Didier Goux s'offre un bungalow

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L'hypostase à costume rayé commandera en plus un café : c'est décidément un élément à surveiller, peu fiable apparemment. La mort a de terribles pouvoirs. Ses hypostases parlent d'une voix douce, égale, raisonnable, pondérée, duveteuse, poussinette. Il n'empêche qu'au bout d'un court quart d'heure, l'humain placé à côté d'elles est pris d'une brusque envie de sangloter devant tout le monde - et, pour une fois, le sauvignon n'y est pour rien. Les mots que prononce la mort par sa triple bouche sont terrifiants, et ne sauraient être répétés sans conséquence fâcheuse, probablement irréversible. Les plus anodins d'entre eux résonnent déjà fort lugubrement : diagramme, capture d'écran (on devine ici la sauvagerie, dans le terme même), segment de marché... Il en est d'autres qui, frappant les tympans d'un mortel non averti, le transformerait illico en statue de sel - et même pas de Guérande. Au bout d'une interminable éternité, alors que ton vieil ami fourbu crispait ses doigts tremblants sur le recueil de nouvelles de B. Traven qu'il avait cru bon de convier à ses agapes, la mort a fini par quitter la table. Les trois hypostases ont rangé leurs abjects grimoires dans des sacoches de simili cuir noir, dont les gueules ouvertes béaient comme celles d'un Cerbère, et ont quitté l'établissement, avec force sourires suintant de menaces atroces, à peine dissimulées. Tout juste la mort avait-elle disparu sous les arcades de l'avenue de l'Europe que le risotto reprenait son moelleux, tandis qu'une douce ondée de parmesan tombait sur lui. Et, comme bien tu penses, soulagé d'être passé si près du gouffre sans y tomber, j'ai repris un pichet de sauvignon.


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