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les soutiers de la route
emploi - 20
Livreurs à vélo : à toute vitesse et droit dans le mur
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À Lyon, comme dans certaines grandes villes de France, la rue abrite un ballet de vélos. Mais loin d’être une belle pièce de théâtre, ce sont bel et bien des livreurs écrasant le bitume à la recherche de quelques euros par course. Ici, rares sont ceux qui pédalent par passion.
Ala sortie de métro Ampère, un large soleil et une haine qui grandit. la commande acceptée pour aller jusqu’au illumine les rues. Et c’est devant le Mc restaurant, la commande est quasiment prête Donald, que la foule se presse. Mais ne Le vélo, comme tout sport, a le don d’épuiser et le temps sur place n’est donc que de courte vous y trompez pas, le bain-de-soleil pour les muscles et comme rapporte Ahmed, durée. Une pause que peuvent s’offrir les ces gens-là, ne sera que de courte durée. de mettre « les batteries à zéro ». Dans scooters, qui se réunissent souvent devant les Les cyclistes et motards des différentes un premier temps, il est important de se plateformes de livraisons attendent impatients. Pour d’autres, c’est le moment de prendre concentrer sur l’aspect psychologique pour comprendre l’impact parfois méconnu « C’est un travail humain et une pause, un peu en retrait. Ils souhaitent s’éloigner des commandes 8845, 6627 ou bien encore de la commande de Lisa, qui depuis le temps qu’elle est là, risque de manger froid... qu’entraîne une pratique intense et répétée, sans grand lien social, sans patron, sans sécurité, et sans évolution possible. Quand il est seul sous la pluie à 22H30 par un froid c’est super agréable de faire le tout dans d’aussi bonnes conditions. C’est détente. » C’est ici qu’Ahmed et ses collègues de dix glacial, et que certains restaurateurs ne minutes se retrouvent. Lui, contrairement aux daignent même pas lui adresser un bonsoir, chaînes des grands fast foods, en attendant autres, se démarque très facilement. Entre il y a de quoi se poser certaines questions... leurs commandes. Les différences de revenus deux immenses scooters, son petit vélo. Il ne le Cet isolement est souvent plus important chez entraînent parfois certains privilèges. Ici, par cache pas, c’est le premier prix, le moins cher les cyclistes que chez les scooters. Une fois exemple, les plus petits revenus n’auront pas qu’il ait trouvé. Mais c’est son gagne- le droit à des aides. Moins ils gagnent, pain, sa source de revenus, le symbole moins ils ont de chance. Et leur mental d’une vie qui connaît certains imprévus, peut être le théâtre de ce désordre puisqu’il faut l’avouer, personne ne rêve économique et social. Mais entre nous, plus tard d’être livreur à vélo. Ahmed, lui, qui s’en inquiète ? Sûrement pas la se destinait à la Recherche. Avec un bac psychologue de l’entreprise, ou le +5 en nanoscience, il ne se doutait peut- responsable des Ressources humaines, être pas passer par la case cycliste. Mais qui ne connaît finalement même pas la crise sanitaire actuelle à remis en leur nom... question son avenir, et il a dû s’adapter. Aujourd’hui, il raconte les conditions un rythme de vie en roue libre de travail qui entourent le métier de livreur. Il décrit alors des conditions C’est un fait. Les plateformes de qui se rapprochent de « l’esclavagisme livraison en ligne laissent leur employé moderne ». Et à son collègue de rajouter à eux même. Aujourd’hui, les livreurs derrière lui, « d’esclavagisme High- font face à une situation qui sera peutTech ». être celle de demain pour beaucoup de travailleurs. C’est-à-dire que leur seule personne pour les empêcher de structure se résume à un algorithme dérailler dans une boîte, plus couramment appelée smartphone. Mais entre deux Toutes relations réelles sont coupées, commandes, seul sur un vélo, la vie ne il n’y a plus que les écrans, un montant tient qu’à la personne assise sur sa selle. qu’ils doivent aller chercher en pédalant, Les dangers de ce métier sont bel et bien et des commandes à livrer, pour ceux qui réel : les livreurs à vélo de ces plateformes peuvent se les payer. Bien que la situation ne bénéficient d’aucune aide (ou d’une soit loin d’être celle des esclaves maigre assurance comparée à leur pendant la traite négrière, certains faits métier). Ou ne serait-ce de campagnes peuvent cependant servir à comprendre de prévention complète et efficace, afin ce ressenti. Parce que oui, même si de prévenir les dangers liés à ce métier. les mots ne collent pas forcément, Alors qu’il y a en a des dangers lorsqu’un le sentiment est là, c’est un malaise, être humain parcourt plus de 50 km une amertume par jour, zigzaguant entre les voitures, Certains livreurs se procurent eux-mêmes leur sac. © Vincent IMBERT
En plein confinement, les Français se dirigent encore davantage vers les livreurs pour se procurer leurs repas. © Vincent IMBERT

grimpant et s’essoufflant, le tout généralement 6 jours sur 7, de midi à tard dans la nuit.
Et cela ne s’arrête pas là. Selon Marie Radigois, psychiatre et experte en micronutrition, « un manque d’hygiène de vie et d’une bonne alimentation peut entraîner une carence en vitamine et en minéraux importante. Le corps est donc plus à même à la fatigue, aux tendinites, aux chutes et mets le livreur en danger sur le long terme. » Seulement, encore une fois, qui est là pour expliquer à ces personnes le risque encouru ? Leur kiné ? Leur médecin spécialiste en micronutrition ? Ou bien même les employeurs ? L’image « d’esclave moderne » peut se comprendre. Le livreur à vélo est considéré par ses employeurs comme une source de revenus à usage unique. Cependant, le docteur Marie Radigois tient à rajouter quand même que « le bilan de l’activité physique peut être très favorable s’il y a un suivi médical ».
un métier à plusieurs vitesses
Les inégalités entre livreurs se voient dans une côte. Driss travaille en tant que livreur sur un vélo cargo (avec une malle à l’avant), pour Archi-chouette, une société de jeu qui a décidé
« J’ai frôlé la mort ce jour-là.
d’innover en livrant à vélo toute la métropole lyonnaise. Le dernier jour de sa semaine, il comptabilise quasiment 170 kilomètres parcourus en cinq jours. Mais quelque part, il gagne aussi beaucoup de temps avec un vélo équipé d’un petit moteur électrique et de tout le confort, à 4000€. Il reconnaît lui-même d’être extrêmement chanceux en étant« sous contrat avec du bon matériel ». Et convient ne pas être dans la même situation effrayante que « les livreurs Delivroo payés 5 euros la course ». Place Bellecour, cette fois, c’est un tri-porter électrique qui vient se poser et livrer ses clients. Le restaurant Pollen offre un service de retrait grâce à un vélo nouvelle génération tout équipé. C’est-à-dire, avec un frigo, un toit contre la pluie et de multiples autres fonctionnalités. Bref, il n’y a pas à dire, c’est presque mieux qu’un scooter à ce niveau-là. Mais son coût, 7000€, a dû en décider plus d’un à opter pour un véhicule avec seulement deux roues et un guidon. Quelque part, c’est bien aussi. Thomas n’est pas un féru de vélo, mais ajoute aussitôt ; « je ne me plains pas, tout le monde a le sourire quand ils viennent, c’est un
La sécurité des livreurs est à leur frais, ce qui peut sembler paradoxal en connaissant les revenus de ces derniers...

travail humain et c’est super agréable de faire le tout dans d’aussi bonnes conditions. C’est détente.» La balade est encore une fois sous contrat, tout frais payé, tout équipé, tout assuré. Et même dans la restauration rapide, il est possible de trouver des livreurs à vélo, sous contrat, et cette fois, équipés ; c’est le choix qu’a fait Pizza Hut en Presqu’île. Ici, les livreurs sont « assurés, équipés et travaillent dans de bonnes conditions » assure Miguel, le gérant. Les vélos sont électriques, le matériel est fourni, et surtout, les normes de sécurités qui devraient être « normales » sont appliquées, avec casque, lumière et gilet réfléchissant. S’il faut résumer tout cela par une course de vélo dans une côte, les livreurs sous contrats seraient déjà arrivés en haut, avec une prime assurée, même pour ceux qui se sont blessés lors de l’ascension. Alors même que les livreurs à vélo de chez Deliveroo par exemple, ne savent pas ce qui va leur arriver pour une course à 6€. Et ils ont tout le temps d’y penser pendant qu’ils pédalent, sans équipement, entre les voitures et avec un vélo souvent peu adapté.
© Vincent IMBERT pousser les livreurs à dérailler
Face à cet écart et à ces conditions de travail, les livreurs à vélo des plateformes de livraison ont décidé de se mettre au scooter. Parfois loué, parfois acheté, le temps gagné n’est pas négligeable. Si bien que devant un autre Mc Donald, cette fois-ci rue de la République, tous disent avoir troqué leur vélo contre un scooter. Mais à quel prix ? Isham est devenu livreur après avoir perdu son travail dans le bâtiment avec la crise du Covid. Sans passer par la case vélo, il a très vite compris qu’il ne Quelques mois plus tard, une moto le percute. « J’ai frôlé la mort ce jour-là. Je me suis retrouvé avec un poumon perforé, des points de suture partout et 10 centimètres d’intestin en moins... tout ça pour une course à 6€. » Mais en scooter, les livreurs n’ont accès à aucune assurance. Il nous apprend qu’aucun contrat n’est signé pour faire livreur en scooter. Puisque Uber Eats, ou encore Stuart, devraient fournir une formation aux nouveaux livreurs. Mais « ils ferment les yeux, parce que personne ne respecte pour gagner plus d’argent, et eux s’en mettent plein les poches, sans rien faire » rajoute Isham. Ainsi, derrière, la police n’hésite pas à verbaliser. « La moitié des livreurs en scooter sont endettés à cause des amendes pour un stationnement de deux minutes, ou même parce que l’on utilise un scooter.» Finalement, Isham sort du bloc opératoire avec la certitude qu’il ne touchera rien. Qu’il vient de tout perdre, et cela pour plusieurs mois. Pas une aide de l’entreprise, pas un dédommagement. Cela peut faire partie du prix à payer pour ceux qui souhaiteraient troquer leurs vieux vélos contre un petit scooter. Un autre livreur de quarante ans vient alors, et explique que de toute façon, passé un certain âge, tout le monde ne peut plus faire du vélo, avec assistance ou non. « Il n’y a que les jeunes qui peuvent prendre leur vélo et faire ça toute la journée. À mon âge, on y pense même plus.»
Parfois roi de la rue, parfois symbole de précarité, le vélo est au centre des villes. Mais même s’ils font leur révolution, les livreurs ne tarderont pas à faire la leur. Corentin RICHARD
Depuis juin 2020, La poste teste un nouvel engin de livraisons en hyper-centre de Lyon : le vélo cargo triporteur. Il circule sur le 1er et le 2ème arrondissement pour collecter le courrier et les colis des clients-commerçants, comme des entreprises.
© Vincent IMBERT
