13 questions pour le futur - 40e anniversaire de IONIS Education Group

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LES GRANDS ENJEUX

13 questions pour le futur

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40e anniversaire de IONIS Education Group

I O N I S E D U C AT I O N G R O U P

USBEK & RICA


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13 QUESTIONS POUR LE FUTUR


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Édito 3 mars 2030, une grande réunion d’alumni rassemble plusieurs milliers de diplômés des écoles du Groupe IONIS . La société célèbre ses 50 ans, la fête bat son plein. Dans les poches arrière du jean d’Alain et de celui de sa fille Emma, deux diplômes identiques. Seule la date diffère : le premier affiche 1980, le second, 2020. Un toast à la main, une coupette dans l’autre, père et fille échangent leurs souvenirs respectifs de vie étudiante. Comment ils ont posé leurs fesses sur les mêmes bancs ; comment ils ont planché dans les mêmes salles de classe ; comment ils ont foulé les mêmes couloirs. Pour eux, c’est certain : les quarante années qui séparent leurs deux scolarités ont à peine égratigné les murs. Mais à mesure que leur discussion s’enfonce dans des souvenirs plus profonds, Alain et Emma comprennent vite que le pouls d’un campus peut battre à des cadences radicalement différentes selon la période à laquelle on le fréquente. Une école, deux ambiances ? À l’époque d’Alain, Internet n’était encore qu’un projet « vague, mais excitant », le transhumanisme la signature d’un bon blockbuster SF, Steve Jobs un type qui faisait du porte-à-porte. Et l’entrée « flexitarisme » une page blanche du Larousse. Le genre multiple n’existait pas encore, la recherche spatiale low-tech et open source non plus. Fraîchement diplômé, on ne devenait ni data-manager de ferme urbaine, ni avocat animalier, ni traducteur en langue universelle. Le monde était moins polarisé, les monopoles moins violents, la technologie moins redoutable et la nature moins abîmée. La « résilience » était un terme réservé au secteur médical, et à qui aurait prononcé le mot « GIEC », on aurait répondu « Kamoulox ! ». En quelques décennies, le monde a non seulement beaucoup changé, mais il a aussi prouvé qu’il n’allait pas s’arrêter en si bon chemin, promettant de se transformer toujours plus vite, toujours plus fort, toujours plus soudainement. Nous sommes convaincus que toute école doit palpiter au rythme de son époque. Ce n’est d’ailleurs qu’en s’accordant avec la société qu’elle pourra anticiper ses prochains changements de cap. En donnant à ses étudiants des compétences plus que des savoirs qu’elle formera des professionnels éclairés. Alain et Emma n’ont pas appris les mêmes métiers, mais tous deux ont compris à l’école comment devenir un acteur de leur société. Pour apprendre la vie, il faut appréhender le monde. « J’aime trouver des réponses, mais il m’apparaît primordial de comprendre les questions », a dit le jeune Clément Choisne, récemment diplômé d’une école d’ingénieurs du Groupe. Voilà l’esprit des nouvelles générations d’étudiants, et que nous avons voulu infuser dans ce cahier de prospective. En évoquant


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ÉDITO

et en explorant les grandes controverses de la prochaine décennie, nous vous invitons à prendre de la hauteur et à vous forger un avis sur votre propre place dans cet ensemble. En vous emmenant à bonne distance des questions pratico-pratiques liées à vos futurs métiers, nous vous invitons à considérer le rôle que vous voudriez jouer dans le monde. Si Alain a déjà pris sa retraite, Emma, comme vous, se pose beaucoup de questions sur son métier. Comment mettre mes compétences au service du bien commun ? Puis-je aider à anticiper les crises, et comment en atténuer les effets ? Comment défendre mes valeurs dans l’exercice de ma profession ? Y a-t-il un bon et un mauvais progrès ? Comment équilibrer la technique et l’humain ? La crise sanitaire de 2020 l’a prouvé : personne ne sait de quoi demain sera fait. C’est pourquoi connaître ce qui est ne suffit plus, il faut « apprendre à apprendre » pour pouvoir s’adapter à l’imprévisible de manière continue. Certaines des pages qui suivent ont été écrites avant la pandémie mondiale de Covid-19. Elles ne sont pas obsolètes pour autant : l’amour, le genre, le vivant, l’espace, le hasard et le vivre-ensemble sont des enjeux qui résistent aux tremblements de terre. C’est pourquoi ils peuvent – et doivent – être vos boussoles pour définir quel type de diplômé vous voulez devenir pour le monde.


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Sommaire Les GAFA contrôleront-ils nos vies ? p. 6

Parlerons-nous tous la même langue ? p. 20

Serons-nous tous des transhumains ? p. 10

Mondialisation, capitalisme, croissance... Pourra-t-on s’en passer ? p. 24

Pourra-t-on vraiment manger sain, écolo et pas cher ? p. 12

L’arbre, la vache et l’homme seront-ils tous égaux ? p. 16

La conquête spatiale va-t-elle sauver l’humanité ? p. 26

Y aura-t-il encore des femmes et des hommes ? p. 30

Quelle vie en dehors des métropoles ? p. 34

La démocratie représentative aura-t-elle fait son temps ? p. 38

Qui seront les futurs gourous ? p. 42

Tomberons-nous toujours amoureux ? p. 44

Pourra-t-on mettre fin au hasard ? p. 46

La question en + Ira-t-on encore à l’école ? p. 48


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Les GAFA contrôleront-ils nos vies ? Google, Amazon, Facebook et Apple. À elles seules, ces quatre entreprises, souvent rassemblées sous l’acronyme « GAFA », pèsent plus de 3 000 milliards de dollars de capitalisation boursière, soit plus que le PIB de la France ou du Royaume-Uni. Au cours des vingt dernières années, elles ont pris une place de premier choix dans nos quotidiens : elles entendent nous informer, nous guider, nous soigner, nous rapprocher, voire nous rendre éternels. Mais l’histoire économique récente montre que même les empires les plus solides en apparence ne sont pas indestructibles. Alors, les GAFA, vraiment invincibles ?

Texte Cyril Fiévet

Illustration Yann Bastard


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GAFA

Les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple) sont une espèce à part. Malgré les scandales à répétition et l’impression – justifiée – de n’être devenus que des produits, les internautes occidentaux plébiscitent encore les quatre géants du Web. En 2020, Google monopolisait encore 90 % des recherches dans le monde, et si les AirPods d’Apple étaient une entité indépendante, ce serait la 32e plus grande entreprise des États-Unis. Les GAFA font d’ailleurs partie des rares entreprises à avoir vu leurs capitalisations boursières exploser lors de la crise sanitaire : confinée, la société s’est numérisée à vitesse grand V. À tel point que le journaliste du New York Times Farhad Manjoo aime à dire que la « Big Tech », comme on les appelle outre-Atlantique, serait devenue plus puissante que de nombreux États. Cette domination économique impose d’ailleurs aux gouvernements d’inventer de nouvelles diplomaties (le Danemark et le Vatican ont nommé des « ambassadeurs auprès des GAFA »)... et leur fait connaître des défaits inédites : en juillet 2020, la justice européenne a, contre l’avis de la Commission, annulé le remboursement de 13 milliards d’euros dus par Apple. Bref, les GAFA sont au cœur d’une immense guerre économique opposant États-Unis, Union européenne et Chine. Mais leur futur reste à définir : la Commissaire européenne à la concurrence Margrethe Vestager n’a pas dit son dernier mot, et les primaires américaines furent le lieu de sérieuses discussions autour de potentiels démantèlements de leurs propres champions. Pour y voir plus clair, nous avons imaginé trois scénarios à l’horizon 2030.

Sous la peau et dans la rue, Google Dès 2020 Encore « simple » moteur de recherche dans les années 2000, Google s’est transformé en Alphabet la décennie suivante, véritable entreprise tentaculaire, à l’issue d’une diversification massive de ses activités. Outre le Web, la téléphonie mobile et la domotique, Google est en 2020 leader sur quasiment tous les aspects de l’intelligence artificielle : reconnaissance vocale, traduction automatique, voitures autonomes. Après le premier agrément officiel obtenu aux ÉtatsUnis en 2019, l’entreprise est aussi pionnière de la livraison par drones. Et même si le projet de ville ultra-connectée à Toronto s’est fait retoqué en mai 2020, cela ne semble n’être que partie remise. Mais c’est dans le domaine de la santé que la diver-

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sification est la plus notable, avec des investissements pharaoniques dans le diagnostic médical, les tests génétiques ou les médicaments innovants. « Les sciences de la vie représentent plus d’un tiers du portefeuille de Google Ventures, peut-on lire sur le site officiel de Google en 2019. Nous investissons sur l’ensemble du domaine médical, incluant la prestation de soins, l’informatique médicale, les appareils, le diagnostic et les thérapies. » Calico, l’entreprise de biotechnologies fondée par Google en 2013, emploie d’ailleurs Ray Kurzweil, pape du transhumanisme et fondateur de l’Université de la Singularité. De 2010 à 2019, Alphabet a investi dans près de 60 entreprises de santé. Une autre de ses filiales dans le domaine, Verily, a levé plus de 2 milliards de dollars. Son slogan ? « Nous avons cartographié le monde. Nous voulons désormais cartographier la santé humaine. » La boucle est bouclée avec l’absorption de Fitbit en 2019 : Alphabet est devenu leader mondial de la surveillance médicale personnalisée. En 2030 En 2030, Alphabet n’est plus seulement un géant du numérique et de la santé, c’est le grand ordonnanceur de la vie quotidienne. Les domaines de la santé et des villes intelligentes ont constitué ses deux terrains d’investissement et de R&D privilégiés. Au départ simple « assistante numérique », l’intelligence artificielle d’Alphabet s’est muée en une véritable conseillère médicale personnelle, recommandant traitements et nutrition adaptés au métabolisme et aux profils génétiques de chacun. Comme le martèle l’entreprise, Alphabet a inventé « un système d’exploitation pour la vie quotidienne et le bien-être ». Au domicile comme dans les hôpitaux, « Doc G » est devenu incontournable et la vie sans Google, autrefois jugée difficile, est aujourd’hui tout simplement impossible. En 2030, et dans un monde qui doit faire face à des vagues épidémiques successives, tous les grands pays du monde opèrent sur Alphabet, dont la promesse de réduction des coûts publics liés à la santé et d’une télémédecine ultra-personnalisée a séduit les gouvernements occidentaux. Aux États-Unis, Obamacare est devenu GoogleCare et le NHS (National Health Service) britannique a retrouvé des couleurs. En Europe, à chaque demande stérile de remboursement de la part de la Commission européenne a répondu une hausse graduelle des taxes à l’importation des produits du Vieux Continent – qui a fini par abandonner. Alphabet opère en 2030 sur toute la chaîne de valeur sanitaire et s’est imposé en leader de l’InsurTech – la plateformisation du secteur des assurances. Après le métabolisme humain, Alphabet


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est devenu en 2030 le spécialiste du métabolisme urbain, via son outil de cybernétique appliqué aux villes intelligentes. À la suite de son échec à Toronto, Google a séduit plusieurs grandes villes sud-américaines. Les déplacements et les transports sont assurés par des flottes de taxis autonomes Google Cars. Les systèmes de livraison sont opérés par des camions automatisés et des drones – finalement autorisés à voler en ville après un fort lobbying de la part du géant de Mountain View. En 2030, les GAFA se résument donc essentiellement au « G ». Tout au long des années 2020, Google a bâti une machine politique ultra-performante, poursuivant les stratégies gagnantes des entreprises du tabac, du pétrole et de la finance du XXe siècle. Edward Bernays, père de la propagande en démocratie, a trouvé en Sundar Pichai, PDG jusqu’en 2027, un digne héritier. Les autres GAFA ? Facebook, « le réseau des boomers » s’est évanoui, par manque de vision stratégique claire. Apple n’a pu résister à la pression des fabricants chinois et doit se contenter de marchés de niches réservés à une élite occidentale – clin d’œil à la célèbre phrase de Larry Page, cofondateur de Google : « Steve Jobs me disait : “Vous faites trop de choses.” Je répondais “Vous n’en faites pas assez”. » Seul Amazon pèse encore un poids significatif, mais a jeté l’éponge sur la livraison automatique par drone, sous-traitée à Google.

GAFA démantelés, Chine importée Dès 2020 Dans l’histoire des États-Unis, deux entreprises majeures ont connu des démantèlements. La Standard Oil, démantelée en 34 sociétés indépendantes au début du siècle, puis l’opérateur de télécommunications AT&T, contraint de céder des licences en 1982. « Si nous refusons qu’un roi gouverne notre pays, expliquait John Sherman, le sénateur à l’initiative de la loi antitrust de 1890, nous ne pouvons accepter qu’un roi gouverne notre production, nos transports ou la vente de nos produits. » Nul ne peut dire en 2020 si les prochains sur la liste sont les GAFA. En tout cas, la critique de leur pouvoir constitue l’un des rares sujets de consensus entre les Démocrates et les Républicains aux États-Unis. Elizabeth Warren, candidate à la primaire démocrate au début de l’année 2020 en avait même fait un cheval de bataille et rappelait à l’envi que le gouvernement fédéral américain avait déjà attaqué Microsoft dans le cadre d’une loi antitrust dans

Au domicile comme dans les hôpitaux, « Doc G » est devenu incontournable et la vie sans Google, autrefois jugée difficile, est aujourd’hui tout simplement impossible. les années 1990. Abus de position dominante dans la publicité en ligne, monopole dans l’e-commerce, gestion partiale de l’App Store, dangers pour la démocratie… Les motifs de critique sont multiples. Même Chris Hughes, l’un des fondateurs de Facebook, aujourd’hui parti de l’entreprise, a proposé en 2019 de scinder le réseau social en trois entités (Facebook, Instagram, WhatsApp). En 2030 En 2030, dans un contexte de guerre économique avec la Chine, le législateur américain a trouvé un terrain juridique propice à un démantèlement inédit de 4 entreprises d’un seul coup. Google, Amazon, Facebook et Apple sont contraints de se subdiviser en une multitude d’entités de moindre envergure. Cela a un effet inattendu : leur place est prise par leurs homologues chinois, les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi). Si, jusqu’en 2020, les BATX sont peu connus du public occidental, et sont souvent perçus comme de « lointains géants asiatiques », leur emprise en 2030 est devenue bien palpable. Ils pèsent plus que leurs anciens équivalents américains surfant sur des marchés asiatique et africain acquis à leur cause et un marché occidental ne disposant plus de concurrents dignes de ce nom. Surtout, en 2030, c’est la stratégie chinoise qui a changé. Le fameux « Made in China » évolue en « Served in China » : des applications numériques et des services innovants et ciblant directement le monde occidental. À lui seul, TikTok – dont Amazon avait banni l’usage pour ses employés à l’été 2020 – illustre bien la tendance. Le service de partage de vidéos, créé à Pékin en 2016, a conquis les marchés étrangers avec un succès phénoménal au cours de la décennie 2021-2030 (une version chinoise coexiste en parallèle, avec une marque différente et des serveurs distincts). Disponible dès 2019 dans 150 pays et 75 langues, TikTok était devenu cette année-là l’application mobile la plus téléchargée aux États-Unis, et même l’une des 10 applis les plus populaires de la décennie 2010-2019, toutes catégories confondues. Elle comptait début 2020


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pas moins de 700 millions d’utilisateurs – tous hors de Chine. En 2030, ce sont 1,5 milliard d’internautes qui s’y échangent des vidéos quotidiennement. En 2030, les anciennes filiales des GAFA ne sont plus en mesure de riposter. D’autant plus que leurs démantèlements s’accompagnent d’une politique de mise en avant des services concurrentiels. Les institutions françaises disposent en 2030 de téléphones Fairphones, et Qwant est le moteur de recherche installé par défaut depuis 2025. France Télévisions abandonne les solutions Facebook pour l’identification des internautes. En 2030, l’exemple de TikTok est devenu monnaie courante : BATX et start-ups chinoises adaptent – avec succès – leurs offres aux goûts et aux cultures occidentales et profitent du vide béant laissé par les démantèlement des GAFA. Ces derniers existent toujours, mais leur poids s’est considérablement amoindri et leurs services sont limités au marché américain. Le monde, de Tokyo à Seattle, appartient désormais aux BATX, tandis que la Chine s’impose comme une écrasante première puissance économique mondiale.

La décentralisation au pouvoir Dès 2020 La décennie 2010 a été celle des scandales pour les GAFA. Atteinte à la vie privée, ingérence dans la vie démocratique de plusieurs puissances étatiques mondiales, conséquences néfastes sur l’issue de votes… En 2020, la généralisation des projets d’applications de contact tracing destinées à endiguer l’épidémie de Covid-19 pose la question du stockage des données. De nombreuses voix critiquent la centralisation d’un si grand pouvoir entre si peu de mains. Le mouvement « Delete Facebook » prend de l’ampleur. Les piètres prestations de Mark Zuckerberg devant la justice américaine associées au manque de sanctions d’envergure entérinent dans l’opinion publique deux conclusions : les GAFA sont avant tout néfastes, mais les institutions démocratiques américaines ou européennes n’y peuvent rien. En 2030 Alors, dès 2020, les internautes prennent les choses en main. La décennie 2020-2030 marque le passage d’une société gérée et contrôlée par une poignée de grandes entreprises à un monde où les citoyens ont repris le contrôle de leurs données,

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de leur argent et des applications qui les gèrent. « Les nouveaux GAFAM, c’est vous », titre la couverture de Wired en janvier 2022. Le magazine acte une évolution majeure initiée par les blockchains et conduisant à la décentralisation massive, non seulement de l’univers numérique, mais aussi de la société tout entière. Dans le champ monétaire, la monnaie Libra lancée par Facebook en 2019 ne prend pas. Au contraire, c’est le Bitcoin, dont la blockchain a démarré en 2009, qui, contre toute attente, perce enfin. Avec sa surcouche Bitcoin Lightning, autorisant des paiements instantanés à frais quasi nuls, il s’impose peu à peu comme monnaie universelle. Chacun peut désormais « devenir sa propre banque », via des mécanismes transparents, non piratables et décentralisés. Bitcoin a aussi donné naissance à 5 000 autres cryptomonnaies et initié une lame de fond : les blockchains s’imposent comme d’avantageux remplaçant – immuable, sécurisé, infalsifiable – des bases de données. En 2030, dans tous les secteurs, des DAO (Decentralized Autonomous Organizations) fleurissent telle une nouvelle classe d’organisations, virtualisées et décentralisées, gérées sur des blockchains et généralisant la prise de décision collégiale. Messageries et réseaux sociaux centralisés tombent peu à peu en désuétude, au profit d’applications décentralisées où l’usager conserve la pleine maîtrise de ses données. En 2030, on ne forge plus de communautés sur Facebook, on ne commerce plus sur Amazon et on ne recherche plus sur Google. Tous ces services ont été remplacés par des outils décentralisés, au sein desquels l’utilisateur ne subit plus les développements technologiques et les pivots de positionnement, mais prend activement part à leur gouvernance. Les géants historiques du numérique subissent de plein fouet cette évolution. Seuls ceux qui ont su adapter leur modèle jouent encore un rôle incontournable sur la scène internationale. En 2030, toute application ou donnée centralisée est synonyme d’un passé révolu. On ne fait plus confiance, on vérifie. Et on a les outils pour le faire. On ne subit plus les décisions, on y contribue. Le pouvoir a changé de main et appartient désormais aux individus.


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TRANSHUMANISME

Serons-nous tous des transhumains ? Demain, nous promettent les transhumanistes, chacun pourra décider de devenir « autre », jusqu’à atteindre le stade ultime du cyber sapiens, créature mutante débarrassée des incommodités de l’être humain standard. Simples adeptes de la customisation pour certains ou carrément challengers de la donne biologique pour d’autres, ces surhumains chahutent chaque jour un peu plus la notion d’humanité. Alors, demain serons-nous tous accros au transhumanisme ? À quoi ressembleront ceux qui se seront « augmentés » ? Réponse au travers du jeu de 7 familles des transhumanistes. Texte Millie Servant

Les body-builders

Les anti-vieux

Née Nancie Clark, Natasha Vita-More (« Vivre Plus ») est une artiste américaine surnommée « la Matriarche », « la Néfertiti » ou encore « la première femme philosophe » du transhumanisme. Approchant aujourd’hui les 70 printemps, Natasha a 11 ans lorsqu’elle vit sa première chirurgie plastique dans le cadre du traitement d’une tumeur. Au colloque TransVision 2014, elle déclare : « Quand on me demande mon âge, j’ai envie de répondre : mon bras gauche a 10 ans, mon sein droit a 2 ans, mes dents 5 ans… ». Body-buildeuse dans tous les sens du terme, elle s’adonne au culturisme et prototype dès la fin des années 1990 la prothèse d’un corps intégral qu’elle nomme Primo Posthuman, sorte d’enveloppe alternative à investir en cas de maladie ou de décès. Auteure du Transhumanist Manifesto, Natasha Vita-More préside aujourd’hui l’ONG Humanity+ où elle œuvre activement pour l’extension de la vie humaine et milite pour la liberté morphologique, autrement dit le droit de customiser son corps et son cerveau à l’envi. Mariée au transhumaniste extropien Max More, elle assiste à la création de son entreprise de cryogénisation humaine et animale, l’Alcor Life Extension Foundation. Anticipant sa propre mort, elle s’y est déjà réservé un siège pour un aller simple vers un futur sans fin. Comme des milliers d’Américains, Natasha distingue sa mort clinique (arrêt du cœur) ou légale de sa mort informationnelle (destruction du cerveau et de la mémoire individuelle) et espère voir son cerveau réanimé dans un futur plus ou moins proche.

Cachez cette mort que je ne saurais voir ! À l’heure où la crise du coronavirus fait renaître les fantasmes de capteurs sanitaires sous-cutanés (l’entreprise californienne Profusa et l’armée américaine ayant annoncé en mars 2020 le lancement d’une étude sur le sujet), le transhumanisme s’affiche plus que jamais comme une carte à jouer contre la maladie, la vieillesse et, finalement, la mort. Pour Elon Musk et ses petits copains Peter Thiel et Larry Page, qui font partie des extropistes – ou ennemis de l’entropie – pour qui la dégradation du corps humain, jusqu’à la mort, est inenvisageable, ces combats ne datent pas d’hier. Et quand il s’agit de mettre nos cerveaux en cure de Jouvence, Elon sait faire dans la dentelle. Plus précisément, sa start-up Neuralink permet de créer une interface cerveau-machine cousue de fils microscopiques directement dans le tissu cérébral. Si le dispositif vise à soulager les personnes souffrant d’un handicap, Elon envisage des usages infinis pour augmenter des humains valides et faire fusionner notre intelligence avec celle des machines. Demain, la vie après la mort deviendra peut-être une réalité grâce aux machines dans lesquelles nous téléchargeons nos souvenirs les plus intimes. Revers de la médaille : pour sauvegarder notre enveloppe charnelle, il faudra repasser : l’humain immortel sera probablement non plus de chair et d’os, mais de software et d’OS. Bref, pour les humains, on ne sait pas encore, mais si quelque chose semble déjà immortel, c’est le business d’Elon Musk.


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TRANSHUMANISME Les cosmistes Transhumaniste avant les transhumanistes, Nikolaï Fiodorov est pionnier du cosmisme, courant philosophico-religieux apparu en Russie à la fin du XIXe qui stipule que l’homme pourra atteindre l’immortalité en transformant le cosmos. Né en 1829, Nikolaï dédie ainsi sa vie à ce qu’il appelle « l’œuvre commune », soit la lutte contre la mort. Visionnaire, il entrevoit la possibilité de créer une machine qui ramène les vivants à la vie. Profondément croyant, Nikolaï associe la reconquête de l’Immortalité perdue à sa religion dans une volonté de rétablir l’ordre précédant la Chute. À titre individuel, il aura réussi à atteindre une certaine forme d’immortalité puisqu’il connaîtra la célébrité après sa mort. D’ailleurs, les probabilités de valider ses théories par la pratique semblent progresser à la vitesse de la lumière : fin 2019, la Nasa prophétisait la découverte imminente d’une nouvelle forme de vie sur la planète Mars… De là à ce que l’on y découvre le secret du prolongement de la vie humaine, il n’y a qu’un petit pas. Enfin, petit pour l’homme, mais grand pour l’immortalité.

Les tech-machines Demain, tous sur disquettes ! Professeur au MIT, directeur de l’ingénierie chez Google et fier transhumaniste, l’américain Ray Kurzweil est décrit par Forbes comme une « machine cérébrale ultime ». Une métaphore particulièrement juste, puisque Ray entend bien booster nos disques durs pour en finir avec notre obsolescence programmée. Fervent défenseur de la singularité technologique, il aspire (plus si) secrètement à envoyer valser nos neurones dans le cloud et à inviter des nanorobots entre nos deux oreilles. Déterminé à ramener son père décédé, Ray collecte des milliers de documents dans l’espoir de créer une machine à son image. Plus occupé par les données de mémoire que par l’âme, et plus attaché au contenu du cerveau qu’à notre enveloppe charnelle. De quoi poser une question essentielle qui risque d’agiter les débats des transhumanistes dans les prochaines années : devient-on immortel pour continuer à vivre ou pour que nos proches aient l’impression que nous vivons ?

Les techno-progressistes Diplômée de biologie, zoologie, gender studies et spécialiste des philosophies de l’évolution, Donna Haraway est une pionnière du cyberféminisme, connue pour son Manifeste cyborg. Elle y dépeint la figure du cyborg, constitué d’éléments organiques et de pièces issues de machines, et défend l’abaissement des frontières entre l’humain, l’animal et la machine que le dis-

cours occidental aurait dressées par l’intermédiaire du patriarcat, du colonialisme, de l’essentialisme et du naturalisme. La culture high-tech permet selon elle l’avènement d’un monde évolutif et modulable, où l’humain peut s’hybrider, se défaire de la notion de genre et construire son identité par affinité. Un futur pas si lointain si l’on en croit le succès des communautés en réalité virtuelle, l’entremêlement toujours plus fin entre humains et avatars et l’augmentation du nombre d’individus faisant de leur trans-identité (trans-genre, trans-humaniste, trans-species…) une réalité.

Les techno-gaïanistes Atteint de daltonisme absolu, l’artiste catalan Neil Harbisson a 23 ans lorsqu’il met au point une extension cybernétique sous forme d’antenne reliée à son cerveau qui lui permet de ne plus voir le monde en noir et blanc, mais en couleurs. Après de nombreuses altercations avec la police, ses employeurs et les administrations, il finit par obtenir le droit d’apparaître avec sa prothèse sur la photo de son passeport. Il défend l’idée selon laquelle c’est l’humain qui doit s’adapter à son environnement, et non l’inverse, inscrivant sa pensée dans le courant techno-gaïaniste. « Aujourd’hui, nous détruisons la planète en utilisant la technologie comme outil, et en modifiant la planète [...] au lieu de nous modifier nous-mêmes. Nous devrions conditionner notre propre température avec nos organes plutôt que de changer celle de la planète et avoir la vision nocturne plutôt que l’éclairage artificiel. »

Les papas poules L’arroseur arrosé, c’est lui. Jacques Testart, biologiste à la retraite, « père » d’Amandine, premier bébé éprouvette dont il a rendu la naissance possible en 1982, s’alarme des dérives de la PMA. Pour Jacques Testart, il ne faut pas confondre l’élimination du pire et la sélection du meilleur. Et de rappeler que depuis toujours, la médecine corrige les déficiences, tandis que le transhumanisme, au contraire, ajoute des qualités nouvelles et non naturelles au genre humain. Entre DPN et DPI, une lettre change, mais tout est repeuplé : là où le diagnostic prénatal répare l’humain, le diagnostic préimplantatoire l’augmente, ouvrant grand la porte à l’eugénisme et à la surenchère des « surhumains » dans un monde dénué d’humanité. Demain vivrons-nous peut-être dans un monde façon Gattaca à deux vitesses, avec, d’un côté, des individus naturels et, de l’autre, des êtres augmentés grâce à la biologie.


MANGER SAIN

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Pourra-t-on vraiment manger sain, écolo et pas cher ? Manger cinq fruits et légumes par jour, sans pesticides de préférence, éviter la junk-food et les produits industriels ultra-transformés, bannir le gras, le sucre, le sel, le gaspillage... Autant de saines injonctions auxquelles tout le monde n’a pas la chance de pouvoir se soumettre. Dans un pays où 3,9 millions de citoyens avaient recours à l’aide alimentaire avant la crise du coronavirus, et où la crise sanitaire et économique aggrave la situation des plus fragiles, l’équation se complique. Si le marché du bio continue à se développer (croissance de 13,3 % en 2019), la question reste entière : manger sain et écolo est-il condamné à rester un privilège ? Comment contribuer à rémunérer correctement une agriculture durable et vertueuse ? Éléments de réponse avec Pierrick de Ronne, président de Biocoop France, et Maxime de Rostolan, agroécologiste fondateur de l’association Fermes d’Avenir et cofondateur de La Bascule, mouvement de lobbying citoyen.

Texte Camille Brunel

Illustration Yann Bastard


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MANGER SAIN

U&R : Pourquoi le bio coûte-t-il encore cher aujourd’hui ? Pierrick de Ronne : D’abord, il y a moins de rendement en bio qu’en conventionnel. Ensuite, on est sur des productions un peu plus, sinon artisanales, en tout cas plus faibles, et on a des difficultés à atteindre des économies d’échelle. Il y a aussi dans la démarche de beaucoup d’acteurs une approche mieux-disante, qui va au-delà du label bio. On y ajoute souvent des critères d’équité, de juste rémunération, et derrière, il y a des enjeux plus sociaux qui sont défendus. Il y a toute la question de ce qu’on met derrière le bio : chez Biocoop, l’écart de prix n’est pas lié qu’au rendement et aux économies d’échelle, mais au fait de travailler avec des producteurs plus petits, artisanaux, locaux, et de construire des filières avec des groupements de producteurs. On ne va pas vendre des pommes bio du Chili, seulement des pommes bio de France... C’est plus cher, forcément.

« Le salaire médian des cadres doit tourner autour de 4 000 € ; chez les agriculteurs, on est à 700 €. Il faudrait payer la nourriture à son vrai prix. » Maxime de Rostolan : Tant que le baril de pétrole ne vaudra rien et qu’employer des gens reviendra cher, l’industriel coûtera toujours moins cher ! L’agriculture est censée convertir l’énergie du soleil en nutriments. Là, on convertit du pétrole et du nucléaire. Faisons une inversion de fiscalité : taxons l’énergie, et taxons moins le travail. U&R : Le prix du bio pourrait-il être amené à baisser à l’avenir ? M.d.R. : Tout dépend si on veut que les gens qui produisent tout ce qu’on mange puissent s’acheter une voiture ! En l’occurrence, si c’est le cas, il faudra continuer de payer plus cher, oui ! Mais il faudra aussi qu’on n’ait qu’une machine à laver tous les quinze ans, au lieu de tous les six... L’ob-

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solescence programmée nous oblige à dépenser plus d’argent pour des choses inutiles, mais de l’autre côté, on appuie sur la tête des producteurs sans jamais enlever leur part aux distributeurs ! Il y a un moment où ça va craquer. Le salaire médian des cadres doit tourner autour de 4 000€ ; chez les agriculteurs, on est à 700 €. Il faudrait payer la nourriture à son vrai prix : si on applique le principe pollueur-payeur, la nourriture industrielle coûte plus cher que la nourriture bio. La nourriture pas chère est entretenue de manière fictive par les industriels. Les lobbyistes de l’agro-industrie cachent sous le tapis toutes les externalités : sous la santé, sous les algues vertes, sous le climat... Tout ce qu’on ne sait pas chiffrer, en fait ! Alors on encourage de mauvaises pratiques à perdurer, on fait payer les impacts par les impôts, par les citoyens, et on fait croire que la nourriture n’est pas chère. Manger coûte cher, de toute façon. Aujourd’hui, 13 % du budget des ménages est consacré à l’alimentation. C’était 30 % dans les années 1960. P.d.R. : Ce qui est important, c’est la question de ce qu’on consomme. L’enjeu est de consommer le plus brut possible. Ce qui coûte cher à Biocoop, c’est d’acheter ses galettes toutes faites. L’enjeu, c’est de cuisiner ses produits bruts ! C’est pas très compliqué de faire une galette végétale soi-même... Pour baisser le prix de son panier, il faut modifier sa consommation. Après, le prix, on ne le maîtrise pas forcément. On ne peut pas sur-marger sur la pizza, et on ne sous-marge pas sur les fruits et légumes, même si on fait attention. Mais c’est plus cher d’avoir des produits qui ont été transformés, c’est sûr ! C’est logique, ça donne de la facilité. En ce moment, on est dans un virage : les grandes surfaces ont simplifié la vie des gens. Elles ont amené les produits, les emballages, les produits transformés, l’industrie agroalimentaire s’est métamorphosée : on achète surgelé, préparé, on pourrait presque se passer de cuisine. Chez Biocoop, on est plus cher, ok, mais qu’est-ce qu’on ne produit pas ? On ne produit pas d’agriculteurs pauvres qui ne s’en sortent pas. Tout ça a un coût, qu’il faudra qu’on assume ensemble. U&R : Que va-t-il advenir de la viande ? Pensez-vous qu’elle est appelée à devenir un luxe, voire à disparaître ? P.d.R. : Le combo gagnant pour réduire les gaz à effet de serre, c’est bio + végétal (selon une


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13 QUESTIONS POUR LE FUTUR

études appelée Afterres 2050, de Solagro) ; c’est meilleur pour la santé aussi. En moyenne, les écarts de prix moyens entre bio et conventionnel varient entre 10 et 15 %. Mais il y a des écarts plus importants, notamment sur la viande de porc : c’est lié au fait que le conventionnel n’est certainement pas au juste prix. Du porc à 3 € le kilo, ça n’existe pas. C’est sûr que quand on va dans un magasin bio et que le jambon est à 27 € le kilo, on est sur du x2 par rapport au prix conventionnel, mais est-ce que c’est possible de vendre du cochon à 12 € le kilo ? Chez Biocoop, 15 % de nos clients sont végétariens. Il y a un fort lien entre le végétal et le bio, ce sont les consommations qui sont les plus porteuses de croissance de marché. Mais la viande n’est pas appelée à disparaître des rayons Biocoop. L’idée, c’est le flexitarisme : il est évident que la viande, il faut en manger moins, mais mieux. Si c’est plus cher, on fait plus attention, et par ce biais-là, on en achète moins, donc on en mange moins. M.d.R. : Personnellement, je ne mange plus de viande, pour des raisons évidemment écologiques. Mais l’élevage est utile et nécessaire à plusieurs titres, et ce serait dommage de s’en passer, notamment pour entretenir des sols ; c’est juste qu’on n’a pas besoin de consommer de viande tous les jours. Mais en France, 0,5 % des élevages de cochon sont bio. U&R : Croyez-vous aux projets de fermes urbaines ? M.d.R. : Non. La permaculture hors-sol, ça n’existe pas. L’homme ne peut pas reproduire la magie du sol des nutriments. La seule manière d’assurer de la fertilité, c’est d’avoir de la matière organique dans le sol. On arrive à faire des fraises dans des containers, très bien, mais à quel prix énergétique ? Et quid des légumes plus nutritifs ? Ce qui se fait à New York ou Montréal, ce sont des bulles qui vont éclater : c’est beaucoup trop d’investissements. Ça se compte en milliards, mais cet argent devrait aller dans les arbres, en priorité ! Même chose avec les milliards injectés pour aider à l’achat de tracteurs. Ce qui est important, c’est la matière organique : en plantant des arbres, on a ce qu’il faut. Les racines des arbres produisent du carbone en se décomposant, elles vont capter des éléments qui vont aller dans leurs feuilles. Sans compter toute la biodiversité qui vit dans le sol...

« Quand on va dans un magasin bio et que le jambon est à 27 € le kilo, on est sur du ×2 par rapport au prix conventionnel, mais est-ce que c’est possible de vendre du cochon à 12 € le kilo ? » P.d.R. : On est des observateurs attentifs de ce mouvement. Il y a de vrais intérêts en termes de proximité, de liens entre « l’agriculture » et les citoyens, mais Biocoop est quand même très attaché au lien au sol, donc c’est un peu contre-intuitif pour nous. Le bio doit avoir ce lien au sol, même si on sent que certains insistent déjà pour qu’une dérogation soit possible ! Dans le cahier des charges, le bio doit pousser dans la terre. Faire pousser des tomates dans des bacs superposés, non... U&R : Et de l’intensif bio, ça pourrait exister ? M.d.R. : L’augmentation des rendements fait figure de grande victoire, et on comprend pourquoi, mais l’enjeu est dans la résilience. Et être résilient, c’est avoir de la diversité. Le but, c’est d’arrêter de mettre des poisons dans la terre ! P.d.R. : Nous restons sur un modèle extensif, on ne défend pas le modèle d’industrialisation du bio. Il y a un combat autour du métier de paysan : un paysan n’est pas un industriel ! Il faut conserver ce lien à son métier de base, et au bon sens. Même s’il y a déjà des fermes qui peuvent avoir 30, 40, 50 hectares en bio... Le cahier des charges s’ouvre à plus d’industrialisation, et il y a des conversions de fermes qui sont déjà grosses. Il faut les accueillir, bien sûr. Chez Biocoop, on fait en sorte de ne pas travailler avec des producteurs individuels, mais avec des groupements et des coopératives, au sein desquelles les producteurs peuvent se soutenir entre eux. C’est au cœur du partage de la valeur et ça permet de ne pas seulement être sur le terrain du prix comme seul indicateur, comme la grande distribution qui met tous les producteurs en concurrence individuellement.


LES GRANDS ENJEUX

MANGER SAIN

« Ce n’est plus seulement de l’agroécologie, c’est une question de justice sociale et démocratique. Les trois quarts de l’empreinte carbone de l’agriculture, c’est ce qu’on met dans les épandeurs, les pulvérisateurs, les intrants, les engrais. Ce sont les produits chimiques et de synthèse qui pèsent lourd. » U&R : Existe-t-il des projets concrets, au niveau gouvernemental, pour rendre le bio plus abordable ? P.d.R. : Le politique accompagne la production bio, avec des hauts et des bas, bien sûr. Les résistances sont fortes. Sur la distribution, on est sur un marché concurrentiel et on doit se débrouiller avec ça ! M.d.R. : L’agence de l’eau Seine-Normandie a montré qu’il était 87 fois plus coûteux de payer les réparations que de faire du préventif. À Munich, en Allemagne, l’eau n’était plus potable, ils ont voulu mettre une usine Veolia pour dépolluer. Il y avait des produits chimiques plein le champ captant, mais pourquoi ? Ils ont aidé les élevages à passer en bio : ça coûte moins cher qu’une usine Veolia. La mairie de Paris a fait la même annonce : elle accompagne les agriculteurs bio de ses champs captants. U&R : La consommation de bio peut-elle être vue comme un geste citoyen ? P.d.R. : À travers son acte d’achat, le consommateur fait un acte politique, et il aura de plus en plus le choix. La conscience des consommateurs sur ces sujets-là est exponentielle. Les produits sont moins chers s’ils ne sont pas emballés, et pour ça, on veut aller vers plus d’artisanat. On aimerait grandir pour offrir ce type de proposition, mais on ne va pas vendre des vêtements ! On n’est pas parti dans une logique d’hypermarchés, Biocoop ne va pas remplacer Carrefour !

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On est sur des réseaux de proximité, on pourrait peut-être passer de 630 à 900, 1 000 magasins demain... On ne sera jamais leader du marché de la distribution alimentaire, ce n’est pas l’objectif. L’idée est de tirer la consommation, la distribution et l’agriculture vers le haut. M.d.R. : Ce n’est plus seulement de l’agroécologie, c’est une question de justice sociale et démocratique. Les trois quarts de l’empreinte carbone de l’agriculture, c’est ce qu’on met dans les épandeurs, les pulvérisateurs, les intrants, les engrais. Ce sont les produits chimiques et de synthèse qui pèsent lourd ; ce n’est même pas le tracteur qui roule ! Le deuxième levier, ce sont les emballages. Le troisième, la mondialisation... Restent la production de viande et le gaspillage. L’agroécologie et la permaculture répondent à ces cinq points : pas de pétrole pour les intrants, on va en circuit court sans emballage, on ne vend pas de produit carné et on fait des conserves de ce qui reste. Mais si une solution aussi simple que s’affranchir du pétrole, associer les bonnes plantes, densifier ses cultures et vendre sans intermédiaire, permettait de nourrir la population en rémunérant correctement les paysans, elle aurait été déployée depuis longtemps !!


VIVANT

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LES GRANDES QUESTIONS DU FUTUR

L’arbre, la vache et l’homme seront-ils tous égaux ?

Texte Camille Brunel

Illustration Yann Bastard


LES GRANDS ENJEUX :

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4 août 2030. Jingle. L’animateur est déjà sur scène, face à son invitée : Rosa Reus, la célèbre avocate derrière la libération, cinq ans plus tôt, des dernières orques détenues au Marineland d’Antibes. « Alors, comment vont Moana et Keijo ? » Fin du jingle, fin des applaudissements. Rosa ajuste sa robe en prenant place dans le fauteuil, radieuse. « Plutôt bien, ils se sont adaptés à leur nouvelle vie. On leur a trouvé une grande crique en Islande, un clan sauvage est passé leur rendre visite la semaine dernière : si le contact se poursuit, on pourrait envisager de les relâcher. — C’était une victoire importante, pour vous, la libération de ces deux animaux ? — Bien sûr, répond l’avocate, l’air soudain plus grave. La loi française reconnaissait depuis 2015 les ani-

On ne juge pas de la même manière un chat domestique victime d’actes de cruauté, un chat qui n’appartient à personne et un arbre. Cela a toujours été le cas et cela n’a pas changé – même si je peux comprendre qu’on puisse y trouver à redire : tous les chats ne souffrent-ils pas de la même manière ? maux comme des êtres vivants doués de sensibilité, mais les choses ne bougeaient pas. Ces orques auront passé près de vingt ans dans des cuves, maintenues là par une carapace de mauvaises excuses qu’il a fallu démonter les unes après les autres. La libération de l’orang-outan Sandra, détenue contre son gré dans le zoo de Buenos Aires, date pourtant de 2014. C’est un moment clé dans mon parcours, le moment où j’ai su qu’il y avait un avenir dans le domaine de la justice animalière : pour la première fois, un animal était libéré en tant que “personne non humaine”. Les grands singes résidant en Espagne bénéficiaient d’un petit arsenal juridique de-

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puis 2008 ; l’Inde a reconnu les dauphins comme personnes en 2013, et banni les delphinariums en conséquence : j’avais beaucoup d’espoir quand la France a évolué à son tour en 2015, mais comme vous voyez, il aura fallu attendre dix ans pour que le nouveau statut de l’animal porte ses fruits. » Les anciens défenseurs du Marineland ne sont pas nombreux, mais ils en veulent encore à celle qui a changé leur parc en Aquaboulevard. Les tweets s’affichent en bas de l’écran. Ils ne sont pas tendres. « Et les plantes, bouffonne ? Tu vas libérer les plantes, maintenant ? Hein ? Tu vas faire interdire les jardins botaniques ? » Rosa a l’habitude des attaques. L’animateur s’esclaffe : « Après tout, c’est vrai, pourquoi avoir arrêté la loi aux animaux ? Pourquoi la loi française se contente-t-elle de défendre “les êtres vivants doués de sensibilité” ? Ne faut-il pas s’occuper aussi des êtres vivants... dénués de sensibilité ? Les plantes sont-elles aussi insensibles qu’on le dit ? J’ai un ficus chez moi, il dépérit quand je m’en vais... Vous ne pensez pas qu’il a conscience de mon absence ? » Le public rit un peu… Siffle un peu aussi. Les avis sont partagés. « C’est compliqué, répond l’avocate. Nous n’en sommes encore qu’aux balbutiements du droit environnemental et animalier. Mais je vais essayer de vous en parler. — Les arbres, les vaches, les humains... Traitez-vous tout le monde pareil, au fond ? — Non, et la loi française est très claire à ce sujet. On ne juge pas de la même manière un chat domestique victime d’actes de cruauté, un chat qui n’appartient à personne et un arbre. Cela a toujours été le cas et cela n’a pas changé – même si je peux comprendre qu’on puisse y trouver à redire : tous les chats ne souffrent-ils pas de la même manière ? N’y a-t-il pas une différence fondamentale entre la souffrance d’un chat et la souffrance d’un arbre ? — Personnellement, je ne pense pas être le même fou, quand je coupe mes roses, qu’un de ces cinglés de YouTube qui se filment en train de martyriser des animaux. — Exactement, et c’est précisément la raison pour laquelle la loi n’est pas la même, et restera, je pense, différente, entre animaux et végétaux. Le sadisme


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13 QUESTIONS POUR LE FUTUR

supposé dans l’incendie d’un jardin et celui d’une ménagerie est très différent, justement parce que les animaux souffrent comme nous. Si les arbres souffrent, et je ne veux vexer personne ici, je me garderai bien d’affirmer le contraire trop catégoriquement – ce n’est pas comme nous. Ce n’est pas avec des nerfs, un cerveau, des yeux, des jambes pour fuir la douleur. — On protège en priorité ce qui nous ressemble, quoi. — Oui, et c’est la raison pour laquelle les animaux domestiques bénéficient aujourd’hui de droits qui échappent aux animaux sauvages, justement parce que les animaux domestiques, une fois adoptés et éduqués au contact des humains, se mettent à nous ressembler. Ils apprennent à obéir à certaines règles – ne pas manger n’importe quoi, ne pas attaquer n’importe qui, parfois même ne pas faire ses besoins n’importe où, s’adapter à nous et à notre mode de vie... Et en retour, on leur offre quelques avantages : le canapé, le vétérinaire, les croquettes, et les droits, oui. — Pardonnez-moi de vous embêter, mais est-ce vraiment juste, tout ça ? »

vages comme les autres ? Est-ce qu’on ne devrait pas faire avancer les choses, ici aussi ? — Non. Comme je l’ai dit, les animaux domestiques appartiennent à la famille. Ils sont traités comme tels, et le meurtre d’un animal domestique ne porte pas seulement préjudice à l’animal tué, mais aussi

Les tweets furieux défilent toujours. La citoyenneté accordée aux animaux domestiques continue de faire débat – pour beaucoup, il ne s’agit que d’un pas de plus vers l’abolition des abattoirs et l’obligation de ne plus manger d’animaux. La viande ne survit plus qu’au titre de tradition, mais la corrida ayant été abolie en 2026, on peut se demander ce qui risque d’arriver...

Le niveau n’est généralement pas si élevé à la télévision. Le public écoute, comprend, un peu étonné. On a plutôt l’habitude de recevoir des starlettes en décolleté et des sportifs testostéronés venus répéter des blagues faciles. Mais Rosa est vendeuse – elle sait s’habiller, évidemment, mais c’est surtout la coqueluche de toute une génération, née entre 2010 et 2020.

« Je ne sais pas si c’est absolument juste, reprend Rosa, mais nous avons la chance d’appartenir à une société qui peut se permettre de faire de son mieux. Nous ne sommes pas en guerre, nous ne sommes pas en famine, nous ne sommes pas un pays spécialement pauvre... Les conditions sont réunies pour assurer un maximum de bien-être à nos citoyens humains, mais aussi non humains. Cela reste à démontrer, évidemment, mais je pense que si la quantité de crimes a baissé depuis quelques années, c’est que toute une part de la violence légitime qui fondait notre société a disparu : on n’a plus le droit de considérer qu’il est moins grave de tuer quelqu’un, même si c’est un chien... ou même si on l’assimile à un chien. À une époque, il suffisait de traiter les gens d’animaux pour se dire qu’ils méritaient moins de vivre que les autres. Aujourd’hui... les meurtres n’ont plus le même goût. — Mais pourquoi ne pas protéger les animaux sau-

« Porter préjudice aux humains reste encore moins pardonnable que de le faire aux animaux, précisément parce que les humains nous ressemblent ! — Parler comme un vrai singe », la rattrape le présentateur. »

La citoyenneté accordée aux animaux domestiques continue de faire débat – pour beaucoup, il ne s’agit que d’un pas de plus vers l’abolition des abattoirs et l’obligation de ne plus manger d’animaux. à ses proches. Je ne dis pas que les animaux sauvages n’ont pas de proches, évidemment... »

C’est la pause. Rosa est en coulisse, sort son portable. Son cabinet l’a inondée de messages pendant l’émission – les défenseurs des plantes sont outrés par ses propos sur la souffrance des végétaux, tandis que les humanistes à l’ancienne sont outrés par ses propos sur les animaux. Un message retient son attention. Une avocate vient de faire tomber une chaîne de viande halal en France, au nom du droit des vaches à disposer d’elles-mêmes. C’est un coup de tonnerre. Rosa se dit que le temps est peut-être venu d’attaquer le port du Havre pour écocide massif sur tout le XXe siècle. Les pêcheurs ont un Nuremberg qui leur pend au nez –


LES GRANDS ENJEUX

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en plus de voir leur commerce s’effondrer. Le plus gros du travail reste à effectuer. L’émission reprend bientôt, sur les chapeaux de roues. Les publicités pour les différents types de viande, conventionnelle, puis cultivée, s’achève ; le jingle reprend, les questions de l’animateur aussi. « Mais au fond, défendriez-vous un humain, un animal et un arbre de la même façon ? — Non. La différence est dans la manière de se constituer comme plaignant. Un adulte peut décrire, clairement, le préjudice dont il est victime. Un très jeune enfant, comme un animal, n’en est déjà pas capable – mais, contrairement à l’arbre, l’enfant et l’animal perçoivent le réel de la même manière : avec un cerveau, des nerfs et des yeux qui donnent une réalité au préjudice qui est bien différente de la manière dont une entité comme un fleuve ou un arbre le percevra. À titre personnel, je ne rejette pas l’idée que la matière inanimée puisse percevoir le monde aussi, mais je ne pense pas que cela signifie qu’on doive tous les défendre de la même façon. Si vous coupez la main d’un enfant ou d’un animal, celle-ci est perdue, son intégrité physique lui fera défaut toute sa vie. Si vous coupez la branche d’un arbre, ou même si vous le coupez complètement, il pourra toujours repousser. Son ADN, son existence, peut se perpétuer. Ce n’est pas un détail. — Mais on peut tuer les arbres. — Oui, on peut les brûler, mais il ne s’agit pas de meurtre. Ce ne sont pas des personnes, ce sont des choses. Ce que nous avons essayé de faire ces dernières années, en donnant par exemple une personnalité juridique à certains fleuves, c’est modifier la façon dont les humains percevaient le mal qu’ils pouvaient leur infliger : nous vivons dans un monde où la personne, l’individu, est sacré, avec tout un tas de droits défendant notre intimité, notre liberté, notre intégrité, mais où les choses sont remplaçables à merci. Considérer des fleuves et des forêts comme des personnes juridiques envoie un message : ces objets sont aussi précieux que s’ils étaient des personnes. C’est ce que certains pays ont fait avec les entreprises, les états, les bateaux... Dans l’Inde d’avant l’indépendance, les idoles hindoues et les mosquées étaient des personnes juridiques aussi ! Au contraire, faire des animaux des personnes juridiques n’était pas un message, mais une adaptation du droit à l’état de ce que nous connaissons de leur vie intérieure : si nous avons désormais la certitude que les pri-

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mates souffrent de la captivité au même titre que les humains, alors nous avons le devoir de leur faire profiter de nos lois. C’est ce qu’est parvenu à faire le Nonhuman Rights Project conduit par Steven Wise, grâce à qui les zoos des États-Unis ont tous fermé et leurs animaux ont été envoyés dans des réserves. — Et ça, c’est.... c’est bien ? Les réserves ? — Oui, évidemment si vous pensez aux réserves dans lesquelles on a parqué les descendants des premières nations américaines, ça ne vend pas du rêve ; mais il ne faut pas perdre de vue que les animaux vivent dans un monde colonisé par une espèce qui n’est pas la leur : soit ils deviennent des animaux domestiques, soit ils deviennent des animaux des villes... Soit ils restent sauvages : et ceux-là, on ne peut pas les laisser tomber. On leur laisse donc d’immenses territoires où ils sont souverains. On se charge seulement de défendre les frontières contre les braconniers ou les prospecteurs qui pourraient venir les attaquer ou polluer leurs ressources. — Notre rencontre touche à sa fin... Si vous deviez sauver une seule affaire, laquelle ce serait ? — Entre 1991 et 2010, le canton de Zurich avait mis en place des postes d’avocats chargés du bien-être animal qui représentaient systématiquement les intérêts des animaux dans les procédures criminelles. Ils recrutaient des témoins, faisaient appel en cas de jugements trop laxistes protégeant les humains et disposaient d’un accès illimité à tous les dossiers, toutes les enquêtes, tous les débats, travaillant en étroite collaboration avec les services vétérinaires. Ce poste a fini par disparaître, puis mon cabinet a participé à sa réapparition à l’échelle européenne, en 2026. Depuis, les affaires sont plus nombreuses, les amendes plus élevées, les autorités sont beaucoup plus pointilleuses sur le respect des lois préservant les animaux. Ce qui signifie que ceux-ci souffrent moins... — Hier la Suisse, aujourd’hui l’Europe, demain le monde, en somme ! Merci Rosa, bon courage, la bise aux deux orques ! » Jingle. Rosa salue, les applaudissements retentissent... Dans sa poche, son téléphone sonne de nouveau. Son intervention a réveillé des vocations.


LANGUE

Parlerons-nous tous la même langue ? Quelles langues parlerons-nous dans dix, vingt ou même trente ans ? Alors que la technologie pourrait, à terme, nous dispenser d’apprendre la langue de nos voisins, lointains ou pas, la diversité linguistique s’amenuise à l’échelle de la planète. La disparition accélérée des langues minoritaires et l’effet d’entonnoir – technologique, sociétal – vers une poignée de langues « universelles » (voire une langue unique) devrait-elle déclencher en nous de la nostalgie, de l’inquiétude ou l’espoir d’un monde plus uni ? Voici trois futurs possibles pour les langues, qui du reste se complètent et se répondent davantage qu’ils ne s’annulent…

Texte Eric Senabre

Illustration Yann Bastard


LES GRANDS ENJEUX

LANGUE

5 langues pour les gouverner toutes En 2015, sur les 7 000 langues encore parlées couramment, 3 500 l’étaient par 0,1 % de la population, et 10 langues seulement représentaient 40 % de la population mondiale. Cinq langues en particulier – anglais, espagnol, mandarin, hindi, arabe – se taillent la part du lion ; il est permis de penser que ce rouleau compresseur linguistique ne s’arrêtera pas en si bon chemin. L’Europe sera-t-elle imperméable à cette hégémonie ? Dans la fantaisie qui suit, on fait le pari du contraire…

Dans la tradition biblique (la Tour de Babel), la disparité des langues était un châtiment divin. En cela, l’effet d’entonnoir vers une poignée de langues seulement pourrait être vu comme un retour à une forme d’idéal. L’événement a peut-être eu moins de retentissement que d’autres actualités en apparence plus brûlantes, mais il n’a pourtant rien d’anecdotique. Le 28 avril 2020, le parlement islandais (l’Althing) a voté pour que l’anglais devienne la première langue officielle du pays. C’est donc début 2030, dans quelques mois seulement, que l’islandais sera relégué au rang de « seconde langue » (obligatoire toutefois), voire, à terme, de simple option. La vieille Europe finit donc, elle aussi, par prendre de plein fouet la lame de fond linguistique qui sévit depuis longtemps partout ailleurs dans le monde. Puissance cinq Le rapport de force, déjà écrasant dans les années 2010, n’a fait que se déséquilibrer encore un peu plus. À la fin de l’année 2028, l’anglais, l’espagnol, le mandarin, l’hindi et l’arabe représentaient 60 % des locuteurs mondiaux. Les chiffres, bien sûr, n’offrent qu’une vue biaisée de la réalité. S’il est évident que la population chinoise et indienne fait mécaniquement grimper le nombre de locuteurs en mandarin et en hindi, il n’avait jamais été réellement envisageable que ces langues puissent grignoter du terrain hors de leurs frontières ou du moins, dans des territoires solides à la fois culturellement, historique-

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ment et économiquement. Mais en ce qui concerne l’anglais, avec la jurisprudence islandaise, plus rien n’est sûr, surtout lorsque l’on sait que les Pays-Bas pourraient suivre le même mouvement d’ici à 2050, avec des répercussions inévitables sur les néerlandophones de Belgique. Un effet domino jusqu’à la France ? Qui sait ! Ce serait hélas dans l’ordre des choses : la lente disparition des langues régionales françaises a connu un effet d’accélération depuis la mise au pilori de l’enseignement « immersif » de celles-ci dans les années 2020. C’est aussi à cette période que, très symboliquement, les gouvernements successifs ont prôné l’apprentissage d’un anglais « professionnalisant », sacralisant une vision utilitariste (et économique) des langues. L’invisible guerre mondiale Sur d’autres continents, des batailles de natures très diverses se jouent. En Afrique, qui représentait l’espoir de la francophonie mondiale (on prévoyait 67 % de locuteurs francophones d’ici à 2050 il y a une dizaine d’années), force est de constater que les choses ne sont pas déroulées comme on l’avait prévu. Réputés moins vifs démographiquement que les pays francophones africains, leurs voisins anglophones ont pourtant fait tache d’huile, emportant dans leur sillage le yoruba ou encore l’oromo, dont les locuteurs sont passés, pour chacun, d’une trentaine de millions à moins d’un million en une dizaine d’années. Même le mandarin a fait une jolie percée, la Chine ayant quasiment quintuplé le nombre de ses fameux « Instituts Confucius » sur tout le continent (ils n’étaient que 525 dans le monde durant les années 2010). Au Japon, la situation est d’un autre ordre. Conscient du relatif isolement linguistique dans lequel le place de facto sa langue, le pays, qui jouit d’un soft power toujours colossal, s’est résolu à abandonner tout d’abord les kanjis chinois – dont le nombre et l’usage sont problématiques, même pour les Japonais – pour ne garder à court terme que ses alphabets phonétiques. Cependant, il apparaît fort probable que d’ici à une dizaine d’années, même les katakanas et hiraganas seront petit à petit délaissés au profit de l’alphabet latin dit « romaji ». Pour un pays aussi attaché à ses traditions que le Japon, ce seul changement d’alphabet est un singulier pas de fait. De la punition à l’idéal Dans la tradition biblique (la Tour de Babel), la disparité des langues était un châtiment divin. En cela, l’effet d’entonnoir vers une poignée de langues


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13 QUESTIONS POUR LE FUTUR

seulement pourrait être vu comme un retour à une forme d’idéal. Pourtant, plus prosaïquement, on ne pourra s’empêcher de songer aux propos de Levinas, qui voyait dans le multilinguisme « l’ouverture à l’autre que l’autre, celui qui m’est radicalement différent, comme voie qui mène au Tout autre ». Quoi qu’il advienne dans les années à venir, les Français peuvent compter sur un défaut millénaire qui devient ici leur meilleur bouclier : leur nullité chronique en langues étrangères.

rait jusqu’à l’existence. Tous s’appuyaient sur une connexion internet, et la différence d’un modèle à l’autre reposait surtout sur des critères ergonomiques, la qualité des micros, etc. La traduction, elle, s’effectuait bien sûr en ligne, là où une considérable puissance de calcul pouvait être mobilisée. À la même époque, d’ailleurs, des sociétés comme DeepL avaient admirablement dégrossi le travail de Google, en proposant des outils de traduction textuels plutôt convaincants.

Rêves d’universalisme

Le « miracle » Baberu Les enceintes connectées, dont la percée commer-

À l’aube des années 2000, la traduction automatique a commencé à se populariser avec les outils en ligne de Google. Mais cela ne concernait que l’écrit. Aujourd’hui, le marché des traducteurs de poche – des assistants capables de comprendre et traduire en direct les propos oraux d’un interlocuteur étranger – se développe doucement, avec des outils de plus en plus performants. À moyen terme, sera-t-il toujours pertinent d’apprendre une langue étrangère ou la technologie suffira-t-elle à comprendre et à se faire comprendre ? C’est le pari que fait cette fiction. Il s’agit autant d’un fantasme de polyglotte que d’un poncif de la science-fiction : le « traducteur universel » hante nos consciences depuis au moins la deuxième moitié du XXe siècle. Tout d’abord simple dispositif fictionnesque, chimérique, son existence réelle a commencé à pouvoir être envisagée alors que la puissance de calcul des ordinateurs augmentait, d’une part, et que l’encombrement de ces derniers diminuait d’autre part. Aujourd’hui, après bien des balbutiements, la technologie est non seulement au point, mais de surcroît accessible à tous. Du rêve à la réalité Les dictionnaires électroniques de poche existent depuis la fin du XXe siècle. Bien sûr, à cette époque, ils n’étaient rien de plus que ce qu’ils annonçaient et ne permettaient que de chercher un mot d’une langue à une autre. L’arrivée d’outils en ligne comme ceux de Google, puis des smartphones à la puissance toujours croissante, ont permis de mettre entre les mains de chacun de quoi se débrouiller efficacement en terre étrangère. Parallèlement, des produits de poche entièrement dévolus à la traduction instantanée orale sont apparus sur le marché. Au début des années 2020, il s’agissait encore d’une niche : Langogo Genesis, Buoth, Travis Touch et quelques autres se partageaient un secteur dont le grand public, dans sa majorité, igno-

Quoi qu’il advienne dans les années à venir, les Français peuvent compter sur un défaut millénaire qui devient ici leur meilleur bouclier : leur nullité chronique en langues étrangères. ciale coïncide avec la fin des années 2010, de même que les assistants personnels du type Siri, ont indirectement contribué au chantier de la traduction automatique en améliorant significativement les technologies de reconnaissance vocale. Au mitan des années 2020, être tributaire d’une connexion internet pour la traduction en direct n’était plus un réel problème : la 5G était largement déployée, et son successeur pointait déjà le bout de son nez du côté de la bande des térahertz. Pourtant, plutôt que de s’appuyer uniquement sur les bases de données et la puissance de traitement des serveurs, la start-up franco-japonaise Baberu a pris un chemin de traverse original, en s’appuyant sur les travaux du neurologiste Robert T. Knight. Créée en 2026, Baberu repose sur trois principes simples. Un, les pensées n’ont pas d’accent. Deux, les pensées vont plus vite que la parole. Trois, « cheval » se pense de la même manière dans toutes les langues. L’appareil présenté par Baberu lors du dernier CES ressemble à l’une de ces encombrantes oreillettes Bluetooth du début du siècle et se montre capable d’analyser les ondes cérébrales de son porteur pour en déduire quelle notion va être exprimée ou est en train d’être exprimée. La traduction est alors transmise en direct à tous les porteurs d’une oreillette semblable dans un rayon de dix mètres. Et le


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LANGUE

résultat est sans commune mesure avec tout ce qui a pu exister jusqu’à ce jour. Rapprocher… ou éloigner ? La technologie de Baberu est plus que prometteuse, et sa vulgarisation n’est probablement qu’une histoire de temps. Merveilleux ? Sans doute, même si une question se pose : ne risque-t-on pas de devenir moins curieux des autres cultures, dont la langue est précisément la porte d’entrée ? Les cours de langue auront-ils toujours un sens ? Nul doute que comprendre une langue étrangère deviendra une évidence ; et la parler, pour de bon, une ultime force de respect.

Espéranto : tout vient à point Créé en 1887 par un ophtalmologiste polonais, l’espéranto est resté très en-deçà de ses ambitions universelles pendant près d’un siècle et demi. Pourtant, en janvier 2018, un article de la BBC remarquait que la fameuse langue artificielle connaissait un sursaut de popularité grâce aux réseaux sociaux et aux applications de chat comme Telegram. Aujourd’hui, Wikipédia comporte 240 000 articles en espéranto, faisant quasiment jeu égal avec le turc ou le coréen. Portrait d’un – désormais – possible futur de l’espéranto. En utilisant l’espéranto pour apporter une simple « touche exotique, sans précision géographique » à son jeu en ligne Barquentine, le polonais Waclaw Duchiński a réussi il y a cinq ans – et en quelques mois – ce que tous les thuriféraires de l’espéranto avaient échoué à accomplir depuis le XIXe siècle : en faire une langue universelle attrayante, viable, efficace et une alternative digne de ce nom à l’anglais. Le jeu, nouveau mythe fondateur Au cours du siècle qui suivit son introduction et jusqu’en 2025, l’espéranto était davantage connu conceptuellement qu’à travers son usage. À la fin des années 2010, le nombre de locuteurs se limitait à 2 millions à l’échelle de la planète. Pourtant, que ce soit à travers les cours de Duolingo, les communautés online, ou sa vivacité sur Wikipédia, l’espéranto continuait à faire rêver. Barquentine aura fini par donner raison à ses adeptes. À la croisée des jeux de gestion, de simulation de vie façon Sims et de construction à la Minecraft (dans lequel, pour la petite histoire, l’espéranto était déjà disponible dans les années 2010), le tout porté par une VR démocratisée, le jeu comptait déjà 1 milliard de téléchargements à la fin de son année de lancement. Aujourd’hui, en 2030, on estime

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à 2,5 milliards le nombre de joueurs réguliers. Autant d’individus qui, chaque jour, sont exposés à l’espéranto seul langage utilisé à l’intérieur du jeu. De langage de niche pour linguistes curieux, la langue artificielle est devenue un phénomène qui, depuis, dépasse depuis largement les frontières de Barquentine. Quand l’entreprise suit… Le jeu a agi comme une espèce de méthode Assimil à grande échelle, immergeant les joueurs dans des situations concrètes et faisant appel à un vocabulaire varié. Le grand public s’en est emparé d’abord sur les réseaux, puis dans la vie de tous les jours. Dans la foulée, les échanges en espéranto au sein de la communauté scientifique internationale, jusqu’alors anecdotiques, se sont significativement intensifiés. Mais quand le premier accord de type business a été conclu en espéranto – entre deux commerciaux américains et japonais, tous deux fans du jeu – le monde de l’entreprise dans son ensemble a commencé à s’intéresser de très près à cette langue qui, depuis 1887, avait pourtant failli peu ou prou à tous ses objectifs. Aujourd’hui, l’espéranto est utilisé dans une transaction commerciale internationale sur dix en moyenne. L’anglais reste évidemment très largement en tête, mais perd peu à peu du terrain ; l’espéranto a pour lui une grammaire dont l’essentiel tient en quelques pages, sans la moindre exception, une prononciation aisée pour la plupart des peuples de la planète et une manière originale de former les mots de sorte qu’une grande partie du vocabulaire peut être déduit plutôt qu’appris par cœur. Des atouts présents dès les origines, auxquels il manquait, probablement, une assise culturelle et un « récit fondateur ». Même s’il a su séduire du monde, le Klingon, le langage créé pour la franchise Star Trek, n’aura jamais la même respectabilité. Ironiquement, l’un des premiers longs-métrages à avoir été tourné en espéranto, Incubus (1965), et dont l’interprète principal n’est autre que William « capitaine Kirk » Shatner, a connu un tel regain de curiosité qu’il a été l’un des plus streamés de l’année 2027. Et quand on sait qu’après avoir bloqué le jeu pendant cinq ans, la Chine a enfin autorisé Barquentine sur son territoire, on peut légitimement estimer que l’espéranto n’en a pas fini de prendre sa revanche.


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CAPITALISME

Mondialisation, capitalisme, croissance... Pourra-t-on s’en passer ? Au moment des gilets jaunes, Emmanuel Macron dénonçait un « capitalisme devenu fou ». Face à la crise sanitaire, c’est contre une mondialisation « malheureuse » qu’il fallait se battre pour sauver les entreprises, quoi qu’il en coûtât. Dans une perspective climatique, ce sont les flux et la surproduction que les écologistes fustigent. Question sociale, sanitaire, environnementale… L’économie capitaliste, mondialisée et financiarisée, semble avoir atteint ses limites dans tous les domaines. Voici cinq pistes pour rebooter le capitalisme.

Texte Bastien Marchand et Pierrick Rousset-Rouvière

Accélérer Face au péril climatique, une des solutions est d’abord… d’accélérer. C’est la proposition surprenante d’Alex Williams et Nick Srnicek, deux universitaires britanniques auteurs en 2013 du Manifeste accélérationniste. Pour ces deux héritiers revendiqués de Marx, le capitalisme est solidement installé, et les tendances des circuits courts, des mouvements d’occupation et des Zad ne sont que de maigres lots de consolation. Selon eux, si nous voulons vraiment dépasser le capitalisme, il convient d’adopter une tout autre stratégie : le battre sur son propre terrain. Pour Williams et Srnicek, le capitalisme contient en effet les germes de sa propre destruction et il suffirait d’en exacerber les tensions pour le renverser. Un exemple ? Le progrès technologique, aujourd’hui mal exploité par le système capitaliste, qui pourrait devenir un vrai levier pour changer d’approche. « Les facteurs d’accélération du néolibéralisme n’ont pas conduit à moins de travail, ni de stress [...], nous vivons une époque où les développements concernent essentiellement des améliorations marginales de techno-gadgets consuméristes », estiment les deux auteurs. Accélérer, ce n’est donc pas miser sur la folie

néolibérale de Trump, ni consommer ou gaspiller à tout-va. Il s’agit en revanche de considérer l’infrastructure actuellement existante « non pas comme les tréteaux capitalistes d’une scène à abattre, mais plutôt comme un tremplin sur lequel s’élancer vers une société post-capitaliste  ».

Rediriger Que faire des stations de ski si la neige disparaît des pentes alpines ? Vers quoi réorienter les éleveurs de vaches si la société devient massivement végétarienne ? Que feront les entreprises du BTP en cas d’objectif de zéro artificialisation nette ? Ce sont à ces questions de « redirection écologique » que trois chercheurs d’Origens Medialab tentent de répondre. Leur constat : nous héritons d’un certain nombre d’items capitalistes (infrastructurels, affectifs, organisationnels, financiers, etc.), devenus obsolètes à l’aune de l’anthropocène. Tout ne pourra pas être maintenu, les limites écologiques nous obligent à renoncer, à nous désinvestir et à faire décroître certaines activités. Rendue encore plus prégnante avec la crise sanitaire, la question du futur d’Air France est par exemple iconique. « Il ne s’agit plus de


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CAPITALISME maintenir en vie coûte que coûte, mais de penser le protocole de soins dans l’accompagnement d’une fermeture. » À la suite de l’ouvrage de Bruno Latour Où atterrir ?, les entreprises doivent aujourd’hui apprendre à négocier la question du « comment atterrir ? », sous peine de devenir des « communs négatifs », des infrastructures dont on hérite, mais dont personne ne souhaite prendre soin, comme un bâtiment amianté.

Dépasser la croissance La croissance économique dirige le monde. « La croissance pour la croissance devient l’objectif primordial, sinon le seul, de la vie », expliquait Serge Latouche au Monde diplomatique. Pourtant, si depuis l’important rapport de 1972, The Limits to Growth, de nombreux penseurs ont tenté de pourfendre le dogme de la croissance infinie dans un monde fini, la décroissance demeure inaudible pour beaucoup : décroître, ce serait revenir au Moyen Âge ? Dans une optique de descente énergétique et matérielle, d’autres modèles existent. A-croissance, post-croissance ou théorie du Donut, l’idée est la même : s’extraire de la « binarité artificielle » entre croissance et décroissance, entre progrès et récession. Vivre mieux, avec moins, en travaillant moins. Pour y parvenir, de nouveaux indicateurs de richesse émergent. La comptabilité en triple capital équilibre le capital financier avec les capitaux sociaux et environnementaux. Les indices de « progrès véritable » et de « bien-être durable » bousculent l’hégémonique PIB. Ensuite, les liens supposés entre sur​consommation et bonheur s’érodent. « Norme du suffisant », « austérité joyeuse » et « sélection raisonnée du nécessaire »... Nous disposons de plusieurs pistes pour répondre à la question centrale : comment rendre une forme de frugalité désirable pour toutes et tous ?

Réussir le découplage Selon le Shift Project, PIB ou CO2, il faut choisir : les courbes de croissance économique et de consommation d’énergie sont corrélées de manière directe. En clair, aujourd’hui, pour faire de la croissance, il faut de l’énergie (fossile, donc). D’aucuns estiment cependant que nous pouvons parvenir à découpler PIB et CO2, c’est-à-dire briser le lien entre croissance économique et émissions de gaz à effet de serre. Pour eux, inutile de sacrifier le PIB sur l’autel de l’environnement, les deux sont compatibles – voire complémen-

taires. Depuis Kuznets et ses premiers travaux sur la « courbe environnementale », les institutions mondiales ont fait de cette « croissance verte » leur cheval de bataille. L’idée : ce n’est pas la croissance économique qui détruit l’environnement, ce sont ses externalités négatives, notamment sa dépendance aux énergies fossiles. Or, ça tombe bien : réduire ces externalités pourrait être un levier de performance majeur. En témoigne le succès des cleantechs – juteux marché dopé aux green bonds – qui promettent de développer de nouveaux marchés « propres », d’offrir des solutions pour décarboner la société et réduire nos déchets. Aussi, certaines entreprises tentent de remodeler leurs chaînes de valeur pour y intégrer des indicateurs « verts » – comme le Retour sur investissements durables (RSID).

Réformer la mondialisation Selon Bruno le Maire, « l’épidémie de coronavirus est un game changer dans la mondialisation ». Dans quelles mesures la crise sanitaire va-t-elle changer les règles du jeu de la mondialisation ? Si l’hypothèse d’une démondialisation généralisée et totale semble peu probable, plusieurs alternatives s’offrent à nous. Patrick Artus, directeur de la recherche de Natixis prédit que la crise sanitaire va entraîner un retour des chaînes de valeur au niveau régional. La relocalisation, c’est, notamment, la solution brandie par les institutions européennes pour se défaire de l’emprise chinoise sur les processus productifs. De son côté, le haut fonctionnaire David Djaïz propose d’imaginer une mondialisation « à plusieurs vitesses », dans laquelle les citoyens discriminent démocratiquement « ce qui peut et doit être mis sur le marché mondial, avec son inévitable exigence de compétitivité et de rapidité, et ce qui peut au contraire être abrité, préservé, encouragé dans des circuits courts, sédentaires, circulaires, ralentis ». Ces différentes solutions rendraient concrète une forme de « cosmo-localisme » de la production s’appuyant, d’une part, sur des connaissances mondiales, sous forme de communs numériques globaux, accessibles et partageables en pair-à-pair et, d’autre part, sur des capacités productives locales, distribuées sur toute la planète, pour un manufacturing de proximité et personnalisé.


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La conquête spatiale va-t-elle sauver l’humanité ? Signe de la démesure humaine ou preuve de son génie, la conquête spatiale est décriée. Qu’aller faire là-bas alors que la Terre se meurt ? Au-delà du dilemme, même si l’humanité ne parviendra peut-être jamais à coloniser Mars, ces aventures spatiales ont un rôle à jouer dans la lutte contre le péril environnemental.

Texte Bastien Marchand

Illustration Yann Bastard


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e dimanche 9 février 2020, à Paris, s’est tenu le premier « G5 inter-espèces », une performance artistique qui singe les conférences diplomatiques internationales comme le G8 ou le G20, à un détail près : les traditionnels pays membres sont remplacés par cinq « règnes » – minéral, végétal, animal, machine, et humain. L’objectif ? Aboutir à la signature d’un traité inter-espèces et « assurer l’avenir de la vie terrestre ». Pour ce faire, les règnes minéral, végétal, machine et animal osent une proposition singulière : envoyer le règne humain dans l’espace pour quelques siècles afin de permettre à la planète de se régénérer. Un constat étrangement pas si éloigné de celui des accélérationnistes et autres techno-prophètes qui, face au péril environnemental, à la destruction des écosystèmes et à la dégradation des conditions d’habitabilité de la planète, anticipent cette potentielle mise au ban via une posture nettement plus volontariste, visant à faire de l’humanité une espèce multi-planétaire. Ce faisant, ils réactualisent le grand récit fondateur du XXe siècle de l’échappée spatiale et lui trouve ainsi une justification nouvelle en le branchant à l’enjeu écologique. Selon eux, les projets de voyage spatial et la quête d’une nouvelle planète habitable deviennent vitaux et ne peuvent plus se résumer à une démonstration de puissance technologique – comme ce fut le cas entre les États-Unis et l’URSS tout au long de la guerre froide.

3 % du PIB pour la transition écologique Mais est-ce bien raisonnable ? La pensée écologiste soutient plutôt une « descente énergétique et matérielle », fondamentalement incompatible avec les projets de colonisation spatiale. Décroissance, déconsommation, localisme… Les solutions prônées par ces spationautes d’un genre nouveau entrent en conflit avec l’enver-

Alors que, sur Terre, le législateur réfléchit à limiter les vols aériens, comment peuton encore justifier les projets spatiaux ?

gure des besoins – en ressources, en énergies, en investissements – inhérents à la conquête spatiale. Alors que, sur Terre, le législateur (et la convention citoyenne pour le climat) réfléchit à limiter les vols aériens, comment peut-on encore justifier les projets spatiaux ? Quand les contestations écologistes s’intensifient à l’encontre des « grands projets inutiles et imposés », peut-on faire l’économie d’un débat sur notre politique spatiale ? Imagine-t-on vraiment lancer des fusées depuis Cape Canaveral, au milieu d’une Floride inondée ? Tentons de faire le point. L’Agence spatiale européenne (ESA) dispose depuis 2019 d’un budget record : 14,4 milliards d’euros pour trois ans. L’administration Trump va augmenter de 12 % le budget annuel de la Nasa, et le porter à 25,2 milliards de dollars en 2021. La sonde Solar Orbiter, qui a décollé en février 2020 pour étudier le Soleil, a coûté à elle seule 1,5 milliard de dollars. Emmanuel Macron a annoncé à l’été 2019 une allocation de 3,6 milliards d’euros dans le spatial de défense entre 2019 et 2025. Pendant ce temps, la Fondation pour la Nature et l’Homme estimait en 2017 que la transition écologique nécessitait d’ « investir en moyenne 300 milliards d’euros supplémentaires par an pour la zone euro, dont 60 milliards pour la France (soit environ 3 % du PIB) sur les dix prochaines années ». Alors faut-il stopper immédiatement tout investissement dans la conquête spatiale et les flécher vers des projets écologiques ? Pas si simple.

L’open source en orbite D’abord parce que les expérimentations technologiques destinées à la vie dans l’espace pourraient bien avoir finalement leur utilité… sur Terre. Dans les prochains siècles, nul ne sait comment les conditions d’habitabilité sur la planète bleue vont évoluer. Seule certitude : les événements climatiques intensifs vont gagner en ampleur, en fréquence et en intensité. Les projets spatiaux sont l’occasion de prototyper des infrastructures et des habitats en milieux extrêmes, possibles solutions futures pour les Terriens. À l’image du projet SHEE (Self-deployable Habitat for Extrem Environments), développé par le professeur Christopher Welsh de l’Université internationale spatiale sous la forme d’un compartiment ultra-fonctionnel, capable


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de combiner plusieurs activités : habitat, serres, laboratoire, station médicale – une technologie à l’utilité toute trouvée à l’heure des confinements et de la distanciation physique, à n’en pas douter... « Les structures à l’intérieur se plient et se déplient, se gonflent et se déploient pour configurer l’espace de vie et de travail », détaillait-il à l’occasion d’une conférence en 2018. Ensuite, parce que la conquête spatiale pourrait bien avoir des bénéfices indirects, comme sa faculté à générer de la coopération internationale, tandis que, de son côté, la transition écologique peine à bâtir une gouvernance mondiale efficace. Depuis cinquante ans, l’Occident, et plus récemment la Chine, l’Inde et les Émirats arabes unis, coopèrent en effet en bonne entente pour explorer l’espace. À l’heure où s’écrivent ces lignes, 9 astronautes issus de 4 agences différentes sont en orbite. « Ce ne sera pas possible d’avoir une course vers Mars sur un modèle purement compétitif, confiait l’ingénieure aérospatiale Anita Sengupta à Usbek & Rica en mars 2019. Je pense qu’il faut, dans un premier temps, une collaboration concernant l’architecture de la mission et son financement, que les gouvernements donnent le cap et définissent les objectifs. » Avec l’arrivée d’acteurs privés, le spatial s’ouvre même aux logiques d’open source : en France, Federation Open Space Makers, sous l’égide du CNES (Centre national d’études spatiales), veut développer des connaissances et du matériel spatial « de manière collaborative, ouverte et responsable » en ouvrant « le monde de l’infrastructure spatiale au plus grand nombre ». Enfin, et plus étonnamment, la conquête spatiale pourrait jouer un rôle dans la descente énergétique et matérielle que les écologistes appellent de leurs vœux. La ville chinoise de Chengdu, 14 millions d’habitants, a annoncé en octobre 2018 vouloir lancer une lune artificielle, huit fois plus lumineuse que la lune naturelle, afin de remplacer l’éclairage urbain la nuit – et ainsi générer des économies d’énergie. Mais les experts doutent de la faisabilité du projet : à une hauteur assez basse pour éclairer autant, un satellite ne pourrait pas rester en station au même endroit.

Convergence des droits Néanmoins, de nombreux indicateurs invitent à tempérer notre enthousiasme. En réalité, et sans surprise, les projets spatiaux s’inscrivent encore trop souvent dans un scénario de « montée éner-

gétique », en se concentrant sur l’exploitation de nouvelles sources d’énergie ou l’identification de nouveaux centres de ressources. Deux entreprises américaines se sont ainsi spécialisées dans les ressources minières issues des astéroïdes, Planetary Resources et Deep Space Industries (depuis rachetée par l’européen Bradford). Hervé Cottin, astrochimiste, justifie cet engouement : « Dans un astéroïde métallique de taille relativement modeste, il y a des réserves pour plusieurs années de consommation terrestre. » La Chine entend de son côté mettre en orbite une ferme solaire géante dès 2025. De quoi rêver de s’affranchir de certaines des neuf limites planétaires,

Les projets spatiaux s’inscrivent encore trop souvent dans un scénario de « montée énergétique », en se concentrant sur l’exploitation de nouvelles sources d’énergie ou l’identification de nouveaux centres de ressources. dont les dépassements actuels et successifs sont à l’origine de la crise écologique. Et de dupliquer à tout l’univers le même modèle, purement extractif et générateur de déchets : la pollution lumineuse et les débris font déjà l’objet de cris d’alarme réguliers de la part des spécialistes. Finalement, c’est peut-être le terrain juridique qui pourrait réconcilier conquête spatiale et transition environnementale. L’espace et l’environnement sont en proie aux mêmes enjeux en matière de gestion commune des ressources et de droit de propriété. Comme les eaux internationales, l’espace n’appartient à personne, depuis le traité fondateur de 1967. La privatisation de l’espace, comme celle de la nature, pose de nouveaux enjeux : « L’architecture du droit spatial n’a jamais été pensée pour aborder la question de l’exploitation commerciale des ressources », expliquait à Libération en octobre 2019 le professeur de droit Matthew Stubbs. Comme pour la protection des ressources et de l’environnement, de nombreux chercheurs réfléchissent à de nouvelles modalités de gouvernance spatiale. À l’université de


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Leyde, aux Pays-Bas, on travaille sur un modèle de compromis qui impliquerait un partage des découvertes scientifiques et technologiques, mais pas des profits. Si elles semblent au premier abord antinomiques, la conquête spatiale et la transition écologique relèvent en réalité de plusieurs enjeux communs, et les bénéfices de la recherche spatiale dépassent la simple exploration. Heureusement, car à 500 000 dollars le billet pour aller vivre sur Mars (selon Elon Musk), l’espace deviendrait à coup sûr une nouvelle gated community pour ultra-riches.

Fatoumata Kebe, la tête dans les étoiles et les pieds sur Terre La passion spatiale de cette astrophysicienne de 33 ans ne lui a pas fait oublier sa planète d’origine. Quand elle n’est pas occupée à nettoyer l’espace des quelque 130 millions de débris artificiels orbitaux (mission E.orbit, projet RemoveDebris, programme CleanSpace One), elle optimise la consommation d’eau du village malien de Kersignané-Diafounou, dont sont originaires ses parents. Deux lieux, une même logique.

Elon Musk, pour une civilisation spatiale Lors d’une présentation SpaceX en 2017, Elon lâchait : « Fondamentalement, je pense que le futur est bien plus excitant et intéressant si nous sommes une civilisation spatiale et une espèce multi-planétaire. Nous avons besoin d’être inspirés. De se réveiller le matin et de penser que l’avenir est brillant. C’est exactement ce sur quoi porte le fait d’être une civilisation spatiale. » Il a aussi créé une école secrète pour ses enfants, baptisée… Ad Astra.

Robert Zubrin, tout le monde sur Mars Cet ingénieur américain a dédié sa vie à Mars. Après une carrière chez Lockheed Martin, il fonde son entreprise, Pioneer Astronautics, puis la Mars Society, une organisation internationale travaillant à l’exploration de la planète rouge. Dans son prototype d’habitat martien dans le désert de l’Utah, Zubrin a déjà entraîné plus de 1 000 volontaires depuis 2001. Il est aussi à l’origine du concept de « Mars Direct », visant à envoyer des humains sur Mars à un coût abordable.

L’Atelier d’écologie politique de Toulouse, Il n’y a pas de planète B Dans une lettre ouverte adressée à Thomas Pesquet, plusieurs chercheurs alertaient : « L’humanité n’a pas une nécessité urgente à quitter la Terre, mais elle a une nécessité urgente à trouver comment y rester avec des conditions de vie décentes pour tous. [...] La précipitation et l’absence de réglementation aux débuts de l’aventure spatiale causent maintenant des problèmes bien plus coûteux à résoudre que s’ils avaient été considérés dès le départ. »

Michelle Hanlon, la Lune n’est pas le Far West Avec son association For All Moonkind, cette directrice associée du Center for Air and Space Law souhaite introduire une législation visant à protéger juridiquement l’espace. Sa bataille majeure se concentre sur l’empreinte laissée par Neil Armstrong en 1969 sur la Lune : « Dans l’idéal, ce serait un parc. La préservation de l’empreinte a un but : que mes enfants puissent aller la voir et rire à propos de l’apparence du module lunaire dans lequel ils vivent. Si on peut s’entendre sur le fait qu’il y a des lieux sur la Lune qui méritent d’être protégés, c’est une première étape dans la délimitation et la définition du concept de préservation, entre la propriété et les droits miniers. »


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Y aura-t-il encore des femmes et des hommes ? Dans la majeure partie des cultures, la répartition des rôles homme/ femme a longtemps voulu que la femme soit belle et féconde, et que l’homme soit fort et productif. À elle la parure, les ornements et la procréation ; à lui l’outil, l’autorité et le pouvoir. Mais sous la double influence de la libéralisation des mæurs et du progrès technologique, les frontières entre les sexes bougent et la binarité fait plus que jamais mauvais genre. Demain, nous annonce-t-on, l’humanité, libérée de l’appartenance à un sexe biologique, sera plurale, multiple. Au point d’acter la disparition définitive de la division homme/femme ? Possible… À moins bien sûr que face à ce qui pourrait être perçu comme une menace d’indifférenciation sexuelle, les femmes et les hommes optent au contraire pour la surenchère dans l’affirmation de leur masculinité ou de leur féminité.

Texte Millie Servant

Illustration Yann Bastard


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Binary is for computer ». Ce message, placardé dans les rues par l’association toulousaine Un mur dans le réel, traduit l’esprit de son temps. Après avoir milité dans les années 1980 pour la séparation du sexe et de l’identité de genre – le genre auquel l’individu s’identifie intimement quel que soit le sexe assigné à sa naissance –, puis pour la reconnaissance des transidentités dans les années 2000 et 2010, les nouvelles générations semblent fermement déterminées à atomiser le genre. Pas le faire disparaître, non, mais plutôt voler en éclats, comme autant de facettes réfléchissant les manières de percevoir son identité. En 1988, le terme LGBT devenait le terme parapluie accueillant les luttes pour la reconnaissance des lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres. Aujourd’hui, il s’étoffe tellement qu’il

Les nouvelles générations semblent fermement déterminées à atomiser le genre. s’étouffe : LGBTQIA, LGBTIQAP, voire LGGBDTTTIQQAAPP, n’en jetez plus ! Régulièrement, un nouveau débat vient accoler de nouvelles lettres au sigle LGBT : puisque les neurosciences s’interrogent pour savoir si l’hypersexualité ne viendrait pas des gènes, faut-il ajouter un genre BDSM ? Quid des otherkins, ces individus qui disent se rattacher au genre animal, voire mystique ? Et les trans-species, qui se revendiquent d’une autre origine que celle donnée à leur naissance ? À l’inverse, certains se demandent si l’inclusion d’autant de nuances ne porterait pas préjudice aux longs combats menés par la communauté LGBT pour faire reconnaître ses droits. D’autres s’interrogent sur la pertinence de mêler des questions d’orientation sexuelle (Lesbiennes, Gays, Bisexuels) et de genre (Transgenre, Queer...). Finalement, là où tout le monde s’accorde, c’est sur le refus de la bicatégorisation homme/femme. Et le nombre de personnes se revendiquant non hétérosexuelles ou cisgenres ne cesse de grandir. À quel moment la marge devient-elle la norme ? Serait-il plus simple d’en finir avec la bicatégorisation ? Dans Millenial Fantasies : The Future of “Gender” in the 21st Century, Joan Wallach Scott se demande : « Le genre est-il encore une “catégorie utile” d’analyse ? ». Puisque seule la personne concernée peut affirmer son identité (auto-identi-

fication) et s’engager, s’il y a lieu, dans un parcours de transition, le débat public est-il pertinent ? Dans Des sexes innombrables (Seuil), le philosophe spécialiste en sciences naturelles Thierry Hoquet rappelle à son tour que la bi-catégorisation ne survit que parce que nos institutions la renforcent. À moins que ce ne soient pas les catégories ellesmêmes (homme-femme) qui coincent, mais tous les stéréotypes qui leur collent à la peau depuis la nuit des temps ? Demain, verra-t-on émerger une infinité de genres, s’affirmer un genre unique ou se confirmer un retour au bigenre ? Nous avons tiré ces trois ficelles pour tenter d’anticiper les possibles mutations à venir.

SCÉNARIO 1. Multiplication des genres : vers un monde refiguré Demain, les progrès de la médecine et de la biologie – changement de sexe, utérus artificiel, clonage – aboliront peut-être l’ordre naturel qui prévalait jusqu’à présent. La barrière entre hommes et femmes pourrait-elle s’écrouler pour de bon ? Le recul de la bicatégorisation est déjà amorcé : l’apparition du terme gender fluid à la fin du XXe siècle a transformé la frontière entre hommes et femmes en un axe gradué sur lequel on peut désormais aller et venir librement. En 2018 déjà, un jeune de 18-35 ans sur dix se déclarait non binaire ou agenré, selon un sondage 20 Minutes. La transition d’un sexe à l’autre se banalise ainsi doucement, mais sûrement : dans certaines entreprises comme IBM, un dispositif d’accompagnement RH des personnes en transition a même été mis en place. Le Grettis (Groupe de recherche, d’étude et de traitement des troubles de l’identité sexuelle) qui gère 60 % des opérations de réattribution sexuelle réalisées sur le territoire français, observe une hausse constante de ces interventions. Le temps d’attente est ainsi passé de quelques semaines au milieu des années 2000 à plusieurs années aujourd’hui. Les raisons : une tolérance grandissante, des progrès techniques et une meilleure diffusion de l’information. Sans parler de la démocratisation de la chirurgie esthétique : selon un sondage Ifop de 2018, une Française sur dix serait déjà passée sur le billard, et au Brésil, l’État


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rembourse même les interventions au bistouri. Tous ces facteurs laissent présager la poursuite de cette intensification du nombre de personnes transitant physiquement pour conformer leur apparence à leur identité profonde. Prothèse pour les transhumanistes, changement de sexe et prise d’hormones pour les transgenres, modification du pigment de la peau pour les trans-species, voire modification du gène pour les otherkins : à l’avenir, les mutations physiques pourraient devenir monnaie courante. Ces libertés prises sur le corps humain seraient susceptibles à leur tour de banaliser le recours à la procréation artificielle. Si l’identité de genre est aujourd’hui décorrélée de l’identité sexuelle, nous n’avons jusqu’à présent jamais pu déconnecter la femme de son rôle de mère portant l’enfant. Demain, ce sera chose faite. Fin 2017, la première expérience de gestation artificielle a ainsi fait naître un agneau dans un simili-utérus en plastique. Et l’être humain ? La culture d’embryons humains est déjà une réalité, ou presque : en 2016, des chercheurs de l’université de Cambridge ont mené le processus avec succès sur 13 jours avant de l’interrompre au nom de l’éthique. Une récente expérimentation de fécondation in vitro à trois parents a également ouvert la voie au multiplex parenting, soit la création d’enfants « avec quatre parents génétiques ou plus » d’après le média de la bioéthique Bioedge. Qu’on y adhère ou pas, l’évolution des sciences aura des conséquences infinies sur les rapports de genre. Délester les femmes de leur rôle de mère pourrait faire disparaître les fondements mêmes des inégalités entre les genres. Est-ce un argument suffisant pour s’autoriser de modifier le vivant ? Pourra-t-on fixer des limites entre ce qui revient à rétablir la norme et ce qui revient à trafiquer le naturel ? Le débat reste entier.

SCÉNARIO 2. Future is female (only) : le genre unique Et si, plus que les catégories de genre, c’étaient les inégalités qui s’y rattachent qui clochaient ? Demain, les cartes de l’égalité des genres pourraient être rebattues. Si la lutte pour la reconnaissance des trans­ identités ne cesse d’avancer, le combat des fé-

ministes galope encore plus vite. Et la compétition n’est pas toujours une course de relais. À Londres, en 2018, des féministes ont ainsi manifesté leur refus de se baigner avec des transgenres. Loin d’être isolé, cet événement traduit le rejet par certains individus de l’idée selon laquelle « une femme trans est une femme ». Paradoxalement, l’ouverture d’esprit de la société pourrait faucher le vivre-ensemble en plein vol. Depuis la loi sur la reconnaissance du genre de 2004, la Grande-Bretagne a acté qu’il n’était plus nécessaire d’avoir recours à une transformation physique pour changer de genre. Dans la foulée, une pétition a été lancée pour alerter sur les dérives de cette loi, facilitant le viol pour des individus féminins restés en possession de leur sexe masculin. Quelles peuvent être, à terme, les dérives du féminisme différentialiste ou, au contraire, de

La barrière entre hommes et femmes pourrait-elle s’écrouler pour de bon ? Le recul de la bicatégorisation est déjà amorcé : l’apparition du terme gender-fluid à la fin du XXe siècle a transformé la frontière entre hommes et femmes en un axe gradué sur lequel on peut désormais aller et venir librement. la généralisation de la mixité à tous les espaces publics ? L’une des possibilités est celle d’un changement de cap pour les tenants de ce féminisme différentialiste, qui pourraient exacerber les stéréotypes de genre pour défier ceux considérés comme des « fausses femmes ». À l’instar de la manosphère rassemblant les nostalgiques du patriarcat, l’apparition d’une womanosphère paraît plus que crédible : depuis le milieu des années 2010, le féminisme semble s’être radicalisé dans sa lutte contre une domination masculine indéboulonnable. Et même si la female rage ne concerne pas l’ensemble des femmes, loin de là, si la bascule arrive, elle risque de ne pas s’opérer dans la douceur. Dans


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GENRE

son ouvrage Rage Becomes Her, la journaliste américaine Soraya Chemaly décortique la colère longtemps réprimée des femmes et la présente comme un moteur nécessaire du changement. Va-t-on vers l’avènement d’une gynécocratie ? Portée par une haine aveugle du patriarcat et des dérives des phallocraties modernes, une telle société pourrait connaître des débordements considérables, proportionnels à la domination subie pendant des siècles. Accablées de voir tous les pouvoirs réunis entre les mains des hommes, les femmes pourraient se rabattre sur la réquisition de leur pouvoir de procréation. Les progrès de la sciences aidant, elles envisageraient même de se reproduire entre elles et de ne perpétuer que des filles. Fin 2018, des scientifiques ont ainsi utilisé uniquement deux ovules pour faire naître une souris. Car on l’oublie souvent, mais biologiquement, pour ce qui est de faire perdurer l’espèce, ce sont les femmes qui ont le dernier mot.

SCÉNARIO 3. La « quaternarité » du genre Doit-on forcément se reposer sur les progrès de la science pour penser le futur de l’identité de genre ? Peut-être suffirait-il de changer les modes de catégorisation des genres. L’engouement du grand public pour l’eugénisme et les manipulations génétiques est loin d’être une évidence. En France, début 2020, le Sénat a fermé la porte à ce qu’il appelle une démarche eugéniste, faisant référence au Diagnostic préimplantatoire (DPI) visant à rechercher des anomalies chromosomiques chez les embryons. Dans le même temps, changement climatique oblige, la décroissance risque de s’accélérer, engendrant un ralentissement global de tous les procédés de transformation artificielle. Il y a également fort à parier que dans notre monde en surchauffe, les accidents technologiques, biologiques ou atmosphériques se multiplient, attisant la peur des citoyens face au progrès technique et scientifique. Autant de phénomènes qui pourraient amener les manipulations du corps humain à ralentir, et les citoyens à dire adieu à la chirurgie et à la transformation du vivant. Combiné à l’essor des nouvelles formes de spiritualité et à la progression du concept de « moi in-

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térieur », ce contexte serait un terreau favorable à l’émergence de la bispiritualité (aussi appelé two spirit) dans le monde occidental. Présent dans certaines nations autochtones d’Amérique du Nord, ce concept sépare les genres en quatre catégories : les hommes masculins, les femmes féminines, les hommes féminins et les femmes masculines. Bien que la possibilité de changer de genre sans faire de transition reste une question épineuse à laquelle chacun est libre de répondre, la dysphorie de genre – la sensation d’être né dans le mauvais corps – pourrait être l’objet de recherches plus approfondies pour trouver des solutions n’impliquant pas le recours à la chirurgie. En Suède, début 2020, le Conseil de la santé et de la protection sociale s’est alarmé d’une augmentation de 1 500% du nombre d’adolescents diagnostiqués dysphoriques en dix ans. À Londres, ces trois dernières années, 35 psychologues ont démissionné pour dénoncer les surdiagnostics d’enfants pour dysphorie de genre : le nombre d’enfants traités était passé de 77 à 2 590 en dix ans. Assorti d’une politique d’éducation sexuelle mixte et progressiste, un tel modèle pourrait rétablir l’équilibre des genres sans avoir recours à une modification de l’ordre naturel du vivant. En Suède, des écoles et des crèches se sont récemment engagées dans une pédagogie neutre qui ne fait aucune référence au genre féminin ou masculin : les pronoms « lui » et « elle » ont été remplacés par un pronom neutre, certains lycées ont ouvert des vestiaires mixtes. À l’horizon, ce n’est donc peut-être pas la fin du genre, mais la fin de la pudeur. Dans Équivoques de la pudeur. Fabrique d’une passion à la Renaissance, la chercheuse de l’université de Bâle Dominique Brancher raconte comment l’Église, en inculquant la pudeur au monde, l’a érotisé contre son gré, en limitant le sexe « à son pôle sensuel et érotique ». Demain, le retour de la mixité, associé au déclin des religions, entraînera mécaniquement une baisse de la pudeur et une banalisation des corps sexués. Si le corps n’a plus d’importance, l’identité de genre liée à son expression pourrait sans doute disparaître à son tour, et ce, sans qu’aucun bistouri ne soit passé par là.


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Quelle vie en dehors des métropoles ? 2030, l’urbanisation se poursuit. Les métropoles concentrent les richesses, drainent les habitants et s’étalent sur le territoire. Au début des années 2020, au moment des grands confinements, on avait pourtant assisté à un début d’exode urbain. Mais quitter la ville s’était révélé plus compliqué que prévu pour beaucoup de citadins et, faute de politiques publiques d’ampleur, le mouvement n’avait pas duré. Toujours malmenées par la crise environnementale, les villes deviennent donc de plus en plus inhospitalières. Agriculture, densification, démocratie, transports… À quoi ressemble la vie en dehors des métropoles ?

Texte David Attié

Illustration Yann Bastard


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lle est déjà installée depuis quelques minutes quand le signal régulier de la fermeture des portes retentit. Les portes coulissent silencieusement et le quai de la gare se décroche. C’est le départ. Après des mois à planifier, douter, tout reprendre à zéro encore et encore, la voilà sur la route avec son baluchon. Sama essaie d’imprimer dans ses pupilles les dernières images de sa ville natale. Les friches industrielles succèdent aux façades néoclassiques et quelques graffitis se battent le meilleur spot le long des rails. Aussi excitante que soit cette nouvelle aventure, ce moment serre toujours un peu la gorge. Elle croyait s’être endurcie depuis son premier départ pour ses études à Paris, rien n’y fait.

La municipalité avait beau multiplier les mesures antispéculation depuis quinze ans (régulation Airbnb, plafonnement des loyers, démembrement bâti-foncier…), le flot ininterrompu de familles aisées venues de la capitale faisait irrémédiablement grimper les prix. Jusqu’à aujourd’hui, elle avait squatté à droite et à gauche surtout chez ses parents, heureux propriétaires dans le centre. Elle aurait voulu rester près d’eux, mais les loyers en ville devenaient grotesques. La municipalité avait beau multiplier les mesures anti-spéculation depuis quinze ans (régulation Airbnb, plafonnement des loyers, démembrement bâti-foncier…), le flot ininterrompu de familles aisées venues de la capitale faisait irrémédiablement grimper les prix. Elle avait envisagé plusieurs scénarios, c’est finalement ses coups de fil chaleureux à ses futurs colocataires qui l’avaient décidée. Quelques places sont restées vides. Son baluchon – qui ressemble davantage à un énorme sac à dos – l’attend dans le compartiment à bagages. Elle connaît bien ce vieux Siemens Avanto bleu et jaune. C’est un modèle de tram-train mis en circulation dans certaines villes à la fin

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des années 2000 et qui remplace aujourd’hui les grosses motrices des lignes de TER jugées trop énergivores. Le voyage sera long. Elle s’est préparé de la lecture et un casse-croûte. Pour l’instant, elle lance un film sur sa tablette : juste la veille du départ, Netflix avait fini par lui proposer un documentaire autogénéré sur sa destination. Sama l’avait presque trouvé lent à la détente cette fois-ci. « Née à l’aube de l’an 2000, la Biovallée est pionnière en matière de planification territoriale durable », commence la voix off. « Elle s’inspire du concept de biorégion développé dans les années 1970. » Son casque sur les oreilles, le regard de Sama suit alternativement les paysages verdoyants et enchanteurs du documentaire et ceux qu’elle aperçoit par la fenêtre. Elle sait que les images libres de droits récupérées par l’intelligence artificielle de Netflix sont un peu lissées et stéréotypées, mais le contraste avec le quartier résidentiel qui n’en finit plus est tout de même frappant. Bercée, elle somnole. Une voix forte dans son casque la réveille. C’est un ingénieur qui est interviewé devant un chantier de démolition : « Pendant longtemps, les villes se sont pensées hors-sol. Elles sculptaient le paysage selon leur bon vouloir et mettaient toute la production à distance. Elles sont devenues extrêmement dépendantes des flux d’énergie et de biens venus à l’extérieur. Comme une perfusion permanente… Les aliments et les matériaux arrivaient le matin, les déchets disparaissaient le soir sans que l’on sache d’où ils venaient et où ils allaient. C’était notamment valable dans le bâtiment alors qu’on n’a pas besoin de béton provenant de l’étranger quand on peut revaloriser des matériaux déjà ici. Retracer ces échanges, c’est un gage de qualité et de responsabilité. » Le tram-train est à l’arrêt dans une ville, le quai est plutôt animé. Certains se faufilent le vélo sur l’épaule, d’autres ont les bras chargés de cagettes de légumes. Quelque part, on entend des poules caqueter. Sama est presque sûre d’avoir vu deux petits cochons sortir leur tête d’un grand panier. « L’approche biorégionaliste de la Biovallée veut réconcilier la ville et la campagne. L’aménagement du territoire n’est plus pensé en priorité pour faire des villes attractives, mais d’abord autour de cette relation urbain-rural. Au sein d’un bassin versant, chaque flux et chaque ressource sont bouclés et relocalisés. Le territoire fonctionne désormais comme un métabolisme. » Elle enlève son casque pour aider un voyageur à


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mettre son sac en toile de jute au-dessus de sa tête. Celui-ci lui tend une poignée de noix en retour, qu’ils commencent à casser et grignoter en discutant. L’homme d’âge mûr fait 30 minutes de train pour rapporter des noix à ses petits-enfants : « C’est une surprise, on va faire un gâteau. J’échangerai le reste avec mes voisins. Depuis qu’ils ont rendu le tram-train gratuit, c’est quand même vachement plus simple, faut juste avoir du temps devant soi. » L’homme pointe soudain quelque chose par la fenêtre, « Tu vois ce coin habité là-bas ? Tu sais ce que c’est ? ». Sama suit son doigt du regard, c’est un petit hameau coloré, elle fait mine que non. « C’est une ZAP, une Zone autogérée pavillonnaire ! Tu n’en as pas entendu parler ? C’est un groupe de propriétaires de maisons pavillonnaires qui s’est constitué en communauté autosuffisante. » Sama semble impressionnée, il poursuit. « Ne te fais pas avoir. En fait, ils ont détourné deux programmes de subventions de la région : un pour densifier le périurbain et l’autre pour l’installation d’agriculteurs. Ça leur a permis de développer une activité agricole très productive au sein de leur quartier et de s’équiper pour survivre en autarcie. Je ne sais pas si tu vois, mais ils ont monté des barbelés. En fait, c’est comme des survivalistes, ils ont même une milice d’autodéfense. » Sama tombe des nues : « Mais c’est légal ? La région continue à les subventionner ? » L’homme hausse les épaules, « elle n’a pas les moyens de contrôler. Et puis je pense qu’elle laisse faire, elle préfère envoyer un signal fort et univoque aux jeunes agriculteurs qui voudraient s’installer. Ça reste un phénomène assez marginal… » Visiblement ravi de l’intérêt de Sama, le vieil homme continue son récit. Il lui raconte le soulèvement des gilets jaunes en 2018, dont Sama se souvient à peine, mais qu’il décrit comme annonciateur des tensions actuelles. Il explique que la politique d’accession à la propriété, mise en place dans les années 1970, a laissé des traces que personne n’a su effacer, et que les politiques nationales visant à densifier le périurbain – la « moins pire des solutions » pour freiner l’étalement urbain – ont successivement échoué. « La densification des quartiers résidentiels se fait dans la douleur, contre les habitants, ou elle ne se fait pas », regrette-t-il. « Les campagnes de plantations massives d’arbres sont encore insuffisantes et le “zéro artificialisation nette des sols” n’est pas encore atteint.»

À mesure que le tram-train s’éloigne de la ville, le paysage se fait plus désert et l’homme fustige les politiques agricoles des années 2020. Elles sont pour lui la cause d’un renouvellement générationnel faible et inégal. Entre 2020 et 2023, au moment des pandémies et des grands confinements, on avait bien assisté à un exode urbain et au repeuplement de certaines zones rurales, mais les politiques publiques n’avaient pas suivi, ou pas assez, et le mouvement n’avait pas duré. Aujourd’hui, si le nombre d’agriculteurs qui partent à la retraite sans être remplacés est en baisse, l’État n’a, selon lui, pas encore désavoué le modèle de monoculture intensive, et seules les régions les plus courageuses ayant rompu avec le modèle agricole d’exportation ont gagné la « chasse aux jeunes ». « Dans la Biovallée, par

« Dans la Biovallée, par exemple, de nombreuses petites fermes ont vu le jour, mettant fin au remembrement et à la monoculture. En se tournant vers l’agroforesterie et la permaculture, elles contribuent à reconstituer les milieux naturels. » exemple, de nombreuses petites fermes ont vu le jour, mettant fin au remembrement et à la monoculture. En se tournant vers l’agroforesterie et la permaculture, elles contribuent à reconstituer les milieux naturels ». Le voyageur aux noix est descendu depuis longtemps, la tablette rangée, Sama arrive à son arrêt après plusieurs heures de voyage. En repensant à la ZAP, elle se met à douter. Qui sait quel secret bizarre cache la communauté où elle s’apprête à poser ses valises ? Elle n’a pas le temps d’y réfléchir plus, elle aperçoit Lili, fidèle à la description qu’elle lui avait fournie. Brune aux godasses crottées, jean et polaire verte élimée. Elle est accompagnée de Vincent, un autre voyageur à sac à dos. Les présentations sont chaleureuses, on dirait que Lili a l’habitude de venir chercher des nouveaux arrivants à la gare. « Venez, je suis garée par là ». Elle se dirige vers le parking saturé de vélos et de remorques, au milieu duquel trône une


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seule voiture. « Ne me dis pas que c’est la Toyota à hydrogène flambant neuve ? », s’étrangle Sama. Vincent fait les gros yeux, une voiture comme ça coûte au moins 50 000 €. Lili éclate de rire, contourne le véhicule et pointe une camionnette à trois roues d’un autre âge, cachée derrière. « On sera un peu serrés, mais ça va le faire. » La troupe jette les sacs à l’arrière du petit utilitaire et s’entasse à l’avant. À bout de souffle, le moteur à essence tousse plusieurs fois avant de démarrer, les passants s’arrêtent pour regarder

Commune parmi les plus frappées par la dévitalisation de son centre-ville, elle a tout simplement été abandonnée par la plupart de ses habitants et les pouvoirs publics. Réinvestie par une poignée de familles, elle renaît lentement de ses cendres à coups d’opérations d’urbanisme transitoire et de démocratie citoyenne directe. la scène. « Je me suis promis de bricoler un de ces nouveaux panneaux photovoltaïques miniatures sur le toit, faut que j’en parle aux makers », s’excuse quasiment Lili. Le paysage change assez vite, l’effervescence de la gare laisse place à une zone commerciale à moitié désaffectée, ses ronds-points et ses parkings. Une seule enseigne fait encore office de grande surface, les autres ont fermé. À certains endroits, on voit déjà la nature reprendre ses droits, le bitume se craqueler et l’herbe apparaître. Un ancien Leclerc a été réhabilité. Stratégiquement placé entre la gare et le centre-ville, il sert de grande halle couverte pour les produits frais. Une partie est également exploitée pour faire pousser des champignons, des endives et des micropousses dans l’obscurité. Sur le côté, accoudé à la station-service, c’est le fameux Makerspace. D’abord installé à l’improviste comme un atelier DIY, il a fédéré les meilleurs bricoleurs de toute

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la Biovallée. Sa spécialité est la conception et la réparation de machines low-tech pour l’agriculture, bicitracteurs et autres outils connectés. Lili les salue au passage et se tourne vers Vincent, « Donc, Vincent, tu es le cousin de qui déjà ? ». « Du fils de Catherine. Je pense que tu ne le connais pas. Il me parlait par hasard de votre communauté et je me suis motivé tout de suite. Catherine est ok pour m’accueillir quelques semaines pour commencer. Je vais vous aider et continuer à bosser un peu en freelance à côté », explique Vincent. « Ah oui, tu bosses dans l’événementiel, c’est ça ? Les jeunes migrants du foyer ont dit à Catherine qu’ils voulaient organiser un festival l’été prochain, tu tombes à pic... » À mesure qu’on arrive vers le centre du village, Sama n’a plus aucun doute sur le bien-fondé de son choix. Commune parmi les plus frappées par la dévitalisation de son centre-ville, elle a tout simplement été abandonnée par la plupart de ses habitants et les pouvoirs publics. Réinvestie par une poignée de familles, elle renaît lentement de ses cendres à coups d’opérations d’urbanisme transitoire et de démocratie citoyenne directe. Les bâtiments sont rachetés ou occupés, puis rénovés en fonction des besoins. Un réseau local de petits commerces s’est recréé autour de l’artisanat et des produits du quotidien. Sur la place centrale du village, des décorations et quelques tables ont été disposées. Une quarantaine de personnes les attendent, prêtes à trinquer.


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La démocratie représentative aura-t-elle fait son temps ? 58,4 %. L’histoire retiendra du second tour des dernières élections municipales en France ce taux d’abstention record. La crise du Covid-19 suffit-elle à l’expliquer ? Pas si sûr. Au second tour des élections législatives de 2017, un peu plus de 57 % du corps électoral avaient boudé les urnes. Au fil des scrutins, la participation s’érode. Le divorce entre électeurs et élus paraît consommé. Il se double pourtant d’une nouvelle demande d’implication des citoyens à la décision collective. Même si, encadrée par le pouvoir exécutif, la convention citoyenne sur le climat l’aura illustré à sa manière. Faut-il alors considérer que la démocratie représentative en vigueur depuis deux siècles a fait son temps ? Par quels leviers recréer un élan démocratique ? Six observateurs de la vie publique, contactés avant la crise sanitaire, répondent sur cet enjeu. Propos recueillis par Benoît Hervieu

Illustration Yann Bastard


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Pire des systèmes à l’exclusion de tous les autres », disait d’elle Churchill, la démocratie semble s’être repue de sa propre image. Conçue comme « le pouvoir de n’importe qui », elle s’est à la fois construite sur l’édifice d’institutions représentatives à la légitimité désormais contestée. Faille ou faillite ? D’élection en élection, les socles de représentativité se réduisent sous l’effet de l’abstention et du vote dit « protestataire ». Ces deux phénomènes imprègnent en particulier les citoyens les moins diplômés, convaincus de n’avoir aucune prise sur la décision publique. À la désaffection des urnes, alimentée par la crise sociale, s’ajoute la dénonciation collective de professionnels du pouvoir, dont le profil se confond avec celui des élites économiques.

La démocratie est le seul régime politique qui a besoin du dissensus pour se nourrir et perdurer. Ce dissensus semble se globaliser. Cette contestation essaime partout, tant dans des pays où l’on tenait la démocratie pour acquise de longue date que dans d’autres plus récemment rompus à son régime. De la France des gilets jaunes à l’Espagne des Indignés, mais aussi au Chili, en Algérie, au Liban, à Hong Kong et jusqu’en Irak, des voix s’élèvent contre un système démocratique jugé corrompu et confisqué. Est-ce le signe d’un regain de ce « n’importe qui » ayant vocation à se gouverner lui-même ? Souvent réprimés, ces mouvements pâtissent aussi de leur propre manque de structure. Réenchanter la démocratie suppose-til d’en changer les modes de représentation et de participation ?

Se réapproprier les communs contre la logique marchande

• Federico Tarragoni, sociologue et maître de conférences à l’université Paris-Diderot « Réenchanter la démocratie, c’est redonner le goût de la démocratie au plus grand nombre. Ce réenchantement advient sous trois formes.

Premièrement, par la participation : au sein des mouvements, des individus questionnent la démocratie dans laquelle ils veulent vivre. Ce réenchantement pourrait mobiliser des leaders charismatiques capables d’incarner l’égalité, l’empowerment, le désir des subalternes de se rendre visibles et de revendiquer de nouveaux droits. À condition que ces leaders ne se convertissent pas en nouveaux autocrates. Le réenchantement démocratique passe, en deuxième lieu, par les “communs”, c’est-à-dire toutes ces pratiques de réappropriation collective des ressources contre la logique de marchandisation capitaliste. Troisièmement, le réenchantement par l’écologie. Les nouveaux mouvements écologistes procèdent à un déplacement : avant de réfléchir à la démocratie que nous voulons, il faut pérenniser le sol sur lequel la bâtir et ses conditions naturelles d’existence. La démocratie est ici réenchantée par l’utopie d’un nouveau monde commun qui dépasserait les frontières et nous réconcilierait avec le cosmos. La démocratie est le seul régime politique qui a besoin du dissensus pour se nourrir et perdurer. Ce dissensus semble se globaliser. Cet affrontement entre deux conceptions de la démocratie marquera les décennies futures. D’un côté, une démocratie réduite à un ordre gouvernemental à protéger de toute menace ; de l’autre, une démocratie à repenser, à radicaliser, à élargir, réclamée dans les rues. »

Refonder le financement de la démocratie

• Julia Cagé, professeure d’économie à Sciences-Po Paris « Penser conjointement démocratie participative et représentative implique de faire réellement participer les citoyens dans un cadre où cette participation ne serait pas directe, mais passerait par la médiation de mouvements politiques modernisés et eux-mêmes démocratisés. Comment y parvenir ? Par la mise en placede “Bons pour l’égalité démocratique” : 7 € d’argent public donnés chaque année à chaque citoyen – indépendamment de ses revenus ou de sa richesse – afin qu’il puisse l’allouer au(x) mouvement(s) politique(s) de son choix. Sept euros d’argent public pour chaque citoyen et l’interdiction de tous les dons aux partis et


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aux campagnes au-delà de 200 € par personne et par an afin de refaire descendre les femmes et les hommes politiques au contact de l’ensemble de la population, contre leur tendance à écouter les plus susceptibles de les financer, c’est-à-dire les plus favorisés. Une telle réforme du financement peut paraître purement technique. Elle est fondamentale. Car penser les conditions du financement de la démocratie, c’est penser les conditions de la représentation dans un monde pluriel et inégalitaire. Bien sûr, les “Bons pour l’égalité démocratique” font moins rêver que le “Référendum d’initiative citoyenne”. Mais il faut se méfier du retour de la réalité. Comme l’indique l’exemple de la Suisse, mettre en place la pratique du référendum sans encadrer le financement des campagnes revient à donner aux citoyens l’illusion du pouvoir. »

Adapter les choix aux niveaux de décision pertinents • Luc Rouban, politologue, directeur de recherches au CNRS et au Centre d’études de la vie politique française (Cevipof )

« Débarrassons-nous de deux illusions. La première est celle de la démocratie directe, qui ne peut jouer que sur des alternatives simples, au risque de nombreuses manipulations. La seconde est celle de la démocratie participative qui ne mobilise en réalité que ceux qui ont déjà une culture politique. Le macronisme illustre bien ce paradoxe : à vouloir puiser dans la société civile, il a amené à l’Assemblée nationale une majorité d’élus au profil socioprofessionnel supérieur. On ne peut espérer une représentativité sociale absolue dès lors que l’on fait le choix d’une certaine professionnalisation de la politique. Certes, les partis traditionnels ont joué un rôle central dans l’éducation politique et le recrutement de militants et de candidats d’origine modeste. L’ancrage territorial est aussi un élément de légitimation des représentants afin qu’ils ne soient pas “hors-sol”. Il faudrait désormais adapter le choix démocratique aux niveaux de décision pertinents. En France : une plus grande décentralisation afin que les régions aient la maîtrise réelle de grandes politiques publiques, ainsi que l’élection au suffrage universel direct des présidents d’intercommuna-

lités qui ont le vrai pouvoir local aujourd’hui. En Europe : une constitution permettant un contrôle démocratique sur ce que fait la Commission. Il est également indispensable de renforcer les connaissances juridiques dès l’école, trop de citoyens ne connaissant pas les institutions. Et, in fine, poser l’exigence, en l’inscrivant dans le droit, d’un comportement irréprochable des élus. »

Étendre le modèle des magistrats non professionnels

• Annabelle Lever, professeure à Sciences-Po et chercheuse titulaire au Centre d’études de la vie politique française (Cevipof ) « Réenchanter la démocratie signifie épouser l’idée que les citoyens peuvent être des dirigeants et pas seulement des votants. Gouverner est bien plus que légiférer, et bien plus encore que voter pour le législateur. Gouverner appelle souvent un savoir, des compétences et un tempérament particuliers, même si beaucoup d’entre nous ne souhaitent pas en faire leur carrière. Or, si nous ne sommes pas régulièrement impliqués dans des formes moins spécialisées de gouvernement, comment sommes-nous censés décider qui devrait nous gouverner, et dans quel but ? Réenchanter la démocratie représentative consiste à déterminer comment des individus peuvent être amenés à décider du système scolaire qu’ils veulent, des politiques de sécurité dont ils ont besoin, de priorités en matière de santé, d’impôts à payer et avec quel objet. Cela implique d’étendre des possibilités de participation “profane” aux instances administratives, judiciaires et exécutives tant au niveau national que local. Cette participation doit inclure les jeunes et les sans-emploi, et pas seulement les professionnels retraités ou la classe moyenne. Au Royaume-Uni, nous avons des magistrats non professionnels qui traitent un large éventail de dossiers. Cette formule devrait être généralisée, avec une formation adaptée si nécessaire, et rendue accessible à des gens de toutes classes sociales. »


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De nouvelles participations à inventer • Valentin Chaput, cofondateur et cogérant d’Open Source Politics

« Les outils numériques nous permettent aujourd’hui d’être décisionnaires de nos vies à un rythme rapide. Ils apparaissent en décalage avec une vie politique souvent figée et lente. Comment des citoyens du XXI e siècle peuvent-ils redonner du souffle à des institutions datant du XIXe ? En admettant déjà que la vie politique ne se limite pas aux élections et appelle à des expérimentations et des participations nouvelles entre les scrutins.

« Comment des citoyens du XXIe siècle peuvent-ils redonner du souffle à des institutions datant du XIXe ? En admettant déjà que la vie politique ne se limite pas aux élections et appelle à des expérimentations et des participations nouvelles entre les scrutins. » À Open Source Politics, créée il y a quatre ans, nous sommes conscients que les TIC ne sont pas magiques et supposent un accompagnement. Il faut qu’elles s’insèrent dans une démarche politique, selon cinq enjeux. En promouvant une information qui donne du sens à la décision future. En favorisant la participation, qui permet en l’occurrence de relier 10 000 personnes connectées. En encourageant la délibération par des votes alternatifs. En facilitant l’évaluation par la restitution de ce que produit la décision prise. Surtout, en incluant de nouveaux publics, quand on sait que le numérique peut être à son tour une source d’exclusion. Entre ces phases, il est impératif d’imposer un accompagnement humain, à la clé du succès. Aujourd’hui, les élus et les administrations se montrent plus réceptifs à cette nouvelle culture

de la participation. Pour beaucoup, c’est encore un “à-côté”, mais l’idée de généraliser la participation citoyenne par le numérique progresse, et pas pour “faire de la com”. La France n’est pas si en retard qu’on l’imagine sur ce terrain. Avec un vivier compétent, la dynamique s’y poursuivra. »

Imposer à l’État une éthique minimale

• Virginie Martin, politologue, essayiste, professeure à la Kedge Business School « L’État doit réapprendre à considérer le citoyen. “Ma voix vaut la voix d’un autre et cette autre voix vaut celle du Président”. Face à des citoyens hybrides, liquides et réflexifs, comme le montre la philosophe américaine Judith Butler, l’État ne peut faire l’économie d’un choc de citoyenneté. Plusieurs éléments font obstacle. Tout d’abord, des partis politiques transformés en écuries électorales et dont il faut maîtriser les codes. Un autre filtre majeur est celui de l’argent : lever des fonds n’est pas une mince affaire. Un troisième est cette ultra-communication qui produit des candidatures “instagrammables” par du storytelling. L’élection de 2017 l’a révélé à un point extrême. N’oublions pas, enfin, ces journalistes politiques influents qui participent fortement à la désignation du candidat qui “passe” bien. Comment des gilets jaunes qui n’ont ni les codes, ni les “bons” diplômes, ni le “bon” langage, et pas d’argent, pouvaient-ils éviter cette violence de classe ? C’est pourtant par les marges, qu’incarnent de nouveaux mouvements populaires ou des initiatives locales, qu’une démocratie peut se réinventer. Or, encore faut-il que l’État s’en inspire et s’en empare. Pour cela, l’État doit apprendre la modestie, la tempérance et surtout cette éthique minimale, chère au philosophe Ruwen Ogien (1949-2017), qui ne se confond pas avec cette farce de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique ! Les gilets jaunes représentent en ce sens le plus beau cadeau qui pouvait être fait à un président de la République française. »


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13 QUESTIONS POUR LE FUTUR

Qui seront les futurs gourous ?

MYSTIQUES

Trips mystiques, voyages chamaniques, retraites silencieuses, passion pour le tarot, l’horoscope, les sorcières ou le pouvoir des arbres… Les 20-35 ans, pourtant éduqués à la « vérité » des sciences, se reconnectent à des croyances anciennes et/ou lointaines. Dans un monde où le mythe rationaliste du progrès a du plomb dans l’aile, faut-il s’attendre à ce que les individus ressentent le besoin d’un peu plus de magie ? Et que racontent en creux ces nouvelles spiritualités sur les contours du monde qui vient ? Partez à la rencontre des gourous de demain. Texte Millie Servant

Le sylvothérapeute, expert thalasso de dedans les fagots Avec lui, on nettoie son esprit en même temps que l’on salit son jean. Professionnel de la marche en forêt, le sylvothérapeute exerce en nature, si possible à proximité de bourgades aux noms exotiques comme Bazouges-la-Pérouse ou Milly-la-Forêt. Formé en ambiantalthérapie-énergétique – ou plus simplement formé sur le tas (de feuilles) –, ce professionnel du bien-être renoue les liens cassés entre humains et arbres. À ses côtés, il ne s’agit pas seulement d’oublier son burn out et ses mails en retard en distribuant des accolades à de larges troncs au milieu d’un sous-bois. Non, héritier du très sérieux shinrin-yoku japonais – qui prodiguait dans les années 1980 des bains de forêt aux malades –, le sylvothérapeute occidental contribue à sauver les actifs des ravages de la sur-urbanisation du monde moderne. Alors que Microsoft installe déjà ses salariés dans des tree-houses, que le Danemark fait école dans les bois, et que le coworking rural fait son chemin, il y a fort à parier qu’à force d’en être chassée la nature ne revienne au galop dans nos quotidiens. Demain, le sylvothérapeute épaulera sans doute le happiness officer, et le designer biophilique l’architecte d’intérieur, sans oublier l’ambiantalthérapeute, qui aidera tout un chacun à bien cultiver son jardin.

L’astrologue, bonne étoile de la société Si l’astrologue a un pouvoir, c’est bien celui d’avoir mis toute une génération en orbite autour de lui. Plus que jamais, le zodiaque est en haut de la vague : en quelques années, l’application d’astrologie Co-Star est devenue le must have de tout smartphone qui se respecte, l’horoscope de Broadly, la météo des nouvelles générations et #mercuryretrograde, le dernier hashtag en vogue sur Insta. L’emballement est tel qu’il fait naître des vocations plus nébuleuses : les grandes marques s’arrachant les experts de l’astro-make-up, les DJ cosmiques et les commerciaux-astrologues. L’astrologue est-il pour autant un de ces « mytho ascendant bobards », comme le chantait Bruel ? Au contraire : il est une valeur refuge pour des citoyens en mal de croyances. Dès 1982, le psychologue Graham Tyson profilait déjà les adeptes de l’astrologie comme des individus plutôt stressés. À l’heure où des technologies prédictives s’appuient sur des intelligences artificielles opaques pour anticiper nos comportements, on peut difficilement reprocher aux individus de vouloir s’en remettre aux astres plutôt qu’au cloud.


LES GRANDS ENJEUX

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MYSTIQUES

La sorcière, douce émissaire Descendante d’une longue lignée, la sorcière moderne est unie par les liens du sang (versé) avec ses 60 000 à 100 000 consœurs torturées entre le Moyen Âge et le XVIIe siècle. À l’époque, les sorcières sont principalement des sages-femmes, veuves, et donc libérées de la tutelle masculine. Aujourd’hui, la sorcière cherche donc davantage à se débarrasser de son balai qu’à le chevaucher et ne jette des sorts que pour mieux reprendre le sien en main. Devenue icône de la lutte contre le patriarcat, son rôle s’étend aux luttes pour les droits des personnes queer et LGBT+, mais aussi aux combats anti-militaristes, anti-conservateurs et anti-nucléaires. En faisant de l’insulte – « sorcière » – une fierté, les femmes réécrivent l’histoire pour mieux s’y faire une place. Alors que la science contribue à déshumaniser la procréation, tout porte à croire que l’on pourra compter sur les sorcières pour empêcher les scientifiques de jouer aux apprentis sorciers.

Le coach intuitif, businessman parmi les businessmen Cousin pas si éloigné du médium et du voyant, le coach intuitif roule sa boule de cristal d’entreprise en entreprise pour guider PDG et cadres sup sur la voie du succès. Pour ce gourou du business, répondant aussi au nom de corporate chaman, l’avenir d’un bilan comptable ne se lit pas entre les lignes d’un tableur, mais dans celles de la main de son dirigeant, ou dans le marc de la machine à café. À en croire l’engouement suscité par sa propre entreprise, le coach intuitif a vu juste : depuis le début des années 2010, le travail occupe la première place des consultations, devant les histoires de cœur. Crise oblige, ce voyant de boîte crapahute de bureau en bureau pour arbitrer des recrutements, aiguiller le management et anticiper les conflits RH à grand renfort de prédictions astrales. Après tout, dans une société où le succès s’hérite parfois plus qu’il ne se mérite, peut-être n’est-ce pas si mal de remettre un peu de hasard dans le game ?

Le chaman operator, marchand de raves 40 000 ans et toujours debout, le chaman traverse les siècles comme il franchit les frontières. Apparu dans les sociétés traditionnelles

d’Amérique du Sud, ce prêtre-médecin-magicien considéré comme le porteur de la religion originelle de l’humanité envoûte aujourd’hui les classes moyennes occidentales en manque d’authenticité. Son charme opère si bien qu’il engendre un véritable tourisme, avec des chamans operators accompagnant les curieux dans des transes à l’ayahuasca, une drogue hallucinogène puissante à base de plantes psychotropes. Pour les occidentaux, cette « herbe du diable », ou « liane des morts », est au Xanax ce que le chaman est au psy : une variante naturelle et exotique. S’il convient pour l’heure de consommer l’ayahuasca avec modération, des chercheurs planchent déjà sur un usage thérapeutique. Ralentie par la position prohibitive des sociétés occidentales, la recherche pourrait bien demain être relancée par le succès du tourisme chamanique invitant à entrer dans la transe.

Le télépathe, 100 % bluffant ou remboursé À ne pas confondre avec le télékinésiste, dont l’esprit peut manipuler la matière, le télépathe est un individu dont l’esprit peut bavasser avec celui d’autrui. Mais qu’il soit mentaliste-youtubeur ou hypnothérapeute, ce mécano des méninges active des ressorts bien rationnels. Recourant à un sens aigu de l’observation et à des techniques de suggestion ou d’induction hypnotique, le télépathe est plus un psychologue qu’un véritable devin, ce qui ne l’empêche pas d’entretenir le mystère d’un super-pouvoir pour faire sensation. Depuis quelques années, le télépathe se fait rattraper par le réel : interfaces cerveau-machine, casques d’électro-encéphalographie ou implants neuronaux viennent concurrencer son petit talent en entreprise. Peut-être comprendra-t-on demain qu’il n’est pas nécessaire de barder les salariés d’électrodes pour saisir le signal de leurs aspirations profondes.


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13 QUESTIONS POUR LE FUTUR

Tomberons-nous toujours amoureux ?

AMOUR

Avec l’arrivée des nouvelles technologies dans nos love stories, on nous avait promis des sextos enflammés, des relations à distance bouillonnantes et des cœurs battant la chamade au rythme des swipes dans les applications de rencontres. Mais avec leurs libidos en berne et leur goût pour l’amour chaste, les nouvelles générations ne vivront peut-être pas tant de romances avec happy ending à la clé. Demain, s’aimera-t-on autant qu’hier ? Pour explorer les futurs possibles de nos histoires de cœur, quoi de mieux qu’un flirt avec la science-fiction qui, comme le disait l’écrivaine Catherine Dufour, « sert à déplier les possibilités incluses dans le présent » ? Tour d’horizon de quelques œuvres inspirantes et provocantes, sous forme de bibliothèque/cinémathèque idéale.

Texte Millie Servant

L’amour à l’épreuve du progrès Aujourd’hui plus que jamais, les individus se réapproprient leurs rapports amoureux : hétéro, LGBT ou pansexuel, le champ des possibles est désormais grand ouvert. Non contents de s’enticher librement de l’élu.e – ou des élu.e.s de leur choix – certains s’amourachent même de personnalités virtuelles. Sauf que derrière leurs belles interfaces, le courant ne passe pas toujours. Demain, passerons-nous notre amour à la machine ? • La Belle et l’Ordinateur (film musical de Steve Barron, 1984) : Dans ce film produit en mémoire du premier ordinateur commercialisé aux ÉtatsUnis – l’UNIVAC I –, on suit l’histoire d’amour naissante de Miles et Madeline, dans laquelle s’interpose l’ordinateur personnel de Miles, qui a pris des caractéristiques humaines après avoir reçu du champagne sur son clavier. À l’insu de son propriétaire, la machine essaie de séduire Madeline grâce à ses talents en composition musicale et aux notions d’amour que lui a enseignées Miles. C’est déjà là : Alors que nos crushs, dates, rela-

tions longue distance et autres quotidiens amoureux passent de plus en plus systématiquement par l’intermédiaire de nos appareils numériques, le glissement vers un amour humain-machine pourrait bientôt s’amorcer. Déjà lors de l’édition 2016 du festival South by Southwest, Ava, un bot Tinder se faisant passer pour une jeune femme de 25 ans, avait séduit les participants. Au Japon, en 2018, un homme s’est marié avec un hologramme de chanteuse virtuelle. Quant à l’entreprise Digital Shaman, elle cherche à ressusciter un être aimé après sa mort en injectant ses données dans un robot. • Le Passeur (roman jeune public de Lois Lowry, 1993) : Dans le monde futuriste de l’Identique, les problèmes liés à la surpopulation ont été résolus en dépossédant les humains de leurs souvenirs – et donc de leurs émotions – pour les remettre entre les mains d’un seul humain, dit « Dépositeur ». La formation des couples et l’attribution des enfants sont gérées par les Sages, tandis que l’ensemble de la population prend une pilule pour éteindre tout sentiment de désir. Alors que Jonas, 12 ans, est nommé pour succéder au Dépositeur, il découvre les souvenirs de l’humanité tout entière et s’initie à l’amour. C’est déjà là : Des chercheurs des universités de Madrid, New York et Radboud (Pays-Bas) ont trouvé un moyen d’atténuer les traces d’un souve-


LES GRANDS ENJEUX

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AMOUR

nir négatif. D’autres chercheurs, de l’université de Toyama (Japon) cette fois-ci, ont trouvé le moyen d’effacer des souvenirs au laser sur des souris. Mais pour l’heure, le numérique – et plus particulièrement les réseaux sociaux – est surtout là pour nous empêcher d’oublier tranquillement nos ex.

L’amour à l’épreuve du temps Harder, faster, stronger : comme tout ce qui nous entoure, nos relations doivent se targuer d’un bon ROI : l’amour doit arriver plus vite, durer plus longtemps et être toujours plus intense. Mais à vouloir trop se précipiter, on a vite tendance à privilégier la quantité à la qualité. Résultat, un mariage sur deux finit en divorce avant dix ans, et 15 % des 2565 ans vivent seuls. La technologie pourra-t-elle enfin sauver l’élasticité de nos relations dans le temps ? • La Nuit des temps (roman de René Barjavel, 1968) : Alors qu’une expédition en Antarctique révèle les ruines de la civilisation ancestrale Gondawa, des scientifiques cherchent à comprendre les rouages de cet ancien monde, pourtant nettement plus avancé que la société actuelle. Le réveil d’Eléa, plongée en hibernation depuis neuf cent mille ans, permet de faire connaître le récit de sa relation avec Païkan, qui va au-delà du simple amour. Désignés depuis leurs 7 ans par l’ordinateur central de Gondawa pour être jumelés à vie, les deux amants continuent de s’aimer et nouent un lien inaltérable dans le temps grâce aux tests de compatibilités infaillibles réalisés par la machine. C’est déjà là : Les bracelets connectés de couple qui permettent désormais d’échanger des pressions tactiles à distance cherchent à sur-connecter deux êtres qui s’aiment. Le concept du « pair care » – extrapolation du « self care » – gagne aussi progressivement du terrain. Mieux : des sextoys connectés promettent de pimenter les relations de couple à distance. Demain, ferons-nous plus l’amour à distance ? Ou doit-on, à l’inverse, craindre la montée d’un hyper-espionnage de couples rendu possible par les nouvelles technologies ?

• Le cinquième élément (film de Luc Besson, 1997) : En l’an 2263, le monde est menacé par le Mal, dont la venue sur Terre est favorisée par un alignement de planètes qui a lieu tous les cinq mille ans. Après une attaque du vaisseau extraterrestre des Mondo-Shawans, seuls détenteurs de la solution à cette situation, un laboratoire militaro-scientifique redonne vie à la tribu en reconstituant un corps, celui de Leeloo, grâce à des cellules préservées de l’assaut. En tant qu’être supérieur, Leeloo parvient, aux côtés de Korben, à invoquer l’amour comme cinquième élément indispensable à la sauvegarde de la vie… ouf ! C’est déjà là : Reconstituer le corps de l’être (aimé), c’est déjà (presque) possible. Un chantier, pris à bras le corps par les transhumanistes, qui veulent éra-

Dans Le Passeur, la formation des couples et l’attribution des enfants sont gérées par les Sages, tandis que l’ensemble de la population prend une pilule pour éteindre tout sentiment de désir. diquer la maladie, la dégénérescence, et pourquoi pas la mort. Plus sérieusement – ou pas -, certains cherchent aussi des moyens pour sauvegarder les data issues de la mémoire d’un être vivant pour prolonger sa vie après le dernier souffle de son enveloppe charnelle. Et quand on parle d’expériences de l’au-delà, impossible de ne pas mentionner les toutes nouvelles PMA post mortem en débat à l’occasion de la loi bioéthique, et selon lesquelles on pourrait ou non utiliser le sperme congelé d’un mari défunt. Quand il s’agit de s’aimer pour le meilleur comme pour le pire, dans la santé comme dans la maladie, on peut dire qu’ici le contrat est rempli.


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13 QUESTIONS POUR LE FUTUR

Pourra-t-on mettre fin au hasard ? Le regard du physicien Étienne Klein

HASARD

La notion de hasard agite les sphères scientifiques et littéraires. Simple alibi de notre ignorance pour certains, mystère nécessaire pour d’autres, c’est peu dire que le sujet divise. Alors que la crise du coronavirus a montré à quel point nous étions encore soumis à des événements imprévisibles, la question se pose plus que jamais : le hasard existe-t-il vraiment ? L’humain use-t-il de son libre arbitre face ` à son destin ? Pourra-t-on un jour prédire le futur ? Pour soulever ces questions, le destin a mis le physicien français Étienne Klein sur notre route. L’occasion de faire le point sur les divergences qui opposent les scientifiques et d’essayer de dessiner les contours de ce concept qui ne cesse de vouloir nous échapper. Propos recueillis par Millie Servant

Comment définiriez-vous la notion de hasard ? Au XIXe siècle, on considérait le hasard comme le croisement de deux trajectoires déterministes. Le mathématicien et philosophe français Antoine-Augustin Cournot le définissait ainsi comme la « rencontre de deux séries causales indépendantes ». Prenons l’exemple d’une cheminée qui se décroche d’un toit et tombe sur un passant : on parlera d’un malheureux hasard alors que la chute de la cheminée est un phénomène parfaitement déterministe – la force du vent fait tomber la cheminée – et que la présence du passant dans la rue l’est aussi – il avait une course à faire, il est sorti. Le hasard vient donc de la rencontre inopinée entre ces deux phénomènes qui ont chacun une cause clairement identifiée. Le hasard a un rapport avec quelque chose d’inexplicable ? La causalité et le hasard sont dialectiquement liés : nous parlons de hasard lorsque la chaîne causale (cause-effet) est non identifiée ou lorsqu’elle n’existe pas. Le hasard est en somme le purgatoire de la causalité. Mais en fait, pour qu’on parle de hasard, il faut souvent qu’il y ait un humain impliqué dans l’affaire, et que l’affaire mette en scène un événement exceptionnel, heureux ou malheureux. Si la cheminée tombe du toit sans blesser aucun passant, nous serons moins enclins à parler de hasard. Si l’individu sort de chez lui et marche sans recevoir de cheminée sur la tête, nous ne parlerons pas non plus de hasard. Pour l’évoquer, il faut qu’il y ait un

événement, en l’occurrence fâcheux, impliquant un humain. Se manifeste ainsi une conception assez anthropocentrique du hasard. Dans le langage courant, on évoque parfois les « lois du hasard » ? N’est-ce pas une expression contradictoire ? Il y a effectivement des lois du hasard, bien que cela semble parfaitement contradictoire. En mathématiques, nous devons au mathématicien russe Andreï Kolmogorov d’avoir mis sur pied une véritable théorie des probabilités, dûment formalisée. Mais dans la vie courante, les probabilités ont un autre statut. Lorsque nous lançons des dés, il y a ce qu’on appelle une équiprobabilité des résultats possibles : les faces 1, 2, 3... ont exactement la même probabilité d’apparaître. Et lorsqu’un lancer de dé donne par exemple le 3, nous disons que c’est le hasard qui a déterminé ce résultat et que celui-ci était donc impossible à prévoir avec certitude. Or, le mouvement du dé est régi par des lois parfaitement déterministes. En d’autres termes, si nous connaissions précisément les propriétés mécaniques du dé, la densité de l’air, sa température, le geste de la main, les caractéristiques de la surface, nous pourrions à chaque fois prédire le résultat de manière certaine. Le hasard renvoie donc ici à notre ignorance des détails fins qui déterminent l’évolution du système : il est de fait, non de principe.


LES GRANDS ENJEUX :

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HASARD

Existe-t-il un autre type de hasard, un hasard véritable, qui ne serait pas la marque de notre ignorance ? Là où la question du hasard devient absolument fascinante, c’est avec la physique quantique. Cette dernière s’appuie sur un principe fondamental, qu’on nomme « le principe de superposition » : il stipule que si une particule peut être dans l’état a ou bien dans l’état b, elle peut aussi être dans l’état a + b. Et si on fait une mesure de l’état de la particule, alors on a une chance sur deux d’obtenir a et une chance sur deux d’obtenir b. Ce qui implique, aux dires de la physique quantique, que l’opération de mesure a changé l’état du système : avant, celui-ci était a + b ; après, il est soit a, soit b. Le physicien Niels Bohr pensait que le fait qu’on obtienne a ou b était la manifestation d’un hasard pur. Albert Einstein pensait, lui, que le hasard en question était lié à notre ignorance, comme pour les dés, c’est-à-dire au fait que nous ignorons certains paramètres « cachés » de la particule qui, si nous les connaissions, nous permettraient de savoir à l’avance si c’est a ou b qui sera obtenu. Ce désaccord entre Einstein et Bohr a engendré un débat proprement philosophique : la physique doit-elle décrire le réel tel qu’il est ou doit-elle seulement permettre de calculer les résultats des expériences en usant des probabilités ? Dans le dernier chapitre de mon livre Matière à contredire, je raconte comment ce débat philosophique a pu être tranché par une expérience physique ! En 1964, le physicien nord-irlandais John Stewart Bell a en effet montré que certaines expériences devraient donner des résultats différents selon que l’on donne raison à Bohr ou à Einstein. En 1981, le physicien français Alain Aspect et ses collègues ont pu mener à bien une telle tentative. Ses résultats ont démontré qu’on ne peut pas interpréter le hasard quantique comme Einstein l’avait proposé. Il n’y pas de variables cachées. Qu’est-ce que cet apprentissage peut avoir comme incidence sur le monde ? C’est la grande question. Le monde est-il intégralement quantique ? Les phénomènes quantiques se manifestent-ils à notre échelle ? Si nous pensons au futur, nous savons bien qu’il est en partie déterminé et en partie indéterminé. Par exemple, nous savons, grâce aux travaux des climatologues, aidés par les équations de Navier-Stokes (qui permettent la modélisation de nombreux phénomènes naturels, ndlr), que le climat va continuer d’être modifié par les activités humaines. Mais les activités humaines, elles, ne sont pas complètement déterminées. On voit par exemple qu’une simple épidémie comme celle du coronavirus peut drastiquement réduire l’activité industrielle en Chine et ailleurs,

donc les émissions de gaz à effet de serre, alors même qu’elle n’était pas prévue. Cela veut dire que nous savons que par des boucles nouvelles et inattendues nous allons dépendre de choses qui dépendent de nous, et d’autres qui ne dépendent pas de nous. Dès lors, comment deviner ce qui va se passer si ce qui va se passer dépend pour une part de ce que nous allons faire ? Que se passe-t-il lorsque l’humain s’en remet au hasard ? Nous sommes des êtres ambivalents face au hasard : d’un côté, nous en avons peur et aimerions le maîtriser, voire l’éliminer, mais de l’autre, nous espérons de sa part de bonnes surprises. Bref, nous attendons du hasard qu’il « fasse bien les choses », comme on dit. Accepter le hasard, c’est en somme accepter une certaine impuissance vis-à-vis de son propre destin. C’est consentir, au moins partiellement, à laisser libre cours... au cours des choses ! Le sort de l’humanité est-il donc entre ses mains ou pas ? Comme disait le Prix Nobel Richard Feynman, « la nature ne peut pas être dupée ». Cela signifie que si nos discours proposent des scénarios futuristes qui violent les lois de la nature, ceux-ci n’ont que peu de chances de s’appliquer concrètement un jour. Nous devons donc penser l’avenir en tenant compte de ce que nous savons grâce aux sciences, c’est-à-dire sans tirer de plans sur la comète. Par exemple, nous devons prendre définitivement acte du fait que l’énergie est une grandeur qui se conserve, ce qui implique qu’elle ne peut pas être produite à partir de rien. Les seules choses que nous pouvons et pourrons jamais faire, c’est transférer l’énergie d’un système vers un autre système, ou bien changer la forme de l’énergie qui est à notre disposition – thermique, électrique, cinétique… – en une autre forme. En matière de lois physiques, notre libre arbitre est donc grandement impuissant. Existe-t-il par ailleurs ? Par exemple, sommes-nous libres de tomber amoureux ou bien l’éventail des personnes dont nous pouvons tomber amoureux est-il limité par des représentations qui contraignent nos choix de façon inconsciente ? En clair, notre liberté est-elle bien réelle ou est-elle secrètement pilotée à notre insu par des variables cachées ? La vérité est que nous n’en savons rien. C’est dur, toutes ces questions sans réponse. C’est ça qui est intéressant, au contraire. Il arrive en effet que « la réponse [soit] le malheur de la question », pour parler comme Maurice Blanchot.


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13 QUESTIONS POUR LE FUTUR

La question en +

Ira-t-on encore à l’école ? Demain, le traditionnel « chemin des écoliers » passera-t-il exclusivement par les câbles d’Internet ? Jamais cette question – qui n’agitait hier que le milieu enseignant et les professionnels de la EdTech – n’avait été posée avec autant de force. Mais depuis mars 2020, après que la circulation du coronavirus a embouteillé les routes des établissements scolaires, le sujet est de retour au premier rang des débats. La continuité pédagogique sous forme d’enseignements « à distance » ou hybrides (mi-présentiel, mi-distanciel) va-t-elle – et doit-elle – devenir la nouvelle norme ?

ÉCOLE

Propos recueillis par Millie Servant

À la guerre comme à la guerre

Moyens : peut mieux faire ?`

Ce n’est pas la première fois qu’un état d’urgence international dope l’école à distance. En 1939, le système éducatif, transformé en véritable champ de bataille par la Seconde Guerre mondiale, accouche d’un service d’enseignement par correspondance pour assurer la continuité éducative de la jeunesse française. Il deviendra en 1968 le Centre national d’enseignement à distance (CNED), tel que nous connaissons aujourd’hui. Quatre-vingt années plus tard, en 2020, alors que le pays est à nouveau décrété en état de « guerre » – sanitaire cette fois – le gouvernement prend à nouveau ses dispositions pour décentraliser massivement l’école dans les foyers. Envisagé d’abord à titre provisoire, l’enseignement à distance est progressivement considéré à long terme : au sujet des États Généraux du numérique pour l’éducation prévus en novembre 2020, le gouvernement explique : « Continuité pédagogique [...], nouvelles modalités de travail, [...] désynchronisation des temps d’apprentissage [...] font désormais pleinement partie des défis majeurs que l’École rencontre aujourd’hui ».

Et pour cause, l’exercice est difficile : pendant le confinement, l’Éducation nationale a déploré 5 à 8 % d’élèves privés d’enseignement à distance, faute de connexion ou d’équipement. Et malgré ses 400 start-ups spécialisées dans les EdTech, la France a bien du mal à combler ces inégalités révélées par l’école 100 % numérique. Pourtant, les idées ne manquent pas : du partenariat entre l’Éducation nationale et Docaposte pour la livraison des devoirs en zone blanche à la diffusion des cours en direct sur la chaîne France 24, le dispositif « Nation apprenante » devait permettre aux élèves de suivre leurs cours sans passer par Internet. Mais ce serait oublier que l’école à distance n’est pas qu’une question de temps et de moyens. Pour Marc Drillech, directeur général du Groupe IONIS : « L’enseignement à distance est pratiqué chez nous depuis dix ans. Mais en creusant un peu, on se rend compte que le distanciel crée des manques. Les étudiants apprennent forcément plus au cours de projets de 48 h en groupe que devant leur ordinateur. »


LES GRANDS ENJEUX

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ÉCOLE

Humanités vs humanité Si l’école en ligne ne peut pas tout, c’est qu’il lui manque quelque chose d’essentiel : le vivant. « Il faut avoir un siècle de retard pour dire que l’école est le lieu des Humanités. C’est un lieu d’humanité tout court, sans “s” ! réagit Marc Drillech. Dans la vraie vie, on éduque dans le désordre. L’éducation, c’est des digressions, c’est passer du coq à l’âne, passer d’un sujet à l’autre avec une dimension humaine importante. » Autant de raisons pour lesquelles le monde de l’éducation a beaucoup à gagner en poussant les murs de la salle de classe traditionnelle. Déjà, des expériences de classe inversée, flexible ou en plein air permettent de se libérer du mobilier usuel pour réinventer la circulation des savoirs. Une première étape nécessaire pour que, demain, l’intégration des sciences cognitives achève la révolution scolaire : la répétition et l’écoute passive cesseront d’être les maîtres mots, laissant la place à tous les potentiels de l’échec, du divertissement, du mimétisme, de la spontanéité et du désordre – longtemps décriés dans l’enceinte de la salle de classe. Surtout, débarrassé des frontières traditionnelles de la salle de classe, l’enseignement va pouvoir s’inviter sous des formes très variées dans le quotidien des citoyens, quels que soient leurs âges. Demain, ira-t-on encore à l’école ? Non, parce qu’elle sera partout.

Ours Directeurs de publication Marc Drillech Jérôme Ruskin Comité de rédaction Alban Agnoux Marc Drillech Florence Bonetti Jérôme Ruskin Conception éditoriale Usbek & Rica Illustration de couverture Kévin Deneufchatel Illustrations intérieures Yann Bastard Textes David Attié Camille Brunel Cyril Fiévet Benoît Hervieu Bastien Marchand Pierrick Rousset-Rouvière Éric Senabre Millie Servant Secrétaire de rédaction Sophie Loubier Direction artistique et graphisme Florent Texier Anne-Lise Bachelier Direction de projet Pierrick Rousset-Rouvière


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Prédictions

2020 Présidentielle américaine : Donald Trump refuse de reconnaître sa défaite face à Joe Biden, qu’il accuse d’avoir créé le Covid-19 avec l’aide de la Chine pour faire basculer le scrutin.

2021 Le mouvement des « masques jaunes » obtient une réforme sans précédent de l’Hôpital public français : 200 000 embauches, bas salaires multipliés par deux, nomination de Roselyne Bachelot comme ministre de la Santé à vie.

2022 L'engouement pour l’iPhone

s’essoufflant, Apple lance « AirPhone » : un smartphone miniaturisé prenant la forme d'une oreillette intelligente contrôlée par la voix. Une mini-tablette iTab, de la même taille que l'Iphone, mais plus haut de gamme, est vendue en supplément aux clients désirant conserver une interface tactile.

2023 Face à l’obstination des sponsors, la Coupe du monde de rugby 2023 est maintenue alors que les gestes barrières interdisent toujours tout contact entre les joueurs. Les matchs se jouent donc à « pierre, feuille, ciseaux », en respectant un mètre de distance.

2024 Sport, toujours : Jean Castex devient la personnalité politique préférée des Français après sa victoire surprise lors de

l’épreuve de pétanque organisée en ouverture des JO de Paris.

2025 Selon le principe « pollueur-payeur », le gouvernement indonésien obtient que le budget de son ministère de l’Environnement soit à la charge du contribuable australien.

2026 Adèle Haenel reçoit enfin la Palme de la meilleure actrice, pour son rôle dans le biopic consacré à la carrière de la chanteuse Angèle. Le film est diffusé en exclusivité sur Instagram.

2027 Sous la pression populaire, Vladimir Poutine, 75 ans, quitte le pouvoir. La Russie devient une fédération de 2 543 microrépubliques auto-gérées.

2028 Le Grand Paris n’aura pas lieu. La capitale française est finalement divisée en 8 municipalités autosuffisantes, calquées sur les bassins fluviaux et agricoles d’Île-de-France. « Tout ça pour ça », commente Benjamin Griveaux depuis sa retraite ariégeoise.

2029 Pour protester contre l’exploitation des ressources martiennes, Greta Thunberg entreprend un voyage de quinze ans vers la planète rouge à bord d’un voilier propulsé par les vents solaires.


LES GRANDS ENJEUX

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13 QUESTIONS POUR LE FUTUR

Nous avons créé voilà 40 ans la première école du Groupe IONIS parce que nous considérions que le présent n’apportait pas toutes les réponses justes à des jeunes tournés vers le futur. Depuis, et sans doute aujourd’hui encore plus, nous sommes obsédés par demain, par les transformations comme par les innovations. Certes, éduquer et enseigner repose sur certaines constantes, des invariants tels que la transmission de savoirs, de compétences, d’intelligences. Mais nous avons très vite compris qu’une des finalités essentielles consistait à aider aux développements de qualités, de passions, d’ambitions, soit tout ce qui touche à l’avenir personnel de chaque étudiante et étudiant.

Là encore, c’est le résultat de cette obsession du changement et de la compréhension des futurs. Alors nous n’allions pas fêter nos 40 ans en nous retournant, fiers et contemplatifs, sur nos passés et nos accomplissements. Non, nous avons voulu célébrer cette maturité en nous tournant résolument vers la décennie à venir, vers des questionnements essentiels et multiples. Et nous savions que les expertises et la sensibilité des équipes d’Usbek & Rica répondraient à nos attentes. Nous vous souhaitons un beau voyage dans ces réflexions sur notre prochaine décennie, faite d’espoirs majeurs, d’inquiétudes justifiées mais surtout de passionnantes interrogations.

Marc Sellam, Président et fondateur de IONIS Education Group.


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