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SOMMAIRE International Ink – n°11 Mai 2011 Édité par l’Association des Étudiants en Sciences Politique et en Relations Internationales (AESPRI)

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Financé par la Commission de Gestion des Taxes Fixes (CGTF) RÉDACTION Coordinateurs

ÉDITO

DOSSIER CINÉMA • Requiem pour le septième art • Offensive sur les studios • Esthétique misère • Censure créatrice • Dictature à l’eau de rose • Crépuscule à Sundance • Rouages numériques

Aude Fellay et Nicolas Vodoz Rédacteurs Aurélien Evéquoz, Nina Khamsy, Théo Aiolfi, Giulia Champion, Claire Camblain, Michaël Wicki, Léandre Berret, Matteo Maillard, Alexis Rapin, Youri Hanne, Alexandre Tonetti, Ian Florin, Juliette Bonhoure, Mohamed Musadak, Aurélia Bernard, Alexandre Petrossian, Amélie Lustenberger, Mélissa Dumont

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LES URBAINES • 1209 Le Lignon

ZOOM : SÉDUCTION POPULISTE • FN : deuxième acte • École à la sauce blochérienne

Dessinateur Karian Foehr Photos Droits réservés CONTACT www.internationalink.ch

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LITTÉRATURE • Dîner de Babette • Teresa Batista • Trop loin du ciel pour l’embrasser • Brèves d’amphi

international.ink0@gmail.com

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DOSSIER

CINÉMA

Requiem pour le 7ème art Le glas du cinéma a-t-il vraiment sonné ?

1902 Le Voyage dans la Lune George Méliès

Youri Hanne

Nous sommes en 1986 sur le plateau d’une émission littéraire présentée par Bernard Pivot. Serge Gainsbourg se fait apostropher par Guy Béart, car il soutient que «la chanson est un art mineur», contrairement à la peinture, l’architecture, la musique classique, la littérature et la poésie. Sur le plateau, Gainsbourg ne prend même pas la peine d’évoquer le cinéma… Le 7ème art véhicule lui aussi ses émotions, ses opinions et ses prosélytismes de toutes sortes. Ce qui frappe, c’est la rapidité avec laquelle il se développe. Ante Tenebras Lux Au cours du siècle dernier, le cinéma a puisé ses ressources où bon lui semblait. Il est devenu difficile de le considérer comme une entité homogène, avec un but bien défini. Au gré des progrès techniques, le cinéma prend diverses formes. Tour à tour œuvre d’art, objet culturel, outil de propagande ou bien de consommation, le cinéma s’est baladé partout où l’œil se pose, et même au-delà ! Au cours du 20ème siècle, il est passé d’aphone à militant; érudit et sublime, parfois lamentable quand il singe la télévision. Divertissant, engagé, assez médiocre le reste du temps. Si les frères Lumière ont officiellement inventé le cinéma en 1895, c’est bien la peinture, la musique et la photographie qui en sont les prémices. La foi n’est pas née avec le Christ. «Burn Hollywood burn» Dans notre bonne vieille cité de Calvin, les grands complexes cinématographiques ont raison des salles indépendantes et laissent la programmation se réduire comme peau de chagrin. Ces dernières années, les projecteurs des cinémas Le Plaza, le Broadway, le Ciné 17, entre autres, ont cessé d’illuminer «l’écran noir de mes nuits blanches», comme le chantait Nougaro; faute de

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Un siècle d’images…

clientèle, largement absorbée par les salles des gros distributeurs. Le streaming, pour sa part, concurrence le prix des places de cinéma. Les Suisses ne vont, en moyenne, pas plus de deux fois au cinéma par année. Les cinémas souffrent de la dispersion de la clientèle et de l’attrait des grands complexes cinématographiques. Il fut un temps où les salles de cinéma étaient un lieu de rencontre populaire, de création de lien social. Aujourd’hui, la multiplication des loisirs, internet et les home-cinémas font de l’ombre aux salles obscures. De Cannes à Las Vegas Il ment celui qui dit que le cinéma est mort. À l’heure où notre société peine à se passer d’écrans en tous genres, l’industrie du cinéma n’est pas en reste. Les majors brassent des milliards de dollars, il y en a pour tous les goûts, du berceau à l’âge canonique, et chacun rêve de son étoile à Hollywood. Nous vivons une époque où les médias font l’apologie de la starification à tout prix. Du coup, la « grande distribution », comme le dit Dieudonné, ne se gène pas pour produire des films pour « jeunes pucelles décérébrées ». Il ne suffit pas de suivre le Festival de Cannes ou la cérémonie des Oscars pour se faire une idée du cinéma. Si l’hégémonie culturelle hollywoodienne est évidente, elle ne nous empêche pas d’apprécier le talent de ses meilleurs élèves. Le cinéma existe par l’impact sur notre propre esprit, sur nos convictions et sur nos doutes quelquefois et dans sa capacité à nous transmettre des émotions. Comme un art, tout simplement. Se battre contre tel ou tel cinéma, hollywoodien, parisien ou subventionné, c’est se battre contre des chauves-souris qui n’existent pas, au beau milieu du désert. Mineur ou majeur, mon cher Gainsbourg, il faut aimer le cinéma. Il faut y aller. •

1906 The Story of the Kelly Gang (1er long métrage) 1916 Intolérance DW Griffith 1925 Cuirassé Potemkine Sergei Eisenstein 1927 Le Chanteur de Jazz Alan Crosland, (1er film parlant) 1927 Metropolis, Fritz Lang 1937 La Grande Illusion, Jean Renoir 1940 Le Dictateur, Charlie Chaplin 1942 Casablanca, Michael Curtiz 1945 Rome Ville Ouverte Roberto Rossellini 1948 Le Voleur De Bicyclette Vittorio De Sica 1951 Alice Au Pays Des Merveilles 1952 Chantons Sous La pluie Stanley Donen 1954 7 samouraïs, Akira Kurosawa 1959 Ben-Hur, William Wyler 1960 La Dolce, Vita Federico Fellini 1960 Psychose, Alfred Hitchcock 1963 La Panthère Rose, Blake Edwards 1968 2001 L'Odyssée De L'Espace Stanley Kubrick 1972 Godfather, Francis Ford Coppola 1973 Mean Streets, Martin Scorsese 1977 Star Wars, George Lucas 1981 Indiana Jones, Steven Spielberg 1992 Reservoir Dogs Quentin Tarantino 1994 Ed Woo, Tim Burton 1994 Le Roi Lion 1996 Fargo, Joel & Ethan Coen 1997 Princesse Mononoke Hayao Miyazaki 2000 In The Mood For Love, Wong Kar Wai



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CINÉMA

Offensive sur les studios Derrière la plupart des films de guerre hollywoodiens se cache une étroite collaboration avec l’armée américaine. De la propagande, des dividendes, chacun y trouve son compte. Alexis Rapin

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n 1986, l’US Navy connaît une crise de recrutement sans précédent. La guerre du Vietnam a gravement terni l’image que s’en fait l’opinion publique, particulièrement les jeunes, qui ne viennent plus qu’au compte-goutte s’embarquer sur ses porte-avions. Les bureaux de coopération de la Navy à Hollywood voient cependant un projet de scénario arriver jusqu’à eux. Le nom du film? Top Gun. Désireuse de mettre à profit pareille aubaine, la marine propose un accord aux studios : elle mettra à disposition avions, pilotes et porteavions en échange d’un droit de regard sur la réalisation. Le film sort quelques mois plus tard, le succès est immense, et les candidats à l’enrôlement se bousculent, tellement que la Navy fera installer des stands de recrutement à la sortie des cinémas. Une vieille romance Il n’est pas nouveau que les armées du monde entier aient recours au cinéma pour charmer les conscrits potentiels et se faire aimer de monsieur et madame tout-le-monde. Là où pour certains États il ne s’agit généralement que d’un flirt timide, parfois maladroit, entre

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studios et département de la défense, aux Etats-Unis on assiste depuis plus de 90 ans à une histoire d’amour passionnée. C’est en 1915, avec Naissance d’une nation, qu’Hollywood perd sa vertu en fricotant avec l’armée pour la première fois. Depuis, qu’il s’agisse de la Seconde guerre mondiale, de la guerre froide ou du Vietnam, les occasions de collaborer ne manquèrent pas d’être exploitées. Il

poignée de réalité qui fit forte impression. Mais le temps soigna les plaies et le peuple américain retrouva son esprit va-t-en-guerre, autorisant à nouveau les studios à valoriser celle-ci à l’écran. Top Gun, Independence Day ou encore Il Faut Sauver Le Soldat Ryan vinrent montrer que l’armée et le cinéma américains pouvaient encore s’entendre. Ces dernières années, de nombreux autres ont continué à défiler dans les box-offices pour nous prouver que,

Les candidats à l’enrôlement se bousculent tellement que la Navy fera installer des stands de recrutement à la sortie des cinémas. fallait tantôt maintenir le moral de la population face à la longueur d’une guerre usante, tantôt la persuader de la nécessité de rester les plus forts face à un ennemi belliqueux. Pour peu qu’on y mit les moyens, l’effet fut toujours réussi. On vit un semblant de divorce s’opérer après la guerre du Vietnam, quand des productions telles qu’Apocalypse Now ou Voyage Au Bout De L’Enfer vinrent jeter dans les yeux du grand public une

dans ce domaine encore plus qu’ailleurs, on ne changeait pas une équipe qui gagne. Une histoire de donnant-donnant Comment pareille entente a-t-elle pu voir le jour ? Il n’est pas nécessaire de chercher d’explications profondes, la seule modalité de cette entente étant que chacune des parties y trouve son affaire. D’un côté, les studios, qui n’ont de compte à rendre qu’au public, obtiennent les moyens de tourner des


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CINÉMA films de guerre ultra-réalistes avec de vrais avions, de vraies bases, de vrais bateaux prêtés ou loués par l’armée à des coûts très avantageux. Ils s’assurent ainsi un succès prévisible et dégagent de meilleurs résultats financiers, le nerf de la guerre à Hollywood. De l’autre, le Pentagone s’offre, sans effort outrancier sur sa logistique, une vitrine de choix auprès du grand public américain, avec au passage la possibilité de faire monter sa cote de popularité.

Jean-Michel Valantin auteur d’un livre sur le sujet. Dans une démocratie comme les USA, où l’opinion publique a une importance capitale dans le débat politique, une armée qui veut avoir les mains libres se doit de prêter une attention constante à l’image qu’elle renvoie. Les forces armées américaines font ainsi face à de multiples impératifs dans leur campagne médiatique. Il ne s’agit pas seulement de montrer que l’on est fort, (les plus forts même, puisque l’on

Convaincre une population d’accorder du crédit à la défense passe avant tout par entretenir en elle l’idée de constante menace extérieure. Il existe plusieurs déclinaisons de collaboration entre cinéastes et militaires, qui correspondent généralement à ce que chacun espère pouvoir tirer de l’autre sans trop se compromettre. Dans un ordre de collaboration croissant, citons notamment la mise à disposition de plans filmés (de sous-marin, navires, etc.), conseils techniques, octroi d’autorisation de tournage dans des infrastructures militaires (bases aériennes, camps d’entrainement, etc.), parfois la possibilité d’employer une partie de leur personnel (y compris des soldats comme figurants), et enfin prêt de toute une panoplie de matériel utilisable pour le tournage (armes, équipements, tanks, avions, etc.). Désormais, chaque département des forces armées dispose de bureaux permanents à Los Angeles et les productions qui décident de recourir à leur service se voient obligées de signer un contrat très clair avec l’armée. Un officier est inconditionnellement placé auprès de l’équipe et suivra aussi bien le tournage que le montage pour veiller à ce que les termes de l’accord soient respectés. Les cinéastes amateurs intéressés qui liraient ces lignes pourraient d’ailleurs visiter le site airforcehollywood.af.mil sur lequel l’US Air Force fait sa promotion auprès des studios et publie les modalités exactes de la collaboration. Des enjeux de taille Comment justifier l’achat de nouveau matériel? Comment légitimer des actions militaires à l’étranger? Tel est le genre de questions qui torturent les esprits des acteurs du «cinéma de défense nationale» selon l’expression de

gagne toujours à la fin), il faut aussi persuader que l’on est les plus gentils, les plus justes. A quoi bon exhiber des chars d’assaut flambant neufs à l’écran si ce n’est pas pour une bonne cause? Et puis il faut également donner une image sympathique, pour s’assurer que l’on va faire des adeptes. Comment encourager les jeunes à rejoindre les rangs de l’armée si l’état d’esprit des troupes que l’on montre ne plaît pas?

Mais par-dessus-tout, la condition sine qua non, c’est de faire peur. Une armée n’a pas de raison d’être là où il n’y a pas de péril. Il est donc nécessaire pour les militaires d’entreprendre sans relâche, avec l’aide d’Hollywood, un travail de production de menaces. Convaincre une population d’accorder du crédit à la défense passe avant tout par entretenir en elle l’idée de constante menace extérieure, et c’est bien cela que se propose de faire la multitude de films issus du cinéma de défense nationale. En

d’autres termes, le but de l’armée, et par extension la tâche qui est attribuée aux studios, c’est de maintenir une certaine peur de la part des citoyens, face à toutes sortes d’ennemis, de dangers, pour à terme donner l’intime conviction que les USA doivent se préparer, s’armer, pour y faire face. Et, au vu des millions de dollars que les films de guerre dégagent, et de l’actuel soutien populaire à l’armée américaine, on serait tenté de dire que la machine fonctionne bien. Quid de l’éthique? En définitive, ce qui peut paraître choquant dans cette affaire, c’est que peu de gens s’en préoccupent. Il n’y a pas de véritable débat de fond à ce sujet, ni aux USA, ni dans le reste du monde, qui est au final lui aussi touché de plein fouet par le cinéma hollywoodien. Tout au plus, certains libéraux reprochent à l’armée d’utiliser à son profit un matériel qui, selon les lois, lui est généreusement mis à disposition par le peuple américain, seul et véritable propriétaire. Mais les questions morales relatives à cette collaboration sont, quant à elles, purement déniées par la majorité de l’intelligentsia. David Robb, ancien journaliste au Hollywood Reporter, a cependant osé une opinion personnelle vis-à-vis de ce complexe militaro-cinématographique: «Quand le média le plus puissant du monde et l’armée la plus puissante du monde s’associent, collaborent et je dirai même s’entendent, pour donner une image positive de l’armée, cela se traduit par des ventes. De la même manière qu'un produit bénéficiant d'une bonne image publicitaire se vend mieux, l'image positive de l'armée au cinéma, empreinte d'héroïsme, de camaraderie et de patriotisme, lui permet de mieux se vendre. Je me demande combien de soldats sur les 600 Américains qui ont été tués en Irak se sont engagés parce qu'ils avaient vu un film quand ils étaient mômes et qu'ils s'étaient dit : "C'est génial, l'armée, je vais m'engager"». Cette citation, qui date de 2004, met en évidence un fait important: les mécanismes qu’elle décrit n’ont pas changé, mais le chiffre de 600, lui, a hélas fort augmenté. Tout comme les recettes des studios. • Pour en savoir plus : Hollywood, le Pentagone et Washington par JeanMichel Valantin, Editions Autrement.

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DOSSIER

CINÉMA

Filmer la vie réelle Le néoréalisme a montré sans artifice la réalité de l’après-guerre en Italie. Alexandre Tonetti

Septembre 1945, un petit festival en Italie, première projection de Rome Ville Ouverte, l’accueil est glacial ; quelques mois plus tard, il se classe en tête des recettes en Italie; aujourd’hui ce film, écrit, financé et réalisé par Roberto Rossellini (coécrit par un certain Federico Fellini) est considéré comme le manifeste d’un mouvement que les critiques surnommeront par la suite : «néoréalisme». Rome ville ouverte La première réaction des critiques n’est guère surprenante pour l’époque. En effet, à une époque où l’industrie cinématographique italienne est sclérosée par le cinéma dit des «téléphones blancs», sorte de drame sentimental bourgeois à l’eau de rose dont l’intrigue se dénouait… au téléphone, Rome Ville Ouverte avait de quoi déstabiliser. Tourné avec particulièrement peu de moyens et dans des décors réels, le film nous révèle une Rome où ses habitants sont en prise avec les ravages de la guerre entre les forces d’occupation du IIIe Reich et la résistance. Il ne fait au-

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cun doute que la vision d’une femme enceinte abattue par une mitraillette, celle de la torture d’un partisan communiste ou encore l’exécution d’une balle dans la tête d’un prêtre catholique cassait quelque peu avec ce que le public et la critique avaient l’habitude de voir à l’époque. Ce film, s’il fut tourné plus ou moins spontanément –ce devait être à la base un simple court-métrage– résulte néanmoins d’une réflexion qui occupait aussi bien les réalisateurs que les critiques, tous fatigués de subir la censure

nante pour nous tous, chacun ressentit le désir fou de jeter en l’air toutes les vieilles histoires du cinéma italien, de planter la caméra au milieu de la vie réelle, au milieu de tout ce qui frappait nos yeux atterrés» disait le réalisateur Vittorio De Sica. On est loin des clichés véhiculés par certains régimes, se servant du cinéma pour leur seule propagande, qu'il s'agisse des téléphones blancs ou encore de certains films de guerre où les "méchants" (qu’ils soient allemands, japonais ou extrémistes musulmans) se

Le néoréalisme, c’est fixer sur la pellicule la réalité telle quelle est, sans aucun parti pris. du régime mussolinien qui entravait leur liberté artistique au nom de l'idéologie fasciste. Devant le spectacle que leur offrait leur époque, on peut aisément comprendre cette volonté de filmer leur réalité plutôt que celle de la moyenne bourgeoisie, alors mise en avant par le régime en place ; «l’expérience de la guerre fut détermi-

font patriotiquement massacrer par les "gentils" (on peut cependant nuancer ce point en remarquant que certains réalisateurs ou scénaristes se servirent aussi de ce biais artistique afin de défendre leurs idéaux politiques, généralement communistes). Que ce soit dans les films de Rossellini ou de De Sica (pour ne citer qu’eux), on y voit avant


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CINÉMA tout des êtres humains tâchant de survivre à une époque où tout repère semble avoir disparu. Toutefois, si on devait ne retenir qu’une seule et unique caractéristique du néoréalisme, ce serait celle de fixer sur la pellicule la réalité telle quelle est, sans aucun parti pris. Ossessione Si Rome Ville Ouverte fut en quelque sorte le coup d’envoi du néoréalisme, il est important de souligner à nouveau

être à nouveau visionné en public qu’à partir de 1976. Quid d'aujourd'hui? Ne s’arrêtant évidemment pas aux seules années de l’immédiat aprèsguerre, les réalisateurs s’attaquèrent également aux problèmes touchant les classes populaires, abordant ainsi des thèmes tels que le chômage avec le Voleur de Bicyclette de De Sica, la solitude de la vieillesse avec Umberto D

«Pour moi, le néoréalisme c’est l’époque la plus précieuse de l’histoire du cinéma.» (M. Scorsese) que c’est bien sous le fascisme que le mouvement commença à émerger. Coincés par la censure du régime, réalisateurs, scénaristes et critiques ne pouvaient qu’imaginer et débattre sur la forme qu’ils souhaitaient donner à leurs films. Luchino Visconti décida d’utiliser des moyens détournés afin de pouvoir réaliser un film selon sa vision artistique. Il adapta un roman noir américain à l’écran en transposant le récit dans le delta du Pô. Si la trame du film se conformait tout à fait aux critères imposés par la censure, la façon dont Visconti mis en scène son tout premier film y correspondait nettement moins. Tranchant net avec les habitudes de l’époque, il tourna principalement en décors naturels et fit de ses protagonistes principaux des chômeurs, des saltimbanques et des prostituées, révélant ainsi au spectateur un pan de la réalité de cette période; ce fut d’ailleurs cela qui lui causa en partie ses problèmes avec la censure fasciste. Celle-ci dut probablement grincer des dents à l'idée de laisser projeter un film qui concordait par trop peu avec l'image de l'Italie dont le régime souhaitait faire la propagande, le film ne dut sa sauvegarde qu’à l’intervention personnelle de…Benito Mussolini lui-même, n’y trouvant rien à y redire. Ossessione marqua, pourrait-on dire, le point de départ esthétique du mouvement. Néanmoins s’il fut « supplanté » par l’œuvre de Rossellini, ce ne fut non pas à cause de la censure fasciste, mais à cause des problèmes de droit que le film eût à la Libération. Hollywood venait en effet d’acheter les droits du même roman adapté afin de tourner Le facteur sonne toujours deux fois, Ossessione fut donc mis au placard et ne put

(que De Sica dédiera à son père) et Riz Amer de De Santis dénonçant l’exploitation des paysans par les propriétaires terriens.

L’influence de cette période se fit non seulement sentir dans le cinéma italien qui entra dans son âge d’or, avec l'avènement de monstres sacrés tels que Federico Fellini, Michelangelo Antonioni ou encore Pier Paolo Pasolini, mais eût aussi un impact incroyable sur le reste du cinéma mondial. L'héritage laissé par cette vague de réalisateurs est toujours aujourd'hui bel et bien présent, on peut notamment le voir avec des films tels que Gomorra de Matteo Garrone. Martin Scorsese disait d'ailleurs à propos : «J’aime penser que le néoréalisme est la graine qui a donné naissance à un arbre magnifique dont les branches symbolisent les plus grands réalisateurs italiens de l’après guerre. Pour moi, c’est l’époque la plus précieuse de l’histoire du cinéma.» •

Un voleur de bicyclette pour scénario d’un chef-d’œuvre.

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Censure créatrice Malgré la censure, les réalisateurs soviétiques ont produit certains des plus grands films du XXe siècle. Alexandre Petrossian

«Le cinéma est de tous les arts le plus important» cette citation de Lénine datant de 1919 montre bien l’intérêt qu’accordent les bolchéviques à ce nouveau moyen d’expression. En effet, en nationalisant l’industrie cinématographique soviétique, Lénine va, d’une part donner énormément de moyens aux réalisateurs permettant ainsi de créer des œuvres jusqu’ici inégalées, mais de l’autre, les obligera à suivre une certaine ligne idéologique et donc les contraindra dans leur créativité. Commençons par braquer les projecteurs sur Sergueï Eisenstein et Dziga Vertov, deux monuments des prémices du cinéma soviétique, qui en plus d’être des réalisateurs de grande renommée, ont véritablement révolutionné le cinéma grâce à leur savoir-faire et leurs théories cinématographiques. Les deux autres réalisateurs dont nous allons parler, qui ont acquis une notoriété considérable grâce à leurs films, sont Tarkovski et Paradjanov. Ils abordent des thématiques beaucoup plus symboliques et métaphysiques que leurs prédécesseurs et préfèrent l’esthétisme à la propagande. 10

Le «père» du cinéma soviétique L’âge d’or du cinéma soviétique s’étend de 1925 à 1930. A cette époque, le réalisateur qui défraie la chronique est Serguei Eisenstein, né à Riga en 1898. En 1925, il réalise son film le plus ovationné, Le Cuirassé Potemkine. Nommé le plus grand film de tous les temps à l’exposition universelle de Bruxelles en 1958, il est interdit dans de nombreux pays occidentaux à cause de la fougue révolutionnaire qu’il insuffle. Dans ce long-métrage, Eisenstein met en pratique ses théories cinématographiques qui révolutionneront les domaines du montage poétique, rythmique et narratif. Il souhaite opposer le proletkult – organisation pour la promotion de la culture prolétaire– au star-system hollywoodien, la masse à l’individu. Dans Octobre (1927), il mélange avec brio les

l’égard du bolchévisme, ses films ont influencé une multitude de réalisateurs qui s’inspirent directement de ses théories cinématographiques. L’inventeur du Kino-Glaz À l’antipode du «ciné-poing» d’Eisenstein, qui met l’accent sur la violence de la lutte des classes, figure le «ciné-œil» de Vertov. Dziga Vertov, de son vrai nom, Denis Arkadievitch Kaufman, naît en 1896 à Byalistok. Son œuvre phare est L’Homme à la caméra réalisé en 1929 (voir image cidessus). Ce film lui permet d’expérimenter ses idées, surtout celle du Kino-Glaz (ciné-œil) ou celle du Kino-Pravda (cinéma-vérité) qui opposent la perfection de l’œil de la caméra à celle de l’œil humain; l’honnêteté du documentaire à celle du film de fiction.

À l’antipode du «ciné-poing» d’Eisenstein, qui met l’accent sur la violence de la lutte des classes, figure le «ciné-œil» de Vertov. esthétismes marxistes et constructivistes. Il est encore aujourd’hui considéré comme le plus grand réalisateur de la première moitié du XXe siècle. Bien qu’étant de véritables panégyriques à

Il rompt avec les traditions du cinéma muet en optant pour de nouvelles techniques de prises de vue et de montages comme le fait de bouger la caméra, de varier les angles de prises de vue, de


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CINÉMA bousculer le montage. Tous ces effets donnent l’impression que Vertov glane, pendant quelques instants, la vie de ses compatriotes. C’est ce que Vertov nommait «la vie prise à l’improviste». Comme Eisenstein, il réussira à allier les idées de l’agitprop –département pour l'agitation et la propagande– à l’esthétisme révolutionnaire. D’ailleurs, plusieurs scènes évoquent l’influence de l’idéologie révolutionnaire sur le peuple : les femmes ne cousent plus à la main mais à la machine, les ouvriers

ménienne. Son premier long-métrage Les Chevaux de feu (1964) est considéré comme une des œuvres majeures du cinéma parlant de l’époque soviétique. Ce film est acclamé d’une part par les critiques occidentales en raison des mouvements de caméra qui s’enchainent à une vitesse prodigieuse et aux somptueuses images colorées, d’autre part abhorré par les autorités soviétiques qui lui reprochent d’avoir tourné le film en dialectes houtsoules

«Dans Dans le temple du cinéma il y a des images, de la lumière et de la réalité, Sergueï Paradjanov était le maître de ce temple» (Jean-Luc Godard) utilisent leurs loisirs pour se divertir dans des clubs et des brasseries subventionnés par l’Etat. Pour finir, on peut qualifier ce film de véritable hommage à la caméra et aux nouvelles possibilités qu’elle offre aux réalisateurs. Le virtuose du symbolisme Andrei Tarkovski est né en 1932 à Zavrajye. Il réalise son premier longmétrage en 1962 avec L’Enfance d’Ivan qui lui vaut le Lion d’Or à la Mostra de Venise. Peu après, il réalise un des films les plus controversés en URSS, Andreï Roublev (1966) qui raconte la vie du moine du XVe siècle devenu le peintre d’icônes le plus réputé de Russie. Le film foisonne de différentes thématiques : la relation entre l’homme et Dieu, l’homme et la nature, le mysticisme russe entre autres. Ce film considéré comme une arme contre le régime soviétique est censuré par les autorités. Un autre de ses films qui fait grand bruit est Solaris réalisé en 1972 ; véritable chef d’œuvre de la science fiction, il est la réponse soviétique face à 2001 odyssée de l’espace de Stanley Kubrick. Le Miroir (1975) est un autre de ses films qui fera scandale en URSS, puisqu’étant jugé trop révolutionnaire sur le plan technique ainsi que sur la structure du récit. Une atmosphère onirique et secrète se dégage de ce film, considéré comme le plus personnel de Tarkovski, puisqu’il fait de nombreuses références à son enfance, tout en incorporant des poèmes de son père, Arseni Tarkovski. «Le maître de ce temple» Sergueï Paradjanov, de son vrai nom Sarkis Paradjanian est né en 1924 à Tbilissi dans une famille d’origine ar-

le réalisateur. Paradjanov sera condamné à 5 ans de travaux forcés en raison de la promotion du nationalisme régional à travers ses films. En effet, Paradjanov attache une grande importance à l’anthropologie. Il suffit de regarder ses quatre fameux longsmétrages pour se rendre compte qu’il traite à chaque fois d’une culture particulière : tout d’abord, houtsoule dans Les Chevaux de feu, arménienne dans La Couleur de la grenade, géorgienne dans La Légende de la forteresse de Souram (1984) et azérie dans Achik Kérib, conte d’un poète amoureux (1988). Dès lors, beaucoup d‘artistes occidentaux tels qu’Yves Saint Laurent, Michelangelo Antonioni, Françoise Sagan, et surtout Louis Aragon se mobilisent contre cette injustice et soutiennent Paradjanov.

non doublé en russe. A partir de ce moment, Paradjanov devient, au même titre que Tarkovski, le symbole de l’oppression des artistes en Union soviétique. Son deuxième long-métrage, le plus personnel et le plus hermétique, est La Couleur de la grenade (1968) ; il retrace la vie de Sayat-Nova, l’un des plus grands achoughs –troubadour arménien– du XVIII siècle. Paradjanov nous invite à découvrir ce grand poète à travers une série de tableaux vivants qui représentent les moments clés de sa vie. Mais en 1973, le gouvernement trouve quelques prétextes pour emprisonner

Le véritable monopole d’Etat sur le cinéma en URSS n’a pas empêché l’épanouissement de quelques uns des plus grands réalisateurs mondiaux. Ces quatre réalisateurs, qui ne représentent qu’une faible part de la profusion de cinéastes soviétiques talentueux, donnent un bon aperçu du cinéma soviétique. Espérons que vous aurez plaisir à visionner ces chefs d’œuvres, car comme disait Eisenstein: «Le cinéma est le plus international des arts. De ses réserves inépuisables le premier demisiècle n’a tiré que des miettes. Un monde immense et complexe s’ouvre devant lui». •

Censuré, La Couleur de la Grenade relate la vie du poète arménien Sayat-Nova.

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CINÉMA

Dictature à l’eau de rose Si le cinéma le plus underground que tu connaisses ne passe pas de films nord-coréens, il a tort. Ian Florin

Kim Jong Il est un artiste. Le «cher leader» de la Corée du Nord aime le cinéma, un peu, beaucoup, passionnément, à la folie. Kidnapper une actrice et un réalisateur sud-coréens pour tourner un remake de Godzilla? Il l’a fait. Déléguer des attachés commerciaux dans des ambassades du monde entier pour compléter sa collection de films, riche de 20'000 bobines 35 mm ? Il l’a fait. C’est en 1971 que Kim Jong Il a été nommé secrétaire du bureau de propagande et d’agitation. Le hobby du fils à papa –Kim Jong Il a succédé à son père, Kim Il Sung, fondateur de la Corée du Nord– est devenu une véritable industrie nationale. Il publie en 1973 On the art of the cinema dans lequel il théorise l’importance du cinéma révolutionnaire: «Le cinéma est un art composite dans lequel une variété de moyens artistiques et littéraires sont organi-

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quement combinés. Développer le cinéma en premier et propager son succès est donc une garantie pour développer rapidement tous les domaines de l’art et de la littérature». Les productions soviétiques et chinoises qui alimentaient les salles coréennes depuis les années 1950 tombent subitement en disgrâce, au profit de films à tendance plus nationaliste. Kim Jong Il visite presque quotidiennement un des sept studios du pays

Des modèles de «coréanité» Un véritable réseau de diffusion est mis en place: chaque ville du pays, qu’importe sa taille, possède au moins un cinéma. Facile à diffuser, production contrôlable du début à la fin, le cinéma devient un outil incontournable dans le système de propagande nord-coréen. Il s’agit pour le régime de véhiculer l’image du bon citoyen modèle: les personnages des films doivent devenir des exemples pour le public.

Le film devient vecteur de l’idéologie nord-coréenne : Le Coréen est moralement supérieur, mais sa pureté et son innocence font de lui une proie facile. pour mettre en place un appareil de production efficace. Le «studio du film coréen» et ses 930’000m2, situé en banlieue de la capitale Pyongyang, produit à lui seul une quarantaine de films par an.

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, il n’y aucune glorification de la force du groupe ou des masses populaires. Depuis que les références au communisme ont disparu de la constitution en septembre 2009, la supériori-


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CINÉMA té de la race coréenne passe avant tout. Le film devient vecteur de l’idéologie nord-coréenne: Le Coréen est moralement supérieur, mais sa pureté et son innocence font de lui une proie facile. Le leader agit comme une mère qui protège ses enfants contre les agressions extérieures et œuvre pour rétablir le cours de l’histoire, perturbé par les peuples hostiles, en unifiant la race . On se concentre sur les qualités «coréennes» du citoyen lambda. Vertueux, innocent, aimant la justice et la paix, le coréen a le cœur pur. Protégé par le leader, il doit laisser libre court à ses instincts. Le cinéma nord-coréen prend le contre-pied de son homologue soviétique: là où le stalinisme glorifie la victoire de l’intellect sur les émotions, les studios de Kim Jong Il font l’inverse. Les héros diffèrent des autres personnages uniquement parce qu’ils sont encore plus coréens, plus purs et plus vertueux. Quant aux «méchants», ils sont soit étrangers, soit inexistants. Le coréen ne peut pas faire consciemment le mal...

moins de 2 fois en moyenne. Le coréen s’y rend soit seul, soit avec son organisation de travail. Si ce sont les films d’action qui ont le plus de succès auprès du public, jeune en majorité, ce sont certains scénarios à l’eau de rose qui se démarquent.

Le plus grand succès du Boxoffice nordcoréen, La fille aux fleurs, s’inscrit dans cette tendance sentimentale. Le film dépeint le quotidien de Les sujets abordés dans les films nord- Koppun, jeune coréens sont très variés. Ce qui compte paysanne dec’est d’inscrire le héros dans un con- vant aider sa texte de vie quotidienne, historique ou mère et sa pas, en temps de guerre ou temps de sœur (respecpaix. À côté de thèmes comme la vie à la tivement malade Bientôt dans ta vidéothèque! campagne, les histoires de famille, les et aveugle !) en au fur et à mesure qu’elle mange du périodes de famines (!) et la lutte anti- vendant des fleurs au marché. L’action métal, dont elle raffole. Le monstre, japonaise, le romantisme a pris une se déroulant dans les années 1930, un devenu énorme, aide le village du forgeplace importante dans le cinéma nord- aristocrate à la solde de l’occupant ron à se défaire de leur cruel seigneur. coréen. japonais ne manque pas d’exploiter Il se retourne inexplicablement à la fin cette pauvre famille, avant de se faire du film contre les villageois, avant de se faire dissoudre par les pleurs de la fille Kim Jong Il, soucieux d’améliorer la qualité de son ci- du forgeron...

néma, fit enlever à Hong Kong en 1978 Shin Sang-ok, un célèbre réalisateur sud-coréen. Un divertissement sans pop-corn Du fait du caractère léger, voire futile, des scénarios nord-coréens, le cinéma est un bon moyen d’échapper quelques heures à son quotidien. La dimension politique est certes toujours présente, au même niveau que dans un bon vieux James Bond. Inutile de dire qu’à moins d’habiter à Pyongyang, il existe peu de moyens de se distraire à part l’alcool. Le prix d’une séance (de 0.5 à 1% du salaire mensuel moyen) rend les salles obscures accessibles à une grande frange de la population. Le nord-coréen va au cinéma de 15 à 18 fois par an, alors qu’en comparaison un Suisse

renverser par de «bons» coréens. Présentant toutes les qualités d’une bonne coréenne, Koppun est devenue la figure de la «femme à marier» pour les bacheliers du pays et un modèle de beauté en Corée du Nord et en Chine, où le film a aussi eu un succès retentissant. Pulgasari, une histoire monstrueuse La Corée du Nord a aussi produit sont lot de navets, Pulgasari, tourné en 1985, en est un bel exemple. Le film se déroule dans un ancien royaume sous le joug d’un despote. Une petite figurine de riz créé par un pauvre forgeron se transforme en monstre. La bête grossit

Si le scénario laisse grandement à désirer, il y aurait par contre eu un bon film à faire sur la façon dont Pulgasari fut réalisé. Kim Jong Il, soucieux d’améliorer la qualité de son cinéma, fit enlever à Hong Kong en 1978 Shin Sang-ok, un célèbre réalisateur sudcoréen. Le « leader » mandata alors Shin pour réaliser Pulgasari. Le réalisateur fit venir en Corée une équipe japonaise qui avait déjà travaillé sur...un Godzilla japonais. Par la suite, Shin, ayant tour à tour subi des mois de prison et de vie fastueuse, réussit à s’enfuir lors d’un voyage à Vienne. L’histoire ne dit pas si George Lucas se promène désormais avec une escorte, des fois que Kim Jong Il serait fan de Dark Vador... •

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Crépuscule à Sundance Longtemps le rendez-vous du cinéma indépendant, le Sundance Festival est-il retombé sous l’influence d’Hollywood ?

Michaël Wicki

La petite station de ski de Park City a

l’original et du subversif, les autres le rangent très souvent dans «autre que l’industrie hollywoodienne».

connu, en janvier dernier, et comme chaque année, sa mythique prise d’assaut. Plus de chambres d’hôtel, plus un chalet de libre. Ce n’est pas la soif de glisse hivernale qui en est la cause mais plutôt l’indépendant américain qui fait son cinéma. Pourtant, ne vous détrompez pas, il est bien loin le temps de la projection sur moyen écran et chaises en bois destinées aux connaisseurs. Aujourd’hui, c’est plutôt salles de cinéma chics, limousines et tapis rouges, tout ça surveillé du coin de l’œil par les majors américaines.

Nombres de spécialistes admettent que le cinéma indépendant américain, puisque c’est de celui-là dont il est question, est apparu au début des années 1950. C’est à cette époque que tomba la "Miracle Decision" de la Cour Suprême américaine. Cette dernière

Quand on aborde un sujet tel que le cinéma indépendant, il est prudent de définir dans les grandes lignes ce que l’on entend par ce terme. A l’instar de la musique et de l’art en général, cette catégorie croule sous les stéréotypes. Chacun a une définition de ce qu’il imagine être le cinéma indépendant. De même, Européens et Américains ne sont définitivement pas d’accord sur la classification. Si les uns admettent que ce cinéma est davantage celui des petites productions, du militantisme, de

refusa de censurer le film Amore de Roberto Rossellini en considérant l’oeuvre comme une forme d’expression artistique protégée par le Premier Amendement de la constitution des Etats-Unis. Cette décision s’opposa dès lors à celle de 1915 qui stipulait que le cinéma était un business pur et simple, voué à engendrer du profit.

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ment du monde de l’indépendant ou assument leur appartenance à l’univers d’Hollywood. Parfois, la distinction n’est plus aussi claire, car les auteurs font des va-et-vients entre les deux industries. A noter encore qu’il est également arrivé qu’Hollywood s’allie avec les productions indépendantes pour créer un film. On peut finalement en déduire que cette expression de « cinéma indépendant », aussi galvaudée

S’il y a bien une institution qui se prévaut de porter l’étendard du cinéma indépendant américain c’est bien le Sundance Film Festival.

Dans le réservoir infini de professionnels qu’offre l’industrie du film américain, beaucoup de cinéastes se récla-

soit-elle, est impossible à définir précisément, mais nombres d’institutions et d’auteurs disent en faire parti. En principe, on rangera sous cette appellation les films à plus petit budget, ayant un langage cinématographique souvent original, avant-gardiste voir contestataire. S'il y a bien une institution qui se prévaut de porter l’étendard du cinéma indépendant américain c’est bien le Sundance Film Festival qui a lieu


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CINÉMA chaque année, en janvier, à Park City, Utah. C’est en 1985 qu’un certain Robert Redford reprend la direction de l’ancien Utah/Us Film Festival. Dès lors, l’événement de la petite station de ski américaine propulsera de nombreux cinéastes au sommet de la gloire comme Quentin Tarentino (Reservoir Dogs), les frères Cohen (Blood Simple), Christopher Nolan (Memento)... De nombreux films aujourd’hui cultes sont passés par la case Sundance qui fut longtemps un gage de qualité, même si cela sera remis en question plus tard. On ne peut effectivement que s’incliner devant l’audace des sujets qu’abordent des films tels que The Believer (Henry

pratique sur scène– avec le film qui porte le même nom et rafla le Grand Prix du Jury de Sundance et la Caméra d’or à Cannes. Ils ont été nombreux ces films relatant les faits de sociétés américains. Tellement nombreux que dans le lot, bien que pas trop mal fichus, ils sombrent parfois dans le misérabilisme, le «extirpe larmes à tout prix» ou tout simplement le barbant. On en arrive même à trouver une sorte de formatage quand on survole les «Grand Prix du Jury» depuis une dizaine d’année. Presque tout le temps on se retrouve plongé dans l’Amérique des minorités, auxquelles, on est d’accord, n’arrivent pas que des bricoles. En bref, dites-vous

« Le Sundance s’embourgeoise et les majors hollywoodiennes lui font du gringue » Bean, 2001) ou Echo Park, L.A. (Richard Glatzer et Wash Westmoreland, 2006). Quand le premier nous raconte l’histoire d’un skinhead juif à New York, l’autre nous plonge dans les quartiers Latinos de Los Angeles et aborde les sujets de la maternité hors mariage et de l’homosexualité au sein de la communauté. Les films présentés ont souvent eu cette touche de folie, de nouveau, d’audacieux. Quelle a dû être la surprise des spectateurs en 1998, quand ils ont découvert le slam –art oratoire qui se

que vous avez assez peu de chance de passer au Sundance en racontant la retraite paisible et ensoleillée de Kate et Bruce en Floride. Malgré tout, les cinéastes ont souvent pointé habilement le doigt sur une problématique, tout en faisant à la fois un film plaisant pour les amateurs de cinéma et c’est peut-être cela qu’on aimerait retenir de ces œuvres estampillées Sundance. Un petit groupe d’agitateurs ne se satisfera pas de cette conclusion et le fera savoir durant l’année 1995. Selon eux, le Sundance s’embourgeoise et les

majors hollywoodiennes lui font du «gringue». Se battre pour un festival qui présente de vrais films originaux et de vrais réalisateurs inconnus, voici leurs revendications. Ils créent alors le Slamdance Film festival qui a lieu au même moment et au même endroit. Avec comme slogan «By filmmakers for filmmakers », le Slamdance a acquis, au fil des années, une solide réputation auprès des réalisateurs. Des cinéastes aussi renommés que Christopher Nolan et Steven Soderbergh (Traffic, Ocean’s Eleven) y sont passés, avant même de gagner le prix du meilleur scénario au Sundance pour le premier d’entre eux. Le Slamdance qui bénéficie d’une couverture médiatique bien développée est peut-être l’aube d’un nouveau jour. Ces deux festivals ne jouent définitivement plus dans la même catégorie. Comme le dit Victor Hugo : «un soleil n'éclipse pas un soleil ». Un soleil n'est jamais éclipsé que par des lunes. Si le Slamdance ne sera sûrement jamais le Sundance, il a désormais de quoi lui mettre la pression et le pousser à affiner sa sélection.•

Le prochain Sundance festival aura lieu du 19 au 29 janvier 2012. Programme sur et infos sur www.sundance.org/festival et sur www.slamdance.com

Les montagnes du cinéma indépendant font-elles de l'ombre aux collines californiennes ?

Images : Simon Jeandet

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Rouages numériques Lorsque les nouvelles technologies dirigent le cinéma vers une indépendance salvatrice. Matteo Maillard

Art de synthèse dans sa conception et son expression, le cinéma convie les autres arts à sa table. Littérature, poésie, musique, danse, théâtre, peinture, tous doivent parler alors la langue cinéma, obéir à sa grammaire et sa syntaxe. La réalisation d’un film réclame l’échange et le mélange, tant entre les arts qu’entre les hommes qui lui donnent vie. La production est cette scène où le partage prend forme. Elle contient tout entier les gènes du cinéma, ses rouages, au coeur de la mécanique. Le cinéma est ainsi un terrain d’interdépendances où la liberté peine parfois à se faire entendre sous les obligations économiques et techniques que fixe la chaîne de production. Avec l’avènement des nouvelles technologies et la numérisation progressive des arts, le cinéma semble glisser, non sans heurts, vers une indépendance salvatrice. La question de la technique en cinéma est primordiale. Pour preuve, les débats qui secouent actuellement le microcosme du cinéma français et suisse quant à l’adoption précipitée de ce que certains appellent la révolution numérique - plus évolution logique que bouleversement sensible. Ce que l’on nomme cinéma numérique est le passage, pour la distribution et la projection des films, du format 35mm sous forme de bobines de pellicule, à un format dématérialisé de données numériques. Cette modification, à pre-

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mière vue anodine, remet en cause toute l’organisation de la filière cinématographique fortement interdépendante. Car changer le matériau même sur lequel le film est réalisé et diffusé correspond à modifier tout le réseau de partage et de distribution des films. Les exploitants des salles doivent ainsi acquérir de nouveaux et coûteux projecteurs pour utiliser ce format; les réalisateurs doivent s’adapter à ces nouvelles techniques au risque, pour les uns comme pour les autre, de perdre leur place et se voir reléguer aux oubliettes de la profession. L’avantage de cette technique est purement économique. La différence qualitative entre le 35 mm et la copie numérique étant trop infime pour être prise en compte. Dématérialiser le cinéma permet ainsi d’éviter les frais qu’engendrent la multiplication des copies de films sur pellicule et le coût important du transport des bobines à travers le monde. Le format numérique permet le transfert instantané des données par téléchargement satellite facilitant ainsi les sorties mondiales. Ce qui empêche par la même occasion le risque de piratage avant diffusion. Les

Ce dernier argument reste contestable, car le support numérique n’existe pas depuis assez de temps pour confirmer ou infirmer cette supposition. Cette évolution est aussi idéologique, puisqu’elle peut être assimilée comme étant un abandon pur et simple de l’argentique au profit du numérique, évocation pour certains d’une lutte du matériel et du sensible, contre le vaporeux et le virtuel. Les projectionnistes dans cet espace en cours de numérisation ne servent plus à grand chose, si ce n’est appuyer sur un bouton, le chômage guette, sans oublier que tout le travail du matériau cinéma devient obsolète. Le rapport à l’image comme objet tangible et charnel s’évapore. Si la question de la technique en art, comme en cinéma spécifiquement, apparaît aussi intime, c’est qu’elle ne peut être détachée de l’acte de création même. La technique n’est pas immuable, elle est par nécessité en constante mutation, mais ne peut être abolie. On s’exprime par un système de codes, de règles communes qui définissent à la fois notre pensée et son articulation. Une langue en somme, qui con-

La technique n’est pas immuable, elle est par nécessité en constante mutation, mais ne peut être abolie. copies peuvent alors être conservées, puisqu’elles ne dépendent plus de support matériel, et projetées durablement dans les salles obscures sans que la qualité de la pellicule ne se détériore.

tient sa grammaire, son lexique, sa syntaxe. On peut modifier les codes, transformer la langue, mais on ne peut pas s’exprimer sans. La langue est ainsi à la fois un choix et une obligation.


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CINÉMA A l’exemple du cadrage cinématographique qui participe d’un choix, car on décide ce qui va composer notre plan, la façon dont on va disposer les différents éléments dans le cadre; et d’une obligation, car le cadre lui-même n’est pas extensible, il est défini, presque déterminé, et ne peut contenir tous les éléments que nos sens perçoivent de la réalité. La réforme de la technique est ainsi bien souvent une réforme de la langue, et tous ne semblent pas s’en accommoder. L’impressionnante complexité technique du cinéma a toujours empêché le premier venu de réaliser un film à lui tout seul. Le cinéma est un art collectif qui tend à devenir collectiviste. Collectif car il exige la collaboration, il ne peut se réaliser individuellement. A tendance collectiviste car jusqu’à présent la production cinématographique dépendait du financement de puissants producteurs. Elle devait s’élaborer par le biais de studios influents afin d’avoir accès au matériel technique permettant une qualité optimale de son et d’image; sans compter l’accès au marché et à la visibilité internationale. Désormais, avec l’avènement d’internet et des sites de partage de vidéo - comme les fameux youtube et dailymotion mais surtout vimeo - on observe une réappropriation des moyens de productions par les artistes amateurs et les cinéastes en devenir, notamment à travers la mode du home-made movie popularisée par le film Be kind Rewind. On voit depuis quelques années les créations autoproduites se multiplier en marge des studios. A l’exemple des récents Monsters, Rubber, Buried ou autres Paranormal Activity, qui, mis de côté la question de la qualité intrinsèque des films, impressionnent par leur réalisation proche des standards hollywoodiens et le fossé entre leur maigre budget (quelques dizaines de milliers de dollars) et leurs recettes dépassant parfois les 100 millions de dollars. On peut évoquer aussi une grande partie des productions exposées au Sundance festival qui dépassent rarement les 10 millions de budget, à l’instar de Juno ou de Little Miss Sunshine, fait rare pour les productions américaines habituelles. Un bémol pourtant, ces films, indépendants ou autoproduits, s’inscrivent soit dans le circuit déjà existant, soit en recréant leur propre circuit formalisé à la façon du Sundance festival qui a marqué de

son sceau le genre du cinéma indépendant américain. On serait donc encore éloigné d’une refonte totale des codes et des manières de faire du cinéma. Il semble pourtant que la spontanéité des productions amateurs qui fleurissent un peu partout sur le web couplée avec un matériel technologique abordable et dont la performance se rapproche du matériel professionnel, permette l’éclosion prochaine de nouveaux circuits de production cinématographique. Des réseaux constitués hors du monopole des multinationales comme Pathé détenant toutes les étapes de la chaîne commerciale, de la production des films, à leur distribution puis leur projection dans des salles leur appartenant. Ce phénomène serait la suite logique d’un mouvement plus général de démocratisation de l’art et de fragmentation des circuits ordinaires que suivent les productions culturelles. Un retour à l’artisanal que l’industrie musicale subit depuis quelques années déjà. Le développement des home studio a permis à toute une scène de digital natives de produire à moindre frais des albums maison de haute qualité grâce à un matériel informatique et des programmes tels que Logic Pro, Cubase, Pro Tools ou Fruity Loops à l’utilisation facilitée et financièrement accessible. Albums qui par la suite sont écoulés via les sites web des artistes, leur page myspace ou l’itunes store. Leur prix, s’il n’est choisi par l’auditeur lui-même, est de ce fait considérablement réduit.

La technique du cinéma devenue elle aussi plus performante et plus légère, un revirement semblable du modèle de production est donc plus que probable. Actuellement les caméras HD permettent une qualité d’image bien plus proche du matériel professionnel que ne l’avait jamais fait le super 8 ou le mini-DV. Sans compter que les homestudios de montage vidéo prolifèrent et leur prix chute. On assiste aussi à un nomadisme numérique qui permet de créer et de recevoir des flux culturels partout et en tout temps. Si l’on additionne la diffusion par les plateformes internet et si l’on brise les maillons superflus dans la chaîne de production, en éliminant les intermédiaires inutiles, il y a de grandes chances d’assister à un rapprochement entre les artistes et leurs publics. Le modèle de diffusion culturelle ne sera plus un, mais éclaté entre des réseaux soumis à une constante recomposition entre un espace réel –concerts, projections– et un espace virtuel –dématérialisation et distribution des œuvres. Il s’agirait ici de la véritable révolution cinématographique attendue contrairement à la numérisation des productions industrielles qui suivent le circuit traditionnel balisé par les majors. Ce serait alors la technique qui modifierait le circuit et procèderait à une refonte de la langue cinéma; non plus la modification technique pour le seul intérêt économique des marchands de culture. La libération d’un art par la démocratisation de sa technique.

Le cinéma aux prises avec cette charnière technologique vit peut être les dernières heures de l’omnipotence des grands studios, à l’aube d’une liberté nouvelle. L’argent n’étant redistribué qu’aux créateurs, artistes et ingénieurs, et non plus à des sous-directeurs marketing vendant de la publicité. En évitant ainsi les coûts associés aux maisons de disque (52% du prix de l’album) et à la distribution (22% du prix) en comparaison avec l’interprète et le parolier qui touchent respectivement 19% et 7% sur l’album, ce nouveau modèle de diffusion risque de se ramifier vers les autres industries que sont le cinéma dans notre cas, et le marché du livre probablement, si l’on prend en compte la progression exponentielle des vente de liseuses et d’e-books.

A l’image de Charlie Chaplin, coulant dans les rouages tayloristes de son usine des Temps Modernes, le cinéma aux prises avec cette charnière technologique vit peut être les dernières heures de l’omnipotence des grands studios, à l’aube d’une liberté nouvelle. Tout ce que nous pouvons souhaiter est que le cinéma poursuive son entreprise de réenchantement du monde par ses mythes de celluloïd et ses divinités panchromatiques, qui lorsqu’elles auront laissé place au pixel roi, la magie, elle, continuera d’opérer. •

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Duke Celui qui avait pris le nom de son chien. Alexandre Tonetti

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parler d'un acteur qui a marqué l'histoire du cinéma? Par où commencer lorsque l'on veut décrire un monstre dont le nom renvoie aussitôt à un autre mythe, celui de la conquête de l'Ouest, mais qui représente aussi un système de valeurs censé se situer aux antipodes du mien? Que dire de John Wayne? L'homme qui fut ma première idole au cinéma; avant Robert De Niro, Forest Whitaker dans Ghost Dog, Martin Scorsese ou encore John Ford; dont les films sont automatiquement liés à mon enfance, aux dimanches après-midis passés à regarder Rio Bravo, El Dorado, La Charge Héroïque ou encore Rio Grande, Le Fils Du Désert et La Prisonnière Du Désert avec mon père et mes frères. Difficile de parler de Marion (son vrai prénom) sans évoquer son entrée dans le monde du cinéma, lorsque Tom Mix, la plus grande star des westerns muets lui promit un rôle dans un de ses films en échange de places pour un match des USC Trojans, l'équipe universitaire de Morrison (son vrai nom). Wayne fut embauché comme accessoiriste. Dès

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lors, il pratiqua tous les métiers possibles sur un plateau, de celui de peintre à celui d'électricien, en passant par manœuvre. Ce fut d'ailleurs durant cette période qu'il prit ce fameux coup de pied au cul de la part de celui qui allait le diriger dans ses plus beaux rôles, John Ford; Wayne lui rendit bien évidemment la politesse. Toutefois, ce fut Raoul Walsh qui lui offrit son premier grand rôle avec la Piste Des Géants, le film fut un échec commercial. Par la suite, Wayne enchaina les westerns de série B jusqu'au jour où Ford le sortit de là en l'embauchant comme rôle principal dans La Chevauchée Fantastique. Sa carrière ne commença véritablement qu'après le succès de ce film.

sance de la filmographie de John Wayne se limite à un film au grand maximum. D'un autre côté, porter le nom du massacreur d'Indiens, le général Wayne, ou encore arriver sur le campus d'Harvard aux commandes d'un char d'assaut afin de défendre sa position sur la guerre du Viêtnam, ne l'a pas véritablement aidé. Toujours est-il qu'en dépit de ses idéaux, John Wayne reste et restera le monstre sacré, symbole d'une époque révolue et intouchable; même le critique maoïste suisse Jean-Luc Godard ne put le nier après avoir vu La Prisonnière Du Désert. En définitive, John Wayne fait partie de cette race d'acteurs où le personnage interprété se confond complètement avec l'interprète

John Wayne fait partie de cette race d'acteurs où le personnage se confond avec l'interprète. À côté de John Wayne le conquérant de l'Ouest existe John Wayne le conservateur, l'anti-communiste, l'homophobe ou encore le militant pro-Viêtnam, bref le visage de l'Amérique que l'on aime détester. Il est vrai que les polémiques ne manquent pas à son sujet, surtout celles lancées par ceux dont la connais-

lui-même, à l'instar d'autres légendes telles que Charlie Chaplin, Boris Karlof alias la Créature de Frankenstein ou Bela Lugosi alias le comte Dracula. Et comme le meilleur moyen de faire honneur à Duke est de regarder ses films, alors fermez tous vos gueules et à vos écrans! •


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Apprenti cinéaste Tristan Aymon est étudiant à l'École cantonale d’art de Lausanne (ECAL), où on lui enseigne toutes les facettes des métiers du cinéma.

Victoria Barras

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t’es-tu découvert une vocation pour le cinéma ? J’ai choisi le cinéma car c’est avant tout l’envie de raconter une histoire, plus ou moins personnelle. Comment t’es-tu découvert une vocation pour le cinéma ? Je ne me suis pas réveillée un matin en me disant que je voulais faire du cinéma. C’est une suite d’événements. Je faisais pas mal de skate étant plus jeune et je regardais les vidéos réalisées dans cette discipline. J’étais hyper admiratif et j’ai voulu les imiter. Avec mes potes, on a commencé avec un trou dans un carton de chaussure pour faire genre et puis ensuite on s’est acheté une caméra. En filmant, j’ai rencontré Carole Rousopoulos chez qui j’ai pu aller monter une vidéo avec son mari. C’est là que j’ai réalisé qu’on pouvait raconter une histoire, puis réunir des gens autour de cette dernière. Très vite, j’ai eu énormément de plaisir à faire ça. Est-ce un reflet de la réalité, quelque chose de construit, ou un mix des deux? J’étais plus « sensitif » au départ et c’est en rentrant à l’ECAL que j’ai réalisé quel était le potentiel du cinéma, à savoir raconter une histoire, la construire. Avant cela je n’avais aucune culture cinématographique. As-tu des doutes face à cette profession? Je suis pétri de doutes, c’est un métier hyper casse-gueule, qui demande énormément d’énergie, de confiance en soi. C’est un métier pas très sûr. Mais c’est aussi ça qui fait l’attrait de la profession. En fait, il y a tellement de métiers dans le cinéma. Pour l’instant, j’ai surtout expérimenté le poste de réalisateur en court-métrage. L’image me plaît beaucoup aussi (travailler sur l’image pour un réalisateur). En réalité ce pour

quoi je me sens le plus fait, c’est rassembler des gens autour d’un projet, raconter une histoire qui m’est personnelle et que j’ai envie de traiter. Est-ce que tu cherches une forme de reconnaissance à travers le cinéma ou est-ce surtout le moyen d’exprimer quelque chose qui te touche? Un peu des deux. C’est un enchaînement de circonstances qui fait qu’à un moment donné, tu réalises ce film et pas un autre. Et la reconnaissance, bien sûr. Tu fais des films avant tout pour partager, pour communiquer avec les gens, lors de la réalisation et lorsque tu le projettes. La spontanéité n’est-elle pas difficile à conserver alors que tu dois être très pointilleux pour former un dossier, réunir des fonds? Un film trop structuré, où tu ne bouges pas du cadre initial donne souvent lieu à un film plat. En même temps, j'ai peu d’expérience pour tirer des conclusions générales. Mais j’ai l’impression que lorsque tout est maîtrisé, cela se ressent dans le jeu. En Suisse, à partir du moment où ton dossier est solide, avec un scénario, tu reçois l’argent. Rien ne t’empêche ensuite de le modifier, de laisser les accidents arriver, de faire

types différents de cinéma : films d’auteurs avec leur démarche très personnelle et gros blockbusters américains. Je suis beaucoup plus intéressé par les premiers. Je fais peu attention aux conditions de productions, mon but n’est pas de m’exporter. J’ai pas d’autre ambition que d’être tranquille et faire des films de qualité avec des gens que j’aime. Dans l’histoire du cinéma, est-ce que tu vois une évolution ou une rupture? Je découvre tous les jours des nouveaux réalisateurs. Assez vite, je remarque que tout a été fait, recyclé, avec une sauce un peu plus contemporaine. Je ne pense pas qu’il y ait eu de rupture. Plutôt une énorme ouverture de ce qu’est le cinéma, par les moyens techniques qui sont accessibles à tous. Du coup, le statut de cinéaste, réalisateur, devient beaucoup plus accessible. N’importe qui peut réaliser quelque chose avec son téléphone portable. Je trouve ça intéressant même si c’est flippant pour la profession puisqu’on n’est plus privilégié, ça n’est plus une question d’argent. Tu peux faire un film hyper pertinent et intéressant avec moins de 1000 francs. C’est à la fois génial et le revers de la médaille, c’est qu’il y a une vague de nouveaux films et donc tu ne peux pas tout voir, tu dois sélectionner.

«En Suisse, à partir du moment où ton dossier est solide, avec un scénario, tu reçois l’argent» confiance à ton équipe, aux acteurs. Cela me paraît essentiel pour réaliser quelque chose d’un peu pétillant. Il ne faut pas avoir peur de faire faux. Comment te situes-tu par rapport aux grosses productions qui font des millions d’entrées ? Positif, ou cela décrédibilise-t-il le cinéma en tant qu’art?

Des projets ? Pas mal d’envies. Un projet autobiographique, une histoire vécue avec un jeune immigré des Balkans. C’est une histoire qui m’a touché et qui me touche encore, car aujourd’hui je peux toujours en voir les répercussions. Je ne sais pas sous quelle forme je vais l’aborder, long ou court métrage... •

Je n’arrive pas à penser au cinéma comme une grosse entité, il y a trop de

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SÉDUCTION POPULISTE

Front national : tout reste à faire Depuis que Marine Le Pen en a repris les rênes, le Front national (FN) prend une dimension sans précédant sur l’échiquier politique français. Menace fasciste ou résistance populaire ? Youri Hanne

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epuis sa création en 1972, le FN de Jean-Marie Le Pen a été dépeint comme un parti fasciste, raciste, xénophobe et populiste. Et pour cause ! Le FN n’a eu de cesse de défrayer la chronique, par le biais de son leader le plus souvent, en maniant des symboles fantasmatiques et des slogans nationalistes à l’emportepièce. Le FN a puisé dans les thèses du nationalisme et fait de « la France aux Français » sa priorité depuis plusieurs décennies. Les élites politiques, culturelles et médiatiques ont souvent participé à sa diabolisation. Un pan entier des débats contradictoires n’a pas été mené jusqu’au bout face à la montée frontiste. Ces trente dernières années, la gauche s’est progressivement désintéressée des classes populaires ; le Parti communiste s’est même littéralement effondré. Il a laissé s’échapper une part importante de l’électorat ouvrier vers le FN.

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De Mitterrand au FN Au début des années 1980, lorsque la gauche socialiste (PS) cherche à battre Valéry Giscard d’Estaing, le candidat de la droite traditionnelle au pouvoir, le FN n’a pas de solide base électorale. Après sa victoire à l’élection présidentielle, François Mitterrand va entretenir des rapports plus ou moins directs avec le FN. L’objectif probable : faire grimper les scores électoraux du parti frontiste

était ouvert pour sa réélection. L’avenir nous dira si la popularité du FN profitera à Dominique Strauss-Kahn dans la course à l’Élysée. Les élites au pouvoir ont pour habitude d’opposer au FN l’argument du fascisme et de l’antidémocratisme. À mépriser ostensiblement les classes populaires, les partis traditionnels de droite comme de gauche perdent de leur crédibilité et le FN continue d’en profiter.

À mépriser ostensiblement les classes populaires, les partis traditionnels perdent de leur crédibilité et le FN continue d'en profiter. pour faire barrage à la droite traditionnelle, notamment en vue des présidentielles de 1988. Nombre d’enquêtes ont été menées autour de cette collaboration entre le FN et la classe dirigeante. Elle a pu jouer un rôle en 2002, lorsque Jacques Chirac a profité de la dispersion de la gauche et d’un score record de Jean-Marie Le Pen. Un boulevard

Entre Emmanuel Todd et Alain Soral Il est difficile de dresser une liste exhaustive des sources d’inspiration du FN. On sait cependant qu’il a largement puisé dans les travaux de l’intellectuel Emmanuel Todd et d’Alain Soral, ancien membre du comité central du parti. En mars 2011, Emmanuel Todd a estimé que le FN serait sans doute «le seul


SÉDUCTION POPULISTE parti à se présenter aux présidentielles de 2012 avec un programme économique sérieux». Le politologue et historien est convaincu qu’un protectionnisme à l’échelle européenne servirait à limiter la montée des inégalités et la pression salariale créées par la mondialisation. Alain Soral prône quant à lui une sortie de la France de la zone euro pour revenir au franc. Le FN lui doit une bonne partie de sa ligne socio-économique. Après avoir milité pendant 15 ans au Parti communiste français (PCF), Alain Soral a rejoint le FN en 2007, avant de le quitter en 2009. Il s’était donné pour mission d’insuffler au FN une dimension marxiste face au «système d’aliénation, d’oppression, inégalitaire». De son propre aveu, le discours islamophobe de Marine Le Pen l’a poussé à se retirer du parti frontiste. On peut recourir à plusieurs grilles de lecture pour analyser le parcours atypique

Alain Soral déplore que le PCF «a trahi tous ses fondamentaux». Il considère, encore aujourd’hui, que le FN succède au PCF comme véritable «parti du peuple».

Le FN alimente le communautarisme et valide la théorie du « choc des civilisations » Qui va répondre au Front national ? Si le FN conserve des thèses douteuses sur la place de l’islam en France, il vit clairement un tournant, notamment en termes d’image et de ligne socioéconomique. Marine Le Pen est quasiment contrainte d’assumer publiquement l’héritage «collabo» et notamment antisémite de l’extrême droite française (alors même qu’elle est toujours interdite de séjour en Israël) pour soigner son image et redorer le blason du FN auprès des médias dominants. La route vers le pouvoir est encore longue pour celle qui se définit comme une «natio-

« Le plus grand punk, c’est Le Pen » d’Alain Soral. Certains (à gauche) se sont empressés de crier à la trahison. Celui pour qui «le plus grand punk, c’est Le Pen» justifiait son passage au FN par une volonté de lutter contre «ce monde orwellien, vulgaire et abjecte» d’allégeance aux États-Unis, de la «publicité [et du] mensonge» et du «libéralisme libertaire de 1968». En plus de ces reproches adressés au «système»,

Or, c’est bien cet électorat musulman qui pourrait manquer à l’ascension de Marine Le Pen vers le pouvoir. L’électorat musulman n’est pas homogène, tout comme le «vote chrétien»

naliste républicaine». Une définition qu’elle qualifie de «seule vraie, grande idée moderne de ce début de 21ème siècle». Pas sûr, en revanche, que sa conception de la République française trouve un écho favorable dans la « communauté musulmane », celle-là même que Marine Le Pen voit comme une menace pour la République.

n’existe pas. Les courants de l’islam et les comportements politiques des musulmans sont multiples. L’amalgame du FN entre immigration, délinquance et islam risque bien d’entraver son discours économique et social, bien plus sérieux et réaliste. Il n’y a, en réalité, que bien peu de points communs entre un musulman «libéral, pro-américain» (Soral parle d’ «islamo-racaille», soit un rappeur ultralibéral et vulgaire «façon Joey Starr») et un musulman récemment converti dans «une recherche de transcendance et d’élévation [en puisant dans] une civilisation et une spiritualité millénaires». L’indivisibilité est un des fondements de la République et le FN s’en revendique. Il n’est toutefois pas décidé à tendre clairement la main aux musulmans ; il alimente ainsi le communautarisme et valide la théorie du «choc des civilisations» de Samuel Huntington, alors même que Marine Le Pen s’évertue à produire une critique crédible du mondialisme et à «résister face à l’Empire». Cette incohérence devrait être l’argument principal des autres partis politiques qui, trop souvent, ont recours à des raccourcis, du moins à un manque de rigueur discursive à l’égard du FN. Depuis la fin des Trente Glorieuses, la gauche et la droite traditionnelles, qu’Alain Soral se plait à appeler «UMPS», se sont inlassablement relayées. L’heure est peut-être au changement. Face au nationalisme et au protectionnisme préconisés par le FN, la classe politique française semble pour le moment assez dépourvue. C’est autrement que par la diabolisation qu’elle devra chercher les moyens de barrer la route au parti frontiste. En est-elle réellement capable ? •

Marine Le Pen se présente comme une « nationaliste républicaine ».

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SÉDUCTION POPULISTE

L’école à la sauce blochérienne L’école obligatoire est le nouveau cheval de bataille de l’UDC. Victoria Barras

L’école actuelle est en perdition. Des fautifs? Sans aucun doute, les soixantehuitards, ces idéologues gauchisants, prônant plus d’égalité et d’intégration dans le système scolaire. Résultat: violente péjoration du niveau général de l’éducation en Suisse. Un remède : remettre la p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e au cœur du système, classer les élèves selon trois catégories (A, B, C) afin que les «faiblement doués » ou « perturbateurs» ne viennent pas entraver le chemin des plus compétents et ambitieux. Pour cela, l’UDC a un plan d’attaque. Il serait par exemple souhaitable que les notes de l’élève se répercutent sur le salaire, lors sa formation, sous forme de bonus/malus. Cette classification tend à enfermer l’élève dans une catégorie, le figeant à un stade de son cursus où il était peut-être moins motivé. Comment lui demander ensuite de s’investir pleinement dans son apprentissage lorsqu’il sait d’avance qu’il supportera les répercussions «d’erreurs» commises antérieurement.

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L’UDC dénonce ensuite un système scolaire bien trop bureaucratisé. Cela oblige le maître d’école à rendre des comptes à la direction, à consulter ses collègues quant à la gestion de sa classe. Cela doit cesser ! Etre maître d’école est une vocation s’assumant seul et à 100%. De fait, le temps partiel, introduit massivement par la féminisation de la profession doit être aboli. Il faut remettre un unique maître au centre de la classe, qui saura la diriger d’une main de fer, ce critère étant le seul pertinent

Préparation : Après avoir désigné des boucs émissaires, il est temps de redéfinir le programme scolaire. Depuis quelques années, les sciences fondamentales ont été délaissées au profit des langues étrangères. Cette évolution est imputée aux enseignants, qui ont axé leurs cours sur les branches littéraires plutôt que scientifiques. Conséquence de cela, les jeunes garçons, notoirement moins doués que leurs camarades féminines pour ces disciplines, seraient lourde-

« Plus l’enseignement d’une langue étrangère commence tôt, plus les élèves risquent de développer une aversion aux langues étrangères». pour être un bon professeur. L’exigence de la maturité gymnasiale doit être abandonnée, cet objectif étant irréaliste. Apparemment, les enseignants ne sont pas aptes à absorber une quelconque matière intellectuelle.

ment désavantagés. Il est désormais indispensable de s’en tenir au strict minimum: les langues nationales, à savoir le français et l’allemand. L’apprentissage de chants en dialecte est préconisé afin de renforcer le sentiment national de chaque écolier. De


SÉDUCTION POPULISTE plus, il est important de ne pas submerger les enfants de langues étrangères car «il ne faut pas oublier un fait d’expérience: plus l’enseignement d’une langue étrangère commence tôt, plus les élèves risquent de développer une aversion aux langues étrangères». Etonnamment, aucune statistique (méthode favorite de l’UDC pour appuyer ses propos) ne vient étayer cette hypothèse scabreuse. Arrive enfin le sujet de prédilection de l’UDC : les (élèves) étrangers. Il semble prouvé que «les effets de l’immigration massive ont érodé le respect de l’autorité, l’amour du travail et de la discipline». Ainsi, l’ingrédient miracle semble être l’assimilation. Les élèves étrangers auront la possibilité d’être scolarisé à la seule condition d’une maîtrise parfaite de l’allemand ou du français selon le canton. Quant à la palette de sanctions en cas de mauvais comportement, elle s’étend «de l’expulsion d’élèves de l’espace scolaire jusqu’à la remise à la police d’élèves ayant commis des fautes particulièrement graves à l’expulsion de Suisse -le cas échéant avec leurs parents. Et ce d’autant plus si les parents en question ont ouvertement négligé l’éducation de leurs enfants ». Pour les parents délaissant leur responsabilité en ne se présentant pas aux réunions, une amende est prévue. Salée ou pas, les rédacteurs ne le précisent pas. Toute la famille paie le prix (financier ou humain en cas d’expulsion) alors que seul un membre transgresse les règles, à un âge où sa capacité juridique ne lui est même pas

Cancre et bientôt suisse ?

reconnu, le seuil étant fixé à 18 ans. L’amalgame, voilà une épice utilisée à outrance par l’UDC. Pratique, cet assaisonnement simplifie le discours, mais le décrédibilise par la même occasion. Enfin, l’UDC veut mettre un terme à la «thérapeutisation» de l’école. Le parti estime que les postes créés à cet effet sont trop souvent en faveur d’enseignants ayant échoué dans le travail quotidien en classe. De plus, le

spécialiste en pédagogie curative «éveillerait chez l’enfant de la compréhension pour ses faiblesses» et cela l’encouragerait à s’apitoyer sur son sort. Cela rejoint l’objectif avoué de l’UDC : former des élèves performants, atteignant des objectifs précis, en faisant fis du ressenti personnel de l’enfant, en tant qu’individu. Il ne reste plus qu’à laisser mijoter le tout jusqu’aux prochaines votations populaires, sur une probable initiative de l’UDC visant à la réforme de l’école obligatoire. Tabler sur une acceptation du texte serait une option plus que réaliste, s’inscrivant dans la suite logique des résultats des dernières votations lancées par ce parti. Et pour les nostalgiques, partisan du « c’était mieux avant», l’UDC, propose à la page 131 de son texte une recette des temps anciens. «Dans la Grèce antique, les Spartiates, connus pour leurs nombreuses solutions uniformes et radicales, connaissaient déjà une méthode pour assurer une parfaite égalité des chances entre tous les enfants. Ils plaçaient à cet effet tous les nourrissons en caserne dès leur naissance». •

Peut-être le futur professeur de vos enfants.

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LITTÉRATURE

Le dîner de Babette Cette pièce de théâtre extraite d’un roman de l’écrivain danoise Karen Blixen nous entraîne dans l’univers à la fois mystique et puritain de la Norvège du XIXe. Juliette Bonhoure et Aurélia Bernard

Bewerlaag, ce nom ne vous évoque rien, n’est ce pas? C’est pourtant dans ce petit village reculé de la Norvège que se déroule le dîner de Babette. Cent ans après ce fameux moment, ce sont les petits-enfants qui nous racontent l’histoire. Nous voilà plongé dans l’histoire de deux sœurs, les deux plus jolies filles du petit village norvégien. Innocentes, austères et rigides, celles-ci pratiquant une vie ascétique, repoussent tout prétendant avec dédain. Trop marquées par leur éducation, ces jeunes filles envisagent à peine une vie différente de celle qu’elles ont toujours eue. Mais peut-on leur accuser de vouer un culte fanatique au pasteur, leur tendre père qui les a élevé dans un amour spirituel, pour leur permettre de délaisser les plaisirs terrestres pour ceux de l’audelà? À l’opposé, vous verrez le vieux faire maintes allusions sur sa préférence pour les plaisirs de la chair. Le vieux, c’est l’étonnant personnage et seul témoin de l’histoire qui reste toujours présent dans un coin de la scène et qui même endormi dans son fauteuil, tressaute en glissant des remarques lubriques tout au long du récit. Celui-ci en plein sommeil s’éveille tout à coup en sursaut avec un mot à la bouche : ULDRA! Connaissez-vous les Uldras bonnes gens? Ces divinités païennes à la fois humaines et animales dont le pouvoir est de révéler à chacun de nous mortel notre vraie nature, d’exalter nos sentiments sincères et profonds afin de nous redécouvrir intérieurement. Ne les avez vous jamais croisées? Existentelles seulement? Le vieux reste quant à lui énigmatique, apparemment hanté par ses vieux souvenirs. Pour la Uldra vérité ou fiction nous n’en saurons rien, il n’en reste pas moins qu’elle peut

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apparaître à travers des êtres inopportuns. Ainsi les deux sœurs ne vivent pas isolées depuis l’arrivée d’un étrange personnage: Babette. Seule, vivant dans le dévouement le plus total, celle-ci a quitté la France pour de mystérieuses raisons. Muette sur son passé, elle leur offre des services de cuisinière dans la plus grande simplicité. Une dame arrive sur scène, c’est elle. Pourtant le vieux note que ce n’est pas celle de ses souvenirs, en tout cas elle n’était pas «crépue» comme celle-là. Mais ce n’est pas grave, on donne une chance à Babette, le temps de faire son dîner. Mais attention pas n’importe quel dîner, celui célébrant l’anniversaire du

norvégiennes, aurait dépensé ses dix mille francs gagnés à la loterie, et cela en un seul repas? Babette veut honorer la fête d’anniversaire du pasteur qui rassemble toute la petite communauté villageoise norvégienne. Et pour cause, le potage à la tortue, les blinis au caviar, les cailles en sarcophages, ainsi que les fromages et desserts, champagnes et vin Clos-Vougeot 1846, sans parler de la belle vaisselle en cristal et de l’import depuis la France jusqu’en Norvège, le tout pour 12 couverts, eh bien, ça coûte cher mais c’est bon! C’est ainsi que l’abondance de mets, senteurs et saveurs fait renaître en chacun des villageois le goût de la vie. Les frustrations s’expriment et s’envolent, ils se révèlent à eux-mêmes. Et par un ultime besoin de reconnaissance de son art, Babette se livre pour se redécouvrir à son tour. Ni déesse, ni sainte, seulement une communarde exilée, ancienne cuisinière en chef du Café Anglais qui a nourri durant des années par son art les chefs militaires républicains ayant détruit sa vie.

Ni déesse, ni sainte, seulement une communarde exilée.

défunt pasteur, une tradition depuis sa mort. Celui-ci ayant élevé ses filles avec amour tout en leur apprenant l’abstinence fut l’âme bienveillante qui perpétuait l’harmonie dans la communauté. Depuis sa disparition, c’est aussi la quiétude qui déserta l’esprit des villageois, laissant place aux inextricables disputes et tristesses qui peuvent frapper les habitants des froides et lointaines contrées. Cela jusqu’à l’arrivée de Babette… Et quelle surprise! Aurait-on pensé que la brave et bonne française qui, réfugiée depuis dix ans chez les deux sœurs

Dans ce village frappé par l’immobilisme de ses mœurs, le vent de la mythologie et du profane rejaillit sous la forme d’une femme artiste et passionnée en prenant le goût d’un repas français. Cette soirée a traversé les âges et ce sont les petits fils qui nous la content. Babette incarne donc bien plus que son personnage tant elle ébranle le milieu stoïque de la religion, tout en faisant revivre une autre Histoire de la Norvège, celle de ses mythes. L’austérité face à l’abondance, l’immobilisme des traditions contre la révolte politique, le protestantisme confronté au paganisme; tout en opposition et contradiction, la pièce soulève de nombreux problèmes de société, les dépassant et disséquant le genre humain avec humour mêlé de gravité. •


LITTÉRATURE Brèves d'amphi

Teresa Batista

l’héroïne en devient quasi divine. Tantôt Peste, guerre et famine, mort et amour, rejetée, tantôt idolâtrée, Teresa Batista ne la vie de Teresa Batista est une romance s’appartient pas, elle incarne la misère, le populaire. malheur et le destin tragique des classes les plus basses de la société brésilienne. Juliette Bonhoure A travers son histoire le Brésil nous apLe livre de Jorge Amado, un des plus paraît comme familier. Les milieux de la grands auteurs brésiliens du XXe siècle, bourgeoisie provinciale, ceux des domestiraconte la vie de Teresa Batista, fillette ques comme des grandes dames des villes, prostituée dès l’âge de douze ans dans une ne recèlent plus aucun secret. Les potins, la des régions les plus pauvres du Brésil: le vie quotidienne au travers de complaintes Nordeste. Elle est vendue comme esclave populaires incrustées au récit, donnent à sexuelle à l’horrible Capitao, puissant et l’histoire une apparence de pièce de théâredouté notable d’un village de la région. tre. Certains personnages, également narraElle sera finalement recueillie par un riche teurs, racontent tour à tour la vie de Teresa docteur qui lui redonnera goût à la vie et à Batista la Combattante de façon singulière, l’amour. réunissant un patchwork de genres littéraiCe livre poétique, très aiguisé dans sa res tel que la poésie, le récit engagé, des critique sociale, retrace l’itinéraire d’une textes de chansons traditionnelles, le tout femme exploitée qui reste fière sans jamais ponctué de proverbes. Original tant dans capituler; une parabole du Brésil des pau- son contenu que dans sa forme, ce livre vres. Erigée comme icône absolue dans le sublime de manière déconcertante la misèrécit par sa beauté et sa clarté d’esprit, re humaine.

«On ne va pas changer de salle, on est des géographes, quand on a occupé un espace, on y reste, c’est notre territoire» «Une pratique c’est quand c’est collectif, quand un professeur parle devant la classe ; alors qu’une action est individuelle, un professeur arrivant en slip par exemple» «Pour vous montrer la représentation que j’ai de mon fils, j’aurais pu vous montrer une photo…tiens, j’aurais pu la mettre dans mon Powerpoint, ça lui aurait fait plaisir»

Trop loin du ciel pour l’embrasser

Bernard Teler Les bras écartés, le regard levé vers l’infini j’accueille ce paysage merveilleux, ce visage amoureux. Silhouette obnubilante, vie étrange, enclave de désirs… tu ressembles de loin à un col infranchissable, une mer infinie effrayant les marins. De près, tu t’adoucis : un champ de blé, une terre pure, vaste étendue fragile… Alors voguant sur ce sol interdit, bondissant sur ces courbes incisives, tendres et sublimes, je lance un premier pas, vif ! intense et suave dans une tourbe moelleuse qui ne délivrera plus mon audace exagérée... Je crois défaillir et tu me retiens. Éloigné donc, jem’obstine, invétéré, à vouloir prolonger ma course insidieuse. Imprudence, impudence, intempérance, mes vicess’acharnent à me pousser vers tes trésors convoités. Des petits coups intempestifs marquant l’impatience

de ma quête et je suis ce sentier escarpé, les mains crispées, s’efforçant de contenir mon émoi, s’agrippant partout sur ce terrain glissant, humide et suave, elles caressent des atours trop longtemps contenus dans de trop prudes cachettes. Alors poursuivant déboussolé mon parcours entêté, mon esprit s’évanouit et mes passions s’animent, se sont elles, désormais, qui me guident à travers ces monts découverts par la brise. Je m’élance ponctuant mes efforts de course intense par des pauses délicieuses, des lenteurs nécessaires sur ces rivages magnifiques. Assis, reposé quelques instants sur ces deux monts jumeaux qui pointent devant moi leur cime attractive.Et puis cette plaine douce, semblant de terre fertile, inébranlable de force et de vitalité. Tremblante pourtant,

vulnérable cependant! Et puis, l’illusion soudain que j’atteins ce but tant désiré. Dans ces gorges chaudes, je glisse une main impatiente dans le creux de ce terrier brulant. Et le temps change avec moi dans un élan passionnel, le vent se lève, il hurle et emmène sur cet endroit des trombes insoutenables, un tonnerre assourdissant et des saccades emportées. Tempête, tremblement de terre, pression insoutenable et chaleur étouffante, air à suffoqué, tout un mélange fracassant qui retombe en gouttelettes fines, en averses douces, un souffle léger mais affaiblit. Une accalmie passagère… exultant, expirant, je succombe en fin, tombe en arrière sur une terre meuble amortissant ma chute et recueillant tendrement nos corps exténués dans la tiédeur de son sein.

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