Aide à la prise en main du cartable numérique en Histoire des arts

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Publié dans La création artistique face aux nouvelles technologies sous la direction de Marc Jimenez, Paris, Klincksieck, L’Université des arts, 2006

ESSAI 2005-06

“Si on construit un système qui exprime une grande capacité à s’incarner, à se développer, dans un cycle d’actions-réactions face au monde, alors là s’instaure une histoire, qui fait émerger de la signification dans ce monde.” Francesco Varela

Environnements virtuels et Cinéma interactif par Valérie Morignat Les artistes travaillent aujourd’hui avec des laboratoires de recherche et développement qui élaborent des modes inédits de création, de relation et d’immersion au sein d’environnements virtuels. Dans les domaines des arts contemporains et du Cinéma se déploient des genres nouveaux et cependant déjà très caractérisés. Derrière une appellation générique, la création numérique décline en effet des souscatégories spécifiques telles que la « Réalité Virtuelle », ou la « Réalité Augmentée », « l’Art génératif », ou encore « l’Art des interfaces »,

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qu’il faudrait désigner essentiellement comme des arts de l’énaction. Telle que l’a formulée Francisco Varela, la théorie de l’énaction pense la cognition comme une élaboration active et incarnée (embodied cognition), essentiellement produite par les interactions entre le sujet et son environnement. Dans la lignée des travaux de Merleau-Ponty, la thèse de Varela privilégie l’interprétation d’où émerge la signification créatrice d’un monde, à la notion de représentation qui se ferait le miroir d’un monde prédéfini. « L'idée


fondamentale, [écrit Varela] est donc que les facultés cognitives sont inextricablement liées à l'historique de ce qui est vécu, de la même manière qu'un sentier au préalable inexistant apparaît en marchant »1. Parce qu’ils sont traversés par ce principe énactif où prédomine le concept de l’action sur celui de représentation2, l’enjeu principal des arts numériques reposerait alors sur « l’avènement conjoint d’un monde et d’un esprit à partir de l’histoire des diverses actions qu’accomplit un être dans le monde »3. Brenda Laurel a d’ailleurs implicitement identifié les qualités énactives des processus de création numérique en résumant l’essentiel des interactions entre l’humain et l’ordinateur dans l’expression « designed experience ». Ces procès énactifs, qui « font émerger » 4 une signification nouvelle à partir d’une définition mutuelle de l’endogène et de l’exogène, s’affirment aussi sur les plateaux du Cinéma digital. Lié à l’industrie du jeu vidéo, le Cinéma digital fait appel aux systèmes de capture du mouvement (motion-capture) et autres interfaces ; il élabore des scènes jouées entre acteurs réels et agents intelligents, mais encore développe des programmes complexes de vie artificielle sur les improvisations desquels reposent des scènes entières. De ces interactions émergent non seulement des mondes partagés inédits, mais encore des modes d’être et d’agir qui renouvellent les données du Cinéma et plus largement celles des instances dramatiques. Ces collaborations numériques affirment le développement d’un Cinéma interactif grâce auquel le spectateur pénétrerait de plus en plus le monde fictionnel pour interagir directement avec ses personnages. L’objet de cet essai est d’identifier, à travers le modèle déjà canonique de l’environnement virtuel, les formes et les enjeux de ces nouveaux processus introduits par la création numérique dans les arts contemporains et au Cinéma.

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Emergence partagée En installant une pensée de l’interconnexion transparente, le langage numérique génère des situations perceptuelles, actantielles, et relationnelles inédites. Les actions et les perceptions humaines couplées aux organes sensoriels des ordinateurs, font saillir des réalités hybrides où le sujet humain est « augmenté » dans ses compétences cognitives et créatrices. Téléprésence, performances haptiques, génération en temps réel, interactivité avec des agents intelligents, environnements de réalité virtuelle partagée, dessinent des modes de création qui transforment profondément les schémas esthétiques. Ainsi, le spectateur peut manipuler des objets virtuels qu’il perçoit dans l’espace réel, interagir avec des intelligences artificielles qui s’adaptent à ses choix, ou encore évoluer dans des mondes virtuels à travers son propre avatar. Dans les arts numériques, en particulier dans les réalités artificielles, l’œuvre n’est plus un objet, elle est un processus, une émergence partagée. Le spectateur n’est plus un observateur distant, il est, pour Jean-Louise Boissier, un « interacteur »5, ou pour Derrick de Kerckhove, un « méta-concepteur » 6. Le processus créateur et son métaconcepteur s’organisent ainsi mutuellement dans la constitution d’une sphère privilégiée de communication, à l’intérieur de laquelle chacun permet l’émergence de l’autre, par le biais d’interfaces intelligentes et sensibles. Ces interfaces désignent principalement des filtres de communication entre l’ordinateur et le sujet. Matériellement, elles prennent la forme de capteurs et d’effecteurs qui autorisent ce que la cybernétique à appelé des « boucles d’action et de rétro-action » entre des programmes informatiques et des sujets vivants. Si elles peuvent synthétiser ses moindres mouvements, elles peuvent aussi renvoyer à l’utilisateur des informations provenant des mondes virtuels qui accentuent son sentiment de présence et rendent possible les interactions partagées : tel est le cas des « combinaisons de données » utilisés en Réalité Virtuelle, ou des instruments « à retour d’effort » qui simulent les sensations kinesthésiques et proprioceptives.

Francisco Varela, Connaître les sciences cognitives, tendances et perspectives, Paris, Seuil, 1989, p. 111.

2

Ibid., p. 93 : « Notre tradition occidentale tout entière a privilégié cette idée que la connaissance est un miroir de la nature. Ce n’est que dans les plus récents travaux de certains penseurs continentaux (plus particulièrement M.Heidegger, M.Merleau-Ponty, et M.Foucault) que la critique explicite de la représentation a commencé. Ces penseurs se préoccupent du phénomène de l’interprétation tout entier, dans sons sens circulaire de lien entre action et savoir, entre celui qui sait et ce qui est su. Nous nous référons à cette circularité totale de l’action/interprétation par le terme de faire-émerger. De plus, puisque cette perspective analytique se préoccupe spécialement de faire prédominer le concept de l’action sur celui de la représentation, il convient d’appeler cette nouvelle approche des STC [Sciences et Technologies de la Cognition] l’énaction. » 3

Ibid., p. 111.

4

Francisco Varela emploie l’expression « faire émerger » pour définir le processus énactif, voir op. cit.

5

Jean-Louise Boissier, La relation comme forme. L’interactivité en art, Genève, Mamco, HEAA, Université Paris 8, 2004.

6

2

Derrick de Kerckhove, L’intelligence des réseaux, Paris, Odile Jacob, 1997, p. 39.


Les interfaces sensorielles détectent ainsi la présence d’un individu dans l’espace réel, enregistrent ses actions, et peuvent encore faire intrusion dans le corps de ce dernier en prélevant diverses informations relatives à son état émotionel (l’amplitude respiratoire, la température, le rythme cardiaque, l’activité cérébrale, etc). Ces signaux véhiculés par les capteurs permettent aux programmes numériques de « répondre » créativement à la présence de l’interacteur humain. Les données capturées autorisent en effet un certain nombre de réactions dans l’environnement réel de l’actant : productions d’images, de sons, de mots, autant de générations sémiotiques interactées qui font émerger un monde partagé. Ainsi, les émissions sensorielles et symboliques humaines sont interprétées par l’ordinateur en tant que signal et comme information, celles-ci devenant la materia prima créatrice du programme. En d’autres termes, la dramatisation des conditions de révélation de l’œuvre engage le sujet à s’impliquer activement, introduisant ainsi dans le processus esthétique l’action comme une réponse directe à la perception. Dans de tels environnements, les interfaces permettent non seulement des transactions créatrices entre sensitivités distinctes et hétérogènes, mais encore la transposition infinie de l’action, traitée comme une proposition appelant une multiplicité d’applications en temps réel. SonoMorphis7 , l’œuvre générative de Bernt Lintermann et Torsten Belschner, qui permet à l’interacteur de modifier en temps réel la morphologie d’une créature virtuelle sur un écran géant, est un exemple de cette transposition infinie de l’action. En effet, dans le système mis au point pour SonoMorphis, les objets sonores et visuels étant interconnectés, chaque transformation morphologique de la créature, décidée par l’interacteur via une interface sensible, génère simultanément de nouvelles structures sonores. L’action humaine dans l’espace physique est traitée comme un signal génératif dans l’ordinateur. Elle entre ainsi dans un réseau informationnel où ses applications sont plurielles et infiniment transposables.

7

Dans ce schéma, l’interface agit alors comme un échangeur entre des régions réputées hermétiques. Filtre sensible entre le monde virtuel et le monde réel, elle est pour Christine Buci-Glucksmann une « peau fluide et transparente » 8 qui se rapprocherait de ce « nœud polytopique » évoqué par Michel Serres9 : interférence nécessaire à l’émergence du sens et qui impliquerait une esthétique du transport10 , de la traduction, voire de la transduction. En effet, dans les œuvres de Réalité Augmentée (RA), - qui sont pour la plupart des environnements réels agrémentés de capteurs sensoriels traduisant la présence du sujet en informations numériques -, « l’espace ne peut plus être conçu que comme celui de l’échange et où les pseudo-centres ne sont plus que des échangeurs » 11. Les interfaces numériques interfèrent entre les signaux émis par le sujet humain et les capacités de traitement de l’information et de production du programme. Elles permettent ainsi le déploiement de nappes spatiales et temporelles qui impliqueraient alors ce que Michel Serres a appelé une « esthétique pluraliste de la situation » 12 : esthétique qui rendrait compte de la pluralité des dimensions dans lesquelles l’interlocution créatrice et intersensorielle de l’humain et de l’ordinateur fait émigrer le sujet. * L’exemple le plus caractéristique de cette interlocution intersensorielle est celui de l’œuvre de Réalité Augmentée de Christa Sommerer et Laurent Mignonneau, Interactive Plant Growing13. Dans une salle obscure, cinq stèles, disposées en courbe face à un écran de projection encore vierge, supportent cinq plantes vivantes. Dès que l’on approche la main des plantes, la différence de potentiel électrique produite est immédiatement enregistrée par des capteurs dissimulés. Sitôt distribuée vers un programme qui gère la croissance de plantes artificielles, l’information engendre le développement à l’écran de végétaux numériques 3D dont la pousse, les couleurs, et les formes sont modifiées par la modulation des mouvements de la main conjuguée aux réactions sensibles de la

Bernt Lintermann et Torsten Belschner, Installation interactive, 1998. <http://www.medienkunstnetz.de/works/sonomorphis/>

8

Christine Buci-Glucksmann, interrogée par Emanuele Quinz, in Interfaces, Anomalie, digital_arts n°3, sous la direction d’E.Quinz, Paris, Anomos, pp.88-95.

9

Michel Serres, Hermès II, L’interférence, Paris, editions de Minuit, 1972, p.152.

10

Ibid.

11

Ibid., p. 145.

12

Ibid., p. 152

13

Interactive Plant Growing, Christa Sommerer et Laurent Mignonneau, Environnement numérique interactif,1993-97, ZKM Media Museum Karlsruhe. <http://www.mic.atr.co.jp/~christa/WORKS/>

3


plante réelle informations.

qui

transmet

ses

propres

Dans Interactive Plant Growing, la membrane virtuelle et informationnelle que constitue la circulation électrique entre les organismes est ainsi une zone d’échange et d’interopérabilité qui modifie le comportement de l’interacteur et, par transduction, l’activité cellulaire de la plante. Résultant d’une intersensorialité humaine, végétale et numérique, la vie artificielle déployée à l’écran est ainsi le processus en marche d’une spatialisation mentale et corporelle. Elle affirme une nouvelle corporéité virtuelle, située au croisement de l’extériorisation de la vie psychique et de la vie perceptuelle, et résultant d’une intériorisation de nouveaux modes communicationnels. Racines, arborescences et feuilles virtuelles, directement produites par les modulations d’une membrane intersensorielle, sont en effet autant de projections d’états virtuels complexes : réponses intracellulaires pour la plante, et, pour parler avec Derrick de Kerckhove, « objets mentaux extériorisés » 14 pour le sujet humain qui, au grès de son imagination, investit et modèle les plantes virtuelles. Non sans sans évoquer la Vallée du gazon diapré décrite par Edgar Allan Poe, où les émotions des promeneurs métamorphosent les végétaux au fil de leur errance dans ses jardins – le biotope virtuel qui émerge à l’écran se prête ainsi parfaitement à ce que Brenda Laurel appelle « a designed experience ». Se faisant l’écho de l’image de Laurel, Sommerer et Mignonneau se plaisent à décrire les nombreux jardins virtuels qui émergent des comportements de l’interacteur comme, je cite, « l’expression même de ses émotions au contact du virtuel »15. Plus qu’une nouvelle forme d’art, Interactive Plant Growing s’avère être un véritable système de révélation de la multidimensionnalité du réel. La sensorialité de la plante et les échanges que nous réalisons avec elle, mais encore le temps végétal spectacularisé par la croissance du biotope virtuel, sont autant de manifestations de réalités connexes déployées par les environnements numériques. Dans ce cadre

d’expérience, l’interface se déploie comme concept : elle est une zone intermédiaire qui revisite les catégories et déterritorialise les identités. De ce fait, il est très significatif que la métaphore de l’« environnement » soit appliquée aux arts numériques immersifs : elle dévoilerait la modélisation du milieu cette « réalité intermédiaire » 16 selon l’expression de Maurice Merleau-Ponty - où le vivant développe un complexe comportemental qui subjectivise le réel. En effet, tandis qu’il se consacre à l’étude du comportement animal, Merleau-Ponty définit le milieu comme « une réalité intermédiaire entre le monde tel qu’il existe pour un observateur absolu et un domaine purement subjectif »17. Dans ce sens, l’interface se déploie comme un espace médian où objectivité et subjectivité éprouvent leur réversibilité. En plus d’être une allégorie du virtuel, la communication intersensorielle d’Interactive Plant Growing, fondée sur les capacités d’interprétation et d’adaptation des organismes (qu’ils soient vivants ou mécaniques, humains ou animaux), met à jour les transmissions invisibles du quotidien et manifeste l’importance des communications implicites. Comme le recommande Diana Domingues, « il est question de penser au-delà de l’interface et d’insister sur l’importance de la dimension comportementale de l’art interactif, dans laquelle un corps est enclin à ressentir quelque chose qui amplifie sa dimension de monde » 18. Rejoignant la démonstration de Varela, Domingues insiste sur les qualités énactives des Réalités Augmentées en précisant que « ce sont les comportements du corps et de l’ordinateur qui déterminent la vie d’un certain environnement » 19.

Réalité inversée Les oeuvres de Réalité Virtuelle font la démonstration de cette régulation continue et créatrice qui s’exerce entre le sujet et son milieu. Si la Réalité Augmentée prend place dans l’environnement physique, la Réalité

14

Derrick de Kerckhove, « Les arts numériques comme des objets mentaux externes », in LIGEIA, dossiers sur l’art. Art et multimedia, n°45-46-47-48, juill-dec 2003, pp.111-115. 15

< http://www.mic.atr.co.jp/~christa/WORKS/CONCEPTS/TransConcept.html>

16

Maurice Merleau-Ponty, La Nature, notes, cours du Collège de France, Notes de D.Séglard, Paris, 1994, p. 220.

17

Ibid., p. 220. Je souligne réalité intermédiaire.

18

Diana Domingues, « Interfaces et vie dans le Cyberart », in Esthétique des Arts médiatiques, vol. III, Interfaces et sensorialité, Montréal, Presses de l’Université du Québec – CIEREC, Publications de l’Université de St-Etienne, 2003, p. 195. 19

4

Ibid., p. 185.


Virtuelle est un univers simulé, tridimensionnel et totalement immersif. Généralement équipé d’un visiocasque stéréoscopique, de gants et de vêtements de données qui lui procurent des informations visuelles, auditives, et proprioceptives, le sujet a la sensation d’être immergé dans l’univers virtuel où son sentiment de présence est prééminent. BODY SPIN, conçu par le collectif d’artistes Time’s Up20 , est un système particulier de Réalité Virtuelle appelé Réalité Inversée. Tandis que la Réalité Virtuelle classique incorpore le sujet dans un monde virtuel qui lui préexiste, la Réalité Inversée, quant à elle, prend le sujet comme la source de production même de son univers sémiotique. Ainsi, des capteurs sensoriels reliés au corps de l’interacteur transmettront des informations au programme qui va générer l’univers virtuel en fonction des données reçues. Le sujet est alors à l’origine du milieu dans lequel il se trouve et conforte une fois de plus l’implication d’un processus énactif dans les environnements virtuels. Plusieurs scénarios ont été conçus pour ce système dont l’un d’eux, Brain Maze, plonge l’interacteur dans des dédales virtuels. Ayant pénétré dans une sphère totalement close - SPIN, Spherical Projection INterface -, l’actant de cet environnement est immergé dans un labyrinthe virtuel tridimensionnel projeté sur l’intégralité de la surface intérieure du globe. A la différence des systèmes habituels de réalité virtuelle, BODY SPIN offre une totale liberté de mouvements à l’interacteur qui peut marcher et courir au sein de la sphère rotative. Relié physiquement à des capteurs enregistrant son rythme cardiaque, la température de sa peau, mais encore son activité cérébrale, l’utilisateur s’aperçoit que l’augmentation de son stress, traduit par les interfaces, complexifie l’architecture du labyrinthe virtuel. Brain Maze est l’exemple majeur d’une œuvre dont la perspective centrale est à chercher dans le corps et la subjectivité de l’interacteur. On notera ici, avec Emanuele Quinz, l’exercice d’un double mouvement que l’on relève dans l’ensemble des productions artistiques interactives : « d’un côté le schéma organique (le système des relations que les organismes vivants établissent avec leurs environnements)

20

<http://www.timesup.org/spin/>

21

Emanuele Quinz, op.cit.

22

est attribué aussi aux relations avec les machines, de l’autre le schéma informationnel (le système des relations que les machines établissent avec leurs environnements) est transposé aux organismes vivants »21. Brenda Laurel avait répéré ce glissement en désignant l’inversion profonde de ces dernières années : si l’ordinateur était initialement pensé comme un environnement pour l’humain, on constate aujourd’hui que l’humain est devenu le premier environnement exploré par les interfaces numériques22. Dans l’exemple des Réalités Inversées, l’œuvre n’incorpore pas seulement le sujet, mais qu’elle tire de lui sa propre substance par le biais d’une réciprocité organique et informationnelle inédite.

Intersensorialité cyberorganique Art de la relation, l’interactivité vise finalement l’émergence de ce que j’appellerais une intersensorialité cyberorganique productrice de son propre monde. En effet, la Réalité Virtuelle ne peut qu’émerger de l’interconnexion sensorielle hétérogène entre le sujet humain et l’ordinateur. L’interface devient ici heuristique : elle affirme, pour parler avec Michel Serres, un ars interveniendi qui privilégie l’interlocution à l’emission unilatérale, l’intersection à la ligne ellemême, les nœuds de connexion aux domaines singuliers, l’instabilité dynamique à la forme stable. « Dans le lieu des interréférences, je manque d’une référence globale : il est essentiel que j’en sois privé » écrit Michel Serres 23. En effet, il s’agit bien d’être privé d’une référence globale, puisque l’ars interveniendi des interfaces se tient dans une nécessaire logique d’interférence des réalités entre elles et dont la forme la plus spécifique serait la production d’une intersensorialité cyberorganique. « La notion d’interférence a l’avantage de comprendre d’un coup le jeu des interrelations qui ouvrent les régions les unes aux autres, l’unité de circulation qui résulte de ce jeu, le transport en général et la

Brenda Laurel, <http://www.iasummit.org/2004/confdescrip.htm#gobrenda> : « A truism in that discipline that we used to call "interface design" was that the computer should be seen as an environment for humans. But looking at today's information landscape, we can see that a miraculous inversion has occurred: humans are the environment for information architecture». 23

5

Michel Serres, op. cit.


difficulté de lui assigner une source autochtone » 24. Ainsi, parlant avec Serres, je pourrais dire que le monde de la Réalité Virtuelle « ne nous est plus livré selon une référence élue par telle ou telle ruse, mais selon un jeu pluraliste d’interférences »25.

de leurs actions dans l’espace physique et virtuel, et ont intégré des modes de communication verbale et non-verbale. Ainsi ces acteurs virtuels peuvent-ils associer des émotions à un certain nombre d’expressions faciales et de postures corporelles adoptées par l’usager réel. Son comportement en sera infléchi et il réagira différement selon chaque utilisateur réel.

Conscience distribuée et identité située

Mais comme l’expliquent les chercheurs du MIRALab, dans ces espaces virtuels collaboratifs, les postures et les points de vue peuvent aussi singulièrement s’échanger : en effet, le système permet aux usagers d’intégrer alternativement la vision des autres, observant ce qu’ils regardent selon les points de vue respectifs de chacun, accédant ainsi à la conscience attentionnelle d’un acteur réel ou virtuel.

Reposant sur le couplage informationnel d’agents organiques et non organiques qui échangent leurs propriétés selon des modèles biologiques et informationnels, le processus créateur se construit alors selon une structure dialogique. Celle-ci est caractéristique d’un système d’environnement virtuel récent, le Virtual Life NETwork ; système qui engage l’Art interactif, le Cinéma et l’industrie du jeu vidéo dans de nouvelles collaborations et vers de nouvelles formes. Les recherches du MIRALab26 de l’Université de Genève, qui développent ce système, redéfinissent les statuts ontologiques de l’œuvre, de l’interacteur, mais encore des acteurs réels et virtuels dans le cas du Cinéma. Le MIRALab présente le système VLNET comme un environnement virtuel partagé qui permet à des utilisateurs multiples et distants d’intéragir entre eux et avec leur environnement virtuel en temps réel. L’utilisateur est immergé dans l’image sous la forme d’un avatar (son double virtuel) qu’il contrôle grace à un système de capture du mouvement relié à son propre corps. Il peut alors rencontrer des humains virtuels perceptifs et autonomes, capables de le guider et d’interpréter ses intentions à l’intérieur de l’espace virtuel. « Ces humains virtuels, [précise Daniel Thalmann], peuvent aussi être employés pour représenter des partenaires réels actuellement indisponibles, permettant ainsi une coopération asynchrone entre des partenaires distants »27. Dotés d’intelligence et de sens artificiels, ces acteurs virtuels perceptifs perçoivent la présence des interacteurs réels, sont informés

Les VLNET, exposent alors ce que Derrick de Kerckhove appelle le caractère psychologiciel de la Réalité Virtuelle. Selon le chercheur, si « la Réalité Virtuelle est construite pour représenter le monde plus ou moins comme nous le voyons », […] son décor « est en fait un décor mental extériorisé »28 . « L’esprit et ses expériences, [poursuit Derrick de Kerckhove], sont externalisés par les machines de Réalité Virtuelle qui prolongent nos intrants sensoriels (toucher, vue, ouïe) pour reconstituer une conscience artificielle qui est véritablement à l’extérieur de notre esprit et à l’extérieur de notre propre corps » 29. Dans le cas des environnements virtuels, et qui plus est des VLNET, cette conscience externalisée devient une conscience partagée, distribuée, intersubjective, qui ouvre en direction des Arts, du Cinéma, du Théâtre, ou du Jeu vidéo des perspectives nouvelles. La conscience humaine partagée et externalisée, devient l’interface symbolique à partir de laquelle les entités virtuelles, de plus en plus sensorialisées et incarnées (peau digitale), approcheront le monde réel. Dans un double mouvement, si la sensorialisation des entités numériques est un moyen d’augmenter le sentiment de présence de l’utilisateur humain au sein du monde virtuel, c’est aussi grâce à la richesse sensorielle et symbolique des interactions avec ces mêmes sujets humains que les entités virtuelles

24

Michel Serres, ibid. p. 63

25

ibid., p. 141

26

< http://www.miralab.unige.ch/>

27

Daniel Thalmann, Des avatars aux humains virtuels autonomes et perceptifs : <http://sawww.epfl.ch/SIC/SA/publications/FI98/fi-sp-98/sp-98-page56.html>

28

Derrick de Kerckhove, L’intelligence des réseaux, op.cit., p. 202.

29

Ibid.

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gagneront une conscience monde physique.

artificielle

du

« Si, [écrit Francisco Varela], on construit un système qui exprime une grande capacité à s’incarner, à se développer, dans un cycle d’actions-réactions face au monde, alors là s’instaure une histoire, qui fait émerger de la signification dans ce monde. » « Je n'ai aucun problème, [poursuit Varela], avec l'idée qu'on crée des organismes dotés d'une identité somatique, d'une identité de type sensorimotrice, ou d'une conscience artificielle » 30. Ce point de vue sur l’émergence du comportement et de la symbolisation met en relief une logique à double sens : plus l’acteur virtuel entrera en régulation avec le milieu réel par l’interaction avec le sujet humain, plus le sujet humain se virtualisera et émigrera vers ce que je j’appelerais une identité située ou contextuelle qui le rapproche des caractéristiques ontologiques du personnage de fiction. Le Cinéma interactif qui engage le spectateur et le personnage dans des rapports de réciprocités et d’équivalences inédites, mais encore la dématérialisation des plateaux de tournage qui décuple l’effort d’immersion fictionnelle de l’acteur, posent ces questions avec acuité.

Performance interactée et media-actor En évoquant Avalon (2001), le film de Mamoru Oshii, Christine Buci-Glucksmann remarque qu’à la différence des cyborgs et autres Robocops du Cinéma des années 80 qui manifestaient une présence corporelle impérieuse, la représentation de la réalité virtuelle dans les fictions du Cinéma digital opère une alternance subtile de corporéités fluidiques et d’identités réelles et virtuelles 31. Dans Avalon – qui met en scène une société dont les membres vivent à la fois dans le réel et dans un jeu de RV appelé Avalon -, les personnages fictionnels composent entre leur identité réelle et l’identité située que requiert l’espace ludique virtuel. Une subtile spécularité permet en effet au spectateur d’Avalon de saisir ces glissements identitaires et topologiques : lorsqu’elle interagit avec le programme du jeu virtuel, où lorsqu’elle pénètre totalement son espace, « Ash », l’héroïne d’Oshii, incorpore une doublure informationnelle qui filtre ses perceptions. La lumière des tubes

30

Entretien avec Francisco Varela par Herve Kempf, La Recherche, No.308 Avril 1998, p.109-112. <http://www.ccr.jussieu.fr/varela/press_releases/LaRecherche308.html> 31

Christine Buci-Glucksmann, La folie du voir. Une esthétique du virtuel, Paris, Galilée, p.227.

32

Christine Buci-Glucksmann, ibid.

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cathodiques qui irradie la peau, les lignes de code qui se reflètent dans les pupilles, doublent progressivement Ash d’une coporéité virtuelle qui nous installe dans une vision cyberorganique du monde. Les corps, et les identités des personnages sont dans le jeu Avalon des hypersurfaces. Touchés par des instruments haptiques, (symbolisés ici par les viseurs des armes à longue portée), les personnages se fragmentent comme des plaques de verre, se liquéfient en tourbillons de lignes de code, ou s’indéfinissent dans le brouillage d’images vidéo. Animés d’une « vitalité inorganique »32, les corporéités virtuelles d’Avalon sont essentiellement des peaux digitalisées dans un continuum informationnel. Reconfigurés à distance, ubiquitaires, les méta-corps que met en scène le Cinéma digital manifestent ces nouvelles identités situées qu’impliquent les mondes virtuels. Dans la trilogie Matrix (Wachowski, 1999), le corps est représenté selon le même principe d’une hypersurface informationnelle. Doté des mêmes propriétés d’action à distance que le regard cyberorganique d’Ash, les mots prononcés par l’Agent Smith affirment un langage performatif comme l’est le langage à l’intérieur d’un programme numérique. Ainsi, la seule énonciation du verbe « Speak » agit sur le génotype de Néo et fait disparaître sa bouche. La répétition du mot « Me » génère autant de clônes virtuels que de mots prononcés. La locution « You » que Smith adresse à Néo suffit à le défaire de sa propre identité pour le tranformer en un double de l’agent. Dématérialisées mais performatives, les interfaces sont figurées au Cinéma comme des filtres transparents qui accusent le caractère stratifié, éminemment contextualisé de l’identité, et de la conscience même des sujets. eXistenZ (1999) de David Cronenberg met en abyme le procès de fictionnalisation du sujet réel qu’engagent les environnements virtuels. Selon le même procédé qu’Avalon, eXistenZ est aussi le nom de l’univers d’un jeu virtuel. Il plonge les protagonistes dans une réalité artificielle où chaque joueur conserve son apparence physique mais intègre, sans en être conscient, la personnalité d’un autre. Leur voyage au sein des univers virtuels enchevêtrés leur fait jouer aléatoirement plusieurs autres personnages fictionnels tout en conservant la personnalité allosubjective intégrée au départ: ces adjuvants diégétiques ne manquent pas d’influencer les réactions


des protagonistes qui se voient saisis dans des complexes comportementaux qu’ils ne contrôlent pas. S’ils habitent toujours le même corps, ils apparaissent cependant subir inopinément les effets d’un tropisme artificiel qui les oblige à prononcer des phrases programmées ou à adopter des comportements relatifs à l’identité du personnage fictionnel qu’ils jouent. Ainsi, leur identité apparaît située à l’intérieur de l’espace du jeu de Réalité Virtuelle comme le serait celle d’un personnage de fiction à l’intérieur d’un roman. Comme le remarque Jean-Marie Schaeffer, dans le cas du jeu de Réalité Virtuelle, « le vecteur d’immersion n’est pas celui d’une substitution d’identité physique, mais celui d’une virtualisation de l’identité du joueur » 33. * Ces représentations cinématographiques d’un sujet informationnel sont sans aucun doute corrélées aux nouvelles techniques numériques intégrées par les studios. Ces dix dernière années ont vu le développement des studios virtuels qui, entièrement dématérialisés, exigent de l’acteur une performance dans un espace désert. Soit l’acteur sera réincorporé utlérieurement dans un espace 3D, soit il devra simuler une action en temps réel avec un acteur virtuel perceptif capable de reconnaître ses mouvements. L’acting se mesure alors de plus en plus en termes de perfomance interactée où les interfaces créent de nouvelles réalités en même temps que de nouvelles catégories actantielles et identitaires. Une simple typologie de l’acteur dans le Cinéma digital me permet d’identifier aujourd’hui au moins cinq catégories principales : l’acteur réel, l’acteur intermédiaire, l’acteur hybride, l’animatronix intelligent et les acteurs virtuels. Avec l’acteur intermédiaire et l’acteur hybride, on s’éloigne de la définition que Christian Metz donnait du Cinéma comme étant l’enregistrement d’une action réelle dans un espace physique réel, pour entrer dans un nouveau genre digital qui désynchronise les actes et harmonise des réalités hétérogènes non matérialisées dans l’espace physique. L’acteur intermédiaire désigne essentiellement le comédien relié à un système de capture du mouvement, magnétique ou optique, dont l’action sera synthétisée pour être resynchronisée avec le corps d’un acteur virtuel. Il produit alors un geste sans image qui ne résulte plus d’un 33

Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, 1999 p. 314.

34

Jean-Louis Boissier, La relation comme forme, L'interactivité en art, Mamco, Genève, 2004.

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processus d’enregistrement mais synthèse informationnelle du jeu.

d’une

Les « acteurs hybrides », comme les désigne Jean-Louis Boissier 34, viennent eux aussi animer et habiter virtuellement les acteurs virtuels. Ces acteurs réels, dont le visage est peint en vert et criblé de points de repères rouges (nécessaires à la caméra), verront leurs expressions faciales synthétisées afin d’animer les visages d’acteurs virtuels, ou de doubler leur propre clône virtuel. De telles émigrations du geste, de l’expression individuelle et du jeu actorial créent des personnages où se multiplient les interréférences : les acteurs hybrides apparaîtront en effet à l’écran, doublés d’un visage de synthèse, et cependant animé de toutes les expressions de l’acteur réel. La notion de performance interactée que je défendais auparavant et qui désigne selon moi les jeux collaboratifs auxquels se prêtent les acteurs sur les plateaux du Cinéma digital, modifient, on le voit bien, le statut même du comédien. Modélisé, synthétisé par les systèmes de motion capture, déconstruit et redynamisé par des logiciels de postproduction, mis en situation de jeu dans des espaces dématérialisés ou face à des créatures virtuelles perceptives, son jeu s’étend autant qu’il change profondément de nature. Il quitte le domaine de la performance individuelle et de la trace enregistrée pour devenir un modèle dynamique au sein d’une fiction qui redéploie et partage l’action dans une infinité d’applications, sur une infinité de scènes ouvertes. Ainsi, toute action réelle sur le plateau est appelée à être agie dans un espace virtuel, par un acteur virtuel intelligent, ou par un spectateur qui entrera à son tour en scène comme un élément causal dans de nouvelles fictions interactives. A l’évidence cette posture sera-t-elle accrue par l’importance que prend l’intelligence artificielle au sein des médias de création, et en particulier dans le développement des acteurs et des environnements virtuels. Les recherches qui soulèvent le plus de questions aujourd’hui sont celles du MIT Media Lab. Le MIT a présenté récemment des « systèmes intentionnels » (intentional Systems) peuplé de media-actors. Ces media-actors sont des agents intelligents diversement incarnés (formes, couleurs, objets 3D, humains synthétiques) dans les mondes virtuels. Outre le fait qu’ils sont des médias sensorialisés, capables de sentir la présence des autres agents virtuels et de percevoir les humains dans l’espace réel via un filtre perceptuel (perceptual layer), ces media-


actors intentionnels associent les informations sensorielles à des actions sélectionnées par leur base interne de comportement. Ainsi que Flavia Sparacino l’explique, «l’interprétation et les mécanismes du comportement sont influencés par la personnalité de l’agent »35 qui va analyser, à l’aune de ses caractéristiques émotionnelles, l’intérêt de l’échange avec les sujets humains et déterminer ainsi la nature des réponses créatives qu’il va engager au sein de l’environnement réel. Il faut parier que les arts de la fiction, à commencer par le Cinéma, implanteront dans leurs mondes scénarisés des systèmes intentionnels qui impliqueront directement et subjectivement le spectateur, et par le biais desquels la fiction se définira d’autant comme une performance interactée. * Au début de cet essai, j’ai évoqué cette très belle image que Francisco Varela employait pour définir le caractère énactif de la cognition : « L'idée fondamentale est donc que les facultés cognitives sont inextricablement liées à l'historique de ce qui est vécu, de la même manière qu'un sentier au préalable inexistant apparaît en marchant ». La métaphore de Varela pose le mouvement, à la fois symbolique et en actes, auquel nous invitent les arts numériques et dans lequel ils déploient de nouveaux paysages, en même temps qu’ils y traceront avec nous, et au grès de nos agencements créateurs, de nouveaux chemins. Valérie Morignat, PhD Maître de conférences à l’Université Montpellier III

Flavia Sparacino, Glorianna Davenport, Alex Pentland “Media Actors, Characters in Search of an Author” IEEE Multimedia Systems '99, International Conference on Multimedia Computing and Systems (IEEE ICMCS'99), Centro Affari, Firenze, Italy 7-11 June 1999. 35

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