Fiction France n°12 (version française)

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Alban se joue des conventions. Pierre, lui, est plus réservé. Lorsqu’ils font connaissance dans le métro parisien, rien ne laisse présager que d’ici quelques années, devenus officiers de Marine, ils vont courir le monde à bord de la Jeanne-d’Arc ; ni que leur amitié se prolongera au-delà de la mort. À la fin de l’été 1939, Alban est retrouvé sans vie dans sa cabine de l’Étoile-du-Sud, le patrouilleur qu’il commandait à Djibouti, au carrefour de l’océan Indien et de la mer Rouge. Désigné pour lui succéder, Pierre arrive dans une ville en état de siège, sous la menace de

la guerre imminente. Lui qui connaissait son ami mieux que quiconque refuse de croire ce qui se murmure dans la société coloniale : se sentant incapable de mener une mission périlleuse, il aurait préférer se donner la mort. Pour découvrir une vérité qui ne peut être dite, Pierre va devoir emprunter le chemin parcouru par Alban, traquant les indices, rencontrant des purs et des lâches, des ambitieux et des révoltés, des cyniques et des résignés, tous hantés par le souvenir d’une insaisissable silhouette féminine.

7 Djibouti n’est pas une ville africaine, mais une ville française en Afrique. Ailes blanches des journaux qui se déploient aux terrasses des cafés ; ombres des grands arbres qui font semblant d’être des platanes ou des marronniers, tamisant la lumière comme à Vic-Fezensac, Castéra-Verduzan ou VilleneuveLoubet ; intrigues de sous-préfecture derrière les persiennes découpant d’étroites lames de soleil sur le plateau de l’apéritif ; carillon de l’hôtel de ville sonnant paisiblement les heures, après le mugissement soudain des navires en partance et l’appel du muezzin vibrant dans la nuit : tout un petit monde familier a été recréé là par les colons pour conjurer le silence des Somalis drapés dans leur mystère, et l’angoisse de ces immensités désertiques, de ces cailloux à perte de vue, de ces chèvres faméliques, de cette chaleur sans répit. Une ligne pâle se dessinait à l’horizon, entre le ciel et la mer également blafards. À mesure que le Sagittaire approchait, le port se précisa, avec ses grues, ses charbonnages, un ou deux gros navires à quai, au milieu des boutres amarrés à couple les uns des autres. L’accostage était prévu pour le début de soirée. Un brusque coup de vent compliqua la manœuvre : malgré les efforts des deux remorqueurs du port, le quai semblait repousser le paquebot. Vers la tombée de la nuit, on faillit y arriver, on allait lancer les aussières, mais le clapot était trop fort, les vagues claquaient contre le quai, retombaient en lourds paquets d’écume jusque sur la plage avant du Sagittaire. On risquait l’avarie. Il fallut reculer, attendre, rester à ballotter dans la nuit, sur les eaux noires de la rade.

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