoindre ma ville.

Après bien des tentatives, j’ai finalement réussi, mais tout avait changé.

J’ai donc commencé à travailler dans un village proche de Mossoul pendant presque un an. Après cela, je n’ai pas pu continuer mon travail et ma vie ici car à trois re-

prises, des Kurdes membres de l’Etat islamique m’ont demandé de les rejoindre. Finalement, mon patron a décidé de m’aider à quitter l’Irak pour la Turquie en m’aidant financièrement.

Suite à cela, je suis venu en France.

Ça fait deux mois que je vis dans la Jungle de Calais et je n’ai nulle part d’autre où aller. Je ne sais pas où aller, je n’ai pas le moral. J’ai besoin de pouvoir me reposer. Je jure que si ils me déportent, je vais me tuer. Je perds ma vie ici. Trois nuits après que tu sois parti, il y a eu des protestations et des gens ont tenté de barrer les routes, mais la police a utilisé des gaz. Maintenant je tousse et il se peut que j’aie une infection aux poumons.

La raison principale pour laquelle j’ai quitté mon pays, c’est à cause de cette saleté d’Etat islamique qui ont tenté de me forcer à les rejoindre. Mais je suis parti, je me suis enfui. Ils ont coupé la tête d’un ami. Je jure qu’il y a des nuits où je n’arrive pas à m’endormir. Et cette satanée Irak qui ne peut pas m’aider. Toujours à bombarder et à tuer. Et puis j’ai vu tellement de choses alors que l’Etat islamique contrôlait ma ville.

J’ai peur.

Epilogue

Saven a depuis lors pu rejoindre l’Allemagne, pays qui lui a finalement accordé l’asile depuis quelques années maintenant. Suite à cela, il put enfin avoir accès aux soins dont il avait besoin, à un emploi, à un logement. Il lui est désormais possible de reconstruire sa vie ainsi que de voyager à nouveau et de se déplacer librement en Europe ou dans le monde.

1-2-3: Dispositifs de sécurité entourant l’ensemble de la gare de Calais-Fréthun, la station ferroviaire d’où partent les trains Eurotunnel permettant la traversée par le tunnel sous la Manche à destination de l’Angleterre. Actuellement néanmoins, de telles traversées sont devenues totalement impossibles en raison de ces nombreuses clôtures. De larges zones de végétation ont également été détruites aux alentours de la gare, ces déboisements prenant part ainsi à un «dispositif anti-migrants» plus large permettant alors une visibilité maximale pour la surveillance de la frontière. Mais ces déboisements ont aussi pour but d’empêcher que de nouveaux campements pouvant être masqués par la végétation ne soient montés à proximité des terminaux ferroviaires. Cette catastrophe humaine est aussi une catastrophe environnementale. Gare de Calais-Fréthun, 2 novembre 2015

4. Vue de l’entrée du Camp de la Lande - ou Jungle de Calais En contrechamp direct se trouve la route de la rocade qui mène au terminal des ferrys menant vers l’Angleterre. Calais, 6 novembre 2015

5. Un jeune réfugié soudanais se roule une cigarette alors que je suis invité à partager le repas en sa compagnie. Calais, 3 novembre 2015

6. Un groupe de réfugiés kurdes d’Irak prennent leur repas. Certains sont médecins ou avocats, comme ils me l’expliquèrent longuement. Toujours selon leurs mots, c’est une honte pour eux de se retrouver dans une pareille situation et dans un pareil endroit. Calais, 4 novembre 2015

7. Un groupe de réfugiés kurdes rebâtissent un baraquement suite à l’incendie d’un restaurant les jours précédents. Calais, 4 novembre 2015

8. Mohammed (voir p.276) Calais, 6 novembre 2015

9-12 Logements de fortune. Sur la seconde photographie, nous apercevons en arrière plan la route ceinturée de barrières et de barbelés par laquelle passent les camions à destination de l’Angleterre et dans lesquels tentent toujours d’embarquer plusieurs dizaines d’exilé.es coincé.es à Calais. Calais, 4 novembre 2015

13. Mohammed, un jeune soudanais de 17 ans, prépare le repas de midi. Calais, 3 novembre 2015

14. Hashim (voir p. 285-286). Calais, 17 novembre 2016,

15. Dany, un soudanais d’une trentaine d’années, prépare le repas auquel je serais convié. Il me raconta qu’il se trouve dans la jungle depuis environ 10 mois. Son oncle a été tué au Soudan mais ses parents y vivent encore. Il n’a cependant aucun espoir de retourner dans son pays en raison de la guerre civile qui y fait rage. Il souhaite donc rejoindre l’Angleterre, malgré les difficultés croissantes pour traverser la Manche. Calais, 8 novembre 2015

16. Un groupe de CRS patrouille dans le Camp de la Lande durant la journée. Cette très forte présence en cette période annonce en fait le démantèlement à venir. Calais, 17 novembre 2015

17. Logement de fortune, quartier des soudanais. Calais, 6 novembre 2016

18. Logements de fortune et lieu communautaire habité principalement par des exilés soudanais. Calais 3 novembre 2016

19. Logement de fortune, quartier des soudanais. Calais, 6 novembre 2016

20. Entrée de l’école de langue de la Jungle. Alpha, qui y suit des cours de français, m’explique qu’il ne souhaite pas s’exprimer sur les raisons l’ayant poussé à quitter la Mauritanie. Et si il retourne un jour en Afrique, il souhaiterait plutôt rejoindre l’Afrique du Sud. Il se trouve dans la Jungle depuis maintenant sept mois et a déposé une demande d’asile en France: la vie ici est compliquée. Il y a beaucoup de monde et l’hiver approche, ce qui n’arrange rien. Au début, ça allait bien. Les policiers venaient même dire bonjour et prendre des nouvelles. Mais plus maintenant. La police s’adonne parfois à une pratique illégale qui consiste à redéposer les personnes prises alors qu’elles tentaient de rejoindre l’Angleterre ou l’Allemagne à la frontière, mais en ayant pris soin de leur confisquer leurs chaussures. Il y a aussi des policiers en civil dans le camp. Ils font des enquêtes. Mais moi je m’en moque. Je n’ai rien fait de mal. Nous ne sommes pas venus ici pour faire les terroristes. On a fui par besoin. Calais, 6 novembre 2015

21-22 Résidu d’affrontements le long de la rocade de Calais, ainsi qu’une sculpture réalisée à l’aide d’autres de ces résidus, des restes de grenades lacrymogènes GR56. Ces affrontements et ces heurts furent en effet nombreux entre l’année 2016 et 2017, le gouvernement Hollande étant alors bien décidé de se débarasser de la Jungle de Calais Ce qu’il parvint effectivement à faire, dumoins partiellement. Des solutions furent alors proposées par le gouvernement et celles-ci consistèrent en la possibilité, pour les personnes qui le souhaitaient, de déposer une demande d’asile en France, renonçant ainsi à rejoindre l’Angleterre. Les personnes ayant accepté furent par la suite transférées par bus dans différents centres disséminés sur tout le territoire français.

Mais ce démantèlement de la Jungle ne se fit pas sans heurts, et les gaz lacrymogènes furent utilisés à de nombreuses reprises afin de contenir ou de repousser les personnes s’opposant au démantèlement du camp ou tentant désespérément d’accéder à la rocade menant aux ferrys. Calais, 17 novembre 2016

23. Graffiti pro-migrants en ville de Calais. Calais, 18 novembre 2016

24. Un groupe d’exilés soudanais joue aux cartes afin de tuer le temps, ce jusqu’à la nuit, moment où reviendra le moment de tenter une traversée en se glissant dans un camion se dirigeant vers la rade des ferrys menant en Angleterre. Calais, 17 novembre 2016

25. Construction du mur de Calais. Du côté de ses partisans et des autorités, le mur de Calais fut considéré comme une nécessité afin d’empêcher les exilés de s’embarquer dans les camions à destination de l’Angleterre. Alors que du côté des opposants au mur, celui-ci est jugé inutile, notamment en raison du fait que, durant toute l’année 2016, le gouvernement Hollande parvint à atteindre une partie de ses objectifs en désengorgeant partiellement le Camp de la Lande La construction d’un énième dispositif frontalier parut donc d’autant plus déplacée. Mais nonobstant ces protestations et leurs arguments, ce mur végétalisé est aujourd’hui achevé. Un énième mur de la honte. Calais, 17 novembre 2016

26. Construction du mur de Calais. Calais, 17 novembre 2016

Première tentative: vols spéciaux

Sur le quai d’une gare de Suisse romande, il me raconta des histoires horribles. Des nouveaux-nés jetés dans des pilons à grain, puis sauvagement écrasés. Il me parla d’une vidéo qu’il avait en sa possession et qu’il souhaitait me faire voir. Il me montra également ses cicatrices. D’énormes balafres lui parcourant le tronc de manière transversale. A la tête également, un enfoncement dans le crâne, en haut à gauche, un trou.

Cet homme avait vu l’enfer et vécu l’horreur. Il y échappa en faisant le mort, affreusement blessé. Après un long périple depuis le Rwanda en passant par le Congo, il demanda finalement l’asile politique à la Suisse, asile qui lui fut refusé.

Après avoir décidé de nous revoir quelques semaines plus tard pour une série de portraits et de recueil de témoignages auprès de ses compagnons également, nous avons échangé nos numéros de téléphone. Mais quelques temps plus tard, rien à faire. Le téléphone demeurait éteint. Le numéro actif il y a quelques semaines encore était désormais inexistant.

Germain était sans-papiers et jamais je ne l’ai revu.

A quelques semaines près, cette rencontre coïncida avec le décès d’un jeune Nigérian d’une trentaine d’année décédé dans sa cellule de la prison de l’aéroport de Zurich peu avant son transfert vers l’avion sensé le déporter vers la ville de Lagos le 17 mars 2010.

Condamné pour trafic de drogue, emprisonné puis débouté, il entama une grève de la faim en geste d’ultime protestation.

1. Comme pudiquement nommés en Suisse. Les personnes refusant en effet leur déportation se voient parfois attaché.es de force de la tête aux pieds. Un dispositif de contrainte extrême qui empêche alors tout mouvement et annihile ainsi toute capacité d’agir. Tout comme les renvois forcés, ces pratiques sont contraires à tout dignité.

Immobilisé et plaqué au sol par deux policiers, il fit un malaise auquel il succomba. Déjà affaibli par sa grève de la faim, il s’avéra ultérieurement qu’il souffrait également de problèmes cardiaques, l’absence de suivi médical contribuant donc également à ce décès.

Suite à ce drame, les vols spéciaux1 furent suspendus. Ils reprirent en juillet 2011 et ce fut la première fois que des médecins accompagnèrent alors les requérants d’asiles déboutés déportés.

Suite à deux demandes, une première effectuée en 2010, la seconde en 2012, et malgré le fait que cette dernière fut appuyée d’une lettre de recommandation, l’accès à l’intérieur de la prison de l’aéroport de Zurich me fut toujours cordialement refusé.

D’une certaine façon, ironie non risible de la situation, mon regard ainsi que ma capacité de mouvement se retrouvèrent cloisonnés à l’extérieur du lieu d’enfermement auquel je cherchais à avoir accès.

Au cours du processus par lequel je cherchais à avoir accès à l’intérieur de la prison ainsi qu’aux personnes y étant détenues, je fus contraint de développer des échanges cordiaux et formels avec l’administration pénitentiaire. Là se situait la condition permettant l’obtention de résultats documentaires et photographiques.

Il me fallait en effet pouvoir évoluer aux alentours de la prison sans être inquiété et sans risquer d’arrestation ou de confiscation de matériel. De ce fait, les autorités devaient être informées de mes venues ainsi que de ma présence lors des prises de vues (suite p. 320).

2. (...) il y l’ironie ou la mélancolie de gauche. Celle-ci nous presse d’avouer que tous nos désirs de subversion obéissent encore à la loi du marché et que nous n’y faisons que nous complaire au nouveau jeu disponible sur le marché global, celui de l’expérimentation sans limite de notre propre vie. Elle nous montre absorbés dans le ventre du monstre où même nos capacités de pratique autonome et subversive et les réseaux d’interaction que nous pourrions utiliser contre elle servent la puissance nouvelle de la bête, celle de la production immatérielle. (...) L’émancipation sociale a été en même temps une émancipation esthétique, une rupture avec les manières de sentir, de voir et de dire qui caractérisaient l’identité ouvrière dans l’ordre hiérarchique ancien. (...) Ce n’est donc ni la nouveauté ni la force de la thèse qui a pu séduire mais la façon dont elle remet en service le thème «critique» de l’illusion complice. Elle donnait ainsi aliment à la version mélancolique du gauchisme, qui se nourrit de la double dénonciation du pouvoir de la bête et des illusions de ceux qui la servent en croyant la combattre. (...) Elle nourrit aussi la proposition d’un militantisme inversé appliqué non plus à détruire mais à sauver un capitalisme qui aurait perdu son esprit. Mais son étiage normal est celui de la constatation désenchantée de l’impossibilité de changer le cours d’un monde où tout point solide manquerait pour s’opposer à la réalité devenue gazeuse, liquide, immatérielle de la domination. (...) Mais la prédiction mélancolique ne porte par sur des faits vérifiables. Elle nous dit simplement: les choses ne sont pas ce qu’elles semblent être. C’est là une proposition qui ne court par le risque d’être jamais réfutée. La mélancolie se nourrit de sa propre impuissance. Il lui suffit de pouvoir la convertir en impuissance généralisée et de se réserver la position de l’esprit lucide qui jette un regard désenchanté sur un monde où l’interprétation critique d’un système est devenue un élément du système lui-même.

Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Les mésaventures de la pensée critique, La Fabrique éditions, 2008, p.40-43

Malgré cela, je serais néanmoins contrôlé à deux reprises, ainsi que constamment gardé à l’oeil depuis l’intérieur du bâtiment.

Cela pourrait donc poser un problème de «complicité» avec le système que je tentais de dénoncer, Jacques Rancière nous rappelant d’ailleurs explicitement que le simple fait de regarder les images qui dénoncent la réalité d’un système, apparaît déjà comme une complicité dans ce système2.

Qu’en est-il donc de la production de ces photographies dans pareil contexte ?

La conclusion peut paraître abrupte et brutale.

Mais elle est en cela à la hauteur de l’intensité et de l’ampleur de la catastrophe. A la hauteur également des immenses défis qui nous attendent ici, partout ailleurs, maintenant et demain.

De nos jours toujours, la dignité et la sécurité des personnes en exil - mais aussi d’autres minorités - n’ont jamais été si menacées. Raison pour toujours d’avantage y répondre de manière concrète et solidaire, empathique, généreuse et altruiste.

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Remerciements crowndfunding

Maude Oswald, Mathilda Olmi, Yann Laubscher, Antigoni Papantoni, David Gagnebin-de-Bons, Michel Pennec, Librairie Fahrenheit 451, Daniella Serey Olivares & Carlos, Lea Aldeeb, Laurie Odette Pottier, Olivia Huguenin, Béatrice Castelletti, Marie-Christine Lehmann, Pierre-Yves Massot, Yannick Marron, Manuela Debernardi, Strates Association, Harry-Ann Trip-Hei, Sébastien et Anna-Maria Gerber, Catherine Leutenegger, Danaé Panchaud, Grégoire Mangeat, Philippe Currat & Vaffa Kaby

Remerciements

Roxanne Sheibani, Daniela Marchetta, Marine Dias Daniel, Sylvie Baechtold, Nicolas Savary, Luca Delachaux, Noémie Elise Richard, Nicolas Caviedes, Sandra Calligaro, Irène, Giacomo, Ana-Lisa, Aruna Canevascini, Sébastien & Anna Gerber, Mona Jospeh, Fred Lonidier, Raphael Lods, Arthur Lehmann, Pascal Blum, Eva Leitolf

De chaleureux remerciements à Milena Meo et à Maria

Vita Cambria de la faculté de sciences politiques de l’université de Messine, avec qui les entretiens et les discussions m’ont permis de mieux saisir la complexité et la spécificité de la question migratoire en Sicile.

D’infinis remerciements à toutes les personnes présentes dans cet ouvrage, à celles et ceux m’ayant hébergé, orienté, aidé, à celles et ceux que je n’ai que trop brièvement et pas assez côtoyé.es sur le chemin.

Aux réfugié.es surtout, aux victimes de la colonisation, de l’esclavage, de l’impérialisme et de l’exil. A leurs familles et à leur descendance.

Nous n’avons qu’un seul berceau.

Alkebulan.

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