13 questions pour le futur - 40e anniversaire de IONIS Education Group

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13 QUESTIONS POUR LE FUTUR

Pourra-t-on mettre fin au hasard ? Le regard du physicien Étienne Klein

HASARD

La notion de hasard agite les sphères scientifiques et littéraires. Simple alibi de notre ignorance pour certains, mystère nécessaire pour d’autres, c’est peu dire que le sujet divise. Alors que la crise du coronavirus a montré à quel point nous étions encore soumis à des événements imprévisibles, la question se pose plus que jamais : le hasard existe-t-il vraiment ? L’humain use-t-il de son libre arbitre face ` à son destin ? Pourra-t-on un jour prédire le futur ? Pour soulever ces questions, le destin a mis le physicien français Étienne Klein sur notre route. L’occasion de faire le point sur les divergences qui opposent les scientifiques et d’essayer de dessiner les contours de ce concept qui ne cesse de vouloir nous échapper. Propos recueillis par Millie Servant

Comment définiriez-vous la notion de hasard ? Au XIXe siècle, on considérait le hasard comme le croisement de deux trajectoires déterministes. Le mathématicien et philosophe français Antoine-Augustin Cournot le définissait ainsi comme la « rencontre de deux séries causales indépendantes ». Prenons l’exemple d’une cheminée qui se décroche d’un toit et tombe sur un passant : on parlera d’un malheureux hasard alors que la chute de la cheminée est un phénomène parfaitement déterministe – la force du vent fait tomber la cheminée – et que la présence du passant dans la rue l’est aussi – il avait une course à faire, il est sorti. Le hasard vient donc de la rencontre inopinée entre ces deux phénomènes qui ont chacun une cause clairement identifiée. Le hasard a un rapport avec quelque chose d’inexplicable ? La causalité et le hasard sont dialectiquement liés : nous parlons de hasard lorsque la chaîne causale (cause-effet) est non identifiée ou lorsqu’elle n’existe pas. Le hasard est en somme le purgatoire de la causalité. Mais en fait, pour qu’on parle de hasard, il faut souvent qu’il y ait un humain impliqué dans l’affaire, et que l’affaire mette en scène un événement exceptionnel, heureux ou malheureux. Si la cheminée tombe du toit sans blesser aucun passant, nous serons moins enclins à parler de hasard. Si l’individu sort de chez lui et marche sans recevoir de cheminée sur la tête, nous ne parlerons pas non plus de hasard. Pour l’évoquer, il faut qu’il y ait un

événement, en l’occurrence fâcheux, impliquant un humain. Se manifeste ainsi une conception assez anthropocentrique du hasard. Dans le langage courant, on évoque parfois les « lois du hasard » ? N’est-ce pas une expression contradictoire ? Il y a effectivement des lois du hasard, bien que cela semble parfaitement contradictoire. En mathématiques, nous devons au mathématicien russe Andreï Kolmogorov d’avoir mis sur pied une véritable théorie des probabilités, dûment formalisée. Mais dans la vie courante, les probabilités ont un autre statut. Lorsque nous lançons des dés, il y a ce qu’on appelle une équiprobabilité des résultats possibles : les faces 1, 2, 3... ont exactement la même probabilité d’apparaître. Et lorsqu’un lancer de dé donne par exemple le 3, nous disons que c’est le hasard qui a déterminé ce résultat et que celui-ci était donc impossible à prévoir avec certitude. Or, le mouvement du dé est régi par des lois parfaitement déterministes. En d’autres termes, si nous connaissions précisément les propriétés mécaniques du dé, la densité de l’air, sa température, le geste de la main, les caractéristiques de la surface, nous pourrions à chaque fois prédire le résultat de manière certaine. Le hasard renvoie donc ici à notre ignorance des détails fins qui déterminent l’évolution du système : il est de fait, non de principe.


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