l'arche et le désert
traduit de l'anglais [usa] par émilie lecoulant
L’île aux fleurs 2025
L’île aux fleurs 21, rue Kléber 93100 Montreuil.
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© Mike Davis, 2018. © Verso Books, 2018. © L'île aux fleurs, 2024, pour la traduction française.
Désert Avenir a été publié initialement dans la revue New Left Review no II, 97 janvier-février 2016 sous le titre The Coming Desert: Kropotkin, Mars, and the Pulse of Asia. Qui pour construire l'arche ? dans la revue New Left Review no II, 61 janvier-février 2010 sous le titre Who Will Build the Ark?. Compilés dans Old Gods, New Enigmas Marx's Lost Theory, Verso Books, 2018, London, New York.
Image de couverture, Le Vent de Félix Vallotton superposé sur une création d’Aria Thomas.
Maquette et graphisme : L'île aux fleurs.
Diffusion & distribution : Serendip-livres.
Merci à Alexandre Mouawad et Rémy Toulouse pour leur soutien indéfectible.
Merci à Nicolas Hutter pour son expertise [ nh-impression.fr ].

préface
les bifurcations de Mike Davis
On me pose toujours la question de l’espoir […]. Pour dire les choses crûment, l’espoir n’est pas une catégorie scientifique. Et je ne crois pas que les gens luttent ou persistent dans leurs efforts à cause de l’espoir, je crois qu’ils le font poussés par l’amour ou par la colère.
Mike Davis
(..)
Michael Ryan Davis s’est toujours présenté comme un formidable raconteur, plaisantant à ce sujet en disant qu’il était souvent surpris de découvrir que certaines des histoires invraisemblables dont il régalait ses amis « étaient en réalité tout à fait authentiques ». Né en 1946 à Fontana, berceau des Hell’s Angels, au nord-est de la conurbation de L. A., ce fils d’une famille ouvrière d’origine gallo-irlandaise passe l’essentiel de son enfance et de son adolescence à El Cajon, dans l’est du comté de San Diego. (...) À la mort de son père, et alors âgé de seize ans, il commence à travailler comme découpeur dans un abattoir local. Sous l’influence du mari afro-américain d’une cousine, il découvre bientôt la lutte pour les droits civiques, les manifestations, les sit-in, les algarades avec le féroce LAPD (Los Angeles Police Department) et les gardes à
vue qui s’ensuivent. (...) Pour gagner sa vie, Davis livre des caisses de poupées Barbie au volant d’un poids lourd ou bien travaille comme guide dans une compagnie de bus touristiques où, sur le trajet de Hollywood ou de Disneyland, il saupoudre parfois les visites d’apartés sur les hauts lieux de la lutte de classes en Californie du Sud.
(...) son premier livre (publié alors qu’il a déjà quarante ans), Prisoners of the American Dream (Prisonniers du rêve américain), une analyse brillante du destin contrarié du mouvement ouvrier étatsunien entre la fin du xixe siècle et l’époque de Ronald Reagan1. De retour à L. A., il vivote de nouveau comme chauffeur routier, puis comme enseignant précaire dans divers établissements. C’est à cette époque, en 1990, qu’il publie un livre qui va faire époque : City of Quartz.
Excavating the Future in Los Angeles. Devenu un classique de la sociologie et de la géographie urbaines, cet ouvrage inclassable déployant une gamme étonnante de ressources intellectuelles et esthétiques s’adresse d’emblée à un public plus large et plus varié que le précédent. (...)
Dix-huit mois plus tard éclataient les émeutes de Los Angeles, qui mettent la ville à feu et à sang et confèrent pratiquement à Mike Davis — lequel avait averti dans son livre d’une tempête sociale à venir — une aura de voyant. Interviews et portraits (plus ou
1. Mike Davis, Prisoners of the American Dream: Politics and Economy in the History of the US Working Class, Verso, Londres, New York, 1986.
moins flatteurs : beaucoup lui en veulent de la publicité négative qu’il fait à la ville) se succèdent, tandis que Davis participe aux négociations d’une trêve entre les deux fameuses bandes de L. A., les Bloods et les Crips. Dans la foulée, il commence à rédiger les essais réunis dans son prochain livre sur la mégapole californienne, Ecology of Fear (Écologie de la peur)1 , qui marque chez lui une sorte de « tournant environnemental ». « Los Angeles s’est délibérément mise en danger, écrit Davis. Depuis des générations, l’urbanisation dictée par le marché a transgressé le bon sens environnemental. Les aires traditionnelles de coupefeu ont été transformées en banlieues pavillonnaires de luxe, les zones humides en ports de plaisance, et les plaines inondables en zones industrielles et en lotissements. En lieu et place d’une planification régionale et d’une éthique foncière responsable, on a des travaux publics monolithiques. Résultat : des tragédies provoquées par l’eau, le feu et les tremblements de terre qui auraient pu être évitées et ne sont pas plus “naturelles”, que le passage à tabac de Rodney King et l’explosion urbaine qui s’en est suivie2. » Malgré l’indignation que provoque dans l’establishment son appel à « laisser brûler Malibu » — les riches méritant à son avis le sort que réservent à leurs propriétés de luxe
1. Mike Davis, Ecology of Fear: Los Angeles and the Imagination of Disaster, Verso, Londres/New York, 1998. Cet ouvrage n’a pas été traduit en français, à l’exception d’un chapitre publié sous le titre Au-delà de Blade Runner : Los Angeles et l’imagination du désastre, Allia, Paris, 1998.
2. Mike Davis, Ecology of Fear, op. cit.
les conséquences écologiques de leur irresponsabilité environnementale et urbanistique —, ce nouvel ouvrage est lui aussi un succès et ne manque pas d’être évoqué à chaque nouvelle saison d’incendies dévastateurs en Californie du Sud.
La notion de « best-seller marxiste » peut paraître un oxymore, surtout aux États-Unis, mais c’est bien ce statut improbable qu’acquirent alors City of Quartz et Ecology of Fear, suscitant entre autres l’ire de la corporation des agents immobiliers de Californie du Sud. L’un d’entre eux, écrivant sous le pseudonyme de Brady Westwater, consacra même alors une bonne partie de son énergie à dépister les « mensonges » contenus dans ces deux ouvrages et à les diffuser auprès de médias. Tout en admettant que les essais de Davis contiennent quelques erreurs triviales et que l’auteur se laisse parfois emporter par son goût de l’hyperbole, journalistes spécialisés et historiens ont généralement fini par conclure que ces peccadilles n’entachaient pas la valeur d’une œuvre pionnière1 . Ce au point que même Kevin Starr, historien émérite de la côte ouest des États-Unis, savant catholique plutôt modéré politiquement et l’une des cibles de Davis
1. Sur cette controverse, voir entre autres : Robert A. Jones, « The Truth Squad of History », Los Angeles Times, 10 janvier 1999 ; Todd S. Purdum, « Best-Selling Author’s Gloomy Future for Los Angeles Meets Resistance », New York Times, 27 janvier 1999 ; ainsi que les mises au point de Jon Wiener, The Nation, 4 février 1999, et de Ted Rohrlich, « Seer of L.A. or Blinded by Its Light? », Los Angeles Times, 13 avril 1999 (tous ces articles sont accessibles en ligne).
dans City of Quartz en tant que promoteur du mythe optimiste du rêve californien, finit par nouer des liens d’amitié avec son acerbe détracteur et par reconnaître publiquement l’intérêt majeur de sa contribution. (...)
À première vue, les deux textes que L’île aux fleurs Éditions propose aux lectrices et lecteurs français et francophones appartiennent au registre « écologique » de Mike Davis. En y regardant de plus près, on se rendra compte qu’ils reflètent aussi chacun à leur façon la tournure d’esprit très singulière de leur auteur, son goût du paradoxe déstabilisateur et des lignes de fuites « géologiques » et « cosmologiques ». Chez Davis, l’éthique de la dénonciation est toujours entretissée avec une curiosité proliférante qui ne correspond pas aux canons de la pensée progressiste routinière. Elle ouvre par là au lecteur des perspectives parfois surprenantes chez un auteur qu’on aurait trop vite fait de classer simplement comme un « essayiste marxiste », ses rouges convictions fussent-elles nuancées de vert.
Mobilisant une érudition qui ne néglige pas les fioritures baroques, le premier de ces articles, Désert avenir, montre que la préoccupation pour le changement climatique a des racines beaucoup plus anciennes qu’on ne pourrait le croire. On y apprend aussi que l’opposition entre changement climatique anthropogénique et changement « naturel », ainsi que le débat entre tenants d’une stabilité de long terme du climat terrestre et défenseurs de l’existence d’oscillations catastrophiques, ont des dimensions plus complexes que ce que les alignements idéologiques
d’aujourd’hui pourraient laisser croire. Et dans la foulée, l’érudition sauvage de Davis se manifeste à travers des excursus rhapsodiques sur les étranges spéculations d’auteurs du xixe siècle à propos des canaux de Mars comme traces de l’existence d’une civilisation extraterrestre annihilée par la désertification de la planète rouge, ou bien sur l’influence de la pression barométrique sur l’activité littéraire des humains. Plus classiquement assignable au domaine de la critique sociale, Qui pour construire l’arche ? se présente toutefois sous la forme d’un débat censé se dérouler dans l’esprit même de l’auteur et mettant en scène le « pessimisme de l’intelligence » et l’« optimisme de l’imagination ». Une première partie plutôt décourageante aligne toutes les raisons de penser que, sous l’égide de l’hybris capitaliste et faute de la moindre stratégie d’intervention et de remédiation cohérente, les impacts convergents du changement climatique, du pic pétrolier, du pic hydrique et de l’augmentation de la population mondiale engendreront bientôt des synergies négatives aux conséquences catastrophiques pour la survie de l’humanité. Mais dans un deuxième temps, Davis entend déployer « l’idée paradoxale que la cause la plus importante du réchauffement climatique — l’urbanisation de l’humanité — pourrait constituer la principale solution au problème de la survie de l’espèce humaine à la fin du xxie siècle ». Invoquant au passage aussi bien les meilleures intuitions de l’urbanisme visionnaire (Patrick Geddes, Lewis Mumford, Jane Jacobs, Frank
Lloyd Wright, etc.) que les théories architecturales du constructivisme soviétique, il fait le pari que si l’on associe les économies d’échelle environnementales permises par la densité urbaine à une volonté de faire prévaloir l’abondance des biens et des espaces publics sur l’étalement gaspilleur et socialement ségrégué de la richesse immobilière privée — le tout en stimulant la collaboration entre architectes, urbanistes, ingénieurs, écologistes et défenseurs de la justice sociale — on obtiendra un cercle vertueux qui laissera se déployer le potentiel occulte du « génie écologique de la ville ».
Lequel de ces deux scénarios est le plus réaliste ?
L’auteur ne le dit pas vraiment, laissant le lecteur en juger et suggérant bien entendu que l’avenir tranchera. Mais on peut aussi aborder tant cette oscillation entre pessimisme et optimisme que la juxtaposition de ces deux essais si différents dans leur tonalité en mobilisant un autre niveau de lecture. Entre méditation « cosmogéologique » radicalement matérialiste et éloge de l’utopie urbaine, il est clair que le regard écologique de Mike Davis est assez éloigné de toute idée de « communion avec la nature » et étranger aux élans néo-animistes ou néo-chamaniques qui séduisent aujourd’hui tant d’adeptes des « pensées du vivant ».
(...)
Le salut environnemental de l’humanité passe-t-il par un « réenchantement du monde » ? Mike Davis, rétif à la pensée pieuse, amant du concret et grand consommateur de singularités historiques et de
comparaisons et généralisations audacieuses, mais raisonnées, n’entre pas dans ce débat douteux, mais on devine où sa sensibilité matérialiste radicale et sa curiosité scientifique le porteraient. Cette curiosité hors normes l’a d’ailleurs amené à publier en 1996 un long essai tout à fait étonnant, voire assez stupéfiant, sur les sciences sociales de la terre, l'astrophysique et le danger des astéroïdes meurtriers1 . Mobilisant sur trente-cinq pages près de deux cents références spécialisées2, Davis s’y penchait sur les conséquences épistémologiques de la prise en compte de la vulnérabilité de notre planète aux bombardements astrogéologiques et aux accidents gravitationnels. Avec des accents de sombre lyrisme, il y évoquait Shiva, le dieu indien de la destruction et de la renaissance, et invitait ses lecteurs à repenser non seulement les bases de la géologie et de la stratigraphie terrestres, mais aussi le gradualisme de la théorie darwinienne de l’évolution ou bien la notion de biosphère, le tout sur fond de mathématique du chaos et de théorie des catastrophes. (...) Le chapitre des bifurcations… Revenant à l’auteur de City of Quartz, on pourrait dire que non seulement il s’est employé tout au long de son existence
1. Mike Davis, « Cosmic dancers on history’s stage? The permanent revolution in the earth sciences », New Left Review, n° 217, mai-juin 1996. Texte repris dans Mike Davis, Ecology of Fear, op. cit.
2. Fasciné par la géologie depuis son enfance, Davis s’enorgueillissait d’être membre encarté de l’American Geophysical Union, mais aussi de consacrer ses « loisirs » à assimiler de volumineux tomes de pétrologie ou de paléoclimatologie.
à rédiger des pages lumineuses de ce chapitre, mais qu’il l’a illustré par son exceptionnalité même d’auteur inclassable dans un monde ou une bonne partie des penseurs censément « anticapitalistes » ou « radicaux », quand ils ne sont pas passablement dérivatifs, répétitifs ou vaguement monomaniaques, sont de plus en plus formatés par les contraintes académiques et le marketing éditorial. Autodidaxie flamboyante, essayisme élégant, mais contrôlé et densément érudit, journalisme long form percutant, goût pour les sources excentriques et les rapprochements inattendus, humanisme révolutionnaire et radical décentrement anti-anthropocentrique, sont autant d’ingrédients du cocktail davisien qu’on ne retrouve guère chez les autres figures du panthéon critique contemporain. Ce sont, je crois, ces caractéristiques, tout autant que le contenu thématique ostensible de ses livres, qui font le prix de son œuvre multiforme. Les lecteurs qui connaissent déjà Mike Davis retrouveront ici ces qualités insolites, mises en tension jusqu’aux limites de la réflexion historique et prospective. Ceux qui le découvriront pour la première fois auront le privilège d’explorer d’un regard vierge les surprenantes bifurcations des sentiers de ce luxuriant jardin intellectuel1 .
Marc Saint-Upéry
1. Petit clin d’œil au récit « Le jardin aux sentiers qui bifurquent » (in Fictions, Paris, Gallimard, Paris, 1967) de Jorge-Luis Borges, lui aussi influencé par les spéculations cosmologiques de Blanqui.
DÉSERT
AVENIR
On présente habituellement les causes humaines du changement climatique comme une découverte récente, une prise de conscience qui remonterait aux prélèvements de gaz atmosphériques effectués par Charles Keeling dans les années 1960 près du sommet du Mauna Loa, ou tout au plus au papier légendaire de Svante Arrhenius paru en 1896 sur les émissions carbone et l’effet de serre planétaire. En réalité, du siècle des Lumières à la fin du xixe, les effets délétères du développement économique sur l’environnement, en particulier les effets du déboisement et de l’agriculture de plantation1 sur les niveaux d’humidité atmosphérique, furent largement observés et fréquemment exagérés. Les conséquences climatiques de l’activité humaine, qu’il s’agisse de la déforestation ou de la pollution, étaient largement connues à la période victorienne. Certains, tel John Ruskin dans sa diatribe hallucinatoire The Storm Cloud of the Nineteenth Century les interprétèrent même comme les signes annonciateurs d’une apocalypse imminente pour les grandes villes. Pourtant, bien peu furent les scientifiques de cette
1. L’agriculture dite de plantation est caractérisée par la monoculture intensive essentiellement destinée à l’exportation. Cette terminologie date du xve siècle et de l’expansion coloniale européenne avec la traite d’esclaves pour fournir la main-d’œuvre. Après l’abolition de l’esclavage, le concept d’agriculture de plantation perdure, la main-d’œuvre restant à très bas salaire. [NDLT]
période capables de dégager, de l’Histoire ancienne ou moderne, un modèle de variabilité climatique naturelle. La vision Lyellienne1 du monde, immortalisée par Charles Darwin dans L’Origine des espèces, substitua au catastrophisme biblique une vision de l’évolution géologique et climatique se produisant très progressivement, sur le temps long. Malgré la découverte par le géologue suisse Louis Agassiz à la fin des années 1830 de l’ère glaciaire, les milieux savants de l’époque résistaient encore à l’idée que des perturbations environnementales, qu’elles soient périodiques ou progressives, puissent se produire à l’échelle des temps historiques. Le changement climatique, comme l’évolution, se mesurait alors en éons2 et non en siècles.
C’est bizarrement la « découverte » d’une supposée civilisation perdue de la planète Mars qui finit par relancer l’idée, initialement proposée par le géographe anarchiste Kropotkine à la fin des années 1870, que les 14 000 ans qui suivirent le dernier maximum glaciaire constituent une période, toujours en cours, de dessiccation catastrophique des intérieurs continentaux. Cette théorie — que l’on pourrait appeler « l’ancienne interprétation climatique de l’histoire » — fut très influente
1. Charles Lyell (1797-1875) est un géologue écossais ayant largement contribué au xixe à la diffusion de l’uniformitarisme, théorie selon laquelle les processus ayant façonné la Terre dans le passé sont toujours actifs et observables de nos jours. Cette doctrine s’oppose au catastrophisme qui avait prévalu jusqu’alors et qui pensait que les évolutions géologiques étaient le fruit d’évènements ponctuels comme le Déluge. [NDLT]
2. Unité de temps géologique. L’histoire de la Terre est divisée en quatre éons successifs. Le dernier, nommé Phanérozoïque, a débuté il y a environ 540 millions d’années. [NDLT]
au début du xxe siècle avant de disparaître rapidement en raison de l’avènement dans les années 1940 de la météorologie dynamique qui met l’emphase sur l’auto-optimisation des équilibres physiques1. Ce que beaucoup avaient envisagé avec ferveur comme une clé de compréhension de l’histoire mondiale a été trouvé et perdu, discréditant ses découvreurs aussi complètement que les éminents astronomes qui avaient aperçu (et parfois même, selon eux, photographié) les canaux de la planète rouge. Bien que cette controverse ait principalement concerné les géographes et les orientalistes germanophones et anglophones, cette thèse de l’aridification post-glaciaire comme moteur de l’histoire eurasienne fut d’abord élaborée depuis l’école des hautes études du tsarisme : la forteresse Pierre et Paul de Saint-Pétersbourg, où le jeune Kropotkine, parmi d’autres fameux intellectuels russes, fut détenu comme prisonnier politique.
1. « On partait du principe, concernant les applications et les décisions pratiques, que le climat pouvait être considéré comme constant. » Hubert Lamb, Climate, History and the Modern World, London 1995, p. 2.
exploration de la sibérie
Le célèbre anarchiste, chercheur de premier plan en sciences naturelles et en géographie physique, fut aussi un explorateur. En 1862, il choisit de s’exiler pour cinq ans en Sibérie Orientale afin d’échapper à la vie suffocante de courtisan dans un régime toujours plus réactionnaire. Ayant reçu d’Alexandre II une affectation de commandement dans le régiment de son choix, il opta pour une unité cosaque fraîchement formée dans la lointaine Transbaïkalie. Son éducation, son courage et son endurance le menèrent bientôt à diriger, au service de la science et de l’espionnage impérial, une série d’expéditions au cœur de l’immensité de terres inexplorées récemment annexées par l’Empire, enchevêtrement de montagnes et de taïga. Les explorations de Kropotkine dans la vallée de l’Amour et en Mandchourie, ainsi que l’audacieuse mission de reconnaissance qu’il mena de « la vaste région montagneuse et déserte qui s’étend de la Léna, dans le nord de la Sibérie, au cours supérieur de l’Amour près de Tchita » sont comparables, tant du point de vue de la performance physique que de l’accomplissement scientifique, aux expéditions dans le Grand Nord de Vitus Béring au xviiie siècle ou aux explorations du Plateau du Colorado menées à la même période par John Wesley Powell et Clarence King1. Ce voyage de plusieurs milliers de kilomètres en terrain extrême permit à Kropotkine de montrer que l’orographie du nord-est de l’Asie était considérablement différente de 1. George Woodcock et Ivan Avakumovic, The Anarchist Prince: The Biography of Prince Peter Kropotkin, Londres 1950, p. 71.
ce qu’avaient pu envisager Alexander von Humboldt et ses disciples.13 Il fut de surcroît le premier à démontrer que le plateau constituait un « type élémentaire et indépendant de relief terrestre », aussi largement répandu « que les chaînes de montagnes ».2
En Sibérie, Kropotkine fut confronté à une énigme. Au cours de la longue marche à travers les terres montagneuses séparant la Léna du fleuve Amour, le camarade Poliakov, zoologiste, découvrit « des vestiges paléolithiques dans les lits de lacs asséchés et fit d’autres observations apportant la preuve de la dessiccation de l’Asie. » Ceci confirmait ce qu’avaient pu rapporter d’autres explorateurs de l’Asie centrale, en particulier de la steppe Pontique et du bassin du Tarim, qui avaient rencontré dans le désert des cités en ruine et les bassins asséchés de ce qui était autrefois de grands lacs.3 Après son retour de Sibérie, Kropotkine accepta de la Société de géographie russe une mission de relevé topographique des moraines et des lacs glaciaires de Suède et de Finlande. En effet, si les théories de l’âge glaciaire
1. Prince Kropotkine, « The Orography of Asia », The Geographical Review, vol. 23, nos. 2 & 3, Février-Mars 1904.
2. Woodcock et Avakumovic, The Anarchist Prince, pp. 61–86. À propos de sa reconnaissance du plateau comme relief fondamental, voir Alexander Vucinich, Science in Russian Culture : 1861–1917, Palo Alto 1970, p. 88.
3. Woodcock et Avakumovic, The Anarchist Prince, p. 73. Il y eut des débats enflammés, dans les années qui suivirent, portant sur les fluctuations historiques de niveau et d’étendue de la mer Caspienne, mais la controverse, comme tant d’autres, demeura impossible à trancher en l’absence de technique de datation des sols. À partir des années 1850, cependant, l’hypothèse d’une désertification rampante de l’Asie centrale est reconnue et familière au sein des milieux éduqués : voir par exemple Frederick Engels, The Dialectics of Nature [1883], New York 1940, p. 235.
d’Agassiz faisaient alors l’objet de vifs débats dans les milieux scientifiques russes, la physique glaciaire restait largement incomprise. Partant d’une étude détaillée des stries laissées sur les surfaces rocheuses, Kropotkine déduisit que les calottes glaciaires continentales, simplement du fait de leur masse, se déplaçaient et se déformaient, comme un fluide de haute viscosité. Il s’agit là de sa « plus importante réussite scientifique » selon un historien des sciences.1 Il acquit également la conviction que les calottes glaciaires eurasiennes s’étaient étendues au sud de la steppe aussi loin que le 50e parallèle. Si tel était le cas, il s’en était suivi qu’avec le recul de la glace, la steppe septentrionale avait été transformée en une vaste mosaïque de lacs et de marécages, semblable aux marais du Pripiat, s’asséchant jusqu’à devenir une prairie et finalement un désert. Processus constant, cause et non conséquence de la diminution des chutes de pluie, Kropotkine pensait que la dessiccation pouvait être observée à travers tout l’hémisphère Nord.2
Les contours de cette audacieuse théorie furent présentés lors d’une réunion de la Société géographique
1. Tobias Kruger, Discovering the Ice Ages: International Reception and Consequences for a Historical Understanding of Climate, Leiden 2013, pp. 348–51.
2. « La dessiccation dont je parle n’est pas due à la diminution des pluies. Elle est due à la fonte et la disparition de l’immense stock d’eau gelée qui s’était accumulé à la surface du continent eurasien au cours des dizaines de milliers d’années de la période glaciaire. La diminution des chutes de pluie (quand elle a eu lieu) est ainsi une conséquence et non une cause de la dessiccation. » Kropotkine, "On the Desiccation of Eurasia and Some General Aspects of Desiccation", The Geographical Journal, vol. 43, no 4, avril 1914.
en mars 1874. Peu de temps après cette conférence, Kropotkine fut arrêté par la redoutée troisième section de la Chancellerie impériale (...)
CONSTRUIRE
L’ARCHE ?
(...)
La diplomatie climatique sur le modèle KyotoCopenhague postule qu’une fois que les principaux acteurs auront accepté le consensus scientifique et les rapports du GIEC, ils reconnaîtront comme intérêt commun primordial la maîtrise de l’effet de serre. Mais le réchauffement global n’est pas La Guerre des mondes d’H.G. Wells, avec ses martiens qui annihilent démocratiquement l’humanité sans distinction d’origine et de classe. Le changement climatique, lui, aura un impact dramatiquement différent en fonction des régions et des classes sociales, infligeant les pires dommages aux pays pauvres et manquant des ressources pour une adaptation significative. Cette séparation géographique entre sources d’émissions et conséquences environnementales tend à saper la solidarité préventive. Comme le souligne le Programme de l’ONU pour le développement, le réchauffement climatique est par-dessus tout un danger pour les pauvres et les générations futures, « deux groupes d’individus possédant une faible voix sur le plan politique ». 1 Un effort global et coordonné
1. U. Srinivasan et al., “The Debt of Nations and the Distribution of Ecological Impacts from Human Activities,” Proceedings of the National Academy of Science 105 (5 février 2008), pp. 1,768 – 73
en leur nom présuppose donc soit leur émancipation révolutionnaire — un scénario non envisagé par le GIEC — soit la transmutation des intérêts propres aux pays et classes les plus privilégiés vers une « solidarité » éclairée sans précédent dans l’histoire.
Du point de vue de l’action rationnelle, cette dernière option ne semble réaliste que dans les cas — tous aussi peu probables — où ces groupes privilégiés ne disposeraient d’aucune autre « porte de sortie », où l’opinion publique internationale infléchirait la politique de certains pays clefs, et où la limitation des gaz à effet de serre pourrait être accomplie sans intenter aux standards de niveau de vie de l’hémisphère Nord. De plus de nombreuses voix s’élèvent, telles celles des économistes de Yale William Nordhaus et Robert Mendelsohn, pour expliquer qu’il serait plus raisonnable d’attendre que les pays les plus pauvres s’enrichissent suffisamment pour être capables d’amortir les coûts par eux-mêmes.
En d’autres termes, au lieu d’encourager l’innovation héroïque et la coopération internationale, les croissantes turbulences environnementales et socio-économiques pourraient simplement pousser les élites à construire des murs de plus en plus hauts entre eux et le reste de l’humanité. La réduction globale, dans ce scénario non envisagé, mais pas improbable, serait tacitement abandonnée — c’est déjà un peu le cas à présent — au profit d’une accélération des investissements voués à l’adaptation sélective des passagers de première classe de la planète. L’objectif serait la création d’oasis
d’abondance, luxuriantes et closes, sur une Terre par ailleurs dévastée.
Bien sûr, il y aurait toujours des traités, des crédits carbone, de l’aide alimentaire, des pirouettes humanitaires, et même la transition complète de certains petits pays ou villes européennes vers des énergies alternatives. Mais l’adaptation au changement climatique à l’échelle mondiale, qui suppose des milliers de milliards de dollars d’investissement en infrastructures urbaines et rurales dans les pays en développement et d’accompagner la migration de dizaines de millions de personnes venues d’Afrique et d’Asie, impliquerait nécessairement une révolution titanesque en ce qui concerne la redistribution des richesses et du pouvoir. En attendant, nous courons à pleine vitesse vers le moment fatidique, autour de 2030 au plus tard, où changement climatique, montée des eaux et accroissement de population d’un milliard et demi de personnes convergeront pour créer une synergie négative qui dépasse l’imagination. Il est fondamental de se demander si les pays riches mobiliseront effectivement leurs ressources politiques et économiques pour atteindre les objectifs du GIEC, ou pour aider les pays plus pauvres à s’adapter au changement climatique déjà « engagé ». Plus clairement : les électeurs des pays riches seront-ils prêts à abandonner intolérance et murs aux frontières pour accueillir les réfugiés issus des zones les plus touchées par la sécheresse et la désertification : Maghreb, Mexique, Éthiopie et Pakistan ? Les États-Unis, pays le plus avare en aide internationale par habitant, seront-ils
disposés à s'imposer des taxes eux-mêmes pour aider au déplacement des millions d’habitants fuyant les régions densément peuplés de méga-deltas comme le Bangladesh, menacées par la montée des eaux ? L’agroindustrie d’Amérique du Nord, probable bénéficiaire du changement climatique, acceptera-t-elle de privilégier la sécurité alimentaire mondiale et de ne pas faire de la recherche de profit sa priorité ?
Les optimistes de l’économie de marché invoqueront évidemment les programmes modèles de compensation carbone comme le Mécanisme de développement propre (MDP) qui, d’après eux, garantirait des investissements verts dans les pays du tiers-monde. Mais l’impact du MDP est pour l’instant négligeable ; il subventionne la reforestation à petite échelle et le blanchiment des émissions industrielles plutôt que des investissements de fonds dans les usages urbains et domestiques des énergies fossiles. De plus les pays en développement partent du principe que le Nord devrait reconnaître le désastre environnemental qu’il a créé et prendre la responsabilité de le régler. Les pays pauvres s’élèvent, à raison, contre l’idée qu’il incomberait à ceux qui ont le moins contribué aux émissions de carbone et le moins bénéficié de deux siècles d’industrialisation de porter l’essentiel de la charge des ajustements à l’Anthropocène. Une estimation récente du coût écologique de la globalisation économique depuis 1961 (déforestation, changement climatique, surpêche, disparition de la couche d’ozone, conversion de mangrove et expansion agricole) a montré que les pays les plus riches avaient
contribué à hauteur de 42 % à la dégradation environnementale, mais seulement de 3 % des dépenses qui en résultent.1
Les voix du Sud les plus radicales soulignent à raison une autre dette. Pendant trente ans, les villes des pays en développement ont grandi à toute vitesse sans bénéficier d’investissements d’ampleur équivalente dans les infrastructures, le logement ou la santé publique. Cela résulte en partie à des dettes extérieures contractées par des dictateurs, dont le FMI veille à ce qu’elles soient remboursées, et à la réduction ou au redéploiement de la dépense publique en fonction d’accords « d’ajustement structurel » avec la Banque mondiale. Ce déficit planétaire en opportunités et en justice sociale s’illustre dans le fait que, d’après l’ONU Habitat, plus d’un milliard de personnes vivent aujourd’hui dans des bidonvilles, chiffre qui sera amené à doubler d’ici à 2030. Un nombre égal ou supérieur de personnes vivotent dans le soi-disant secteur informel, euphémisme des pays riches pour désigner le chômage de masse. Pendant ce temps, la seule dynamique démographique fera augmenter la population urbaine mondiale de 3 milliards de personnes dans les quarante prochaines années, dont 90 % vivront dans les villes pauvres. Personne, ni l’ONU, ni la Banque Mondiale, ni le G20, personne ne sait comment sur une planète couverte de bidonvilles, en proie à des crises énergétiques et alimentaires, nous serons en mesure d’assurer notre survie biologique,
1. U. Srinivasan et al., « The Debt of Nations and the Distribution of Ecological Impacts from Human Activities », Proceedings of the National Academy of Sciences 105 (5 février 2008), pp. 1,768– 73
sans parler de répondre aux aspirations au bonheur et à la dignité la plus basique.
À ce jour, les travaux de recherche les plus aboutis concernant les impacts probables du changement climatique sur les agricultures tropicales et subtropicales sont résumés dans l’étude pays par pays de William Cline. Afin d’examiner les futurs possibles de la nutrition humaine, elle adjoint aux projections climatiques des processus de récolte et des modélisations néo-ricardiennes de rendement agricole entraînant divers niveaux de fertilisation en CO2. Le tableau est bien sombre. D’après les simulations les plus optimistes de Cline, nous allons vers la probable destruction de systèmes agricoles au Pakistan (moins 20 % par rapport au rendement actuel), dans le nord-ouest de l’Inde (moins 30 %) comme dans une grande partie du Moyen-Orient, du Maghreb, du Sahel et certaines régions d’Afrique du Sud, des Caraïbes et du Mexique. Selon Cline, ce sont vingt-neuf pays en développement qui risquent de voir leur rendement agricole baisser de 20 % ou plus en raison du réchauffement climatique tandis que celui des pays, déjà riches, du Nord bénéficierait d’une hausse de rendement de 8 %.1
Cette perte potentielle en capacité agricole est d’autant plus inquiétante que l’ONU estime qu’un doublement de la production de nourriture sera nécessaire pour subvenir aux besoins de la population terrestre en
1. William Cline, Global Warming and Agriculture: Impact Estimates by Country (Washington, DC: Center for Global Development, 2007), pp. 67–71, 77–8.
2050. La crise alimentaire de 2008, aggravée par le boom des bio-carburants, n’est qu’un modeste avant-goût du chaos qui pourrait bientôt naître d’une convergence entre épuisement des ressources, inégalités irréfragables et changement climatique. Face à ces dangers, la solidarité humaine elle-même pourrait, tout comme la banquise de l’Ouest antarctique, se briser en un millier de morceaux. (...)