Hémisphères N° 6 - Transgresser - dossier

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VOLUME VI DÉCEMBRE 2013

TRANSGRESSER

HÉMISPHÈRES

LA REVUE SUISSE DE LA RECHERCHE ET DE SES APPLICATIONS

HES-SO

TRANSGRESSER

Design et Arts visuels Economie et Services Ingénierie et Architecture Musique et Arts de la scène Santé Travail social

VOLUME VI

N°ISSN 2235-0330

CHF 9.– E7.–

HÉMISPHÈRES


Pirate Cette gravure de Barbe Noire a été réalisée par un artiste anglais inconnu au XIXe siècle. Ce pirate, Edward Teach de son vrai nom, est né à Bristol vers 1680. Il a opéré principalement dans les Antilles et sur la côte est des colonies britanniques en Amérique. Calculateur, Edward Teach était réputé pour éviter d’utiliser la force, comptant plutôt sur la dissuasion pour amasser ses butins. Son épaisse barbe noire et son habitude d’allumer des mèches à canon dans ses cheveux durant les combats lui ont valu son surnom. Barbe Noire est décédé en 1718 lors d’une bataille contre les troupes américaines.

Hacker Portrait d’un membre du collectif hacktiviste Anonymous dans son bureau à Lyon en décembre 2011. Ces justiciers d’internet prônent une idéologie libertaire qui exige le respect intégral de la vie privée, ainsi qu'une totale liberté d'information. Ils ont déjà piraté des sites de plusieurs entreprises et gouvernements.



HÉMISPHÈRES LA REVUE SUISSE DE LA RECHERCHE ET DE SES APPLICATIONS

Transgresser

ÉDITÉE PAR LA HAUTE ÉCOLE SPÉCIALISÉE DE SUISSE OCCIDENTALE HES-SO VOLUME VI


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HÉMISPHÈRES

Parler de transgression met mal à l’aise. De tous les sujets abordés par Hémisphères jusque-là, il a certainement été le plus ardu à traiter. Cette notion aux limites floues possède de multiples visages. Du petit mensonge altruiste au hacking, en passant par l’inceste, elle se fond dans la banalité du quotidien tout en faisant les titres de l’actualité. La transgression a été très peu étudiée par les sciences sociales. Dans son entretien en page 13, le politologue Cédric Passard explique cette frilosité par «le risque pour les chercheurs de paraître relativiser ce qui est transgressé, en montrant par exemple que l’interdit de la pédophilie est une construction sociale et pas une donnée naturelle». Il peut être délicat pour les scientifiques d’assumer une spécialisation dans la pornographie ou de s’extraire des débats de société provoqués par un tel sujet, comme le montre l’article sur les Porn Studies en page 20.

PRÉFACE Transgresser pour innover Geneviève Ruiz, responsable éditoriale d’Hémisphères

Pourquoi avoir choisi ce thème? En plus de provoquer, la transgression représente l’un des plus puissants moteurs d’innovation. Pour inventer, il faut s’aventurer au-delà des normes et, pourquoi pas, faire preuve de désobéissance. Les multinationales l’ont bien compris, elles qui créent des entités séparées de leurs organisations trop hiérarchisées pour permettre l’éclosion de nouvelles idées, comme l’explique la spécialiste Nathalie Nyffeler dans l’article consacré à l’innovation de rupture en page 29. Pour explorer ce sujet controversé, nos journalistes sont partis à la rencontre de femmes et d’hommes qui ne respectent pas toujours les règles, dans les domaines de l’architecture, de la nutrition ou de la mode. Ils ont aussi analysé des phénomènes actuels comme le plagiat ou les lanceurs d’alerte. Des articles à consommer sans limite, ni modération.

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HÉMISPHÈRES

RÉFLEXION

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Transgresser, c’est humain GRAND ENTRETIEN

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Cédric Passard PORTFOLIO

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La monstrueuse parade

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Chasseurs de fraudeurs

ÉCONOMIE

PORNOGRAPHIE

La face cachée du X

20 |

PLAGIAT

24 |

La lutte s’organise INDUSTRIE

27 |

Acheté, jeté, remplacé

29 |

Think out of the box

INNOVATION

PORTRAITS

32 |

Rapport individualisé à la transgression

Transgresser SOMMAIRE ART

36 |

Sur le banc des accusés

42 |

Fashion transgressions

MODE

NUTRITION

45 |

Mieux vaut oublier les normes

67 | Bibliographie 70 | Contributions 71 | Iconographie 71 | Impressum

SANTÉ

46 |

Le droit de mourir SOCIAL

49 |

Les seniors face à la violence ADDICTION

52 |

Je suis malheureux donc je me dope MÉDECINE

54 |

L’homme de demain, une créature de synthèse ARCHITECTURE

58 |

Quand les bâtiments défient les lois de la nature WHISTLEBLOWERS

62 |

Donner l’alerte, envers et contre tout

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RÉFLEXION

Transgresser, c’est humain Chacun joue quotidiennement avec les règles, les normes, les limites. Une certaine dose de désobéissance est même nécessaire à la créativité et à l’innovation. TEXTE

| Geneviève Ruiz

XIe siècle – sont transmis de façon orale de génération en génération, au sein des familles et des cours de récréation.» 80% de ces mots interdits ont une origine sexuelle, le reste étant lié à des tabous physiques ou religieux. Leur fonction consiste à libérer une tension ou une agressivité. «Je dis souvent que les grossièretés sont civilisatrices, car elles agissent au niveau métaphorique et permettent de ne pas s’en prendre physiquement à un congénère. Jurer, insulter, c’est être pris en flagrant délit d’humanité. C’est perdre la maîtrise de soi quelques instants et faire ressortir l’homme primitif en nous, à l’image de Nicolas Sarkozy et de son désormais célèbre ‹Casse-toi pauvre con›.»

La transgression nous concerne tous. Que cela plaise ou non aux âmes moralistes et bien-pensantes. Dépasser les limites fait partie de la nature humaine. Un instinct mu par la curiosité, l’esprit aventureux, parfois nécessaire à la survie. Si certaines transgressions sont extrêmes, choquantes, la plupart se perdent dans la banalité du quotidien, sans que nous en ayons conscience. A commencer par le mensonge, extrêmement répandu: «Un individu normal ment en moyenne 2,5 fois par jour, affirme la psychologue sociale Claudine Biland, auteure de Psychologie du menteur. Mentir est indispensable à la vie en société. On le fait pour protéger son image, obtenir un avantage, éviter un conflit ou pour ne pas faire de peine à autrui.» Certains individus excellent dans cet art et certains mensonges nuisent plus que d’autres. «Mais le mensonge représente un élément essentiel de la paix sociale, poursuit la psychologue. Pourtant, lorsqu’il est découvert, il est ressenti comme une trahison. En ce sens, il renvoie à la contradiction intrinsèque de l’esprit humain.»

Pour grandir, il faut désobéir

Ces petits écarts de tous les jours ne sont pas anodins. Ils reflètent un mode de fonctionnement profondément ancré dans la psyché humaine. L’individu ne peut pas vivre sans transgresser. D’ailleurs, le jeune enfant ne peut pas grandir, ni apprendre à penser par lui-même, sans désobéir: «La transgression des règles devient naturelle chez le bébé dès qu’il sait marcher, aux alentours d’une année, explique la psychologue clinicienne spécialiste de la petite enfance Etty Buzyn. Pour s’autonomiser, il doit dépasser les limites. Car s’il ne se confronte pas à des interdits à explorer ou à tester, son imaginaire ne se développera pas. Il risque de renon-

Autre transgression quotidienne: l’utilisation de gros mots. «Les grossièretés représentent un écart à la norme, plus ou moins grave suivant le contexte et la personne à qui elles sont adressées, observe Gilles Guilleron, linguiste et auteur du Petit livre des gros mots. Ces termes souvent anciens – l’origine du mot «putain» remonte au

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C’est volontairement que le mot transgression a été barré dans ce dossier d’Hémisphères. Clin d’œil typographique à l’usage du carré blanc ou de la barre noire dans les médias, qui masquent ainsi les sujets tabous, sensibles ou les images qui enfreignent la loi.


RÉFLEXION

Le complexe d’Œdipe a été théorisé par Sigmund Freud en 1897. Il se base sur la tragédie grecque de Sophocle, Oedipe roi, pour révéler le désir inconscient de l’individu d’entretenir un rapport sexuel avec le parent du sexe opposé et de tuer l’autre parent, vu comme un rival. Ce concept a été mis en cause par des psychanalystes et des spécialistes d’autres disciplines, qui contestent son universalité, son existence et son application malaisée au sexe féminin.

Transgresser, c’est humain

cer à se construire, ce qui serait très inquiétant.» Le degré de transgression évolue tout au long de l’enfance et de l’adolescence, mais le mécanisme reste le même: l’être humain a besoin de jouer avec les règles pour se développer, explorer la vie, aller de l’avant.

Résistant ou bourreau?

Et l’enfant n’est-il pas confronté à des transgressions internes violentes avec le complexe d’Œdipe, qui survient entre 3 et 7 ans? «Ce conflit indispensable au développement psychique est en lien avec des tabous inconscients profonds, mais il ne doit normalement pas engendrer de transgression réelle, poursuit Etty Buzyn. Il doit être encadré par des parents dont le rôle est d’indiquer à l’enfant quelle est sa place. Ce n’est que lorsque les règles sont mal posées que l’enfant en arrive à essayer de transgresser certains tabous, comme l’inceste. Une telle dérive engendre des conflits insolubles pour l’individu, et sa future personnalité risque de ne pas se construire harmonieusement.»

Chacun court le risque de se muer un jour en criminel. Et ce sans même transgresser des consignes. Ainsi, Adolf Eichmann, haut fonctionnaire du IIIe Reich, spécialiste de la logistique de déportation des Juifs, n’a-t-il cessé de se retrancher derrière la justification de l’obéissance aux ordres. La philosophe juive Hannah Arendt, qui a couvert son procès, relevait «qu’il se souvenait parfaitement qu’il n’aurait eu mauvaise conscience que s’il n’avait pas exécuté les ordres – ordres de dépêcher des millions d’hommes, de femmes et d’enfants à la mort, avec un zèle extraordinaire et un soin méticuleux» (Eichmann à Jérusalem, Gallimard, 1963). Et Hannah Arendt d’expliquer un tel comportement par son concept controversé de «banalité du mal».

Les ravages de l’obéissance peuvent se révéler redoutables, comme l’a démontré l’expérience de Stanley Milgram dans les années 1960.

L’origine biologique du respect des normes

Une notion qu’une expérience scientifique est venue accréditer. Au début des années 1960, Stanley Milgram, psychologue américain, a mené une recherche sur les modalités de la soumission à une autorité reconnue comme légitime. Elle allait faire date. Prétextant une enquête sur l’apprentissage et la mémoire, Milgram et son équipe amenèrent des volontaires à infliger des chocs électriques d’une intensité croissante à des «élèves» dont on prétendait tester la mémoire (en réalité des comparses de l’expérimentation qui mimaient la douleur). Chacune de leurs erreurs était sanctionnée d’une décharge plus forte que la précédente administrée par le «moniteur». Les deux tiers des personnes testées ont poursuivi l’expérience jusqu’à la décharge la plus élevée (450 volts). Leurs principes moraux ont cédé le pas à la légitimité conférée par l’autorité académique. Aux yeux de Milgram, l’enseignement essentiel de cette expérience est que «des gens ordinaires, dépourvus de toute hostilité, peuvent, en s’acquittant simplement de leur tâche, devenir les agents d’un processus de destruction».

La transgression est donc essentielle au développement de l’être humain. Certains scientifiques vont plus loin: le fait de désobéir ou d’obéir aux normes sociales aurait pour origine un mécanisme neurologique. Une équipe du département de l’économie de l’Université de Zurich, dont les résultats ont été publiés en septembre dernier dans Science, a montré comment une zone du cerveau située à droite du cortex préfrontal, appelée rLPFC, était impliquée dans le respect des règles sociales. «Nous avons mené une expérience avec une soixantaine de cobayes humains, raconte le premier auteur de l’étude, Christian Ruff. Nous avons activé leur zone rLPFC par le biais d’électrodes posées sur leur crâne. Ils se sont alors montrés 30% plus respectueux des normes que sans stimulation.» Mais cette expérience n’a fonctionné que dans le cas où les participants avaient été prévenus qu’ils allaient être punis s’ils ne se conformaient pas aux normes. Lorsque les règles du jeu ne comprenaient pas de sanction, les individus n’ont pas modifié leur comportement. Au contraire, ils ont eu tendance à davantage transgresser... «Cela pourrait nous indiquer que la zone rLPFC permet avant

Par Geneviève Grimm-Gobat

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RÉFLEXION

Transgresser, c’est humain

Lexique transgressif Thomas Pfefferlé

Crime Du latin crimen, l’accusation, ce terme se réfère aux infractions les plus graves. Leur définition exacte dépend de la culture, du pays et du système juridique. Un crime peut être perpétré contre un individu, un Etat, une propriété ou contre l’ordre public.

Ce système héliocentrique a été développé par le chanoine, médecin et astronome polonais Nicolas Copernic (14731543). Alors que le géocentrisme – la Terre immobile au centre de l’Univers – était la théorie communément acceptée à l’époque, ce schéma propose une rupture radicale dans l’organisation du cosmos. Les travaux de Copernic furent condamnés et il fallut attendre le XIXe siècle pour que l’Eglise accepte définitivement l’héliocentrisme.

Désobéissance Refus d’obéir à quelqu’un, ne pas se soumettre à une autorité quelconque ou ne pas exécuter un ordre. Déviant Désigne une personne ou une communauté qui s’écarte des normes sociales et se marginalise. Epirogenèse Processus géologique qui fait monter ou descendre progressivement les continents. Ce phénomène se produit par des transgressions et régressions marines. Lorsque le continent s’enfonce, il y a transgression et la mer envahit les terres. On parle de régression quand la surface des terres s’élève et que les eaux se retirent.

L’Origine du monde est un tableau de nu féminin réalisé en 1866 par le peintre français Gustave Courbet. Il est exposé au musée d’Orsay depuis 1995. Provocatrice depuis les débuts – Gustave Courbet critiquait la bienséance du Second Empire –, l’œuvre a ensuite inspiré de nombreux artistes. Malgré l’évolution des mœurs, L’Origine du monde continue d’engendrer des polémiques. La dernière date de 2011, lorsqu’un professeur a porté plainte contre Facebook à Paris, après que le réseau social eut censuré son compte, suite à la publication sur son profil d’une photo du tableau.

Frauder Fait de contourner les lois. Aujourd’hui, ce terme s’applique surtout à ceux qui trompent le système fiscal de leur pays. Hacker Personne qui, grâce à sa connaissance de l’informatique, est à même de contourner les systèmes de sécurité. Hérésie Opinion ou doctrine considérée comme erronée par rapport au dogme religieux dominant. Ce terme a pris une connotation négative dans le christianisme, très marqué par les luttes dogmatiques, alors qu’il ne l’est pas forcément dans d’autres cultures ou religions.

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RÉFLEXION

Transgresser, c’est humain

«Merde!» Comme beaucoup de gros mots, les origines du mot merde sont anciennes: elles remontent au XIIe siècle. Dans la langue française, 80% des jurons ont une origine sexuelle, le reste étant lié à des tabous physiques ou religieux. Leur fonction consiste à libérer une tension ou une agressivité.

Péché Transgression consciente de la loi de Dieu, telle qu’elle est définie par les textes religieux et leur interprétation par l’Eglise. Profanation Action de violer le caractère sacré d’un endroit ou d’un objet de culte Rubicon Petit fleuve du nord de l’Italie, qui faisait office de frontière entre l’Italie et la Gaule durant l’Empire romain et qu’il était interdit de traverser. Il est devenu célèbre lorsque Jules César le traversa avec ses légions en 49 av. J.-C. De là est née l’expression «franchir le Rubicon», qui évoque une personne se lançant dans une entreprise risquée. Transgresser Ne pas respecter une obligation, une loi, un ordre ou une règle. Ce verbe désigne le rejet du moule social et le fait de dépasser les limites communément admises ou instaurées au sein d’une société.

Après la révolution de mai 68, la transgression a pris une connotation de plus en plus positive. Au point de devenir la norme dans certains milieux, comme dans l’art contemporain.

Cette caricature subversive, réalisée vers 1600 par un artiste hollandais inconnu, représente une tête de pape coiffée de sa tiare. Lorsqu’on la tourne à 180 degrés, elle se transforme en satyre diabolique. Intitulée Papedémon, elle se trouve actuellement au Musée Catharijneconvent à Utrecht.

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Troll Dans le jargon informatique, un troll alimente une polémique ou un faux débat sur les plateformes de discussion. Par ce procédé, il déstabilise et divise une communauté. Tabou Un sujet est tabou lorsqu’on ne doit pas en parler par peur ou par réserve, pour des raisons politiques, religieuses ou culturelles.


RÉFLEXION

Transgresser, c’est humain

Steve Jobs qui, à 18 ans, a cessé de fréquenter les cours de l’université pour laquelle ses parents s’étaient ruinés, tout en décidant de ne plus se laver... «Rien d’audacieux n’existe sans désobéissance aux règles», disait Jean Cocteau.

tout à l’individu de se conformer aux normes pour éviter les sanctions du groupe. Cette découverte est importante, estime Christian Ruff. Il s’agit probablement d’une évolution du cerveau qui a permis à notre espèce profondément grégaire de survivre. Ce qui est intéressant, c’est que le cortex préfrontal est l’une des zones du cerveau humain qui se développe tardivement, durant l’adolescence. Il n’est dès lors pas étonnant que notre système pénal prévoie un traitement spécial pour les mineurs.»

De la piraterie au piratage Les pirates ont toujours fasciné. Personnages réels, de la littérature, du cinéma ou de jeux vidéo, ils hantent l’imaginaire collectif.

S’il s’agit pour l’instant de recherche fondamentale, l’étude zurichoise pourrait à l’avenir trouver des débouchés dans les traitements de maladies mentales dues à un dysfonctionnement de la zone rLPFC. Mais que les esprits paranoïaques se rassurent, il ne sera jamais possible de traiter toute forme de rébellion par ce biais: «On ne peut pas poser des électrodes sur la tête de quelqu’un sans son accord et ce type de stimulation ne fonctionne pas bien sans un consentement du sujet», affirme Christian Ruff.

Des mers à la toile en passant par l’aviation, la diversité des êtres battant pavillon noir est étoffée. Derniers en date à s’être vus affublés de ce qualificatif, les militants de l’organisation Greenpeace, incarcérés à Mourmansk (Russie) pour «piraterie en groupe organisé». Avant même Homère et son Odyssée ou Cicéron – qui fit entrer le mot «pirate» dans la langue latine, dès le IIe millénaire av. J-C – la Méditerranée était sillonnée par les embarcations de ces individus hors la loi. Jules César tomba entre leurs mains et fut rançonné. Rome menacée, Pompée envoya 500 bateaux et 100’000 soldats pour les éliminer. Pour quelques décennies seulement.

Les entrepreneurs, des ados rebelles

Une nouvelle plutôt rassurante pour l’avenir. Car les individus qui innovent, créent ou changent le cours des choses font souvent partie de ceux qui n’aiment pas se conformer aux normes. Les exemples abondent dans l’histoire de l’humanité, de Diogène à Galilée, en passant par Steve Jobs. Une récente étude menée par des psychologues allemands et suédois a d’ailleurs montré que les créateurs d’entreprise avaient souvent été des adolescents rebelles. Parue dans The Journal of Vocational Behavior, elle a analysé les parcours d’un échantillon de 1’000 individus suédois, entre l’âge de 10 et de 50 ans. Les chercheurs ont pu établir un lien clair entre le désir d’enfreindre les règles durant l’adolescence et une future carrière entrepreneuriale.

De tout temps, les pirates se sont affrontés pour prendre le contrôle des axes de navigation par lesquels transitaient vivres, esclaves et autres richesses. Vikings, Wokou japonais et taïwanais, Barbaresques, Vandales allemands, Flibustiers et Boucaniers des Caraïbes, Corsaires (des pirates légaux munis d’une autorisation de leur gouvernement qui les habilitait à attaquer certains navires), ces pilleurs de mers ont donné, grâce à des romans et des films, une image grandiose, romanesque même, à des pillards sanguinaires. La piraterie de la jambe de bois et du bandeau sur l’œil n’a cessé de jouir d’une mystérieuse sympathie et reste le déguisement favori des enfants.

«Sans être asociaux ou criminels, ces jeunes avaient de la peine à respecter les normes imposées par leurs parents, les horaires ou les codes de la route», résume Martin Obschonka, coauteur de l’étude et chercheur à l’Université Friedrich-Schiller de Iéna (Allemagne). Parmi les exemples célèbres qui corroborent ces résultats, on trouve Bill Gates, plusieurs fois arrêté dans sa jeunesse pour des excès de vitesse. Ou

«Est-ce parce qu’ils sont marins, parce que leurs crimes sont commis sur les océans, que les bandits de la mer nous fascinent?» interroge l’écrivain Pierre Mac Orlan, cité dans l’ouvrage De la piraterie au piratage, de Dominique Le Brun. Ce dernier ose une explication: «Par un paradoxe très dérangeant – il faut bien l’admettre –,

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ce qui rend le personnage du pirate à ce point fascinant est sa cruauté qui fait de lui un fauve magnifique et son courage absolu devant la mort, qui lui donne une stature de surhomme. Cette fascination est telle que personne ne songe aux victimes.» Au XXe siècle, c’est au tour du «piratage» de susciter de nouveaux héros. Le terme a débarqué au début des années 1930, dans le domaine de la propriété intellectuelle. Il est alors question de piratage de livres puis de chansons, de programmes de télévision, voire de piratage industriel. Depuis 1980, on parle de «piratage informatique» pour désigner la reproduction illégale de logiciels et pour l’accès irrégulier aux systèmes informatiques par l’intermédiaire des réseaux. Autant d’actes illégaux confondus en ce terme unique: le piratage. L’usage du vocable piraterie étant réservé au domaine maritime. Aux Barbe Noire ou Francis Drake succèdent aujourd’hui des noms comme Julian Assange, Edward Snowden ou Aaron Swartz. A l’ère digitale, ces nouveaux transgresseurs se réclament d’idéaux: partage des données, liberté d’expression, défense de la vie privée. Ces pirates, et néanmoins superstars du web, attisent les polémiques en détournant un outil de son utilité première. Poursuivis en justice, ils n’en sont pas moins portés aux nues par qui les voit comme des héros. Par Geneviève Grimm-Gobat


GRAND ENTRETIEN

«La transgression frappe le plus sacré d’une société» La dignité corporelle et individuelle a remplacé le respect des dieux et des puissants comme ultime frontière de notre culture, à ne surtout pas franchir. Entretien avec le chercheur Cédric Passard, coauteur des Paradoxes de la transgression. TEXTE

Georges Bataille, 1897-1962 L’érotisme et la transgression du divin figurent parmi les thèmes de prédilection de cet écrivain français, qui a touché à de nombreuses disciplines comme la philosophie, l’anthropologie ou l’histoire de l’art. Il est notamment l’auteur de L’Abbé C. (1950), une nouvelle érotique que certains critiques comparent avec l’œuvre de Sade.

| Serge Maillard

moments bien limités durant lesquels l’illimité était envisageable –, comme c’était le cas avec le carnaval, le charivari ou la fête des fous au Moyen Age.

«Nous nous sommes intéressés à la transgression radicale, la seule qui révèle les limites d’une société», prévient Cédric Passard, professeur agrégé de sciences sociales à l’Institut d’études politiques de Lille. Des pratiques qui ne se contentent pas de heurter, mais choquent au plus profond. De l’abjection, du dégoût, et pas seulement de la désapprobation. C’est sur ce fil-là, au-dessus de ce précipice dont on ne connaît pas la profondeur, que voltige notre concept de la transgression.

Alors, une société sans codes ni frontières, dans laquelle la transgression aurait perdu sa place? Sans doute pas. Car de nouvelles idoles apparaissent et certains interdits se renforcent. Les décrypter est un travail pénible… et transgressif. Quelle est votre définition de la transgression?

Pour mieux connaître une société et ses interdits, il faut aussi s’intéresser à ses bas-fonds. L’an dernier, Cédric Passard a cosigné un livre consacré aux paradoxes de la transgression*. L’ouvrage tente de définir un concept qui s’immisce partout, jusque dans la publicité, et prend une connotation positive, mais est longtemps resté un parent pauvre de la recherche universitaire.

Nous avons essayé de sortir de son sens le plus courant, celui de la désobéissance ou de l’infraction. Il s’agit évidemment de passer outre des limites, mais pas n’importe lesquelles: ce sont celles du tolérable, pas juste celles de l’acceptable. Une transgression frappe les valeurs morales essentielles d’une société. En ce sens, on peut parler d’infraction radicale, contrairement à la simple déviance. Le philosophe Georges Bataille définissait déjà ce concept comme une atteinte au sacré, une profanation sociale, envers ce que les groupes sociaux tentent de mettre à l’abri de toute violation. Il y a dans toute société un consensus minimum, même inconscient, sur ce qui ne doit pas être dépassé.

Il y a aujourd’hui tellement de transgressions affichées qu’il devient difficile de discerner l’essence du mot. «On joue beaucoup au rebelle», souligne l’auteur. Plus de dieux à insulter, plus de rois à décapiter dans nos sociétés laïcisées. Envolés, également, les rituels de catharsis – des

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GRAND ENTRETIEN

Cédric Passard

Dutroux. Aujourd’hui, ce sont ces faits divers qui alertent le public et nourrissent le plus d’abjection.

La transgression aurait donc une utilité?

Chaque société fixe ses interdits, qui permettent justement à la transgression d’exister. La plupart du temps, le trouble qu’elle provoque renforce la cohésion du groupe, qui se retourne contre celui qui a commis l’irréparable. C’est un principe de régénération, qui consolide des valeurs fondamentales.

L’infanticide n’est-il pas un interdit fondamental universel?

C’est difficile à admettre, mais les frontières de l’intolérable sont tellement ancrées en nous que nous les considérons comme naturelles, alors que ce sont des constructions sociales, variables dans le temps et l’espace. Les cas d’infanticide et de pédophilie existaient bien sûr dans l’Ancien Régime, mais ils n’étaient pas vécus de manière aussi émotionnelle et abjecte qu’aujourd’hui. Le régicide ou le blasphème étaient bien plus choquants. Si l’on admet l’existence de tabous fondamentaux freudiens, ceux-ci se renforcent aujourd’hui. Nous avons construit des limites «non négociables» autour du corps: leur violation est donc radicale.

Mais il arrive aussi que la subversion prenne le dessus: dans ce cas, elle peut troubler la société au point de changer ses codes. C’est pour cela que ce qui était transgressif par le passé ne l’est plus aujourd’hui. Le meilleur exemple est celui du blasphème: se moquer d’une divinité ou d’un roi peut encore troubler certains pans de la société, mais n’est plus jugé comme un péché par une majorité de Français ou de Suisses. Justement, que veut dire «transgresser» au XXIe siècle, dans une société qui ne croit plus en Dieu?

Marc Dutroux est une figure honnie. Au contraire, Edward Snowden et les chantres de la transparence ne sont-ils pas les nouveaux transgresseurs qui font bouger nos sociétés?

Les sociétés modernes tendent à inverser la signification de la transgression, qui est de plus en plus ressentie comme positive. Par exemple, En art contemporain, on l’institue comme norme. Pour le grand public, certaines œuvres seront peut-être encore considérées comme des «profanations» de l’art, mais leur caractère subversif est totalement assumé dans les milieux de l’art. C’est tout le paradoxe: l’insubordination, lorsqu’elle devient la règle, perd de son caractère intolérable, donc transgressif…

Ils sont dans l’illégalité, c’est sûr. Mais sont-ils pour autant dans la radicalité? Je crois qu’ils n’y sont déjà plus. Leurs actions ne suscitent pas une réaction d’abjection unanime. Pour une bonne partie de la société, ce sont des héros, qui transgressent seulement dans le sens d’une infraction à la loi. Ils révèlent une tension entre ce que la loi interdit et ce que la société permet. Pour paraphraser le philosophe et sociologue Emile Durkheim, le système légal et la norme sociale seront sans doute finalement condamnés à se confondre.

Au point de disparaître de notre société?

Non. Elle s’est plutôt déplacée vers de nouveaux interdits. A partir du XIXe siècle, dans le sillage des Lumières, la question de la dignité corporelle et individuelle, que l’on peut classer sous la catégorie plus vaste des droits de l’homme, prend le pas sur la religion ou la royauté comme valeur fondamentale.

Une loi violée est forcément remise en cause si elle conduit à un succès moral. On le voit aussi avec l’euthanasie, qui est déjà possible dans les faits et dans les esprits. Mais l’inverse est également vrai: la loi peut donner l’impression d’enfreindre des normes morales et sociales. Ce fut le cas avec l’abolition de la peine de mort en France en 1981: à l’époque, la majorité de la population était encore en faveur de la guillotine. Cette loi aussi va dans le sens du respect de la dignité corporelle, le nouvel absolu de notre temps.

La pédophilie, l’inceste, le meurtre ou le cannibalisme: toutes les pratiques qui touchent à la violence faite au corps et à sa dignité constituent les transgressions les plus radicales de notre temps. Ces pratiques suscitent chez nous une indignation totale, ce qui n’est pas le cas dans toutes les sociétés. La figure monstrueuse par excellence de notre époque, c’est celle de Marc

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Marc Dutroux est un criminel belge né en 1956. Ses parents sont instituteurs et divorcent en 1972. Electricien de profession, Marc Dutroux a été arrêté en 1986, puis en 1996 pour séquestrations, viols et assassinats de mineures particulièrement cruels. L’«affaire Dutroux» – qualifiée de procès du siècle – a eu un retentissement mondial et a secoué la classe politique belge, avec la démission de plusieurs ministres. Marc Dutroux a été condamné à la prison à perpétuité en 2004.


GRAND ENTRETIEN

Cédric Passard

Cédric Passard 1978 Naissance à Roubaix 2006 Professeur agrégé en sciences économiques et sociales à l’Institut d’études politiques de Lille 2012 Publication de Paradoxes de la transgression avec Michel Hastings et Loïc Nicolas 2013 Doctorat en sciences politiques sur Les pamphlétaires et la politique (1868-1898)

Portrait de Cédric Passard réalisé par l’illustratrice polonaise Agata Marszalek pour Hémisphères

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GRAND ENTRETIEN

Cédric Passard

Vous avez voulu combler une lacune avec votre livre. Pourquoi les sciences sociales ont-elles du mal à empoigner ce concept?

Le langage reste l’une des armes transgressives les plus puissantes: outre le blasphème, vous prenez l’exemple du «verlan» dans votre livre.

C’est en effet le premier des paradoxes: la transgression est omniprésente dans notre société, mais elle a peu été étudiée en sciences sociales – sauf en anthropologie, qui s’est intéressée à la question de l’interdit. Cette frilosité peut s’expliquer par le risque, de la part des chercheurs, de paraître relativiser ce qui est transgressé, en montrant par exemple que l’interdit de la pédophilie est une construction sociale. Les sciences sociales se sont plus intéressées aux déviances. Nous continuons à tenter de clarifier le terme, notamment ses «degrés» possibles. Il y a un chantier autour de la distinction entre déviance et transgression.

En effet, certains groupes qui se sentent marginalisés utilisent l’inversion et l’exagération du langage dominant pour revendiquer leur identité. C’est une «contre-légitimité» linguistique: le fait de prendre systématiquement le contrepied de la culture majoritaire. Mais à partir du moment où cette pratique est copiée par les médias, la publicité et d’autres jeunes, ses dépositaires initiaux doivent trouver de nouvelles frontières à franchir. C’est une fuite en avant vers des limites toujours différentes, qui conduit au même paradoxe qu’en art contemporain: ils perdent leur caractère provocateur. La contreculture devient tout simplement une sous-culture, et sa marginalité est instituée en norme.

Assiste-t-on à une mondialisation des transgressions?

Il n’existe pas de transgression unanimement partagées. Dans certaines sociétés, le blasphème est l’outrage le plus radical, dans d’autres le fait de siffler l’hymne national ou de brûler un drapeau. Dans nos sociétés modernes et laïques, il y a tout de même un consensus de plus en plus fort autour des droits de l’homme comme valeurs supérieures. Toutefois, des tendances lourdes montrent des différences persistantes sur des questions comme l’euthanasie ou l’avortement entre les pays européens de tradition protestante et catholique.

Avec le risque que toute transgression soit récupérée et devienne finalement un simple argument marketing?

Le sociologue Luc Boltanski a montré dans son livre Le nouvel esprit du capitalisme comment, après Mai 68, l’économie a intégré la critique sociale radicale ou la critique artiste. Les entreprises cherchent maintenant l’innovation à tout prix en mimant souvent la transgression dans les techniques de vente et de marketing. Mais c’est une violation aseptisée. Par exemple, la marque Benetton est allée parfois assez loin dans ses publicités. Aujourd’hui, l’imagerie qu’ils ont utilisée a tendance à se banaliser. Les premiers insubordonnés sont ceux qui prennent le plus de risques. Ceux qui viennent après et reproduisent l’acte initial ne suscitent plus le même choc. Des groupes contestataires utilisent également la transgression, comme les Femen, Greenpeace ou Act Up. D’une certaine manière, c’est une stratégie comparable au «coup» marketing: ceux qui n’ont pas l’avantage du nombre ont au moins l’arme de la transgression pour faire parler d’eux.

Mai 68 a ouvert très grand les vannes de la transgression. Mais depuis, celle-ci semble avoir perdu du terrain face au «politiquement correct», et les humoristes s’interdisent beaucoup de thèmes.

Il y a en effet de fortes tensions autour de la liberté d’expression et du rire. Au début du XXe siècle, on pouvait encore se permettre de faire publiquement des blagues antisémites, sexistes, racistes ou homophobes. Leur bannissement de l’espace public va de pair avec l’émergence de la conscience des droits de l’homme. La dignité humaine est sacralisée, parfois au détriment de la liberté d’expression. Une valeur l’emporte sur l’autre, car elle est aujourd’hui jugée plus fondamentale.

*Paradoxes de la transgression, Michel Hastings, Loïc Nicolas, Cédric Passard, Editions CNRS, Paris, 300 pages, 2012.

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Les origines de cet argot français, qui consiste à inverser les syllabes des mots, remontent au Moyen Âge. Mais c’est à partir de 1970 que son usage s’est répandu dans la classe ouvrière et les banlieues. Il a été popularisé par des chanteurs comme Renaud ou des groupes de rap comme NTM. S’il est désormais compris par toute la société, certaines formes de verlan pur, incompréhensible aux non-initiés, existent toujours.


PORTFOLIO

Une vie surréaliste Le destin de la photographe américaine Lee Miller (1907-1977) pourrait faire l’objet d'un roman: viol durant son enfance, études aux Beaux-arts de Paris et de New York, carrière de mannequin suite à une rencontre fortuite avec Condé Nast, fréquentation des cercles surréalistes à Paris et amitié avec Pablo Picasso, mariage avec un riche Egyptien au Caire, correspondance de guerre pour Vogue et premières photos des camps de concentration, mariage avec le surréaliste anglais Roland Penrose, premier enfant à l’âge de 40 ans, dépression, alcoolisme, puis longue retraite dans une ferme dans la campagne anglaise où elle se consacre passionnément à la cuisine...

Lee Miller se prélasse dans la baignoire d’Adolf Hitler, le jour même de la mort du Führer. La photographe vient de découvrir l’horreur du camp de concentration de Dachau et c’est un peu par hasard qu’elle se retrouve le lendemain dans l’appartement munichois de Hitler. Elle demande alors à son collègue David E. Scherman de la photographier nue dans le bain du Führer. Considérée par beaucoup comme une image obscène et de mauvais goût, cette photo renvoie au surréalisme, mouvement qui a fortement influencé le travail de Lee Miller.

Peu avant de mourir d’un cancer, Lee Miller a écrit: «Je n’ai pas gaspillé une minute de ma vie, mais si c’était à refaire, je serais encore plus libre avec mes idées, mon corps et mon affection». Son fils Tony Penrose a retrouvé dans un grenier près de 60’000 négatifs originaux de cette femme hors norme, qu’il a décidé de mettre à disposition sur le site www.leemiller.co.uk

David E. Scherman, Lee Miller in Hitler’s Bathtub, Munich, Allemagne, 30 avril 1945

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ÉCONOMIE

Chasseurs de fraudeurs En Suisse, plusieurs dizaines de cabinets privés se spécialisent dans la lutte contre la criminalité économique. Les entreprises font de plus en plus appel à leurs services. TEXTE

| Sophie Gaitzsch

pour la Suisse romande de la division forensique du cabinet de conseil KPMG. La Suisse compte aujourd’hui plusieurs dizaines de spécialistes actifs dans la lutte contre la criminalité économique, tendance en hausse. Et la demande continue d’augmenter.

Personne ne l’aurait soupçonné. Peter H., employé de longue date dans une société de remontées mécaniques, jouissait de la confiance totale de ses supérieurs. Grâce à un astucieux montage dans les comptes, il est parvenu à tromper son monde pendant cinq ans et à voler à son employeur plus de 300’000 francs.

«Longtemps, la criminalité en col blanc intéressait peu, explique Isabelle AugsburgerBucheli, doyenne de l’Institut de lutte contre la criminalité économique à Neuchâtel. Mais depuis une dizaine d’années, les entreprises ont changé d’attitude. Elles agissent en amont pour éviter les condamnations. Plusieurs raisons l’expliquent: tout d’abord, le public est beaucoup moins tolérant. Puis le cadre réglementaire a évolué, avec l’apparition de nouvelles lois sur le blanchiment d’argent et sur la corruption. La pression de l’OCDE concernant l’évasion fiscale se fait plus forte. Depuis 2003, les entreprises sont par ailleurs responsables pénalement dans le droit suisse: elles peuvent être punies pour un délit commis en leur sein et dont l’auteur ne peut pas être identifié. Exercer dans un marché globalisé pousse encore les sociétés à être davantage sur leurs gardes.»

Le cas de Peter H. n’est que fiction. Mais il reflète une réalité que les scandales bancaires ou d’évasion fiscale font oublier: la criminalité économique touche les entreprises suisses, tous domaines d’activité confondus. Le nombre de crimes économiques – commis à l’intérieur, contre ou par les entreprises – est estimé à plusieurs milliers par an, alors que seules une soixantaine se sont retrouvées devant les tribunaux en 2012. La plupart des entreprises ne dénoncent pas les délits commis en leur sein par souci d’image. Elles veulent éviter d’attirer l’attention du public et préfèrent régler le problème de manière interne. Faute de faire appel à la justice, elles se tournent de plus en plus souvent vers le secteur privé, vers de grands cabinets de conseil et bureaux spécialisés dans la lutte contre la criminalité économique, capables de détecter le fautif et d’identifier les failles. «Les sociétés qui font appel à nous souhaitent avant tout trouver rapidement qui est à l’origine de la fraude et prendre des mesures correctrices», note Philippe Fleury, responsable

Les bureaux spécialisés dans la lutte contre la criminalité économique enquêtent comme le ferait la police: réunion d’indices, collecte d’informations, interviews, analyse de données –

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ÉCONOMIE

Chasseurs de fraudeurs

TROIS QUESTIONS À David Granito Assistant de recherche à l’Institut de lutte contre la criminalité économique – HE-Arc Gestion

un travail qui dure en général quelques semaines. Dans la majorité des cas, le délit a été commis à l’intérieur de l’entreprise, notent les spécialistes. «La responsabilité se trouve souvent au niveau du management, précise Claudio Foglini, senior manager chez Scalaris Economic Crime Intelligence, un cabinet d’intelligence économique qui effectue ce type d’investigations. Nous constatons aussi que les PME qui se lancent sur le terrain international pêchent par naïveté. Elles ne mesurent pas les risques. Elles peuvent, par exemple, se retrouver à commettre des actes de corruption dans certains pays sans même le savoir.»

En quoi consiste le triangle de la fraude, qui identifie les conditions pour qu’un individu viole la loi? Il comprend trois axes: la motivation, la justification et l’opportunité. L’appât du gain constitue souvent la motivation principale du fraudeur. Avec la justification, le fraudeur rend ses actes acceptables à ses propres yeux. Il se dit, par exemple que son travail n’est pas assez reconnu. Quant à l’opportunité, il s’agit de lacunes dans le système qui incitent à passer à l’acte. C’est sur ce dernier aspect que les entreprises ont la plus grande marge d’action. Quelle est la valeur pratique du triangle de la fraude? Le «triangle de la fraude» est une théorie fondamentale de la lutte contre la criminalité économique. Il reste un modèle: même si toute personne qui travaille dans ce milieu l’a dans sa tête, il n’est pas appliqué en tant que tel dans les enquêtes.

L’experte Isabelle AugsburgerBucheli observe que les patrons suisses sont peu enclins à investir dans la prévention d’attaques numériques, car les risques réels leur paraissent trop flous.

Cette théorie a été élaborée dans les années 1970. A-t-elle évolué depuis? On lui ajoute souvent un quatrième élément: la compétence. C’est l’idée qu’il faut disposer d’un savoir pour commettre un délit économique. On ne parle alors plus de triangle mais de «diamant de la fraude».

Le principal défi de la lutte contre la criminalité économique se situe dans l’explosion de la cybercriminalité. Les ordinateurs, mais aussi les téléphones portables et tablettes, sont devenus des véhicules privilégiés pour commettre des infractions. Si l’omniprésence de l’informatique a engendré une forte hausse des données à traiter lors d’une enquête, elle a aussi ouvert la porte à de nouveaux outils. «L’investigation numérique s’est fortement développée et les ordinateurs sont devenus de plus en plus sophistiqués, note Isabelle Augsburger-Bucheli. Mais prendre en compte les menaces de l’informatique représente un défi difficile pour les entreprises. Parce que les évolutions dans ce domaine sont très rapide et parce que c’est coûteux: la plupart des patrons sont peu enclins à consacrer de l’argent pour prévenir des risques aussi flous.»

tivation du délit. «Le vol de données pour des raisons éthiques est un phénomène qui continue de surprendre en Suisse, où l’on peine à accepter le rôle de donneur d’alerte et à plus forte raison celui de délateur, note Claudio Foglini. De manière générale, le vol de données, par exemple d’informations qui constituent l’avantage compétitif d’une entreprise (brevets, technologie) à des fins d’espionnage industriel, représente un nouveau fléau que le tissu économique suisse ne se donne pas les moyens de contrecarrer. La question de savoir comment protéger ces données reste actuellement ouverte.»

Autre évolution marquante: l’enrichissement personnel n’est plus forcément la première mo-

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PORNOGRAPHIE

La face cachée du X La pornographie choque, innove, crée de la richesse. Un phénomène complexe, peu étudié, qui nous place face à nos propres limites. TEXTE

| Geneviève Ruiz

Porn Studies. Avec un tel titre, cette nouvelle publication académique n’est pas passée inaperçue. Il peut être facile de s’en gausser, mais il faut se rendre à l’évidence: la pornographie représente un domaine bien trop important pour être négligé. On estime que son marché pèse environ 100 milliards de dollars (soit davantage que l’industrie des jeux vidéo qui totalise 80 milliards) et génère environ un tiers du trafic internet. Comprendre ce phénomène exige de l’étudier sous tous les angles, de la psychologie au droit en passant par la sociologie, la criminologie, l’économie et même les sciences de l’innovation.

d’être des agents au service de l’industrie du X qui refusent d’admettre les problèmes du porno. Parmi eux, la violence croissante des images qui transforme les hommes en misogynes, voire en violeurs potentiels. Le porno en labo

«Le mouvement antiporno veut abolir toute la pornographie, sans faire de distinction, ajoute le sociologue américain Ronald Weitzer de la George Washington University. Selon cette idéologie, tout travail lié au sexe représente une oppression des femmes. Elle prône également la cultivation theory, selon laquelle regarder un film pornographique a un effet direct sur la personne (de type stimulus-réponse, ndlr). Mais cette vision est réductrice: les impacts dépendent des personnes, de leur environnement familial et des valeurs prônées par leur groupe d’amis.»

La nouvelle publication veut offrir un terrain neutre de recherche, commente Nathan Schocher, un doctorant en philosophie et en Gender Studies aux universités de Zurich et de Bâle, qui étudie la pornographie. «Il s’agit d’un domaine politisé où les positions sont souvent dogmatiques. Dans les années 1970, des activistes antiporno ont mené des recherches pour démontrer que la pornographie exprime toujours une violence contre les femmes. Cette position a irrité certaines féministes qui ne se sentaient pas représentées – pour elles, le porno pouvait participer d’une affirmation de son identité et de sa sexualité.» Ces «Feminist Sex Wars» n’ont pas baissé d’intensité: dans le Guardian, la cofondatrice du mouvement «Stop Porn Culture» Gail Dines accusait les deux éditrices de Porn Studies

«Malheureusement, la plupart des études sur le porno ont été menées en laboratoire, poursuit le sociologue. Il s’agit d’un environnement artificiel et nous ne savons pas si les résultats sont transposables dans la vie réelle. L’usage principal du visionnement de la pornographie est de se satisfaire sexuellement, ce qui n’est pas permis dans un laboratoire pour des raisons éthiques… Il est donc possible que le stress mesuré chez certains sujets soit davantage lié au chercheur qu’aux images. D’un autre côté, ces

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PORNOGRAPHIE

La face cachée du X

Avec son travail Cyporn, le collectif français «llllllllllllllll» détourne de manière radicale l’imagerie innocente et acidulée de Cyworld, le premier réseau social de Corée du Sud. Il questionne ainsi les codes culturels d’un pays où les relations platoniques et les romances écrasent une sexualité trop stigmatisée.

les adultes, il s’agit de protéger la jeunesse d’un danger de perversion. Mais cette panique exprime surtout leur propre insécurité devant des nouveaux médias, ainsi qu’une sexualité différente de la leur.»

études ont montré des niveaux d’agressivité élevés face à des images violentes, pas sexuelles.» Pour le sociologue, la recherche doit interroger directement les usagers dans le monde réel. «Beaucoup parlent d’effets positifs (comme apprendre des nouvelles choses) ou mitigés (comme le fait d’y passer trop de temps). Mais ils font clairement la distinction entre la fiction, les fantasmes et la réalité.» Les discours antiporno rappellent les critiques envers les jeux vidéo violents, ajoute Nathan Schocher: «On cherche à interdire ce qui nous échappe. Pour

Le X, exemple d’innovation

L’industrie du X a l’image d’un milieu sordide qui maltraite ses employées. Mais ce portrait ne correspond pas aux plus grandes sociétés de production telles que Vivid Entertainment, ou Private Media Group, qui sont avant tout des

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PORNOGRAPHIE

La face cachée du X

entreprises commerciales menées par des hommes d’affaires terre à terre. Et des sociétés innovatrices, ajoute Kate Darling, une chercheuse du MIT qui étudie les liens entre le porno et l’innovation. «Le X a toujours su adopter rapidement les nouvelles technologies et les nouveaux modèles d’affaires. Il était présent dès le début des nouveaux médias – photographie et livres de poche, VHS et DVD, streaming de vidéos et paiements en ligne – et a favorisé l’essor de ces technologies. L’un des premiers films réalisés avec des Google Glass est d’ailleurs un film X.» Au contraire des studios de cinéma et des labels de musique tétanisés par le piratage sur internet, l’industrie pornographique a su réagir. Les grands producteurs tentent de maîtriser l’offre gratuite (comme par exemple Youporn), cherchent à monétiser d’autres services difficiles à copier tels que des chats et webcams live, et établissent des partenariats avec des sites de rencontre.

TROIS QUESTIONS À Clothilde Palazzo Professeure à la Haute école de Travail Social HESSO Valais Wallis et spécialiste des études de genre Pourquoi les féministes se sentent-elles concernées par le porno? Elles le sont car le porno est une énième manifestation de l’appropriation symbolique et matérielle du corps des femmes et de l’exploitation de ses productions par la catégorie dominante, à savoir les hommes. Rappelons que des immenses bénéfices tirés du porno, les actrices n’en touchent qu’une infime partie et que leurs conditions de travail sont, la plupart du temps, loin d’être une panacée. Le porno pourrait-il permettre aux femmes d’affirmer leur sexualité? Le porno «pourrait permettre aux femmes d’affirmer leur sexualité» (que signifie affirmer sa sexualité?) s’il se détachait de l’univers patriarcal et capitaliste dans lequel il évolue. Par ailleurs, on sait que femmes et hommes n’ont pas le même usage du porno: les femmes regardent des films porno plutôt pour une stimulation du couple, tandis que les hommes l’utilisent à usage personnel.

La raison de l’agilité du X? «La forte demande des consommateurs associée à leur exigence de discrétion en fait un marché dynamique, porté vers l’innovation, répond Kate Darling. C’est un marché très darwinien: il faut s’adapter ou mourir.» De quoi faire ressortir les contradictions de certains chantres du libre marché socialement conservateurs.

Constatez-vous que les pratiques sexuelles, notamment chez les jeunes, sont plus égalitaires qu’autrefois? Les études montrent qu’il y a une forme d’égalisation en matière de pratiques sexuelles. L’accès à certaines pratiques orientées vers le plaisir comme la fellation ou le cunnilingus est plus généralisé. Mais ce qu’elles montrent en outre, c’est que les pratiques sexuelles sont marquées entre autres par la classe sociale et le capital culturel. Les jeunes femmes éduquées ont des rapports plus tardifs et sont moins adeptes de pratiques peu habituelles, telle la pénétration anale. Par ailleurs, une double morale sexuelle est toujours d’actualité, qui implique qu’hommes et femmes n’ont pas la même liberté sexuelle. Les jeunes femmes conservent une vision romantique de la sexualité, tandis que les jeunes hommes auraient une vision plus pragmatique. Et pour certaines catégories de femmes, la sexualité reste un immense tabou. Par exemple celles en situation de handicap: alors que nombre d’écrits se penchent sur cette question, le point de vue est généralement androcentré. L’aune du désir est l’érection et l’aune du plaisir l’éjaculation. A ma connaissance et en Suisse romande, dans les institutions spécialisées il est peu question de la sexualité des jeunes femmes. Pour elles, pas de films pornos, ni d’assistance sexuelle ne sont proposés. De plus, lorsqu’on en parle, celle-ci est irrémédiablement liée à la maternité, à sa crainte et à la prévention des maladies sexuellement transmissibles. On est bien loin là d’une sexualité libérée...

L’île de la transgression

Le porno est-il devenu plus violent? Difficile de le dire, selon Ronald Weitzer: «On pouvait auparavant analyser des magazines ou des cassettes VHS, mais l’offre sur internet est tellement grande qu’il est impossible de sélectionner un échantillon représentatif. Mais il est clair que l’on trouve désormais facilement des vidéos extrêmes.» Rechercher «rape porn» sur internet amène vite à des scènes très brutales. Montrer l’inmontrable constitue peut-être l’essence même du porno. «La pornographie a toujours été l’endroit de la transgression, note Nathan Schocher. C’est là qu’on peut montrer l’interdit. Cela pouvait autrefois consister en une femme en lingerie. Aujourd’hui, il s’agit de vidéos racistes ou misogynes, des idéologies devenues inacceptables dans notre société.» Paradoxalement, le meilleur moyen de combattre la pornographie serait de libéraliser davantage la société.

Geneviève Ruiz

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4,4

en milliards, le nombre de pages mensuelles vues sur le site Xvideos – trois fois plus que CNN

100

en GB/s, le trafic sur Youporn, soit 1% du trafic internet global

35,8

en %, la proportion des 10’000 fichiers torrents les plus échangés sur les réseaux peer-to-peer pornographiques

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en milliard d’euros, le marché du porno en Italie en 2008


PORTFOLIO

En 1929, Lee Miller quitte New York pour Paris, où elle devient l’amante de l’artiste américain Man Ray. Elle lui servira parfois de modèle, comme sur cette photo. C’est auprès de lui qu’elle apprendra le métier de photographe et qu’elle sera introduite dans les cercles surréalistes parisiens. Lee Miller était frustrée par la vie de mannequin. Elle racontera plus tard: «Je paraissais être un ange, mais j'étais un démon à l’intérieur».

Man Ray, Femme nue portant une armature, 1930

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PLAGIAT

Plagiat: la lutte s’organise Les scandales s’amoncellent alors même que la bataille contre le copiage s’intensifie. Certains chercheurs se demandent s’il ne faudrait pas revoir entièrement la notion d’originalité. TEXTE

| Clément Bürge

seure de marketing à l’Université de Genève qui a lancé un mouvement international de lutte contre le plagiat sur internet. De son côté, l’Académie suisse des sciences s’est armée d’une série de recommandations pour repérer et punir la copie. Les universités multiplient pour leur part les chartes éthiques, les séminaires de sensibilisation et le déploiement de logiciels de détection informatique de la copie, comme EVE2.

En avril 2013, Philippe Gugler, vice-recteur de l’Université de Fribourg, est accusé de plagiat. Ses chroniques, publiées dans le quotidien La Liberté, seraient largement inspirées de textes parus dans le journal français Le Monde. Mai 2013, la conseillère nationale Doris Fiala (ZH) se retrouve dans la même situation: son mémoire de fin d’études à l’EPFZ comprendrait plusieurs centaines de pages sans attribution de sources. Juillet 2013, Sam Blili, professeur à l’Université de Neuchâtel, est lui aussi traité de plagieur: son livre La Suisse qui gagne serait une copie de diverses sources qu’il a omis de mentionner.

Mais ces moyens de lutte sont plus qu’imparfaits, car ils ne traitent pas les causes profondes du phénomène. Pour certains chercheurs, le plagiat serait le symptôme d’une société malade. «Aujourd’hui, nous nous trouvons dans une société de la production, analyse Susan Blum, une anthropologue à l’Université de Notre-Dame, aux Etats-Unis. Les chercheurs, tout comme les journalistes, doivent écrire et publier de plus en plus. Le cas du reporter américain Fareed Zacharia est emblématique: noyé sous le travail, il a commencé à engager des assistants, a perdu le contrôle sur sa production et s’est retrouvé au cœur d’un scandale de plagiat. La même chose arrive dans le monde académique. Les chercheurs doivent toujours plus publier et n’arrivent plus à tenir la cadence.» Face à cette pression, plus d’un cède à la tentation du plagiat. Le problème est accentué par un changement de perspective du côté des étudiants. «Aujourd’hui, ils veulent juste décrocher un diplôme pour trouver un

Ces scandales illustrent l’ampleur du phénomène. «Internet et les ordinateurs ont transformé les modes de production de la connaissance, détaille Denis Billote, secrétaire général de la Conférence universitaire de Suisse occidentale. Il est bien plus facile de plagier qu’autrefois.» La possibilité de copier et coller un texte en une fraction de seconde, de chercher des textes dans des bases de données quasi infinies ou encore la dématérialisation des livres et articles ont rendu ce délit bien plus aisé à commettre. La majorité de la communauté scientifique soutient une lutte féroce contre cette forme de délinquance académique. «Les plagieurs doivent être traqués et ils ne doivent en aucun cas être pardonnés», tonne Michelle Bergadaa, profes-

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De nombreux logiciels ont été créés pour lutter contre le plagiat. Certains sont gratuits, d’autres payants et leurs performances varient grandement. Ils vont de la simple comparaison de deux documents à la recherche de multiples sources internet. Certains peuvent traiter un grand nombre de formats de fichiers depuis des serveurs distants, ce qui leur donne accès à des bases de références importantes. D’autres peuvent être installés directement sur la machine de l’utilisateur.


PLAGIAT La lutte s’organise

En Chine, des promoteurs immobiliers ont fait construire des répliques de villes européennes comme Paris ou Venise, afin de les rendre accessibles aux classes moyennes. Ce tourisme intérieur se révèle surtout plus lucratif que d’organiser des voyages à l’étranger. La photo du haut montre une réplique de la tour Eiffel de 108 mètres de haut. Elle est située à l’est de la Chine, dans la province du Zhejiang. La capacité d’accueil aux alentours est de 100’000 touristes. La photo du bas dévoile une copie du Ponte Vecchio de Florence.

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PLAGIAT La lutte s’organise

travail bien rémunéré à la fin de leurs études, explique Susan Blum. Ils perçoivent l’université de façon purement utilitaire. Le plagiat devient un moyen d’optimiser leur temps et la qualité de leur travail.» Face à ces défis, certains professeurs ont développé des outils qui visent davantage à éviter le plagiat qu’à le punir. «Nous essayons de tester les connaissances des étudiants d’une manière différente, explique Silna Borter, professeure de méthodologie à la Haute Ecole d’Ingénierie et de Gestion du Canton de Vaud – HEIG-VD. Les étudiants doivent réaliser des travaux pratiques.» Par exemple, un élève devra créer un site internet lors d’un cours sur la communication au lieu d’un travail purement académique.

La perception de la tricherie dépend de la culture Le plagiat est perçu différemment selon les pays et le contexte socioculturel. Ainsi, les Suisses auraient un très haut degré de sensibilité à la justice et condamneraient beaucoup plus fermement la tricherie que les ressortissants d’Europe de l’Est. C’est ce que démontre un projet de recherche actuellement mené par Anna Lupina-Wegener et Silna Borter de la Haute Ecole d’Ingénierie et de Gestion du Canton de Vaud – HEIG-VD.

Denis Billote cherche, lui, à sensibiliser les étudiants en amont. «Ils doivent comprendre la gravité de ce délit. Un travail universitaire permet de prouver que l’on sait réfléchir et concevoir un contenu intellectuel. Le plagiat démontre que l’on est un incapable.» Les jeunes académiciens doivent également saisir les conséquences d’un tel acte: «Normalement, un plagiat n’a pas de conséquence pécuniaire, mais cela peut briser la crédibilité d’une personne, voire sa carrière. Il faudrait que les étudiants prennent conscience de cela.» Denis Billote a commencé à intégrer ces aspects dans la formation des doctorants en Suisse romande.

Depuis 2012, les chercheuses ont passé au crible plus de 800 cas de tricherie académique en Suisse, en Pologne et en Ukraine. Les premiers résultats révèlent que les étudiants suisses montrent des attitudes nettement plus négatives envers ce genre de délits que leurs homologues polonais ou ukrainiens. «Pour les Suisses, l’idée qu’une récompense se mérite est bien ancrée, commente Anna Lupina-Wegener. En revanche, les Polonais et les Ukrainiens n’évaluent pas l’attribution de la récompense en fonction des efforts personnels et leur tolérance est plus élevée face à la tricherie. Notre étude suit son cours pour tenter de mieux comprendre les mécanismes sous-jacents.»

Dans le fond, vaut-il encore la peine de lutter contre un phénomène qui fait désormais partie intégrante du processus académique? «Revendiquer la possession d’une phrase car on est le premier à l’avoir formulée ne fait plus vraiment sens, estime Susan Blum. Il serait plus intelligent de renverser complètement la notion de plagiat et ne plus attribuer la propriété de telle ou telle formulation à qui que ce soit.» Vincent Salvadé, professeur spécialisé en droit d’auteur à l’Université de Neuchâtel, trouve l’idée séduisante: «Un principe fondamental aujourd’hui souvent oublié en droit stipule qu’une personne peut reprendre à son compte le travail d’une autre à une condition: le cœur de sa pensée – ce qui fait son originalité – doit être modifié. Un retour à ce genre d’interprétation permettrait de se concentrer sur la créativité de la pensée.»

Par Barbara Santos

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Pour contrer le plagiat, la professeure Silna Borter préfère prévenir que punir. C’est pourquoi elle teste les connaissances des étudiants de manière différente, avec des travaux pratiques par exemple.


INDUSTRIE

Acheté, jeté, remplacé Produits défectueux et réparations impossibles: l’obsolescence programmée apparaît comme la rupture du contrat tacite entre consommateur et fabricant. Mais elle fait partie intégrante de notre économie. TEXTE

| Daniel Saraga

bas prix et qui ne résistent pas très longtemps. «L’obsolescence fait partie intégrante de notre société, commente Nicolas Babey, spécialiste du marketing à la Haute école de gestion Arc – HEG Arc. Une entreprise serait folle de fabriquer des objets dont la durée de vie dépasse les habitudes des consommateurs.»

Tout le monde l’a vécu: peu après l’échéance de la garantie, un appareil électronique tombe en panne. De quoi se demander si le fabricant n’aurait pas limité cyniquement sa durée de vie afin de nous forcer à en racheter un neuf. C’est le principe de l’obsolescence programmée. L’un des premiers exemples remonte aux années 1930, lorsque les principaux fabricants d’ampoules décidèrent de réduire la durée de vie des ampoules de 2’500 à 1’000 heures, sous peine de se voir amender par le cartel «Phoebus». Deuxième exemple: peu après la Seconde Guerre mondiale, Dupont aurait demandé à ses ingénieurs de réduire la durabilité des bas nylon. De nos jours, une puce bloque certaines imprimantes Epson après 18’000 pages. Mais dans tous ces cas, il reste difficile de démontrer s’il s’agit de décisions uniquement commerciales ou si des considérations techniques sont également en jeu.

Entre ces deux visions, le débat reste vif et les preuves rarissimes. «Il est très difficile de démontrer une limitation volontaire de la durée de vie des appareils, note Wolfram Luithardt, directeur de l’Institut des systèmes intelligents et sécurisés de l’Ecole d’ingénieurs et d’architectes (EIA-FR). Il y a beaucoup de rumeurs – qui, on peut le noter, peuvent profiter à la concurrence – mais très peu de preuves indiscutables.» Programmer une défaillance n’est en tout cas pas très difficile. «Il est bien connu que dans un appareil électronique, la durée de vie d’un condensateur dépend de la température, détaille l’ingénieur physicien. On peut donc facilement le placer à proximité de l’alimentation, une source de chaleur importante. Il est certes impossible de prédire le moment précis où un composant matériel se cassera, mais on peut toujours tenter de déplacer la durée moyenne de survie peu après l’échéance de la garantie.» Les entreprises ont tout intérêt à utiliser des composants qui lâchent tous en même temps, afin d’éviter l’inclusion de composants de qualité

Entreprises machiavéliques et victimes consentantes

L’obsolescence programmée paraît être une absurdité: elle pousse à la surconsommation et au gaspillage, contribue à l’épuisement des ressources naturelles et génère des montagnes de déchets difficiles à traiter. Mais en face, les milieux économiques se défendent de toute malice et rétorquent qu’il s’agit avant tout de suivre l’appétit des consommateurs friands de nouveauté. En toute logique, le marché s’adapte pour offrir des appareils toujours différents à

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INDUSTRIE

L’obsolescence programmée

industries où la technologie bouge lentement, comme l’horlogerie, la mode ou les meubles. Dans le cas de l’électronique, c’est très difficile.»

trop élevée et donc onéreux. Mais comme c’est souvent les éléments les plus fragiles qui se cassent en premier, on peut craindre un nivellement par le bas avec l’utilisation de composants toujours moins fiables.

Hélas, le prix n’est pas toujours un indicateur fiable. En 2008, le fabricant suisse Goldmund mettait en vente un lecteur de DVD à 6’000 francs – mais des bricoleurs ont dévoilé qu’il contient les mêmes composants qu’un appareil Pioneer vendu 60 fois moins. En tout cas, l’arnaque a une vertu: après avoir dépensé autant d’argent, l’acheteur fera sûrement réparer son appareil. Au lieu de simplement le jeter.

La qualité dure à juger

«Les consommateurs attachent beaucoup d’importance aux éléments qu’ils peuvent quantifier comme le prix et les performances techniques, poursuit Wolfram Luithardt. La fiabilité est au contraire très difficile à estimer.» Malgré ce que prétendent les milieux économiques, le consommateur n’a pas vraiment le choix: impossible d’opter pour un produit plus cher mais plus résistant, car toutes les entreprises de production de masse suivent les mêmes stratégies et s’approvisionnent le plus souvent chez les mêmes fournisseurs.

Les VI degrés de l’obsolescence Par Daniel Saraga

I — L’auto-sabotage Réduire volontairement la durée de vie des produits en utilisant des composants de moins bonne qualité ou, pire, en installant une puce électronique qui crée une défaillance. Machiavélique, facile à faire, mais difficile à prouver.

«La fiabilité n’est plus un critère pour les biens de consommation, mais il faut souligner qu’elle reste très importante dans le domaine industriel, note Wolfram Luithardt. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle des entreprises telles qu’IBM et Phillips ont vendu leur division grand public, afin d’éviter que leur division industrielle ne souffre de la mauvaise réputation qui existe sur le marché des consommateurs.» La politique peut prolonger la durée de vie des appareils en allongeant la période de garantie – ou la réduire en introduisant de nouvelles normes techniques (efficacité énergétique, pollution). «Actuellement, la méthode la plus efficace serait de prolonger la garantie à cinq ans, opine Anina Hanimann de la Stiftung für Konsumentenschutz à Berne, responsable d’une base de données sur des produits défectueux, qui est remplie par les consommateurs. Elle imposerait une certaine durabilité et garantirait la disponibilité de pièces de rechange.» Autre idée: développer une étiquette indiquant la fiabilité et la facilité de réparation d’un produit afin de faciliter le choix des consommateurs, à l’instar de l’étiquette-énergie.

II — La loi du moindre effort Ne pas s’intéresser à ce que deviennent ses produits une fois vendus ni s’efforcer de trouver des matériaux, des composants ou des designs plus durables. Il serait pourtant parfois facile d’améliorer la durabilité – pour autant que le management le veuille.

III — Réparation: mission impossible Réparer est devenu difficile et donc plus coûteux, en particulier pour les produits électroniques. Les différentes parties ne sont plus vissées mais collées ou rivetées et les pièces de rechange sont difficiles à obtenir. Avec un coût de main-d’œuvre très élevé, réparer exige une force morale des plus respectables.

IV — Le diktat moderniste L’industrie amène sans cesse de nouveaux produits sur le marché, à coups de matraquage marketing. Victime consentante, le consommateur change par exemple de téléphone portable tous les 18 mois.

L’antithèse de l’obsolescence existe: le haut de gamme. «Le luxe doit durer longtemps, on veut le transmettre plus loin, note Nicolas Babey. Il est intemporel, individuel, authentique, et exclusif. Mais il ne peut exister que dans des

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V — La vache à lait des consommables Les fabricants misent sur des consommables (comme les lames de rasoir ou les encres d’imprimante) et font tout pour accélérer leur renouvellement. Canon a remplacé les cartouches d’encre de couleurs séparées par une cartouche tricolore qu’il faut changer dès qu’une couleur est épuisée. Pour produire du noir, certains appareils Brother mélangent par défaut toutes les couleurs. Et comme un toner coûte plus cher qu’une imprimante neuve, le consommateur sera tenté de changer d’appareil. Les batteries des iPad, iPhone et iPod ne sont en principe pas remplaçables et Apple substitue les appareils par un neuf (pour un prix de 60 à 130 francs). Les bricoleurs mettront une batterie compatible, vendue entre 7 et 30 francs.

VI — Compatibilité, sécurité et performance Impossible d’installer périphériques et logiciels sur votre iBook de 2005. Les dernières app ne sont plus compatibles avec un smartphone de 2011. Apple a déjà arrêté le service technique des premiers iPhone, seulement six ans après leur lancement. Sous Windows, l’installation de programmes ralentit inexorablement la rapidité de votre ordinateur, jusqu’à pousser le consommateur à en acheter un neuf.


INNOVATION

«Think out of the box» Nécessaire à l’innovation de rupture, la transgression ne suffit pas à imposer une nouvelle technologie sur un marché. L’approche utilisateur et le timing sont des éléments tout aussi décisifs. TEXTE

Gérald Huguenin et Nathalie Nyffeler expliquent que dans toute innovation, on retrouve deux axes: l’inventeur et le marché. Ils doivent être en adéquation pour qu’un nouveau produit connaisse le succès. Mais souvent, l’inventeur peine à se mettre à la place du public, ce qui donne des innovations boudées par les utilisateurs, comme la commande vocale du téléphone.

| William Türler

champs, à l’image de l’argent électronique, qui a permis aux échanges de passer à un mode «réelvirtuel», comme le relève Gérald Huguenin, responsable de l’unité de recherche en systèmes embarqués à la Haute Ecole Arc Ingénierie. L’acquisition de l’objet ou du service se réalise en nature (réel) et la rémunération correspondante s’effectue sous une forme numérique (virtuel), ce qui facilite les échanges commerciaux.

Contrairement aux technologies de continuité, qui procèdent par améliorations progressives, l’innovation de rupture survient quand un produit remplit une fonction nouvelle et inattendue. Exemple emblématique, le SMS a représenté une cassure complète dans l’usage du clavier téléphonique dans le sens où celui-ci n’a plus été utilisé pour les seuls numéros, mais aussi pour rédiger du texte. Cette fonction, destinée au départ aux communications techniques des ingénieurs télécoms, a été plébiscitée par les usagers. Les innovations de rupture ouvrent de nouveaux

Mais quelles sont les conditions permettant l’éclosion, puis l’emprise sur un marché d’une

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INNOVATION

«Think out the box»

cation, la montre en plastique a marqué un moment clé de l’histoire de l’horlogerie.

innovation de rupture? Selon Gérald Huguenin, ces circonstances sont liées à la frustration ressentie par rapport aux limites de la technologie existante. Mais les innovations ne parviennent pas toujours à s’imposer sur le marché alors même qu’elles semblaient combler un manque. «On peut citer l’exemple de l’agenda électronique Newton lancé par Apple avant celui du Palm Pilot, et qui n’a jamais trouvé son marché», relève Nathalie Nyffeler, professeure au département Economie d’entreprise à la Haute Ecole d’Ingénierie et de Gestion du Canton de Vaud - HEIG-VD. Il n’est pas toujours avantageux pour une entreprise de proposer les produits les plus innovants. Il est parfois plus avisé d’examiner la concurrence et de la laisser affronter les difficultés avant de se lancer soi-même sur le marché. Les conflits entre Microsoft, Apple et Samsung le démontrent.

Mais la transgression ne fait pas tout. Pour qu’une innovation de rupture soit acceptée par le marché, elle doit arriver au bon moment. Le cas de Nespresso, qui, comme le souligne Nathalie Nyffeler, a eu besoin d’un certain temps avant de trouver son modèle d’affaires, l’illustre parfaitement. Ainsi, les innovations de rupture restent souvent sous-estimées à leur lancement car on les juge à l’aune de la technologie dominante. C’est ce que le chercheur d’Harvard Clayton Christensen appelle le «dilemme de l’innovateur»: l’innovation de rupture est souvent moins performante sur les critères dominants du marché existant, mais elle offre de nouvelles possibilités à condition d’identifier le bon modèle d’affaires. «Souvent, le modèle économique des entreprises, notamment les multinationales, rend le lancement du nouveau produit de rupture inintéressant», estime Nathalie Nyffeler. C’est pourquoi de nombreuses firmes créent des entités organisationnelles séparées, telles que des startups, afin de permettre l’éclosion d’innovations. L’avantage de ces mini-structures: elles n’ont pas encore de modèle d’affaires et pourront plus facilement le construire autour de leur innovation.

Dans toute innovation, on retrouve deux axes: l’inventeur et le marché. «Le premier n’a souvent pas le recul suffisant, ou même l’intérêt, de se mettre à la place de l’utilisateur pour prédire si la voie explorée sera un succès», explique Gérald Huguenin. Il cite comme exemples la commande vocale ou la communication vidéo sur nos téléphones, des défis technologiques ambitieux qui demeurent peu employés. La première n’étant pas assez simple et fiable pour que le public l’apprécie, et la seconde bouleversant trop l’usage du téléphone en générant une intrusion excessive dans l’espace privé. Par opposition, le SMS n’était au départ qu’un gadget aux yeux des managers et des ingénieurs, avant de connaître le développement que l’on sait. «Dans ce cas, on a sous-estimé l’intérêt du public pour un mode de communication moins intrusif que le téléphone et presque aussi immédiat», explique le chercheur, pour qui toute invention représente un acte transgressif dans le sens où «l’on crée quelque chose de neuf, en se basant ou non sur l’existant».

Le profil type de l’innovateur Plusieurs qualités sont nécessaires pour se prétendre novateur. Parmi elles, il convient de savoir penser out of the box, selon l’expression consacrée. Mais aussi d’avoir le courage de prendre des risques. Le chercheur d’Harvard Clayton Christensen a tenté d’identifier si des compétences spécifiques permettaient de désigner un gène des créateurs de rupture. Une étude menée auprès de 5’000 cadres et dirigeants d’entreprise a permis d’en dégager cinq principales:

Qu’en est-il en Suisse? Des inventions telles que les capsules Nespresso ou la montre Swatch peuvent être considérées comme des innovations de rupture. Dans le second cas, la notion de transgression était omniprésente, relève Nathalie Nyffeler. Par son prix, son positionnement sur le marché et son processus de fabri-

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la capacité à faire des associations, le questionnement et la soif d’apprendre, l’observation (notamment le fait d’aller sur le terrain à la rencontre des utilisateurs), le réseautage et enfin l’expérimentation. A noter qu’un esprit créatif n’est pas forcément corrélé avec un QI supérieur. En outre, il convient de distinguer la capacité à fournir des résultats, que l’on retrouve chez quelques patrons d’entreprise, et celle de créer. Par William Türler


PORTFOLIO

Alors qu'elle couvre les événements de la Deuxième Guerre pour Vogue, Lee Miller prend de nombreuses photos de collaborateurs nazis, notamment après leurs actes de suicide. Ses photos figurent parmi les premières à révéler le concret de l'horreur des camps. Pour que Vogue, les publie, Lee Miller devra certifier que ses clichés sont authentiques. Profondément marquée par les camps de concentration, la photographe souffrira par la suite de stress post-traumatique.

Lee Miller, Garde de Buchenwald, 1945

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PORTRAITS

Un rapport individualisé à la transgression Repousser ses limites ou faire son chemin en se moquant des conventions: un journaliste, une éducatrice, un adepte de guérilla verte, un savant et une transgenre font part de leur expérience. TEXTE

| Camille Guignet

Robert Stitelmann, 22 ans, adepte de guerilla gardening «Nous voulons modifier le regard des gens sur leur ville» Robert Stitelmann se livre depuis deux ans à une transgression de l’espace public. Créateur de l’association Guérilla jardinière, il organise tous les 1er mai un rassemblement à Genève pour semer des graines de tournesols à travers la ville. Une idée directement importée des grandes capitales telles que New York ou Berlin, où le mouvement est bien implanté. «Nous voulons modifier le regard des gens sur l’espace urbain, notamment en démontrant aux citoyens qu’ils peuvent participer à l’embellissement de leur ville. Et que celle-ci n’est pas destinée à devenir un lieu stérile de pure consommation.» En accord avec ses valeurs, Robert Stitelmann vient de d’entamer des études à la Haute école du paysage, d’ingénierie et d’architecture de Genève – hepia pour devenir ingénieur en gestion de la nature. Passionné par la compréhension des écosystèmes et par les enjeux de la biodiversité, il peine encore à canaliser son énergie et à s’intégrer à la routine des cours. «J’ai trop d’idées, c’est souvent difficile de concilier toutes mes activités. De plus, j’ai vécu les sept premières années de ma vie au grand air, dans un village du Guatemala perdu au milieu des montagnes, avec trois livres et un vélo pour toute distraction. Je ne suis pas sûr de pouvoir passer toutes mes journées enfermé dans une salle de cours!»

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PORTRAITS

Christa Muth, 64 ans, transgenre et professeure de management

«J’ai fait mon chemin en me fichant des conventions» «L’identité de genre est l’un des plus puissants moteurs de notre existence. Quand on ne se sent ni complètement homme, ni femme, mais qu’on se situe entre les deux et qu’on ne peut pas l’exprimer, la vie est infernale.» Professeure de management et consultante, Christa Muth est une femme transgenre. Née dans un corps masculin et issue d’un milieu plutôt conservateur, elle a vécu la majeure partie de son existence en cachant sa différence. «J’ai appris à vivre avec, même si j’en suis consciente depuis l’âge de 2 ans. Je pensais que le changement de genre ne s’accomplirait jamais.» Dans sa vie d’homme, Christa Muth se marie et devient père d’une

Un rapport individualisé à la transgression

petite fille. Lorsque le déclic a lieu, elle a 57 ans. «J’étais clouée au lit à cause d’une grave maladie. J’ai senti que le moment était venu pour moi de faire le pas pour continuer à vivre.» Elle subit une opération. Sa transition l’oblige à renoncer à plusieurs aspects de son identité passée et à faire fi du qu’endira-t-on. Un passage difficile, qu’elle juge pourtant nécessaire: «J’ai toujours fait mon chemin en me fichant des conventions. Dans la vie, il faut parfois prendre des risques, quitte à transgresser les normes. Aujourd’hui, je me sens en accord avec ma véritable identité. J’en tire énormément d’énergie!» Christa Muth est professeure de management à la Haute Ecole d’Ingénierie et de Gestion du Canton de Vaud – HEIG-VD.

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Dans le cadre de sa brillante carrière, elle s’est notamment intéressée au thème de l’innovation sociétale, convaincue que bon nombre de solutions pour résoudre des problèmes de société sont refusées à cause de mentalités conservatrices. Pleine d’énergie à l’heure de la retraite, la sexagénaire projette de s’établir à Rome pour devenir responsable d’un réseau international de consultants.


PORTRAITS

Un rapport individualisé à la transgression

Herbert Keppner, 59 ans, professeur et chercheur en microtechnologies «Pour avancer en science, il faut faire preuve de liberté d’esprit»

pense avoir développé une présence apaisante pour les jeunes grâce à la pratique du full-contact. «J’ai commencé ce sport à l’âge de 14 ans. Il m’a aidée à canaliser mon énergie.» Par la suite, elle s’est hissée à un excellent niveau dans cette discipline et a remporté plusieurs titres, notamment celui de championne nationale en 1997. Cette passion, elle l’a partagée avec les jeunes avec qui elle travaille en leur proposant un atelier: «Cet art martial constitue un outil thérapeutique très efficace. Il permet non seulement d’extérioriser la violence, mais aussi de lui donner une direction et un langage.» Il y a quelques années, un accident de la route a obligé Steffanie Perez à renoncer à ses activités sportives et professionnelles. Heureuse d’en témoigner, elle garde de cette période de précieux enseignements, un cercle d’amis incomparable et un avis bien personnel sur la notion de transgression.

Steffanie Perez, 36 ans, éducatrice «L’acte transgressif fait partie du développement de l’adolescent» Des comportements transgressifs, Steffanie Perez en a observés d’innombrables. Elle a travaillé des années comme éducatrice spécialisée dans un foyer accueillant des jeunes connaissant des situations familiales difficiles. «La transgression fait partie du développement normal d’un adolescent. En tant qu’éducatrice, ces comportements me permettent de comprendre où le jeune se situe en termes d’estime de soi, de ressources ou encore de résistances. Lorsqu’il contourne intelligemment les règles, cela révèle par exemple une certaine capacité d’autonomie.» Habituée à gérer les situations difficiles, Steffanie Perez

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Un savant fou mais sérieux: telle est l’image qu’Herbert Keppner donne à son entourage. Lorsqu’on l’interroge sur sa vision de la transgression, le professeur à la Haute Ecole Arc Ingénierie à La Chaux-de-Fonds dans le domaine des microtechnologies confie la pratiquer au quotidien. «Ce qui est établi ne m’intéresse pas, j’aime prendre des risques et sortir du cadre. D’ailleurs, contrairement à ce que l’on croit, la science n’est pas une discipline stricte. Il faut faire preuve de liberté d’esprit pour avancer.» Selon Herbert Keppner, en recherche, les grandes découvertes ont déjà été faites. Il préfère donc s’intéresser aux problématiques peu explorées. Durant sa carrière, le scientifique s’est investi de façon éclectique dans une foule de projets, notamment dans le domaine médical. Actuellement, il planche sur l’élaboration de nouvelles cellules solaires photovoltaïques réalisées à base de pyrite, un minéral naturel absorbant particulièrement bien la lumière. Le professeur a obtenu son doctorat en physique à l’Université de Constance en 1987. Il a ensuite poursuivi ses recherches à l’Institut de microtechnique de l’Université de Neuchâtel avant d’être engagé, en 1998, comme professeur à la HES. Coauteur de plus d’une centaine de publications et de dix brevets, le professeur attribue sa réussite à sa bonne étoile. «Je dois 90% de mon succès à la chance. Le reste seulement à mes compétences. L’équilibre de l’équipe avec laquelle je travaille est aussi très important: pour compenser mon côté chaotique, j’ai besoin de m’entourer de personnes à l’esprit très structuré.»


PORTRAITS

Etienne Dumont, 65 ans, journaliste

«Je me considère comme quelqu’un de conventionnel» Tatouages sur tout le corps, large piercing au labret, écarteurs dans les oreilles et implants en forme de cornes… C’est certain: Etienne Dumont détonne dans le paysage genevois. Aujourd’hui à la retraite, ce journaliste critique d’art est entré à la Tribune de Genève après des études de droit. Quand on l’interroge sur ses multiples transformations corporelles, l’homme répond de manière plutôt inattendue. «Je me considère comme quelqu’un de plutôt conventionnel. Je ne cherche pas à démontrer quoi que ce soit à travers mon corps, ni à remettre en question les normes esthétiques.» A l’en croire, ses parures seraient finalement davantage le

Un rapport individualisé à la transgression

résultat d’un jeu engagé avec luimême. «J’aime repousser mes propres limites. J’appréhende d’ailleurs le moment où je ne pourrai plus tatouer aucune parcelle de mon corps! Je devrai mettre fin à tout un mode de vie. Chaque chose faite est une chose que vous ne pourrez plus faire, c’est une perspective qui m’angoisse.» Si le tatouage représente pour lui un acte presque anodin, les limites se situent ailleurs. «Je suis parfaitement incapable de jeter de l’argent par les fenêtres. Cela va totalement à l’encontre de mon éducation! Ça serait pour moi un acte vraiment transgressif.» Selon lui, cette notion dépendrait étroitement du contexte socio-historique. «Ce qui dérangeait il y a trente ans ne choque plus.

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Aujourd’hui, mettre une pièce de Molière en scène dans un camp de concentration n’a plus rien de transgressif. Le faire sur une scène à l’italienne et dans des costumes du XVIIe siècle, en revanche, le serait complètement.»


ART

L’art sur le banc des accusés Il n’y a pas que dans les dictatures qu’on intente des procès aux artistes. Dans les démocraties occidentales, les procédures se multiplient contre l’art, laissant planer au-delà du verdict un climat de peur et d’autocensure. TEXTE

| Sylvain Menétrey

Etude de perspective: Tiananmen, 1995-2003 de Ai Weiwei. Cette œuvre fait partie de la série de doigts d’honneur de l’artiste, devant des symboles tels la tour Eiffel ou, comme ici, devant la porte de la Paix céleste de Pékin.

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ART

Sur le banc des accusés

galomanie dans l’art, n’était ni une salle de théâtre, ni un musée. Pourtant la cour de justice de Kassel, ville où s’est déroulé l’incident, a innocenté l’enfant terrible de l’art allemand, élargissant du même coup les territoires de l’art.

L’art a-t-il tous les droits? Régulièrement, les tribunaux sont saisis pour trancher cette question pour des motifs variés, allant du droit d’auteur à des affaires de morale, en passant par la protection des mineurs ou des questions plus politiques. La liberté d’expression, un droit inscrit dans la Constitution et la Convention européenne des droits de l’homme, protège les artistes dans le cadre de leur création. «Cependant, comme tout droit, il connaît ses restrictions qui varient selon les Etats, précise Me Christian Pirker, avocat genevois spécialisé dans l’art, qui a coréalisé l’exposition Controverses au Musée de l’Elysée à Lausanne en 2008. En France, par exemple, il existe une législation accrue pour lutter contre le racisme et l’antisémitisme. Dans d’autres pays, la législation pour lutter contre la pornographie est plus stricte. Ces restrictions affectent la liberté d’expression, qui n’est pas absolue. Elle connaît ainsi un tronc commun et des particularités.»

Ce sculpteur, performeur, architecte et blogueur est né en 1957 à Pékin. Il est l’une des figures majeures de la scène antistatique chinoise et internationale. Il a été arrêté par la police en avril 2011 – officiellement pour évasion fiscale – et libéré sous caution après 81 jours d’enfermement dans des conditions dégradantes. Il reste en liberté conditionnelle et n’est pas autorisé à quitter Pékin sans permis.

Très médiatisées, les plaintes liées à des questions de morale dans l’art ne se transforment que rarement en condamnation, mais peuvent avoir des conséquences plus pernicieuses. C’est le constat dressé par Stéphanie Moisdon, responsable du Master arts visuels de l’Ecal à Lausanne, qui avait co-curaté l’exposition «Présumés innocents», sur les rapports de l’art à l’enfance au CAPC de Bordeaux en 2001. Alors que l’exposition jetait un regard critique sur l’usage commercial de l’image des enfants par les médias et la publicité, Stéphanie Moisdon, et sa partenaire, Marie-Laure Bernadac, ainsi que l’ancien directeur du musée bordelais HenryClaude Cousseau se sont retrouvés sur le banc des accusés. L’association catholique La Mouette avait mis en cause certaines œuvres et porté plainte contre les organisateurs de l’exposition au motif de «diffusion de l’image d’un mineur présentant un caractère pornographique» et «diffusion de messages violents, pornographiques ou contraires à la dignité humaine susceptibles d’être vus par un mineur». Parmi les œuvres incriminées, des photos de Nan Goldin, Robert Mapplethorpe ou de Cindy Sherman, des dessins d’Ugo Rondinone ou encore une toile de Marlene Dumas. Tous ces artistes mondialement connus avaient déjà exposé les pièces dénoncées sans difficulté. La brigade des mineurs était passée au musée avant l’ouverture de l’exposition et n’avait constaté aucune infraction. Des avertissements à l’intention des enfants et de leurs parents les mettaient en garde

Hors Occident, la liberté d’expression des artistes est régulièrement piétinée. Pensons à la Chine où l’artiste contestataire Ai Weiwei s’est retrouvé derrière les barreaux en 2011, pour une prétendue affaire de fraude fiscale. La Russie constitue également un cas d’école du nonrespect de la liberté d’expression. Les Pussy Riot n’ont pu se réfugier derrière la Déclaration universelle des droits de l’homme après leur happening sauvage dans l’église du Christ Saint-Sauveur à Moscou. Leur Te Deum Punk implorant la Vierge Marie de chasser Vladimir Poutine du pouvoir a valu à trois des membres du collectif un internement de plusieurs années dans un camp de travail. En Allemagne, c’est avec les symboles hitlériens, prohibés au même titre que l’organisation dont ils émanent, qu’on ne rigole pas. La loi prévoit néanmoins que la liberté d’expression l’emporte sur cette interdiction lorsqu’ils s’expriment dans un cadre artistique, scientifique ou dans un but d’éducation. Reste à la justice à définir ce qui relève du cadre artistique. En juin dernier, Jonathan Meese s’est attiré des ennuis en appuyant sa proclamation cabotine d’une «dictature de l’art» en levant le bras à la manière des nazis. Le contexte, un forum de discussion organisé par le magazine Der Spiegel sur la mé-

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ART

Sur le banc des accusés

Dog Kiss est une œuvre de Robert Gligorov réalisée en 1997. Le travail de cet artiste macédonien établi à Milan cherche toujours à choquer le spectateur. Il veut fasciner son imaginaire et le sortir de sa léthargie. Selon lui, dans une société inondée par une communication visuelle sophistiquée, le choc est nécessaire pour se démarquer dans le déluge d’images.

contre les pièces potentiellement choquantes. Dans la plainte de l’association, un mélange avait été fait entre les pièces effectivement présentées dans l’exposition et celles qui n’apparaissaient que dans le catalogue. Toutes ces mesures et l’apparence fantomatique du dossier d’accusation n’avaient pourtant pas empêché la procédure de s’éterniser pendant dix ans avant qu’un non-lieu ne soit prononcé. Quoique perdante, La Mouette a réussi à effrayer le landerneau politico-artistique français. Dans une tribune publiée dans Le Monde en 2010, titrée Larry Clark, vers une interdiction au public, Stéphanie Moisdon analysait comme une conséquence du froid jeté par l’affaire du CAPC, la décision de la Mairie de Paris d’interdire aux mineurs l’exposition du photographe américain. Selon elle, la crainte d’une dénonciation pousserait également les esprits à prendre en amont des mesures pour éviter de choquer. «Je n’ai cessé depuis l’affaire d’être régulièrement «consultée» dans mon domaine, à titre d’experte, afin d’aider à fixer les limites de la dangerosité d’une œuvre et des risques de poursuite judiciaire», témoignait ainsi la commissaire. «Il n’y a aucun doute que la peur du procès, le politiquement correct et l’autocensure gagnent du terrain, commente Christian Pirker. Chaque fois que je parle à un artiste ou à un curateur, je l’encourage à ne pas céder au fantasme irrationnel de la plainte. Il faut naturellement se renseigner pour ne pas violer la loi mais dans le même temps, il ne faut pas s’autocensurer par peur déraisonnable. Etre décrié ne revient pas automatiquement à être poursuivi pénalement. Soutenir ses convictions et opinions, démarches précisément couvertes par la liberté d’expression, doit guider la création et la diffusion d’art, sinon cela revient à écrire un article tiède et lisse, expression du politiquement correct.»

été confisquées», rappelle Bertil Cottier, professeur de droit et doyen de la faculté des sciences de la communication à l’Université de la Suisse italienne. Les juges de Strasbourg n’avaient pas modifié la décision suisse, arguant qu’ils ne pouvaient pas imposer des standards de moralité à chaque pays. Leurs successeurs ont infléchi cette position en cassant un jugement turc il y a trois ans. La justice de ce pays avait fait saisir la traduction des Onze mille verges de Guillaume Apollinaire, qu’elle considérait comme pornographique. «L’éditeur a obtenu gain de cause car la juridiction européenne a estimé que l’œuvre d’Apollinaire appartenait au patrimoine culturel européen. Cette instance a donc entrouvert une porte, sans qu’on sache quelle œuvre est qualifiée pour la traverser car le critère de patrimoine reste vague», commente le professeur tessinois.

En Suisse, les annales de la justice comportent une condamnation qui a fait du bruit dans les années 1980, puisque l’artiste incriminé avait fait recours à la Cour des droits de l’homme de Strasbourg. «Le peintre Josef Felix Muller avait exposé des toiles jugées pornographiques dans une exposition collective à Fribourg en 1981. Il avait été condamné en vertu de l’ancien code pénal pour obscénité. Ses toiles avaient même

En droit suisse, la représentation de la violence est également soumise à une certaine appréciation. L’article 135 du code pénal prévoit de punir ceux qui mettent en circulation des images illustrant avec insistance des actes de cruauté envers des humains ou des animaux sans présenter une valeur d’ordre culturel. «Encore faut-il s’entendre sur ce qui présente une valeur cultu-

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Sur le banc des accusés

Prince, Sherrie Levine ou Gianni Motti sont devenus célèbres en utilisant du matériel esthétique préexistant, soit dans une optique d’hommage, soit dans une intention de critique sociale ou de «critique institutionnelle», lorsqu’ils font référence à l’art et à son histoire. Cette démarche conceptuelle entre en conflit avec la notion dépassée du droit d’auteur. De nombreux artistes sont entrés en résistance contre le copyright, par ailleurs souvent détenu par de grandes corporations – marques, majors de la musique, maisons de production, etc. – qui monopolisent le bien commun intellectuel et créatif. Le cas du tableau Darfournica de la peintre hollandaise Nadia Plesner illustre les risques de cette privatisation des symboles qui nous entourent. Dans cette toile censée représenter l’indifférence occidentale face au désastre de la guerre au Darfour, l’artiste a peint, dans un style pop, les membres de la communauté internationale entourant un petit enfant soudanais, qui tient un sac Louis Vuitton. La marque a porté plainte contre l’auteure. Après une victoire de Louis Vuitton en première instance, l’artiste a finalement eu gain de cause.

relle, sur qui est artiste, puisqu’il n’existe pas de registre professionnel dans ce métier», ajoute Bertil Cottier. Il existe cependant un domaine où le flou apparaît plus touffu encore: celui du droit d’auteur. Ces affaires qui opposent généralement des artistes entre eux, se règlent souvent hors des tribunaux par des accords financiers. Dans les cas où le recours à la justice est nécessaire, le droit témoigne de son inadaptation aux pratiques artistiques d’avant-garde. «Il sera toujours en retard sur la pratique. En droit d’auteur, on considère encore l’art avec une vision romantique de l’auteur héritée du XIXe siècle. Aujourd’hui, tout un pan de la création basé sur la pensée pure ne trouve pas sa place dans cette conception», constate l’avocat genevois. Andy Warhol avec ses sérigraphies de Marilyn Monroe a été l’un des pionniers de l’art de la réappropriation. Cette démarche occupe désormais une place centrale dans l’art contemporain. Des artistes comme Louise Lawler, Richard

L’Australienne Patricia Piccinini a réalisé The Student en 2012. Cette sculpture mesure 105 x 41 x 33 cm et a été créée à partir de silicone, de fibre de verre et de cheveux humains. Elle invite à s’interroger sur les formes de la monstruosité et sur notre vision de la normalité. Ses droits de reproduction ont été cédés à Hémisphères par l’artiste.

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ART

Sur le banc des accusés

La cour hollandaise a statué que le droit artistique doit primer le droit des marques. L’histoire devient plus savoureuse quand on sait que Louis Vuitton fait appel aux services de Richard Prince, l’un des artistes les plus controversés du mouvement réappropriationniste.

qu’elles vont voir peuvent être choquées. D’où la multiplication des avertissements et des mesures prises en amont. Vu du côté du verre à moitié plein, toutes ces procédures indiquent que l’art n’est plus l’affaire d’une élite, mais devient celle de (presque) tous.

Aux Etats-Unis, celui qu’on appelle «Prince des voleurs» a été au centre d’un procès qui a témoigné d’une inflexion de la pratique judiciaire jusqu’alors favorable au respect strict de la propriété intellectuelle. La cour fédérale d’appel a ainsi décrété que Richard Prince n’avait pas enfreint le droit d’auteur en réalisant sa série de peintures collages Canal Zone basée sur des images de Rastas de la Jamaïque du photographe français Patrick Cariou. Auteur du livre Yes Rasta publié en 2000, Cariou avait déposé plainte contre l’artiste américain à la suite de la présentation des œuvres dans la galerie Gagosian de New York. Il avait gagné en première instance, la cour new-yorkaise décrétant que Richard Prince avait bien plagié son travail. En appel, les juges ont motivé leur décision inverse en se basant sur la notion de fair use, un ajout de 1976 à la loi sur le droit d’auteur aux Etats-Unis, qui autorise un artiste à travailler à partir d’œuvres existantes, pour autant qu’il y apporte des changements significatifs.

La mémoire des conflits Les liens entre les interventions artistiques et les crimes de guerre sont complexes. Un projet de la HEAD-Genève subventionné par le Fonds national (FNS) les analyse actuellement. «Pourquoi la société demande-t-elle de mettre en mémoire la vie des disparus?», s’interroge Sylvie Ramel, politologue et chercheuse-associée. C’est au travers d’études de cas, notamment sur les représentations de la Shoah, que cette recherche va répondre à cette question. Intitulée Politiques et Initiatives Mémorielles et Pratique Artistique (Pimpa), elle a été lancée en 2011 sous l’impulsion de Pierre Hazan, spécialiste de la justice post-conflits, et de Catherine Quéloz, coordinatrice du programme Master de recherche Critical Curatorial Cybermedia Studies. Elle livrera ses résultats l’année prochaine. «Notre réflexion va au-delà de l’aspect esthétique, intégrant des notions de philosophie critique et d’études politiques, explique Catherine Quéloz. Elle est hors norme par son côté pluridisciplinaire.» Un groupe de recherche hybride a également été créé, composé d’historiens de l’art, de politologues et d’artistes, pour réfléchir au rôle de l’art commémoratif dans l’espace public. Ses réflexions pourraient dans le futur aiguiller les politiques d’institutions comme les Nations unies. Par Jade Albasini

Provocation sur scène Jouée en Suisse romande et à Avignon, la pièce Pro-vocation transgresse les codes du théâtre: les acteurs y posent des questions dérangeantes aux spectateurs.

En droit suisse, les notions de droit de parodie et de droit de citation permettraient aussi de protéger certaines démarches artistiques contemporaines. Mais la question du droit d’auteur demeure un problème épineux. «D’une part, de nombreuses œuvres d’art conceptuel, la pratique du collage et autres ready-made ne sont pas en tant que telles protégées par le droit d’auteur, et pourraient être copiées. D’autre part, les artistes utilisent aujourd’hui l’imagerie contemporaine comme des peintres utilisaient autrefois des pigments, mais ils sont susceptibles d’encourir des poursuites», poursuit Christian Pirker. La diffusion massive des images sur internet et l’ouverture de la culture au plus grand nombre favorisent l’augmentation des plaintes. En cas d’infraction du droit d’auteur, les lésés ressentent l’impact des dommages comme plus élevé parce que tout le monde peut voir les images. La hausse de fréquentation des musées implique que des personnes peu préparées à ce

L’idée, c’était de faire réagir le public. Dans sa pièce Pro-vocation, le metteur en scène hongrois Arpad Schilling, a proposé aux acteurs de préparer des questions pour les spectateurs, sur des thèmes de société comme l’égalité homme-femme, l’homophobie ou encore les violences intimes. «L’acteur doit accepter ici de ne pas être maître par rapport au public, explique Arpad Schilling. Il doit instaurer une relation démocratique, qui comporte une part d’improvisation.» «Pour les spectateurs, ce genre d’expérience est à la fois désinhibant et choquant, explique Frédéric Plazy, directeur de la Manufacture, la Haute école de théâtre de Suisse romande. Désinhibant car il n’y a pas besoin de connaître l’œuvre de référence vu qu’elle n’existe pas, et choquant car la démonstration est brutale, dérangeante.» En effet la pièce présente des scènes de nudité ou d’émasculation. Durant les représentations, le public a souvent mis du temps à comprendre ce qui était attendu de lui. Mais l’interaction avec les acteurs s’est ensuite poursuivie jusqu’à deux heures après la performance. Si Arpad Schilling a créé une œuvre qui transgresse les codes du théâtre classique, c’est parce qu’il s’agissait de la pièce de sortie des étudiants de la Manufacture. «Il était inconcevable de proposer une pièce classique à ces jeunes qui finissaient leurs études. Ils n’auraient pas pu montrer ce qu’ils avaient réellement appris durant leur parcours à la Manufacture. Dans une pièce traditionnelle, on doit se cantonner à son rôle, cela peut être réducteur.» Pro-vocation a été jouée en de maints endroits en Suisse romande, ainsi qu’à Avignon. Par Thomas Pfefferlé

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ART

Sur le banc des accusés

L’enfant terrible du monde numérique

L’artiste américain Evan Roth roule dans une fausse Google Car et introduit délibérément des pièces métalliques dans ses bagages à l’aéroport. Son but: tourner en dérision les nouvelles technologies. TEXTE

emboutissant volontairement des cônes de circulation et mettant en scène des accidents. Les œuvres d’Evan Roth, dont certaines existent exclusivement sur le web, ont été présentées au MoMA de New York, à la Tate Modern de Londres ou encore sur la page d’accueil de YouTube. «Les technologies deviennent bien plus intéressantes lorsqu’on arrête de les mettre sur un piédestal et qu’on les regarde sous un angle différent», explique l’artiste.

| Benjamin Bollmann

Comment trouver Evan Roth sur internet? C’est simple: il suffit d’ouvrir Google et de taper «bad ass mother fucker». Son site s’affiche en première position. L’artiste, programmeur et hacker américain, questionne le rôle des nouvelles technologies en les détournant de leurs fonctions premières. Dans une fausse voiture sans conducteur Google Car, lui et ses collègues du collectif F.A.T. (Free Art and Technology Lab) ont ainsi parcouru les rues de New York,

Lorsqu’il passe par un aéroport, Evan Roth aime surprendre les agents de sécurité: dans son sac, il cache des inscriptions métalliques qui apparaissent à l’écran des scanners à rayons X. «Mind your own business» (Occupe-toi de tes oignons) et «Nothing to see here» (Rien à signaler) comptent parmi ses messages préférés.

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MODE

Fashion transgressions Les évolutions marquantes de la mode ont souvent heurté les catégories conservatrices de la société, qui d’une époque à l’autre ne sont plus forcément les mêmes. Regard rétrospectif sur des provocations qui nous habillent aujourd’hui. TEXTE

| Sylvain Menétrey

Coco Chanel années 1910-1920 «J’ai rendu au corps des femmes sa liberté; ce corps qui suait dans des habits de parade, sous les corsets, les dessous, les rembourrages», déclarait de son ton aiguisé et sentencieux Coco Chanel. La couturière tenait en horreur les aigrettes, les volants, les traînes, les dentelles ou les mousselines caractéristiques de la Belle Epoque. Lorsque la guerre éclate en 1914, les femmes doivent remplacer les hommes partis au front à leur poste de travail. Dans le même temps, l’approvisionnement en matières premières luxueuses de la mode fait défaut. Coco Chanel profite de ces contraintes pour diffuser sa vision épurée d’une mode destinée aux femmes actives. Elle impose le jersey à l’indignation des couturiers et des élégantes qui le considèrent comme un tissu pauvre. A l’origine, il servait à fabriquer les chandails bleus de pêcheurs des îles anglonormandes et les sous-vêtements masculins. On considérait qu’il était impossible à utiliser en couture en raison de son aspect primitif. Coco Chanel lui reconnaît souplesse et confort. Ce tissu lui permet de confectionner des vêtements fluides sans taille marquée, qui bougent avec le corps.

empreint de ludisme et de légèreté était un pied de nez aux valeurs traditionnelles et aux tendances rétrogrades, sans pour autant représenter une provocation dure», analyse Leyla Belkaïd Neri, anthropologue et designer, fondatrice du Master en management du luxe de la Haute Ecole de Gestion de Genève. Il n’empêche que la presse de cette époque, profondément conservatrice, se déchaîne contre la mini perçue comme le symbole d’une grave dégénérescence morale. «D’autres pièces comme la blouse transparente portée sans soutien-gorge, créée par Yves SaintLaurent, génèrent le même type de critiques virulentes», relève l’anthropologue de la mode. Durant cette période intense de revendication sociale, le look devient ainsi un terrain de combat. La minijupe va largement triompher, colonisant même les trottoirs de Téhéran pendant quelques années.

Vivienne Westwood années 1970 Avec son mari Malcolm McLaren, le manager des Sex Pistols, cette ancienne enseignante anglaise a créé le style punk. Vivienne Westwood officiait à l’origine au fond d’une boutique sombre de King’s Road à Londres. Baptisé Let It Rock, puis Too Fast To Live, Too Young To Die, le magasin devient Sex en 1974. Il remporte un immense succès en vendant des combinaisons en latex et des accessoires fétichistes, des articles jusqu’alors seulement disponibles par correspondance. Dans l’arrière-boutique, la maîtresse des lieux ne se contente pas d’inventer la coiffure punk en pétard et colorée, elle torture aussi des t-shirts pour les rendre trash et destroy et les

La minijupe années 1960 Figure majeure du Swinging London, la créatrice de mode anglaise Mary Quant n’a cessé de raccourcir ses jupes au fil des années 1960. Sa minijupe devient un emblème de l’émancipation féminine et de la libération sexuelle. Elle la conçoit comme un vêtement permettant aux femmes de courir après un bus. «Ce vêtement 42

Illustration réalisée par Xénia Laffely pour Hémisphères


MODE

5 fashion trangressions

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MODE

5 fashion trangressions

affubler de slogans situationnistes ou anarchistes, elle colle clous et chaînes de vélo sur les perfectos, imagine des imprimés de cow-boys gays moins coincés qu’à Brokeback Mountain. Iconoclaste, le style rompt avec l’esthétique hippie, détourne les symboles anglais comme le kilt ou le tartan et devient le cauchemar de l’Angleterre conservatrice. Le vestiaire punk créé par Vivienne Westwood et Malcolm McLaren sort vite des frontières de l’Angleterre et prend de l’ampleur, notamment parce que ses concepteurs prônent le do-it yourself.

Madonna en est la meilleure ambassadrice lors de sa tournée Blond Ambition Tour en 1990 où elle simule une masturbation dans une guêpière du couturier français. Avec Jean Paul Gaultier, les tenues de boudoir et de cabaret s’exhibent dans la rue. Grand collagiste postmoderne, Gaultier défend l’interchangeabilité des stéréotypes sexuels, se nourrit des looks de banlieue ou des costumes traditionnels. Il chasse la perfection au profit d’une forme d’exubérance qui ne lésine pas sur le mauvais goût et le vulgaire.

La mode japonaise années 1980 On ne peut pas dire que les louanges accueillent les créateurs japonais Rei Kawakubo, avec sa marque Comme des Garçons, et Yohji Yamamoto lorsqu’ils présentent leurs premières collections à Paris au début des années 1980. «Importable!» déclarent la plupart des commentateurs encore éberlués par ce qu’ils ont vu. Les vêtements déstructurés et dépiécés des Japonais leur rappellent une ambiance post-apocalyptique, d’où l’appellation «Hiroshima Chic» pour les décrire. «Il n’y avait pourtant aucune volonté de provoquer de leur part. Ils souhaitaient simplement exprimer une autre manière de penser l’architecture du vêtement dans sa relation au corps», estime Leyla Belkaïd Neri. Le public parisien n’est pas préparé à une vision du corps si différente de la sienne. «Les designers japonais concevaient le vêtement comme un volume tridimensionnel. Ils intervenaient sur l’espace entre la peau et le vêtement, alors que cet espace était envisagé différemment, voire ignoré par les créateurs occidentaux de l’époque», ajoute la spécialiste du design de mode. Chaussures plates, vêtements amples: l’androgynie des tenues subit aussi les gausseries parisiennes. «Elles s’inscrivent dans la continuité de la tradition japonaise du costume où les genres sont moins différenciés qu’en Europe.» Le premier choc passé, la modernité radicale des Asiatiques va devenir culte.

TROIS QUESTIONS À Elizabeth Fischer Responsable Design Bijou, montre, accessoire à la Haute école d’art et de design Genève - HEAD Vous avez lancé un projet de recherche intitulé Equipped Body en 2011. De quoi s’agit-il? Porter des écouteurs d’une certaine manière parle de notre personnalité, de notre rapport au corps et à autrui. Notre objectif est de comprendre le lien culturel, ergonomique et émotionnel entre corps et objet. De lui dépendent la construction identitaire et l’intégration à tel ou tel groupe social.

Jean Paul Gaultier années 1980 Décrit comme l’enfant terrible de la mode des années 1980, Jean Paul Gaultier a fait tomber la barrière entre les sexes, en habillant les femmes de vestes de motard et les hommes en jupes. Il a aussi remis au goût du jour le corset, un accessoire honni par les féministes. «Mais loin de symboliser un retour en arrière, lorsqu’ils représentaient des signes d’enfermement, les corsets aux seins pointus comme des cornets de glace de Jean Paul Gaultier habillent des femmes fortes et sûres de leur sexualité», note Thierry-Maxime Loriot, dans son ouvrage La planète mode de Jean Paul Gaultier.

Quels objets analysez-vous? Tous ceux qui sont liés physiquement au corps: les bijoux et les parures, mais aussi les téléphones portables,

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lunettes, porte-clés ou casques audio. Pour reprendre les mots de l’anthropologue Marc Augé, c’est la panoplie des objets de l’homme super-moderne. Ils établissent une cartographie du soi et fonctionnent dans un réseau complexe. Certains de ces accessoires se révèlent-ils transgressifs? Parmi nos ornements contemporains, certains viennent de populations en marge, qui affirmaient ainsi leur non-conformité. Le cas du piercing est explicite: il a orné les marins, les bagnards, puis les punks, avant de se démocratiser. Aujourd’hui, il n’est plus perçu comme un signe de rébellion, alors qu’il était jugé transgressif. Toutefois, ce type de parure n’est toujours pas pris en compte par la formation en design, preuve qu’il garde encore une connotation d’interdit. Propos recueillis par Jade Albasini


NUTRITION

Alimentation: mieux vaut oublier les normes Les recherches montrent que les régimes stricts peuvent mener à une prise de poids. Les spécialistes en nutrition préconisent de moins en moins de standardisation. TEXTE

| Catherine Riva

Le corps et l’alimentation sont des champs que la modernité nous enjoint de contrôler. Il suffirait de se conformer à la norme du bien manger pour atteindre la norme de la minceur athlétique, notre canon esthétique contemporain. Simple affaire de volonté.

Dans ses recherches, la professeure Maaike Kruseman souhaite comprendre comment font les individus qui ne reprennent pas de poids après un régime. Car 95% des gens qui maigrissent finissent par revenir à leur poids de départ, voire davantage.

Ces premiers résultats corroborent des travaux réalisés avec d’anciens toxicomanes et alcooliques, qui lorsqu’ils reprenaient du poids combattaient leur nouvelle corpulence en alternant grignotage et restriction alimentaire. «Dans cette population, la norme d’image corporelle revêt donc la même importance, résume Maaike Kruseman. Elle crée une pression telle que les gens mangent plus mal que s’ils acceptaient leur poids de santé.» Pour la diététicienne, souvent, l’idéal de minceur ne correspond pas à la fourchette de poids dans laquelle on est en bonne santé: «Ceux qui veulent perdre du poids sont fréquemment en quête d’une norme irréaliste, et doivent d’abord apprendre à accepter leur corps.» Le problème, c’est qu’à l’instar de l’idéal de minceur dont les nutritionnistes cherchent à se distancer, la notion de «poids de santé» stigmatise l’obèse. Cette angoisse de la déviance par rapport à la norme se retrouve aussi chez les anorexiques: «L’anorexie commence généralement par un régime, qui tourne mal chez une jeune fille perfectionniste en quête d’une norme de minceur ‹anormale›, explique Isabelle Carrard, psychologue clinicienne, active dans le même projet de recherche que Maaike Kruseman. En conséquence, elle en arrive à refuser les conventions alimentaires ‹normales›, alors qu’au fond d’elle-même, elle cherche à être irréprochable.» A bien des égards, l’introduction de normes, tant du côté de la corpulence que de l’alimentation, semble s’assortir d’effets toxiques: discrimination des gros, médicalisation de leur condition, mais aussi de l’acte le plus naturel qui soit – manger.

A priori, les dernières recherches de Maaike Kruseman, professeure à la Haute école de santé Genève – HEdS-GE, vont dans ce sens. La diététicienne se penche sur les stratégies de personnes qui réussissent à maintenir une perte de poids. «D’après la littérature, 95% des gens qui maigrissent finissent par revenir à leur poids de départ, voire davantage. D’où l’impression que l’obésité est impossible à guérir. Nous voulons voir comment font ceux qui ne reprennent pas de poids.» Le fait que certains réussissent, n’est-ce pas la preuve qu’il suffit d’y mettre du sien? La difficulté, c’est que ces mêmes personnes ne suivent pas forcément les recommandations nutritionnelles. Les premiers résultats de l’étude pilote de Maaike Kruseman indiquent au contraire que certaines utilisent des méthodes iconoclastes, comme se mettre au régime une semaine sur deux.

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SANTÉ

Le droit de mourir L’assistance au suicide est désormais possible dans les EMS vaudois. Le fondement même de l’acte de soin se trouve ainsi ébranlé. TEXTE

| Cynthia Khattar

l’association Exit, que la population a rejetée au profit d’un contre-projet du gouvernement fixant un cadre plus strict. Hôpitaux et EMS se trouvent désormais obligés d’accepter la décision du patient de se suicider. A condition qu’il ait sa capacité de discernement, souffre d’une maladie grave ou incurable et persiste dans sa volonté de mettre fin à ses jours.

A l’EMS de Bellevue à Begnins (VD), une résidente a fait appel à l’association Exit pour l’aider à mourir en 2004. Aucun membre du personnel n’avait été mis au courant. «Nous l’avons très mal vécu, se souvient France Lavenna, qui travaille dans l’établissement depuis vingt-cinq ans. L’équipe a été frustrée de ne pas être informée, un peu comme si on ne nous faisait pas confiance.» Dans un EMS où la moyenne d’âge des résidents est de 87 ans, la mort fait partie du quotidien. Mais lorsqu’une personne choisit de mourir, sa décision n’est pas toujours bien acceptée par ceux qui ont pris soin d’elle durant des années.

Dans les EMS, l’aide au suicide ne concerne que peu de cas, même depuis l’entrée en vigueur de la nouvelle réglementation. Mais le choix délibéré d’un résident de mettre fin à ses jours n’est pas sans conséquence. Comme le rappelle Jérôme Azau, directeur de l’EMS MontCalme à Lausanne: «On aime dire que les résidents se retrouvent comme chez eux en EMS. Oui, mais c’est un lieu de vie collective. Nous ne sommes pas totalement libres, il y a des gens autour de nous.» Et le directeur d’évoquer le cas de cette femme qui annonçait ouvertement «demain je ne serai plus là», heurtant la sensibilité d’autres résidents.

Depuis quatre ans que l’Institut et Haute Ecole de la Santé – La Source l’a mis en place à Lausanne, le séminaire infirmier «Projet de mourir et continuum des soins» ne désemplit pas. Et pour cause. «Il y a des traumatismes chez les soignants confrontés à la mort de ceux dont ils s’occupent, confie Christine Bongard-Félix, infirmière-cheffe responsable du programme et chargée du développement de l’Unité d’éthique clinique au sein de l’école. Les infirmiers arrivent avec énormément d’interrogations. On constate une carence.» Cette année, le séminaire suscite d’autant plus l’intérêt que, depuis janvier dernier, le canton de Vaud est le premier de Suisse à considérer l’assistance au suicide comme un droit. Une initiative proposée par

Un sentiment d’échec pour le personnel

Pour le personnel soignant, «c’est le fondement même de l’acte de soin qui est ébranlé lorsqu’une personne prend la décision de mourir, explique Christine Bongard-Félix. La situation est perçue comme un échec.» Un sentiment également constaté par la vice-présidente d’Exit,

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SANTÉ

Le droit de mourir

Ces images proviennent du documentaire Exit, réalisé en 2005 par Fernand Melgar. On y voit les accompagnateurs de l’association d’assistance au suicide et les personnes en fin de vie aborder frontalement les questions liées à la mort. La photo du haut montre la lettre d’autorisation écrite par la personne souffrante. En bas, l’assistant prépare la solution létale.

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SANTÉ

Le droit de mourir

préalable», confirme France Lavenna. De son côté, la vice-présidente d’Exit propose systématiquement de rencontrer les soignants au préalable et constate effectivement que «cela se passe mieux quand ils sont informés». A l’heure actuelle donc, «chaque EMS s’organise comme il le souhaite», indique le médecin cantonal vaudois Karim Boubaker. En parallèle à la nouvelle réglementation, une commission a été créée pour s’assurer du suivi de l’application de la loi. Elle réunit le médecin cantonal, le secrétaire général de l’AVDEMS et les responsables d’Exit. «La commission évaluera que la personne a fait valoir ses droits. Mais aucune procédure n’a été prévue pour accompagner le personnel soignant», déplore Christine Bongard-Félix.

Suzanne Pletti, qui accompagne depuis dix ans des personnes souhaitant mettre fin à leurs jours. «J’explique à l’équipe que pour certaines personnes qui ont atteint un seuil de souffrance intolérable, il n’y a plus qu’un seul choix qui compte.» Tristan Gratier, secrétaire général de l’Association vaudoise d’établissements médico-sociaux (AVDEMS), a directement collaboré à l’élaboration du contre-projet entré en vigueur, mais il le concède lui-même: «Les EMS représentent un lieu orienté vers la vie. Il n’est pas évident de dire à 6’000 collaborateurs: maintenant vous devrez accepter qu’un résident préfère mourir.» Pour Christine Bongard-Félix, il s’agit d’intégrer la notion d’autonomie. «Quand les soignants comprennent que ce n’est pas un droit contre un autre, cela permet une prise de distance émotionnelle.» Dans les débats qui ont entouré la nouvelle réglementation, on a souvent fait entendre la voix des quelques EMS vaudois d’obédience religieuse qui ont manifesté leur opposition à assister un suicide. Christine Bongard-Félix met aussi en évidence les origines et les croyances multiples des soignants eux-mêmes, qu’il faut concilier avec le droit de mourir. «Pour certains, la notion même d’EMS ne correspond pas aux coutumes de leurs pays d’origine où les personnes âgées vivent avec leurs familles. Imaginez le choc.» Près de 30 nationalités se croisent dans les trois établissements que co-dirige Christian Crottaz à Begnins, dont celui de Bellevue. Le directeur se souvient notamment d’une employée d’origine africaine, particulièrement affectée lors de l’aide au suicide qui y avait eu lieu en 2004.

Une aide spirituelle Le rôle du personnel soignant n’est pas de contester le choix d’une personne qui demande à mourir. Mais pour Henk Verloo, professeur à l’Institut et Haute Ecole de la Santé – La Source, il s’agit de trouver des manières de communiquer avec les résidents au sujet de la mort et d’être à l’écoute. «La demande de mourir a été mise en lien avec une détresse psychologique. Il y a toujours quelque chose derrière, c’est ce qu’il faut tenter de creuser.» De récentes recherches au Canada ont déterminé comment des personnes en viennent à demander de mourir. «L’un des grands instigateurs pour une aide au suicide, c’est le manque d’écoute.» Un instrument a été développé pour évaluer la dignité et les facteurs de détresse chez une personne. «Lorsque ces facteurs sont détectés, on peut induire une thérapie ou une relation d’aide – qu’on appelle aussi thérapie de dignité – qui permettra de réduire la demande de mourir dans certains cas.» Henk Verloo prévoit que beaucoup de séminaires vont se développer dans le domaine, en s’intéressant en particulier à la spiritualité, qui prend de l’importance en fin de vie. «Jusqu’à présent, la recherche s’est concentrée sur les soins palliatifs, comment remédier à la douleur. Mais ce n’est pas une solution pour tout le monde.»

La nécessité d’informer les équipes

Les difficultés survenues suite à la première aide au suicide a poussé la direction de l’EMS de Bellevue à mieux informer toutes les équipes, personnel soignant, service hôtelier ou même les chauffeurs. L’établissement a mis en place un règlement et organise des colloques de résidents, des réunions avec la famille, ou s’assure que les policiers viennent habillés en civil. Une deuxième aide au suicide a eu lieu en 2006. «Elle a été beaucoup mieux perçue», confie Christian Crottaz. «On adhère davantage à la décision de la personne lorsqu’il y a des explications au

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Christine Bongard-Félix observe de nombreux traumatismes chez les infirmiers qui sont confrontés à la mort de ceux dont ils s’occupent, parfois durant des années. Un choc d’autant plus fort s’il s’agit d’une mort choisie.


SOCIAL

Les seniors face à la violence A domicile ou dans les institutions, la maltraitance à l’égard des personnes âgées est une réalité rarement dénoncée. Mais on ne peut pas nier son existence dans une société vieillissante. TEXTE

La maltraitance constitue «une atteinte à l’intégrité psychologique ou morale, physique ou sexuelle, matérielle ou financière d’une personne âgée. Elle peut résulter d’un acte commis ou omis – auquel cas on parle de négligence –, isolé ou répété, intentionnel ou involontaire. La maltraitance s’inscrit dans une relation et provoque un préjudice ou une souffrance profonde chez la personne âgée.» Roulet Schwab & Rivoir, Maltraitance des personnes âgées. Représentations et gestion de la problématique dans les institutions, p. 4, 2011.

| Peggy Frey

On en entend rarement parler. Mais la violence contre les personnes âgées ne représente ni un phénomène nouveau, ni un fait confidentiel. «En 2002, l’Organisation mondiale de la santé avait déjà reconnu la maltraitance des seniors comme un problème prioritaire, souligne Joël Vallat, président de la section jurassienne d’Alter ego, l’association romande pour la prévention de la maltraitance envers les personnes âgées. En augmentation dans nos sociétés vieillissantes, le troisième et le quatrième âge sont exposés aux violences. Logique: il s’agit de personnes dépendantes ou qui ne possèdent plus leur capacité de discernement.»

phine Roulet Schwab, docteure en psychologie, professeure à la HEdS - La Source à Lausanne et auteure de l’étude Maltraitance des personnes âgées. Représentations et gestion de la problématique dans les institutions. Pour la spécialiste, les violences envers les personnes âgées ont probablement toujours existé. C’est la tolérance de notre société à l’égard de ces actes qui a évolué. Delphine Roulet Schwab estime que «la maltraitance représente une notion complexe. Il serait impossible d’établir une liste exhaustive d’actes.» Cela explique pourquoi il n’est pas aisé de connaître l’ampleur du phénomène en Suisse.

Un rapport de l’Office fédéral de la statistique sur la population âgée en Suisse publié en 2000 indique que 3,9% des personnes de plus de 65 ans vivant en ménage privé ont été victimes de violences. Et selon une étude menée en 2010 et 2011 par l’Institut et Haute Ecole de la Santé – La Source et l’association Alter ego, plus de 70% des responsables de 230 institutions et services hospitaliers romands disent avoir été confrontés à une situation de maltraitance impliquant une personne âgée. «En Suisse, la question a commencé à être abordée publiquement à la fin des années 1990, lorsque les médias ont dénoncé des scandales dans des établissements médico-sociaux», raconte Del-

Infantiliser une personne âgée, l’humilier, l’assommer de somnifères, banaliser ses soins, lui manquer d’attention ou la reléguer dans un coin de la maison pour profiter de ses biens: les exemples de maltraitance ne manquent pas. Pour Joël Vallat, «l’acte se produit souvent dans le cadre d’une relation de confiance marquée par une inégalité de pouvoir.» Famille, amis, professionnels de l’aide ou des soins seraient ainsi les premiers maltraitants. Les personnes âgées vivent majoritairement chez elles. Lorsqu’elles ne sont plus capables d’être autonomes, certaines sont soutenues par leurs proches. «Le proche-aidant le devient par

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SOCIAL

La matraitance des aînés

lence peut aller dans les deux sens: il est parfois difficile pour les soignants de ne pas s’emporter face à un aîné qui se montre violent verbalement ou physiquement. «Les troubles démentiels peuvent donner lieu à des comportements agressifs, relève Delphine Roulet Schwab. Mais une personne souffrant de démence à un stade avancé n’est pas consciente de ses actes, il est important de le réaliser.»

proximité affective et non par choix. Le devoir d’assistance s’inscrit donc dans une relation qui a une histoire, explique Mercedes Pône, cheffe de projet chargée du programme vaudois de soutien aux proches aidants à domicile. En acceptant ce rôle, rares sont ceux qui imaginent l’investissement que cela représente.» Résultat: la moitié des proches-aidants se disent épuisés psychologiquement, et un tiers atteints dans leur santé. «Les conjoints ou les enfants ne sont pas suffisamment informés. Ils se retrouvent souvent démunis lorsqu’ils doivent s’occuper d’une personne pendant des années, poursuit Mercedes Pône. C’est souvent dans ce cas que la maltraitance ou la négligence apparaissent.» Pour Delphine Roulet Schwab, «dans nos sociétés qui placent la beauté, le dynamisme et la jeunesse comme valeurs phares, le vieillissement fait peur. Il peut mener à des réactions de rejet, voire d’agression.» Si s’occuper d’un enfant conduit vers l’avenir, se consacrer à une personne âgée mène davantage vers la régression, confronte à sa propre finalité. «Il faut temporiser toutefois, prévient la psychologue. Peu de gens se réveillent un matin en se disant: je vais maltraiter grand-mère! La plupart des actes de maltraitance ne sont pas motivés par une intention consciente. Ils sont plutôt la conséquence de situations complexes où différents critères réunis conduisent à un dérapage.»

Un maintien à domicile inapproprié à l’état de la personne, une surcharge de travail ou le manque de temps conduisent aussi à de la négligence. Une problématique bien connue de Nicolas Froté: «Il arrive qu’une famille ne souhaite pas placer un proche au home pour des raisons financières. Ce point de vue arrange les assurances, qui plaident le maintien à domicile. Du coup, le nombre de prestations augmente et les assurances mettent la pression pour que les actes soient effectués le plus rapidement possible.» Pour échapper à ce rythme, certaines aides à domicile vont jusqu’à facturer des actes inutiles (la prise de tension par exemple) et restent plus longtemps avec leur client. «Parfois nous sommes la seule visite de la journée, confie Nadia (prénom d’emprunt), aide à domicile à Lausanne. Prendre le temps de discuter avec une personne âgée représente un acte d’aide morale.» Autre problème: les exigences de la famille ne sont pas toujours en adéquation avec celles du client. «Dois-je lever une mamie qui souhaite rester au lit parce que ses enfants ne veulent pas accepter sa dégradation physique et l’exigent?» questionne Nadia.

Le personnel travaillant à domicile peut aussi être à l’origine de mauvais traitements. Plusieurs signes peuvent alerter quant à une possible maltraitance: «La personne âgée change d’attitude, perd son appétit, sursaute pendant les soins, présente des marques de coups, énumère Delphine Roulet Schwab. Du côté du collaborateur, les gestes brusques, le ton élevé de la voix, les moqueries ou l’absence d’empathie sont aussi des signes.» Dans ces cas, le dialogue est la première solution envisagée. «Nous essayons de comprendre la raison de la violence, puis d’y trouver une solution, indique Nicolas Froté, directeur adjoint de la Fondation jurassienne pour l’aide et les soins à domicile. Le mot maltraitance est rarement utilisé: ce terme choque et personne n’a envie d’être qualifié de malmenant.» Plus il est formé au problème, plus le personnel sait maîtriser ses émotions et éviter tout acte déplacé. Car la vio-

Taboue, la problématique de la maltraitance du grand âge n’est pas souvent dénoncée. «Le signalement à la police et le recours à la justice restent rares, note Delphine Roulet Schwab. Dans les institutions, le problème est souvent réglé en interne, avec l’appui éventuel du médecin responsable, d’un médiateur ou d’experts externes.» Dans le cadre familial, la personne âgée peut avoir peur de parler parce qu’elle craint des représailles ou que cela ne la conduise à être placée en institution.

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en millions, c’est le nombre d’heures de soins annuelles prodigués par des proches à leurs parents âgés ou handicapés, qui permettent une économie de 4,3 milliards de francs (OFS).

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l’âge à partir duquel on trouve la majorité des victimes de maltraitance, selon les statistiques de l’association Alter ego.

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le pourcentage de responsables des 230 institutions et services hospitaliers romands qui disent avoir été confrontés à une situation de maltraitance impliquant une personne âgée.


SOCIAL

La matraitance des aînés

Jeanne Barmann avait 102 ans lorsque Melody Seiwert l’a photographiée en 2004. Cette artiste strasbourgeoise est partie durant deux ans à la rencontre de centenaires en Alsace, dans les maisons de retraite ou à leur domicile. Elle explique avoir exploré leurs visages comme un paysage intérieur: «Ils se donnent à voir dans leur nudité, sans fard, dans un face-à-face. Ils nous regardent, nous interrogent et nous renvoient à nous-mêmes.»

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ADDICTION

Je suis malheureux, donc je me dope Un peu à contre-courant, des chercheurs ne souhaitent pas savoir pourquoi les sportifs se dopent, mais pourquoi certains ne le font pas. TEXTE

| Francesca Sacco

page, mais on parle peu des facteurs de protection qui les en éloignent, observe Jean-Félix Savary, porte-parole du Groupement romand d’étude des addictions (GREA), à Lausanne. Les facteurs de protection sont, par exemple, un bon réseau social et un entourage soutenant.»

Le dopage sportif fait des ravages: dans certaines disciplines, le pourcentage des athlètes qui utilisent des stéroïdes anabolisants approche les 70%, selon l’expert français Patrick Laure, professeur associé à l’Université Paris Orsay. Dans le football professionnel, on parle d’une prévalence oscillant entre 27 et 68%.

Auteur du livre Le principe de prévention, le spécialiste français en économie de la santé Jean-Paul Moatti regrette également qu’on ne s’intéresse pas assez aux «conduites vertueuses» des individus. Prenant l’exemple du tabagisme, il écrit: «Les arrêts tabagiques semblent souvent consécutifs à des événements heureux, comme une promotion professionnelle ou une rencontre amoureuse. Ce ne serait donc pas la santé qui fait le bonheur, mais plutôt le bonheur qui incite à se préoccuper de sa santé.» Le principal frein aux recherches dans ce domaine serait une carence en matière de «culture de la prévention», selon l’expression de Patrick Laure, qui estime qu’il manque – en tout cas en France – une véritable «formation professionnelle à la prévention». En Suisse, il existe depuis une dizaine d’années un Certificate of Advanced Studies interprofessionnel en addiction, organisé par la HES-SO. «Ce qui est particulier dans cette formation, c’est qu’elle a été élaborée en partenariat avec les professionnels qui agissent sur le terrain», souligne Viviane Prats, professeure à la Haute école de travail social et de la santé – EESP – Lausanne et

Pourtant, la plupart des sportifs n’ont pas envie de se doper. «Cela ressort clairement dans les sondages que nous effectuons», affirme Matthias Kamber, directeur de la fondation Antidoping Suisse. Lorsqu’on leur demande quelle attitude les instances doivent adopter, jusqu’à 90% des athlètes répondent qu’il faut être intransigeant et sanctionner. Ils disent aussi que le sport permet d’inculquer des valeurs morales à la jeunesse et que les sportifs de haut niveau peuvent servir de modèles.» En France, l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé a creusé un peu plus la question et s’est intéressé aux motivations des jeunes sportifs qui les poussent à ne pas se doper. Les principales raisons citées sont, par ordre de priorité: «les produits dopants sont dangereux pour la santé», «je n’en ai pas besoin», «ce serait tricher», «je ne veux pas être manipulé», «mes parents me l’interdisent» et «les produits sont trop chers». «On se penche souvent sur les facteurs de risque qui exposent les sportifs à la tentation du do-

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ADDICTION

Un problème d’auto-estime

ex-présidente du GREA. Sa finalité consiste à développer «une culture professionnelle commune entre tous les intervenants, favoriser la collaboration et le travail en réseau caractéristique du champ de l’addictologie». Les études menées jusqu’ici sur de jeunes sportifs ont montré que le risque de recourir au dopage est d’autant moins élevé qu’ils entretiennent de bonnes relations avec leur entourage. Ainsi, on a pu mesurer chez ceux qui trichent une estime de soi plus faible et une plus grande anxiété que chez les non-dopés. Le basculement se fait souvent vers 18 ou 19 ans, lorsqu’ils sont confrontés à leurs limites physiques pour devenir professionnels. Beaucoup de spécialistes pointent les exigences qui pèsent sur eux. Sponsors, directeurs sportifs, coaches et même supporters concourent à leur mettre la pression: certains footballeurs professionnels ne sont-ils pas hués par leurs fans lorsque les résultats du club sont jugés décevants? Chercheurs et observateurs sont souvent partagés: certains considèrent que l’on ne peut pas parler de choix de la part des sportifs, d’autres croient à leur libre arbitre. D’autres encore pensent que les deux théories sont compatibles et que le sportif est à la fois libre de ses choix et soumis à des pressions énormes. Parmi les tenants du discours sur le libre arbitre, on trouve (entre autres) le psychiatre américain Thomas Szazs, qui soutient que tous les produits devraient être libres d’accès, mais qu’il faudrait clairement informer les gens des risques associés à leur consommation. «A mon avis, il existe une confusion au sujet du libre-arbitre, avance JeanFélix Savary. Ce discours table sur le fait que nous sommes des êtres de raison. Cependant, il y a aussi quelque chose d’irrationnel chez l’homme, qui le rend influençable.»

Sur la question de savoir s’il faut légaliser ou non le dopage, la professeure Viviane Prats répond par la négative. Elle ne croit pas au libre arbitre dans les conditions actuelles du sport de haut niveau.

Viviane Prats. D’ailleurs, depuis un certain nombre d’années, des voix s’élèvent pour dresser un constat d’échec de la lutte anti-dopage et réclamer une régularisation. Mais personne ne sait exactement comment et dans quelle mesure cela serait réalisable.» En attendant, les instances sportives rappellent qu’un sportif peut gagner sans se doper. Comment? Eh bien, en appliquant des recettes qui ne paraissent pas miraculeuses: une alimentation saine et variée, avec une bonne hydratation, un sommeil régulier et en quantité suffisante...

Raison pour laquelle le marché des drogues doit être réglementé et le dopage interdit: «Toutes proportions gardées, c’est un peu comme la circulation automobile, estime Matthias Kamber. Si l’on veut que les règles soient respectées, il faut placer des radars sur les autoroutes et effectuer des contrôles de vitesse.» «Personnellement, je ne crois plus au libre-arbitre dans le système actuel du sport de haut niveau, déclare

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MÉDECINE

L’homme de demain, créature de synthèse Du diagnostic préimplantatoire aux membres artificiels, la technologie modifie toujours plus le corps humain. Face à ces évolutions, des questions éthiques se posent. TEXTE

| Melinda Marchese

Genève, travaille par exemple sur un projet qui vise à optimiser la création et la pose d’implants articulaires (prothèses de la hanche et du genou notamment). «En nous basant sur les images médicales tridimensionnelles du patient, nous réalisons un modèle virtuel de la prothèse la plus adaptée à sa morphologie. Nous pouvons aussi envisager une impression 3D d’un objet qui servira de guide de coupe lors de l’intervention chirurgicale – l’objectif étant d’ôter la quantité appropriée d’os et de créer un implant qui se rapproche au maximum de la surface originale.» A La Chaux-de-Fonds, l’Institut des microtechnologies appliquées (IMA) de la HEArc travaille sur des technologies qui permettront à terme de construire des microsystèmes d’une taille d’environ un millimètre cube afin de pouvoir les implanter dans le corps par un acte chirurgical très peu invasif. Il peut s’agir d’une petite incision dans l’œil afin d’y placer un capteur de pression pour le suivi du glaucome ou de l’introduction, par l’artère fémorale, d’un capteur de flux pour la prise en charge de l’hydrocéphalie, une anomalie neurologique maligne qui engendre un déséquilibre entre la production et l’absorption de liquide céphalorachidien.

Le général John Smith est un homme hors du commun: il n’est constitué que de prothèses mécaniques, qui, une fois assemblées, créent un être robuste. Ce personnage, né en 1839 de l’imaginaire d’Edgar Allan Poe dans sa nouvelle L’homme qui était refait, illustre un vieux fantasme humain. Depuis longtemps, écrivains, réalisateurs et surtout scientifiques rêvent d’équiper le corps de dispositifs technologiques pour optimiser ses performances. Mais ce qui n’était jusque-là qu’une chimère semble aujourd’hui pouvoir se concrétiser. Les exemples de technologies «augmentatives» se multiplient, de l’exosquelette japonais HAL, qui décuple la force de son utilisateur, à I-Limb digit, une main bionique déjà greffée chez plusieurs patients pour remplacer un membre amputé. Les progrès de la science permettent même de déterminer toute une vie: grâce au diagnostic préimplantatoire – un examen interdit en Suisse –, il est par exemple possible de détecter la présence d’éventuelles anomalies génétiques dans les embryons. Seuls ceux qui présentent un profil «parfait» se verront implantés dans l’utérus de la future mère. En Suisse romande, des scientifiques développent des implants high-tech à visée médicale. Jérôme Schmid, professeur en technique de radiologie médicale à la Haute école de Santé

Des progrès de la science qui soulèvent plusieurs débats éthiques: ne viole-t-on pas les lois naturelles en transformant artificiellement les

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MÉDECINE

L’homme de demain

L’entreprise britannique Touch Bionics développe des produits comme I-Limb digit, une main bionique ultra-performante. Elle a déjà été greffée avec succès sur plusieurs patients amputés. Perdre un membre comporte un aspect psychologique important et adopter une prothèse ne va pas de soi. C’est pourquoi l’entreprise développe aussi des prothèses esthétiques, moins performantes, mais qui permettent au patient de mieux adopter son nouveau membre car il se fond dans son corps. Ces membres plus vrais que nature sont tout de même capables de pousser, tirer, porter des charges légères ou même pianoter sur un clavier.

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MÉDECINE

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la Commission nationale suisse d’éthique dans le domaine de la médecine humaine, l’intervention de la technologie sur le corps et les vies humaines devrait être davantage débattue, tant par les éthiciens que par les politiques. Elle n’exclut pas, dans certains cas, l’apparition de troubles psychologiques notamment. «Nous pouvons aujourd’hui faire naître un «bébé médicament», un enfant conçu génétiquement de telle sorte qu’il puisse guérir un frère ou une sœur aîné atteint d’une maladie, grâce à une greffe prélevée sur le nourrisson. Etre instrumentalisé de la sorte avant même sa naissance pourrait créer des problèmes d’identité. Il nous faut anticiper les conséquences de toutes ces avancées, qui nous mettront face à des situations que personne ne maîtrise pour l’instant.»

capacités physiques ou intellectuelles du corps humain? Ne faut-il pas laisser la nature opérer? De ces questions sont nés deux principaux mouvements de pensée: d’une part, le transhumanisme, qui prône l’usage des techniques afin d’améliorer les caractéristiques physiques et mentales des êtres humains, d’autre part, les bioconservateurs, attachés à la valeur normative intrinsèque de la nature humaine. L’opinion publique a tendance à se ranger entre deux: «réparer» une fonction déficiente suite à une maladie ou un accident est acceptable, alors que l’augmentation des performances humaines par le biais de la technologie serait inquiétante. Cette distinction entre «réparation» et «augmentation» ne convainc pas Alexandre Mauron, directeur de l’Institut d’éthique biomédicale de l’Université de Genève. «Qu’est-ce que la normalité? Quelles sont les limites naturelles du corps humain? En fait, la loi naturelle n’a rien à voir avec la nature. C’est une notion culturelle créée par l’humain. S’opposer à une innovation technologique sous prétexte qu’elle est «contre nature» s’apparente à de la malhonnêteté intellectuelle.» Un avis partagé par Mario Dellea, professeur HES en microélectronique à l’Institut des microtechnologies appliquées (IMA) de la HE-Arc. «Vouloir tracer une ligne rouge entre les implants qui servent à réparer et ceux qui servent à augmenter me paraît idéologique.» La polémique autour du sportif sudafricain Oscar Pistorius témoigne bien du flou entre ces deux notions: est-ce que ses prothèses restaurent sa capacité de courir ou augmentent ses compétences? Selon Alexandre Mauron, des enjeux d’égalité sont impliqués. «Si un système de santé peut s’offrir une technologie augmentative, il faut s’assurer que tout le monde puisse y accéder.»

TROIS QUESTIONS À Vincent Barras historien de la médecine à l’université de Lausanne La médecine a-t-elle déjà transgressé par le passé? Bien sûr. Lorsqu’un nouveau point de vue s’impose et mène à l’acceptation d’un nouveau dogme, on se trouve face à une transgression de paradigme, en médecine, comme dans d’autres domaines. Par exemple? Pendant des décennies, l’alcoolisme a été considéré comme une affaire de morale, alors qu’aujourd’hui elle est reconnue comme maladie. De même, l’homosexualité était catégorisée comme une maladie mentale à la fin du XIXe siècle. Dans les années 1970, des mouvements se sont organisés pour renverser ce dogme. Pour ces deux situations, on peut parler de transgression d’une idée, de rupture d’un ordre établi. Vols de cadavres pour étudier l’anatomie humaine, avortements clandestins, les médecins ont souvent violé la loi. Ces actes illégaux ont-ils permis à la médecine de progresser? Non, ce sont des exceptions à replacer dans leur contexte. La médecine n’a pas progressé grâce à des «génies réactionnaires», qui auraient osé transgresser des interdits et fait ainsi de nouvelles découvertes. Il s’agit d’un mythe romantique solidement ancré, mais faux. D’ailleurs, même le terme de «progrès» est inapproprié. La science parle souvent de progrès pour justifier son fonctionnement: il faut soutenir financièrement la recherche car elle va améliorer telle situation. Selon moi, la médecine va vers un ailleurs, elle évolue au fil des décennies.

«Il est important de rester très attentif à l’utilisation des implants et de tout autre artifice technologique, ajoute Mario Dellea. Par contre, je regrette qu’une certaine presse fasse un procès d’intention aux scientifiques par ses propos alarmistes au risque de produire un sentiment de méfiance vis-à-vis des nouvelles technologies qui pourrait avoir des conséquences sur les investissements dans ces domaines.» Pour Elisabeth Ehrensperger, secrétaire générale de

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PORTFOLIO

Alors qu’elle habite au Caire avec son époux égyptien, Lee Miller effectue un voyage à Paris en 1937, au cours duquel elle rencontre son futur mari, l’artiste surréaliste Roland Penrose. Cette photo prise par Lee Miller est une réinterprétation du Déjeuner sur l’herbe de Manet avec Roland Penrose, Man Ray, Paul Eluard et leurs partenaires.

Lee Miller, Picnic, 1937

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ARCHITECTURE

Quand les bâtiments défient les lois de la nature Certains architectes n’ont jamais voulu se soumettre aux lois de la gravité. Un sens de la démesure qui renvoie à un besoin de puissance. TEXTE

| Clément Bürge

d’un tel bâtiment permet de mettre une ville ou un pays sur la carte, il s’agit d’un symbole de puissance.» Cela représente aussi une preuve de richesse: «Les empires coloniaux européens, la puissance industrielle américaine du début du XXe siècle, et aujourd’hui la Chine et les pays du Golfe, tous ces pays ont fabriqué ces édifices au faîte de leur gloire.»

Les Amérindiens construisaient des tipis à base de matériaux organiques, sans impact sur l’environnement et en harmonie avec la nature. Les Inuits fabriquaient des igloos, des logements temporaires n’employant que de la glace. En Occident, l’architecture a emprunté une autre voie: «Chacun de nos bâtiments lutte contre les lois de la nature, explique Jon Ritter, un professeur d’histoire de l’architecture à la New York University. Le béton écrase l’environnement, et la hauteur de nos maisons et de nos immeubles contredit systématiquement les lois de la gravité.» La ville occidentale se bat perpétuellement contre son milieu.

Ces bâtiments démesurés ont aussi été rendus possibles par un certain nombre d’innovations. «Durant des siècles, les techniques de construction sont restées primitives, raconte Robert Mark, un professeur d’architecture à l’Université de Princeton. Elles n’ont changé qu’à partir de la fin du XIXe siècle.» Une invention a permis aux bâtiments d’atteindre les cieux: l’ascenseur, notamment le système qui garantit sa sécurité, conçu par Elisha Otis en 1852. «Cela paraît absurde, mais sans cette innovation, aucun gratte-ciel n’aurait vu le jour», raconte Daniel Safarik.

Le phénomène n’est pas récent: des architectes ont toujours cherché à repousser le plus loin possible les limites de la nature. Les Egyptiens et les Mayas ont construit de gigantesques pyramides. Les Européens ont conçu de majestueuses cathédrales. A la fin du XIXe siècle, les Américains ont bâti des gratte-ciel à Chicago et à New York. Aujourd’hui, les pays du Golfe et d’Asie construisent des tours qui flirtent avec les nuages.

Puis, les mathématiques, la physique et d’autres méthodes scientifiques ont commencé à jouer un rôle plus proéminent. «Aujourd’hui, nous employons des techniques issues de l’aéronautique, parfois même du domaine spatial, explique David Garcia, un spécialiste de l’architecture de l’extrême à l’Académie royale des beaux-arts du Danemark. Je cherche constamment de l’ins-

D’où vient ce besoin de défier les lois de la nature? «C’est un message, explique Daniel Safarik, porte-parole du Conseil sur les grands immeubles et l’habitat urbain, une organisation internationale basée à Chicago. La construction

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Elisha Otis, 1811-1861 Cet inventeur américain s’est rendu célèbre avec son système de frein révolutionnaire, qui empêchait la chute des ascenseurs en cas de rupture du câble. Cela permit au public de faire confiance aux ascenseurs, préalable indispensable à la construction des gratte-ciel. Elisha Otis a ensuite créé la Otis Elevateur Company, qui est aujourd’hui une division de United Technologies.


ARCHITECTURE

Défier les lois de la nature

La Burj Khalifa (qui signifie tour de Khalifa en arabe) est la plus haute structure humaine jamais construite. Elle atteint 828 m de hauteur et comporte 160 étages habitables. Inaugurée en 2010, elle forme le cœur d’un vaste projet urbanistique à Dubaï, appelé Downtown Burj Khalifa. Cette image datant de 2010 montre son ombre prise depuis le 38e étage.

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ARCHITECTURE

Défier les lois de la nature

piration auprès de la NASA.» De puissants logiciels informatiques, comme CATIA, ont aussi permis de réaliser des simulations de résistance des bâtiments. Les architectes ont alors pu prendre plus de risques. «Jamais la Shanghai Tower, une tour de verre de 121 étages, n’aurait pu être réalisée sans ce genre d’outil», souligne Daniel Safarik.

TROIS QUESTIONS À Nicolas Pham Spécialiste en urbanisme, architecte et professeur à la Haute école du paysage, d’ingénierie et d’architecture – hepia Genève Outre le défi de la hauteur, quels sont les exploits actuels de l’architecture urbaine? Rendre accessibles les qualités de la maison individuelle à tous dans une ville compacte constitue un immense défi. Il ne s’agit plus de construire de simples bâtiments: ils doivent être pensés à travers leur connexion aux équipements publics.

De nouveaux matériaux ont aussi bouleversé les chantiers. A la fin du XIXe siècle, l’acier a permis de créer les premiers gratte-ciel. L’invention du béton renforcé est, lui, à l’origine de structures comme le One World Trade Center ou le Burj Khalifa, des immeubles de 541 et 830m de haut. Aujourd’hui, des chercheurs repoussent ces limites encore plus loin en développant des matériaux plus résistants et malléables, comme la fibre de carbone et le titane haute résistance. Le MIT a créé des briques en carbone dix fois plus résistantes que n’importe quel autre matériau. Kone, une firme finlandaise, vient de développer un câble à partir de la même matière, qui va permettre de concevoir des ascenseurs d’un kilomètre de long.

La quête contemporaine d’harmonie architecturale avec la nature est-elle le reflet de notre société? L’architecture n’est rien d’autre que la traduction construite d’un modèle sociétal. Il suffit de comparer Los Angeles avec Paris ou Rome. Si la mondialisation a brouillé les frontières, on ne construira jamais en Europe comme au Texas ou à Dubaï. Aujourd’hui, alors que nous avons conscience que les ressources sont limitées et que la pollution va continuer à augmenter, il est logique que cela se traduise aussi en architecture.

Mais certains experts estiment que cette lutte contre la nature est allée trop loin. Et souhaitent aujourd’hui travailler avec leur environnement. «Les bétons renforcés que nous utilisons pour construire des maisons sont trop solides et consomment beaucoup trop d’énergie, explique le professeur Daia Zwicky, de l’Ecole d’ingénieurs de Fribourg-EIA-FR. C’est une aberration écologique.» Il travaille en ce moment sur le développement d’un nouveau matériau: une fusion de béton avec du bois, qui serait plus hermétique et moins gourmant en énergie. Une manière de permettre à l’homme de renouer avec les lois de la nature.

Les nouveaux matériaux écologiques vont-ils affecter le paysage des villes? Je ne pense pas qu’ils auront un impact tel qu’ils modifieront radicalement le génie du lieu dans lesquels ils sont utilisés. La ville européenne est un système très connoté culturellement. Les villes du nord, par exemple, sont construites en briques. Elles doivent rester telles quelles. On travaille simplement à les rendre plus performantes. Par Barbara Santos

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ARCHITECTURE

Défier les lois de la nature

Du tonneau de Diogène à la maison minimale Diogène, le philosophe grec, vivait dans un tonneau; les ermites chrétiens dans des grottes; Thoreau, le théoricien de la désobéissance civile, dans une cabane; Jean Deichel, le héros insurrectionnel du livre Les renards pâles, dans une Renault 18 break. Des hommes de toute obédience n’ont cessé de s’affranchir des contingences matérielles. Toujours assimilés à de mauvais citoyens, ils sont habités par ce que Baudelaire appelait «l’horreur du domicile». Aujourd’hui, la sédentarité marque de son empreinte la société occidentale. Elle permet un recensement précis des citoyens pour lever les impôts et recruter les soldats. Délaisser une maison ou un appartement pour vivre dans une caravane, un tipi, ou une cabane, c’est se mettre en situation irrégulière. Ces formes d’habitats alternatifs constituent une fuite de «l’assignation à résidence», un défi à l’uniformisation. Confortablement installés dans leurs chez-soi, les citoyens conformes aiment à

se régaler de robinsonnades. L’expérience vécue par Sylvain Tesson dans une isba isolée dans les forêts de Sibérie s’est arrachée en librairie (Dans les forêts de Sibérie). Le romancier a su donner vie à l’image fantasmée de la cabane que chacun porte en soi. Pouvoir gagner sa cabane, lorsqu’il s’agit d’un choix et non d’une nécessité, «c’est disparaître des écrans de contrôle. L’ermite s’efface, il n’envoie plus de traces numériques. Plus de signaux téléphoniques, plus d’impulsions bancaires. Il se défait de toute identité. Il pratique un hacking à l’envers», résume Tesson. Les habitats en marge sont des abris physiques et métaphysiques qui permettent de revisiter le monde avec une nouvelle perspective. Reclu dans les arbres, le baron perché du conte d’Italo Calvino échappe aux contraintes et condamne les adeptes d’un confort aliénant. Imprégnés des enseignements nomades, les locataires de cabanes sont disposés à se délester du superflu pour s’emplir de l’essentiel.

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Le choix de l’habitat est un acte politique qui détermine notre rapport au monde. De nos jours, crise énergétique oblige, un mouvement tourné vers une réhabilitation de l’habitat alternatif s’amorce. Des urbanistes et des architectes tentent d’éveiller la sensibilité écologique et rêvent de réenchanter le monde. «C’est symptomatique de la société de consommation, observait Bob Rubin, historien de l’architecture dans Le Monde en septembre dernier: les signes de résistances sont transformés en commodités, vidés de tout élément gênant, menaçant. Ils deviennent dans le vent.» Les jeunes mariés vont passer leur nuit de noce dans de luxueux hôtels perchés dans des arbres et Renzo Piano s’empare du tonneau de Diogène. Fasciné par l’idée de «maison minimale», le célèbre architecte a transformé l’abri anarchique de Diogène en une hutte high-tech portant, quel cynisme, son nom. Un habitat réduit au strict nécessaire tout en assurant une autonomie totale. Geneviève Grimm-Gobat


WHISTLEBLOWERS

Donner l’alerte, envers et contre tout Les whistleblowers sont des êtres narcissiques, mus par un sens aigu de la justice. L’émergence de Wikileaks leur a donné un pouvoir sans précédent. TEXTE

| Julie Zaugg

Edward Snowden, l’informaticien qui a révélé les pratiques de surveillance du renseignement américain, vit sous garde armée en Russie dans un lieu secret. Bradley Manning, le jeune soldat qui a livré au public des milliers de câbles diplomatiques américains, vient d’être condamné à 35 ans de prison. Et Julian Assange, le fondateur de Wikileaks, croupit à l’ambassade de l’Equateur à Londres depuis juillet 2012. Il s’y est réfugié pour éviter d’être extradé aux EtatsUnis, où il risque la peine de mort.

Ceux qui tirent la sonnette d’alarme sont souvent munis d’un ego surdimensionné: «On constate une tendance chez eux à se montrer extravertis, dominateurs et peu aimables», indique Brita Bjorkelo, une psychologue norvégienne qui a mené une étude sur le sujet. Julian Assange est connu pour son narcissisme. «Je serais prêt à passer le reste de ma vie en prison en échange de la publication d’une seule photo de moi dans les journaux du monde entier», affirmait Bradley Manning juste avant ses révélations.

Plus près de la Suisse, l’agent de sécurité Christoph Meili, qui a révélé l’affaire des fonds en déshérence dans les années 1990, a dû fuir sa patrie, obtenant l’asile politique aux Etats-Unis. Ces hommes ont choisi de briser la loyauté envers leur employeur ou de trahir leur pays pour faire éclater la vérité. Pourquoi ont-ils décidé de parler, alors que les autres avaient choisi de se taire?

Paradoxalement, ils ont aussi une part de naïveté. La plupart des gens ont intériorisé le fossé entre les valeurs qu’on nous enseigne durant l’enfance (dire la vérité, faire le bien, etc.) et la réalité. Pas les donneurs d’alerte: ils sont choqués qu’on vole, qu’on mente ou qu’on triche dans leur milieu professionnel, a constaté Frederick Alford, professeur de psychologie à l’Université du Maryland.

Brian Richardson, professeur en communication de l’Université du Nord Texas, a établi une typologie comprenant trois types de donneurs d’alerte. «Il y a ceux qui sont en croisade, toujours à l’affût d’un comportement à dénoncer, les idéalistes qui sont prêts à rapporter les abus qu’ils constatent et les whistleblowers accidentels qui ne se rendent pas compte de la portée de ce qu’ils ont vu ou entendu et sont choqués par les effets de leurs révélations.»

Mais la propension à dénoncer les abus n’est pas qu’une affaire de personnalité. «Ces whistleblowers s’inscrivent dans une culture qui privilégie l’individualisme et le fait de dire tout haut ce qu’on pense, analyse Louis Clark, le directeur du Government Accountability Project, une ONG de défense des whistleblowers. C’est pour cela qu’on en trouve beaucoup aux Etats-Unis.» Et moins au Japon. Ou en Suisse.

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Ce lanceur d’alerte travaillait comme agent de sécurité à l’Union des banques suisses à Zurich lorsqu’il a découvert, en 1997, qu’UBS détruisait des documents bancaires de la période 19451965. Après avoir alerté les organisations juives et la presse, il a fait l’objet d’un mandat d’arrêt des autorités zurichoises et a fui aux Etats-Unis.


WHISTLEBLOWERS

Les héros actuels

donneurs d’alerte, indique Louis Clark. La plupart des employés du secteur privé et public sont désormais couverts.» La Grande-Bretagne, les pays scandinaves, l’Afrique du Sud, l’Australie et la Corée du Sud ont également introduit des lois pro-whistleblower. En Suisse, les fonctionnaires sont protégés par la loi sur le personnel de la Confédération depuis 2011. Un projet de révision du Code des obligations, qui devait étendre cette protection au privé, a été mis au placard par le Conseil fédéral fin 2012.

«Outre-Atlantique, il existe une multitude d’organisations citoyennes dotées d’une armada d’avocats, comme l’American Civil Liberties Union, prêtes à défendre la liberté de parole, complète Stéphane Koch, un expert de la sécurité de l’information qui enseigne notamment à la Haute école de gestion de Genève – HEG. Il est plus facile d’y donner l’alerte qu’en Russie ou en Chine.» Le personnage du Whistleblower fait partie de l’imaginaire américain. Qu’il s’agisse de Daniel Ellsberg, le fonctionnaire qui a révélé l’étendue du désastre au Vietnam dans les années 1970 dans les Pentagon Papers, du

Le contexte est en outre devenu plus favorable sur le plan technologique. «Grâce à internet, il est désormais facile de ravir et de diffuser à large échelle des données volées, fait remarquer Pascal Junod, professeur au département des TIC de la Haute Ecole d’Ingénierie et de Gestion du Canton de Vaud – HEIG-VD. On peut désormais embarquer une grande quantité d’informations sur un CD dissimulé dans son sac à dos.» C’est ce qu’a fait le banquier Hervé Falciani en 2008 avec les données de milliers de clients de HSBC. L’impact des révélations est amplifié par la caisse de résonance du web. «Les plateformes comme Wikileaks ou Buggedplanet.info (une initiative des hackers allemands du Chaos Computer Club, ndlr) favorisent la dénonciation d’abus, tout en préservant l’anonymat des donneurs d’alerte», complète Stéphane Koch.

Le professeur Pascal Junod explique que les lanceurs d’alerte sont influencés par la mouvance libertaire des hackers, qui souhaite un respect intégral de la vie privée et une liberté totale de l’information.

Ces justiciers sont aussi influencés par une autre facette de la toile: la mouvance libertaire des hacktivistes. «Ces cercles, apparus dans les années 1980, valorisent le respect intégral de la vie privée, ainsi qu’une liberté de l’information complète», détaille Pascal Junod. Ils s’organisent autour d’une série de groupes (Anonymous, le Chaos Computer Club ou Lulzsec ), de forums (Reddit et 4chan) et de conférences (Defcon et Black Hat). Ils ont même un parti politique, le Parti pirate.

policier justicier Frank Serpico, interprété à l’écran par Al Pacino, ou de l’épopée de Sherron Watkins, qui a tenté d’avertir sa direction du scandale qui a emporté Enron début 2000, le donneur d’alerte est une figure populaire outreAtlantique. «Les médias le décrivent comme une sorte de David qui se bat contre un Goliath», souligne Brian Richardson.

Bradley Manning et Edward Snowden s’identifiaient clairement avec cette mouvance. Julian Assange a même bénéficié de l’aide d’Anonymous, qui a inondé en 2010 les sites de PayPal, Mastercard, Visa et PostFinance lorsque ceux-ci ont refusé de servir de conduit financier à Wikileaks. «Les entreprises et administrations recrutent souvent des informaticiens au sein de la

L’émergence d’une législation favorable a également encouragé les dénonciations. «Ces dix dernières années, plusieurs lois ont été adoptées aux Etats-Unis qui améliorent la protection des

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WHISTLEBLOWERS

Les héros actuels

communauté des hackers pour effectuer des tâches de surveillance, car ils ne trouvent pas ces compétences ailleurs, relève Bernd Fix, l’un des fondateurs du Chaos Computer Club. Au bout de quelques années, ces jeunes décident qu’ils ne veulent plus travailler pour ces instances et se retournent contre elles.» Un scénario qui colle parfaitement au parcours d’Edward Snowden.

TROIS QUESTIONS À Rudolf Elmer Ex-employé de la banque Julius Bär aux îles Caïmans, qui a livré à Wikileaks des informations sur 2’000 détenteurs de comptes offshore Pourquoi vous être tourné vers Wikileaks? J’ai d’abord essayé d’alerter la direction de la banque, mais elle n’a rien voulu entendre. J’ai même été licencié en 2002. J’ai ensuite averti la justice suisse, mais elle n’a rien fait non plus. En 2005, j’ai passé un mois en prison (pour avoir brisé le secret bancaire et falsifié des documents, ndlr). Je me suis alors rendu compte que personne, en Suisse, n’allait contrarier les banques et mettre en danger un système vieux de plus de 100 ans qui avait rapporté tant d’argent au pays. Il ne me restait plus qu’à livrer mes informations au public, via Wikileaks.

Mais dans le fond, quel est l’impact de ces donneurs d’alerte sur la société? «Le scandale de Watergate a fait tomber un président et les Pentagon Papers ont modifié la perception de la guerre du Vietnam», note Louis Clark. En Suisse, l’affaire des fonds en déshérence n’aurait pas eu lieu sans les révélations de Christoph Meili. «Les faits dévoilés par Edward Snowden pourraient réveiller la colère de la population et pousser l’Etat à mieux réguler la surveillance des citoyens», estime Pascal Junod. Mais même si ces donneurs d’alerte parviennent à faire évoluer les choses, ils sont les premiers à subir les conséquences de leurs actes. La justice a adopté une posture ambiguë à leur encontre. Bradley Manning a été condamné à 35 ans de prison, mais Bradley Birkenfeld, l’ex-employé d’UBS qui a alerté Washington sur l’évasion fiscale pratiquée par la banque suisse, a reçu une récompense de 104 millions de dollars. La population est tout aussi ambivalente. David Ellsberg est considéré comme un héros, mais 53% des Américains pensent qu’Edward Snowden devrait être traduit en justice.

Est-ce que cela a été un choix difficile? Oui. Je suis un homme loyal, un Suisse typique: j’ai fait l’armée et une carrière dans la banque. J’ai dû faire un choix entre, d’un côté, le droit de savoir des citoyens et, de l’autre, les intérêts de la banque – mon employeur – et la loi. J’ai opté pour les premiers, par souci de justice.

Brita Bjorkelo a étudié le traitement réservé aux whistleblowers sur leur lieu de travail: «Ils sont souvent confrontés à des insultes, ostracisés, rétrogradés à un poste inférieur ou même licenciés.» «Certains deviennent dépressifs ou présentent des symptômes analogues à ceux d’une personne souffrant de stress post-traumatique», note la psychologue. Les ONG de défense des whistleblowers parlent du traitement «nuts and sluts»: pour détourner l’attention des abus, on se focalise sur le donneur d’alerte, décrit comme un fou ou une femme de mœurs légères. N’a-ton pas affirmé que le comportement de Bradley Manning était dû à sa «confusion de genre», lui qui veut changer de sexe? De même, Christoph Meili a été dépeint comme un marginal, car il était à l’assistance sociale.

Quelles ont été les conséquences pour vous? La banque m’a menacé et a fait suivre ma famille par des détectives privés. Mes amis et frères se sont détournés de moi. On m’a même enlevé mon statut de parrain. Quant à la presse, elle m’a présenté comme un malade mental et un voleur de données. Ma crédibilité a été anéantie.

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Les trolls hantent les bas-fonds de la toile Le whistleblower et le hacktiviste ont un alter ego funeste: le troll. «Ce terme, apparu dans les années 1980, faisait à l’origine référence aux membres de forums en ligne qui postaient des commentaires volontairement incendiaires pour faire réagir et repérer les nouveaux venus», relate Jonathan Bishop, un spécialiste gallois du trolling. lI sert aujourd’hui à décrire un personnage peu ragoûtant, qui transgresse toutes les règles de la bienséance virtuelle «pour son seul plaisir malsain», poursuit le chercheur, qui a fondé une ONG contre l’intimidation en ligne. Tapi dans l’ombre de la toile, il publie des opinions controversées dans les forums de discussion, poste des insultes sur les murs Facebook et sature les pages des commentaires des blogs. Son but? Démarrer une «flame war», un échange de propos colériques. Plusieurs cas extrêmes ont fait la une des journaux. En 2010, un troll australien a posté des commentaires et des montages photo dégradants sur un site internet créé en l’honneur de deux enfants assassinés. En 2012, un Anglais tapissait d’obscénités le mur Facebook d’une adolescente qui s’était suicidée. «Le profil typique est celui d’un homme dans la vingtaine, au chômage, qui s’attaque aux gens qu’il perçoit comme plus chanceux que lui, détaille Jonathan Bishop. Derrière cette agressivité se cache de la jalousie et un manque de confiance en soi.» L’anonymat de la toile et la distance qu’elle crée avec sa victime lui facilitent la tâche.


PORTFOLIO

Le fils de Lee Miller, Tony Penrose, a pris cette photo de sa mère durant les dernières semaines de sa vie. Elle se trouve alors dans la ferme où elle s’est installée avec Roland Penrose en 1949 dans le Sussex en Angleterre. Si Tony Penrose a souffert des absences répétées de sa mère, de son alcoolisme et de son manque d’attention, il a beaucoup travaillé pour préserver son œuvre après son décès. Il a notamment fondé les archives Lee Miller et publié plusieurs livres sur elle.

Tony Penrose, Lee Miller en phase terminale de cancer, 1977

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BIBLIOGRAPHIE

Bibliographie hors norme Quelques références pour inciter les lecteurs d’Hémisphères à aller explorer les sujets de ce numéro au-delà des limites.

Architecture

Fraude économique

Mode

A Case Study on the EcoBalance of a TimberConcrete Composite Structure in Comparison to other Construction Methods,

Arnaques: le manuel anti-fraude,

The Power of Fashion. About Design and Meaning,

Pons N. & et Berche V., CNRS, 2009

Brand J. & Teunissen J., Terra Uitgeverij, 2006

La fraude en entreprise: Comment la prévenir, la détecter, la combattre,

The Japanese Revolution in Paris Fashion,

Plüss Y. & Zwicky D., In: Concrete Innovation Conference CIC2014, Oslo, Norway, June 11-13 2014; Oslo N: Norwegian Concrete Association; abstract submitted for consideration for publication.

Art et droits de l’Homme L’image survivante, histoire de l’art au temps des fantômes selon AbyWarburg, Didi-Huberman G., Minuit 2002

Devoir de mémoire, droit à l’oubli? Ferenczi T. (sous la dir.), Complexe, 2002

Cabanes Dans les forêts de Sibérie, Tesson S., Gallimard, 2011

Les renards pâles, Haenel Y., Gallimard, 2013

La vie en cabane, Lefèvre D., Transboréal, 2013

Euthanasie Dignity and the essence of medicine: the A,B,C, and D of dignity conserving care, Chochinov M.H., British Medical Journal, 335, 2007

Ouaniche M., Maxima, 2009

Innovation Livre Blanc Entreprise 2.0: Start-up & PME, Naula V., Nyffeler N. & Super C., HEIG-VD, 2013

Le gène de l’innovateur: cinq compétences qui font la différence, Christensens C., Pearson, 2013

Maltraitance Maltraitance des personnes âgées. Représentations et gestion de la problématique dans les institutions, Roulet Schwab D. & Rivoir A., HEdS-La Source, 2011

Différences de perceptions et de positionnements face à la maltraitance envers les aînés de la part de groupes de professionnels actifs dans la prévention et de groupes de personnes retraitées, Roulet Schwab D., HEdSLa Source, 2013

La maltraitance en institution: les représentations comme moyen de prévention, Masse M. & Petitpierre G., ies, 2011

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Kawamura Y., First, 2004

Transgression Psychologie du menteur, Biland C., Odile Jacob, 2004

Petit livre des gros mots, Guilleron G., First, 2007

Paradoxes de la transgression, Hastings M., Nicolas L. & Passard C., CNRS, 2012

De la piraterie au piratage. La fascination de la transgression, Le Brun D., Buchet/Chastel, 2013

Eloge de la désobéissance, Brauman R. & Sivan E., Le Pommier, 1999

Je t’aime donc je ne céderai pas, Buzyn E., Albin Michel, 2009


Rectorat et services centraux HES-SO Haute école spécialisée de Suisse occidentale

Directions cantonales

Haute Ecole Arc Direction générale Espace de l’Europe 11 CH-2000 Neuchâtel +41 32 930 11 11 info@he-arc.ch www.he-arc.ch

Rue de la Jeunesse 1 Case postale 452 CH-2800 Delémont +41 32 424 49 00 www.hes-so.ch

HES-SO Fribourg Direction générale Boulevard de Pérolles 80 Case postale 32 CH-1705 Fribourg +41 26 429 65 04 info.hessofr@hefr.ch www.hes-so-fr.ch

Direction générale de l’Enseignement supérieur Avenue de l’Elysée 4 CH-1014 Lausanne +41 21 316 94 95 info.dges@vd.ch www.hev.ch

BERNE/JURA/ NEUCHÂTEL

FRIBOURG

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HES-SO

VAUD HES-SO Valais-Wallis Direction générale Route du Rawyl 47 Case postale 2134 CH-1950 Sion 2 +41 27 606 85 11 info@hevs.ch www.hevs.ch

VALAIS

GENÈVE

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Hautes écoles conventionnées

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HES-SO//Master Av. de Provence 6 CH-1007 Lausanne +41 32 424 49 90 www.hes-so.ch/masters master@hes-so.ch

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Haute Ecole Arc Ingénierie – HE-Arc Ingénierie Haute école de gestion Arc – HEG Arc Haute Ecole Arc Conservation-restauration Haute Ecole Arc Santé – HE-Arc Santé Haute Ecole de Musique de Genève HEM – Site de Neuchâtel

Haute école de gestion de Fribourg – HEG-FR Ecole d’ingénieurs et d’architectes de Fribourg – EIA-FR Haute école de santé Fribourg – HEdS-FR Hochschule für Gesundheit Freiburg Haute Ecole fribourgeoise de travail social – HEF-TS Haute Ecole de Musique de Lausanne HEMU – Site de Fribourg Haute Ecole d’Ingénierie et de Gestion du Canton de Vaud – HEIG-VD

Design et Arts visuels

ECAL/Haute école d’art et de design Lausanne Haute Ecole de Musique de Lausanne – HEMU

Economie et Services

HESAV - Haute Ecole de Santé Vaud Haute Ecole de la Santé La Source – HEdS-La Source

Ingénierie et Architecture

Haute école de travail social et de la santé – EESP – Lausanne

Musique et Arts de la scène HES-SO Valais-Wallis – Haute Ecole d'Ingénierie HES-SO Valais-Wallis - Haute Ecole de Santé

Santé

HES-SO Valais-Wallis - Haute Ecole de Travail Social HES-SO Valais-Wallis - Haute Ecole de Gestion & Tourisme Ecole cantonale d’art du Valais – ECAV

Travail social Haute Ecole de Musique de Lausanne HEMU – Site de Sion

Haute école de gestion de Genève – HEG-GE Haute école d’art et de design Genève – HEAD HES-SO DELÉMONT

Haute Ecole de Musique de Genève – HEM-GE Haute école du paysage, d’ingénierie et d’architecture de Genève – hepia Haute Ecole de Santé Genève – HEdS-GE JURA

Haute école de travail social Genève – HETS-GE

BERNE NEUCHÂTEL

Ecole d’ingénieurs de Changins – EIC

FRIBOURG

Ecole hôtelière de Lausanne – EHL

VAUD

Haute école de théâtre de Suisse romande – HETSR – La Manufacture

HES-SO//Master VALAIS GENÈVE

HES-SO//Master

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Maaike Kruseman Mieux vaut oublier les normes lorsqu’il s’agit de nutrition, opine cette professeure à la Haute Ecole de santé Genève – HEdS-GE. Elle-même vit la transgression en s’écartant des sentiers battus et en explorant des façons de travailler inhabituelles.

Wolfram Luithardt Pour le directeur de l’Institut des systèmes intelligents et sécurisés de l’Ecole d’ingénieurs et d’architectes (EIA-FR), il n’existe que peu de moyens de prouver les intentions des fabricants dans les cas d’obsolescence programmée. Sa perception de la transgression: elle est souvent vue comme quelque chose de négatif, alors qu’elle permet de remettre en cause les habitudes.

Peggy Frey Journaliste indépendante, Peggy Frey s’est penchée pour Hémisphères sur la maltraitance des personnes âgées. Pour cette enquêtrice, la transgression peut être un moyen de trouver une info là où d’autres n’iraient pas la chercher. Mais elle peut aussi, comme dans le cas du sujet de son article, se présenter comme une limite infranchissable. Page 49

Niels Ackermann Ce photojournaliste au sein de l’agence Rezo, également étudiant en sciences politiques, a réalisé les portraits de la rubrique «Rapport individualisé à la transgression». Sa définition de la transgression: refuser le conformisme et questionner les clichés. Page 32

Page 27

Page 45

CONTRIBUTIONS

Pascal Junod Ce professeur au département TIC de la Haute Ecole d’Ingénierie et de Gestion du Canton de Vaud – HEIGVD analyse la situation des nouveaux pirates d’internet dans l’article qui leur est consacré. Pour ce spécialiste de la cryptologie et de la sécurité de l’information, la transgression fait partie intégrante du quotidien. Il la côtoie et la combat en concevant des processus de protection de l’information supposés rendre la violation des lois plus coûteuses pour ses adversaires. Page 62

Xénia Laffely Diplômée de la Haute école d’art et de design Genève – HEAD en fashion design depuis 2012, Xénia Laffely dessine, illustre et habille des hommes et des femmes entre Lausanne, Londres et New York. Pour Hémisphères, elle a réalisé l’illustration de l’article sur la mode. La transgression représente pour elle une confiance indéfectible en sa vision, qui pousse à avancer sans se retourner. Cela demande à la fois du courage et de la naïveté. Page 43

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Delphine Roulet Schwab Cette professeure à la Haute Ecole de la Santé La Source à Lausanne a étudié le phénomène de la maltraitance des séniors. La transgression évoque pour elle la liberté et la curiosité d’esprit du chercheur qui se risque à investiguer des thématiques taboues ou mal considérées. Page 49

Cynthia Khattar Après des études en Lettres, cette journaliste collabore entre autres au magazine de l’Université de Lausanne. Dans ce numéro d’Hémisphères, elle a enquêté pour savoir comment l’aide au suicide était appréhendée dans les EMS. Sa définition de la transgression: oser quitter l’autoroute pour emprunter des chemins de traverse. Page 46


Couverture Sandro Bacco Rabat gauche Blackbeard the pirate (coloured engraving), English School, (19th century)/Private Collection/Peter Newark Historical Pictures/ The Bridgeman Art Library Rabat droit BenjaminLarderet/ Demotix/Corbis P. 6 Collectif L16 Auteur inconnu Touch Bionics Niels Ackermann Exit: le droit de mourir, Fernand Melgar, Crédit Climage Pieter Bruegel l’Ancien P. 9 Max Halberstadt P. 10 L’Origine du monde, Gustave Courbet, 1866, Flickr_Quentin Cherrier Image extraite de l’ouvrage «De revolutionibus Orbium Coelestium»

HÉMISPHÈRES La revue suisse de la recherche et de ses applications www.revuehemispheres.com

P. 36 Ai Weiwei, Flickr_Andres Musta P. 37 Uli Deck/dpa/ picture-alliance/ Newscom P. 38 The kiss, Robert Gligorov, 1997, courtesy Aeroplastics Brussels P. 39 Courtesy Patricia Piccinini P. 41 EvanRoth P. 43 Xénia Laffely P. 44 Thierry Parel P. 45 Anthony Leuba P. 47 Exit: le droit de mourir, de Fernand Melgar, Crédit Climage P. 48 Bertrand Rey P. 51 Melody Seiwert

Edition HES-SO Services centraux Rue de la Jeunesse 1 2800 Delémont Suisse T. +41 32 424 49 00 F. +41 32 424 49 01 hemispheres@hes-so.ch Comité éditorial Luc Bergeron, Philippe Bonhôte, Rémy Campos, Yvane Chapuis, Annamaria Colombo Wiget, Yolande Estermann, Angelika Güsewell, Clara James, Florent Ledentu, Philippe Longchamp, Max Monti, Vincent Moser, Laurence Ossipow Wüest, Anne-Catherine Sutermeister, Marianne Tellenbach. Réalisation éditoriale et graphique LargeNetwork Press agency Rue Abraham-Gevray 6 1201 Genève Suisse T. +41 22 919 19 19 info@LargeNetwork.com

ICONOGRAPHIE P. 11 Artiste hollandais, Pape-démon, huile sur bois, vers 1600, Utrecht, Museum Catharijneconvent DR P. 14 Reuters Photographer P. 15 Agata Marszalek P. 17 Lee Miller Archives 2013 P. 19 Thierry Parel P. 21 Collectif L16 P. 23 Man Ray Trust/ Adagp – Prolitteris/ Telimage – 2013 P. 25 Larry Leung/Featurechina/ Newscom Flickr_Matthew Stinson P. 26 Bertrand Rey P. 29 Thierry Parel/Thierry Parel P. 31 Lee Miller Archives 2013 P. 32 – 35 Niels Ackermann

IMPRESSUM Responsables de la publication Pierre Grosjean, Gabriel Sigrist

P. 53 Thierry Parel P. 55 Touch Bionics P. 57 Lee Miller Archives 2013 P. 58 DR P. 59 Peter Marlow/ Magnum Photos P. 61 Les merveilles de l'industrie ou description des principales industries modernes/par Louis Figuier, Paris: Furne, Jouvet, (18731877), Tome I P. 63 Bertrand Rey P. 65 Lee Miller Archives 2013 P. 70 Anthony Leuba Bertrand Rey DR DR Bertrand Rey DR Thierry Parel DR

Direction de projet Geneviève Ruiz Responsable visuel de projet Sandro Bacco Rédaction Jade Albasini, Benjamin Bollmann, Clément Bürge, Peggy Frei, Sophie Gaitzsch, Geneviève Grimm-Gobat, Camille Guignet, Cynthia Khattar, Serge Maillard, Melinda Marchese, Sylvain Menétrey, Thomas Pfefferlé, Catherine Riva, Geneviève Ruiz, Francesca Sacco, Barbara Santos, Daniel Saraga, William Türler, Julie Zaugg. Images Niels Ackermann, Sabrine Elias, Xénia Laffely, Anthony Leuba, Agata Marszalek, Thierry Parel, Bertrand Rey, Yan Rubin Maquette & mise en page Sandro Bacco, Sébastien Fourtouill, Yan Rubin Relecture Alexia Payot, Samira Payot www.lepetitcorrecteur.com N° ISSN 2235-0330

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La présente revue a été imprimée en novembre 2013 sur les presses de Staempfli SA à Berne. Le caractère Stempel Garamond (serif) est basé sur le travail que le graveur Claude Garamond (1480-1561) effectua lors de la création de la célèbre Garamond. Le caractère Akzidenz-Grotesk (linéale) a été créé par la fonderie H. Berthold AG en 1896. Le papier est un FSC Edixion offset blanc 100 g/m2 et 250 g/m2. La revue a été tirée à 13’000 exemplaires. Imprimé en Suisse.


Pirate Cette gravure de Barbe Noire a été réalisée par un artiste anglais inconnu au XIXe siècle. Ce pirate, Edward Teach de son vrai nom, est né à Bristol vers 1680. Il a opéré principalement dans les Antilles et sur la côte est des colonies britanniques en Amérique. Calculateur, Edward Teach était réputé pour éviter d’utiliser la force, comptant plutôt sur la dissuasion pour amasser ses butins. Son épaisse barbe noire et son habitude d’allumer des mèches à canon dans ses cheveux durant les combats lui ont valu son surnom. Barbe Noire est décédé en 1718 lors d’une bataille contre les troupes américaines.

Hacker Portrait d’un membre du collectif hacktiviste Anonymous dans son bureau à Lyon en décembre 2011. Ces justiciers d’internet prônent une idéologie libertaire qui exige le respect intégral de la vie privée, ainsi qu'une totale liberté d'information. Ils ont déjà piraté des sites de plusieurs entreprises et gouvernements.


VOLUME VI DÉCEMBRE 2013

TRANSGRESSER

HÉMISPHÈRES

LA REVUE SUISSE DE LA RECHERCHE ET DE SES APPLICATIONS

HES-SO

TRANSGRESSER

Design et Arts visuels Economie et Services Ingénierie et Architecture Musique et Arts de la scène Santé Travail social

VOLUME VI

N°ISSN 2235-0330

CHF 9.– E7.–

HÉMISPHÈRES


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