RAISIN, 100 Grands Vins Naturels d’émotion

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Avant-propos Les vins naturels ne sont pas que des vins de soif. Ce sont aussi de grands vins qui provoquent de grandes émotions. Ces 352 pages leur sont dédiées. Ce livre présente une sélection de 100 grands vins réalisés dans les règles de l’art de notre époque qui montrent que naturel est aussi synonyme d’émotionnel.

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Les deux idées fondamentales qui soustendent cet ouvrage sont de casser les idées reçues sur les vins naturels (simples, fragiles, imparfaits, flous, ne se gardent pas…) et de rendre hommage aux femmes et aux hommes qui s’échinent année après année à produire les plus beaux raisins du monde qu’ils vinifient avec leurs convictions, leur talent et leurs tripes afin de produire des vins merveilleusement vivants et intimement personnels.

100 Pourquoi faire une sélection ? Y’en a marre des guides et des classements ! Un ami sommelier nous a dit un jour que le vin était une question de repères, qu’il fallait avoir bu un nombre important de vins différents pour pouvoir forger sa propre grille de lecture, établir ses repères. C’est à partir de cette base que nous pouvons alors les apprécier de façon pertinente les uns par rapport aux autres. L’idée n’est évidemment pas d’évaluer les vins, tel un critique, en infligeant une note aussi arbitraire qu’inutile. En revanche, les repères et l’expérience permettent de comprendre un vin avec un spectre plus large, de prendre en compte les conditions météorologiques d’un millésime, les spécificités d’un terroir et d’appréhender les méthodes de travail d’un vigneron. On peut alors aborder et comprendre avec plus d’objectivité les saveurs, les équilibres, les expressions de terroirs, l’énergie… L’objectif de cette sélection n’est pas non plus de comparer les vins les uns aux autres, mais simplement de réaliser un panorama viticole, de prendre une photo à un instant T, un instantané qui livre sa vérité du moment sur les vins qui nous ont le plus marqués. Pour arriver à cette liste de 100 vins, nous avons beaucoup questionné, écouté, échangé

au cours de longs mois agrémentés de débats engagés et parfois houleux. Nous sommes pleinement conscients qu’elle est totalement subjective et qu’elle ne suscitera pas le consensus absolu. C’est d’ailleurs par souci d’ouverture que nous avons invité quinze personnalités reconnues dans le milieu afin qu’elles nous livrent chacune leurs dix grands vins d’émotion. Malgré tout, l’appréhension d’un vin reste très personnelle et intimement liée à un moment. Surtout, elle dépend de votre condition à l’instant de cette dégustation, de votre état d’esprit et des personnes qui vous accompagnent. C’est donc une rencontre entre un liquide profondément vivant et un être humain, lui aussi soumis à de multiples variations. Parfois, la connexion ne se fait pas et parfois l’échange vous marque à jamais.

GRANDS VINS C’est quoi un grand vin ? Un Magnum, un Jéro ? Pour beaucoup d’entre nous, le vin nature c’est ce petit glouglou d’apéro qui pétille légèrement et que l’on boit sur le fruit. Effectivement, ça peut être cela et, souvent, il n’y a rien à ajouter. Mais ça peut aussi être un vin d’une grande complexité qui mérite de l’attention et des repères. Il est souvent issu d’un grand terroir, réalisé à partir de raisins choyés, accompagnés avec la plus grande des attentions par leur géniteur qui les a ensuite vinifiés avec précaution, précision, intuition, inspiration… pour enfin élever ce jus précieux longuement, parfois plusieurs années, afin qu’il atteigne une plénitude absolue. Ce n’est évidemment pas un vin prise de tête, il reste une fête, un moment de partage, mais il peut parfois nécessiter un peu de recul, souvent quelques minutes d’ouverture, éventuellement une association culinaire, un peu d’écoute, d’attention voire

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quelques précautions. Ce n’est pas une question de cérémonial, mais de respect pour un produit vivant, réalisé par des femmes et des hommes qui y ont mis tout ce qu’ils avaient : convictions, énergie, ressources, temps et parfois jusqu’à leur âme. Un grand vin n’en met pas forcément plein la vue et n’en fait jamais trop. Justement, c’est plutôt par sa subtilité qu’il se distingue. Il a ce petit truc à lui, ce « je ne sais quoi » à la limite du perceptible qui le définit et le rend unique. Parfois, il peut même sembler minimaliste, épuré et c’est ce qui fait tout son charme.

NATURELS Pourquoi parler de vins naturels ? Et les autres alors ? Après tout, les meilleurs vins du monde ne sont-ils pas tous naturels ? Peut-on faire un grand vin sans qu’il le soit ? Question de point de vue, évidemment. Un vin peut être techniquement parfait et non naturel. Le célèbre Opus One en est l’exemple probant. Mais est-ce un vin d’émotion ? Chacun aura sa réponse. Nous ne disons pas que les vins techniques ne procurent pas de plaisir, mais nous pensons qu’ils ne jouent pas sur la corde émotionnelle. Car oui, le critère le plus important de notre sélection, c’est évidemment cette notion-là.

D’ÉMOTION C’est quoi un grand vin d’émotion ? Là encore, nous sommes pleinement dans la subjectivité. L’émotion, par définition, est propre à chacun. Définir un vin d’émotion est donc un exercice complexe. Mais nous allons nous y risquer. Pour nous, c’est un vin auquel 4 | AVA N T- P R O P O S

il n’y a plus rien à enlever. C’est tout le contraire d’un vin technique, travaillé par un œnologue qui, lui, pensera qu’il est parfait parce qu’il n’y a plus rien à ajouter. Justement, un vin d’émotion n’a pas à être parfait, ni figé, ni constant. Il est foncièrement libre, vivant, mouvant. Il peut être vertical, sphérique, s’étirer ou prendre du volume, mais il retombe toujours sur ses pieds. C’est un vin ancré dans sa terre, qui l’exprime, la transcende. Parfois timide au départ, mais jamais décevant au final, c’est un vin de précision, d’élégance mais aussi parfois de folie merveilleusement exprimée par le•la vigneron•ne qui l’a conçu. C’est un vin d’énergie, de tension, qui nous porte, nous transporte, nous fait voyager, nous fait vibrer, délie les langues et ouvre les esprits. Enfin, c’est un vin d’artiste ou d’artisan qui peut aussi nous déstabiliser, perturber nos repères, nous secouer, nous faire frissonner, dresser poils et cheveux et peut, à l’occasion, nous tirer une larme. C’est un vin que l’on n’oublie pas, qui reste profondément en nous.

Vin naturel et vin naturel… Quels critères de sélection ? Nous défendons l’idéal du vin naturel, c’està-dire issu de raisins cultivés, au minimum, en agriculture biologique et vinifiés sans aucun intrant, dont le soufre. C’est ce que l’on appelle aujourd’hui les « zéro-zéro », « vins S.A.I.N.S. » ou encore « pur jus ». Mais nous refusons également d’ostraciser les vigneron•nes qui, pour des raisons qui leurs sont propres, préfèrent mettre une infime dose de soufre (1 à 2 grammes par hectolitre) tant que cet intrant ne dénature pas profondément la structure même du vin. Nous préférons, par exemple, l’adjonction d’une petite dose de So2, si la•le vigneron•ne estime qu’elle est nécessaire, à une filtration brutale qui vide les jus de toute vie. En d’autres termes, nous faisons confiance au•à la vigneron•ne qui est la•le


mieux placé•e pour prendre cette décision. Nous demandons simplement la transparence sur ses pratiques. L’objectif est que l’utilisation, ou non, de soufre ne divise plus les partisans du vin naturel. Certains acceptent des niveaux plus ou moins élevés de volatile, la présence variable de gaz ou des réductions plus ou moins marquées. Il n’y a pas de règle absolue, ni de goût ultime. Tout est subjectif dans le vin, surtout naturel, et c’est ce qui en fait un produit si passionnant. Libre à chacun d’avoir ses préférences.

La France VS le reste du monde Aujourd’hui, la France fait figure de fer de lance du vin naturel. Il était donc logique qu’elle tienne une part importante dans ce livre. Mais les lignes bougent, les pratiques évoluent vite et les vignerons naturels sont aujourd’hui présents aux quatre coins du monde. C’est pourquoi, dans notre sélection, vingt-cinq vins proviennent d’Italie et d’Espagne, deux régions présentes depuis de nombreuses années sur la « scène nature », mais également des pays européens en mutation plus récente comme l’Autriche, l’Allemagne, la Suisse, la République Tchèque ou la Slovénie, sans oublier les pépites encore plus lointaines issues du Japon, des Etats-Unis, d’Australie ou encore d’Afrique du Sud.

Où trouver ces 100 vins ? Nous sommes conscients que certaines de ces bouteilles ne sont pas simples à dénicher, cependant la « belle alternative » proposée sur chaque fiche peut être une bonne solution de « remplacement ». Dans tous les cas, Raisin, l'Application du Vin Naturel, reste votre meilleur allier pour identifier les lieux où les trouver.

Pour chaque fiche, nous vous proposons quelques informations techniques (cépage, type d’agriculture…), pratiques (le lieu où l’on peut trouver le vin, sa gamme de prix), ainsi qu’un résumé expliquant en quelques mots en quoi cette cuvée est unique à nos yeux. Chaque vin est ensuite associé à une « catégorie » ayant pour objectif de déterminer sa caractéristique majeure. Là encore, c’est une simple indication, la plupart des vins pouvant appartenir à plusieurs catégories à la fois : Licorne : vin très rare, souvent d’un domaine disparu, peu ou plus de bouteilles disponibles. Monument : bouteille de grande classe, raffinée, iconique, très recherchée. Gastronomie : vin complexe, parfois puissant, qui nécessite d’être idéalement accompagné d’un plat. Energie : la bouteille fougueuse, joyeuse, qui ravive et invite au partage. Méditation : vin subtil, de spiritualité, qui nécessite du temps et du calme pour être apprécié. OVNI : vin hors norme, qui sort des standards, surprenant, inclassable. Nous avons également souhaité vous présenter une « ouverture » que nous avons appelée « Si c’était… » et qui met en avant le lien émotionnel entre un vin et un film, un morceau de musique, une œuvre d’art, une pièce de théâtre, un lieu, etc. Un vin et un livre peuvent provoquer une émotion similaire. Une cuvée et un lieu peuvent faire remonter le même souvenir enfoui en nous. C’est là toute la force du vin. Enfin, nous vous proposons une « belle alternative » à la bouteille présentée. C’est une cuvée qui s’en approche par sa philosophie d’élaboration, son aromatique, sa proximité géographique ou encore du fait d’un lien particulier entre les vigneron•nes.

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PLOUS SA RD 1 9 8 6 PIERRE OVERNOY

L’école de la sagesse Quand on évoque les grands vins naturels d’émotion qui nous ont marqués pendant notre vie, inévitablement, le nom de Pierre Overnoy revient. Cela sonne bien souvent comme une évidence tant l’homme et ses incroyables diamants jurassiens ont marqué les amoureux de vins vibrants à travers le monde. Il nous semblait donc naturel de débuter cet ouvrage par une cuvée de Pierre. Il faut dire que, du haut de ses 82 ans, le sage de Pupillin est un des premiers grands pionniers des vinifications sans soufre, au même titre que Marcel Lapierre (p. 52). Il est surtout un des premiers à s’être réellement interrogé sur les méthodes modernes, à les avoir questionnées, éprouvées pour ensuite les remettre objectivement en cause. Avec sa personnalité unique faite de bienveillance, d’écoute, de pédagogie et de patience, il a ouvert ses bras et ses portes à des centaines de vignerons qui se sont succédés rue du Ploussard, en quête de réponses alors qu’ils affrontaient des situations délicates. Comprendre les mystères de la vinification est une quête sans fin. Pierre Overnoy y a consacré sa vie et en a largement fait profiter la communauté. Nous lui devons beaucoup.

« Mes premières vendanges datent de 1945. J’avais huit ans », nous avait raconté Pierre lorsque nous étions passés le voir pour la première fois, il y a quelques années. « Depuis cette date, je me rappelle de toutes les vendanges. On avait encore des prisonniers allemands qui vendangeaient avec nous. » Cette première vendange l’a marqué pour la vie, lui, le fils de paysan qui devait se partager entre les animaux, les champs et les vignes. Depuis, il n’en a jamais manquée une et se souvient de chaque millésime qu’il peut décrire avec une précision incroyable : qualité de la récolte, date de vendange, profil du millésime. Tout est ancré en lui. Dès ses plus jeunes années, quelque chose l’attire inexorablement. Pourtant, il devra attendre la fin de son service militaire de trois ans en Algérie pour enfin valider auprès de son père son choix et s’orienter définitivement vers la viticulture. « A vingt-cinq ans, je suis parti en stage d’une dizaine de jours à Beaune en œnologie, car j’estimais qu’on ne pouvait pas se contenter de faire du vin comme mes parents et mes grands-parents. Je me disais que je manquais de technique. » Il a besoin de confronter sa méthode pétrie de bon sens paysan et transmise par tradition orale avec

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FLEURIE CHAVOT 2014 JULIE BALAGNY

Gamay sans ma vigne Alors qu’elle flânait dans les rue de Paris en se demandant de quoi son avenir serait fait, Julie Balagny rêvait déjà certainement des merveilleux paysages du Beaujolais. A moins que ce ne soit les combes magiques du Jura ? Oui, cette Parisienne d’origine le déclare haut et fort, elle a toujours voulu s’installer dans l’une de ces deux régions et sa raison est tout à fait légitime. « Parce que c’est ce que j’aime boire, parce que ça se passe facilement, parce que les terroirs sont riches et complexes. Quand vous buvez du Beaujolais ou du Jura, vous savez que vous buvez quelque chose d’unique qui ne peut pas être recréé ailleurs. » Avant de vivre son rêve, Julie s’envole dans le Sud, passe par Perpignan, puis le Gard où elle se forme à la biodynamie au domaine des Terres des Chardons. Une fois cela acquis, elle se met en chasse de vignes et c’est finalement grâce à deux légendes du Gamay, Michel Guignier (p. 56) et Yvon Métras (p. 54), qu’elle décroche la timbale… beaujolaise : un splendide domaine de huit hectares comprenant trois hectares de forêt, deux de prairies et trois de vignes. Niveau terroirs, c’est du solide. Ils sont tous de base granitique, agrémentés de sable, de quartz ou de basalte et on 6 0 | B E AU J O L A I S

y retrouve des vignes âgées de trente à quatre-vingt ans conduites de la manière la plus naturelle. Notre première rencontre avec Julie ne fut pas spécialement mémorable. C’était au salon des Anonymes, à Angers. Ce jour-là, on aurait dit que tous les amoureux de beaux Gamays s’étaient donné rendez-vous devant son stand. Agglutinés, compressés, nous tentons une percée, en vain… Heureusement, notre deuxième rencontre aura été bien plus fructueuse. Les vins goûtés à cette occasion révèlent toute la magie d’un grand Gamay réalisé sans tricherie, sans maquillage et élaboré le plus naturellement possible. Que Julie Balagny fasse partie des grandes vigneronnes du monde du vin naturel nous apparaît alors comme une évidence. Nous en aurons par la suite de nombreuses confir-


CETTE CUVÉE EST UNIQUE ... … par son fruité incroyable et sa finesse. Une très belle bouteille qui libère tout son charme après un peu d’aération. Un Gamay unique, pur jus, réalisé avec passion et authenticité par une vigneronne d’une grande sensibilité. SI C’ÉTAIT UN MORCEAU : « Rebel Rebel » de David Bowie. OÙ LE TROUVER Cave : Discovery Wines (New York, USA) Restau : 19 Glas Bar (Stockholm, Suède)

© LE PASSEUR DE VIN

mations, mais une parmi celles-ci nous a spécialement marquée. C’était un soir d’avril 2019, au sortir d’une pièce au Théâtre du Rond-Point, près des Champs-Elysées. Quartier déserté par le vin naturel, nous sommes conscients qu’il faut rechercher un bistrot correct, davantage capable de nous sustenter que de nous abreuver. Et puis, ce restaurant s’offre à nous. La carte des vins propose quelques jolies choses mais, en regardant dans le fond, nous apercevons, seul sur une étagère, un magnum de Fleurie Chavot 2014. La sommelière nous précise que cette bouteille appartient au chef cuistot, mais qu’il est prêt à nous la céder. Parfait. L’ouverture lui fait du bien et personne autour de la table ne se rend vraiment compte du haut coefficient de buvabilité de ce magnum… trop vite terminé. Frais, fruité et rassembleur, cette bouteille a été un lubrifiant social exceptionnel. Elle a fait parler, rire, presque danser. Bref, elle a sublimé la soirée. Ne serait-ce pas là une des caractéristiques d’un grand vin ? Car c’est aussi pour cela que le vin naturel détient un petit quelque-chose de magique. C’est une sorte de catalyseur qui donne un second souffle à un beau moment de partage.

ÉNERGIE

GAMAY

BIO / ZÉRO SOUFRE

ENTRE 30 ET 40€

La belle alternative La Baleine Ivre de Cyril Vuillod, du domaine La Dernière Goutte, pour sa finesse et son fruité vif. On ressent le même type d’énergie dans les vins de Cyril que dans ceux de Julie.

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Petites Orgues 2016, Frédéric Gounan (Auvergne) Ce Pinot Noir de Fred Gounan est subtil et aérien, il te fait rêver. Que demander de plus ?

© EDOUARD THORENS

Verre des Poètes 2004, Nathalie et Emile Heredia (Loire) Emile Heredia nous offre un Pineau d’Aunis vif, épicé et d’une complexité sublime.

NÚRIA LUCIA SOMMELIÈRE VILLA MAS (SANT FELIU DE GUIXOLS) Née à Barcelone, curieuse et intéressée par le vin dès ses études de tourisme, Núra s’oriente naturellement vers la sommellerie. Pendant dix ans, elle travaille pour le groupe Lavinia et y introduit les vins naturels, grâce notamment à sa collaboration avec Marie-Louise Banyols. En 2015, elle s’envole pour la Costa Brava, à Sant Feliu De Guixols, où elle devient la sommelière de Villa Mas auprès de Carlos Orta Cimas.

Cornas Chaillots 2007, Thierry Allemand (Rhône) Rendre visite à Thierry Allemand, c’est s’offrir une double master class. D’une pour la connaissance qu’il a du terroir, de la vinification, de l’élevage, etc. Et de deux pour déguster la pureté de sa Syrah. Rosé 2018, Els Jelipins (Penedès, Espagne) Pour moi, le vin caché de Gloria Garriga, c’est son Sumoll rosé. On goûte une personnalité ainsi qu’un caractère spécial et original. Vraiment génial. La Voix Du Périscope 2015, Daniel Sage (Rhône) Daniel Sage est un génie. J’adore ce Viognier d’une fraîcheur absolue, amusant et franc. Tout comme Daniel. La Tranchée 2018, Laurence Manya Krief (Roussillon) Yoyo donne à ce Grenache une définition, une souplesse et une finesse impossibles à oublier. C’est un authentique plaisir.

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Rosato 2016, Massa Vecchia (Toscane, Italie) Quand tu goûtes un vin déjà ouvert depuis quelques heures et qu’il a fait un long voyage en voiture et que le vin est juste sublime, il n’y a rien à dire de plus, l’émotion est là. Canta Mañana 2012, Alain Castex (Roussillon) Alain Castex est grand, c’est une personnalité exceptionnelle. Ses vins sont magistraux et spécialement ce vin qui va droit au cœur, qui touche l’âme. Ubac 2011, Cyril Fhal - Le Clos du Rouge Gorge (Roussillon) Cyril Fhal travaille le Cinsault, le Carignan et le Grenache avec précision. Ses vins sont francs et directs. Il faut attendre quelques années avant de pouvoir obtenir tout le potentiel de cette grande cuvée Ubac, dès lors son caractère soyeux, fin et racé s’exprime pleinement. Poulsard 2010, Domaine Houillon-Overnoy (Jura) C’est le mythe, le paradigme. Et ce qui me touche, c’est que l’on peut sentir l’immensité, l’honnêteté, l’humanité et la générosité dans les vins de Pierre et Manu.


EDOUARD THORENS INFLUENCEUR / IMPORTATEUR / CAVISTE THE WINESTACHE & THE BOTTLE SHOP (ZÜRICH) Edouard a grandi dans le Canton de Neuchâtel (Suisse), entouré de vignobles et de traditions vigneronnes. Formé à l’Ecole hôtelière de Lausanne, il y aiguise ses connaissances, son goût du vin et y découvre le monde de la sommellerie ainsi que le rôle du vin en restauration. En 2014, c’est une gorgée de la cuvée Marguerite de Matassa qui lui ouvre la voie des vins naturels. L’envie de partager cette passion le pousse à lancer The WineStache, journal virtuel partageant découvertes et coups de cœur. Après un Master en Wine Management auprès de l’OIV, à Paris, il rentre en Suisse et s’associe à More Than Wine, important et distribuant vins, cidres et bières, dans tout le pays. Depuis l’automne, il a ouvert à Zürich The Bottle Shop, premier caviste 100% nature de la ville.

Cuvée Marguerite 2011, Matassa (Côtes Catalanes) Le vin qui m’a ouvert les yeux sur tout un monde de goûts et de sensations nouvelles. Pour le travail de Tom, pour les terroirs du Sud, pour l’aromatique du Muscat d’Alexandrie…

Le Sang de Lumière des Vieilles Vignes des Gasneries 2003, Josette Médau et Pierre Weyand (Loire) Un vin pour l’histoire, la patte de vignerons hors du commun et hors du temps. Un Cabernet Franc comme on n’en fait plus...

Faia 2015, Mai et Kenji Hodgson (Loire) Une émotion unique pour du Chenin Blanc, un vin bu à quelques reprises, si frais, si vivant, si énergique… mon graal de l’Anjou.

Ja-Nai 2016, Kenjiro Kagami (Jura) S’il fallait emporter un vin sur une île déserte… Comment se lasser de ce pur jus, frais, fruité, léger et si élégant ? Un vin qui désaltère et qui désarçonne.

Sakurajima 2016, Jérôme Saurigny (Loire) Cuvée unique et éphémère, résultat d’un millésime 2016 ravagé par le gel, assemblage inédit des raisins de Jérôme, un jus que l’on a bien fait de ne pas boire trop jeune !

Caillasse 2005, Domaine de Peyra (Auvergne) Dernier millésime de ce trio iconique qui a cru au potentiel des terroirs d’Auvergne avant bien d’autres. Un Gamay d’Auvergne s’exprimant dans son évolution, mais ayant gardé toute la fraîcheur de sa jeunesse.

ET 2018, Emilie Mutumbo (Penedès, Espagne) Deuxième millésime d’une vigneronne dont on entendra encore beaucoup parler, depuis ses débuts aux côtés de Massimo et Antonella chez Partida Creus. Le 2018 goûté sur cuve m’a laissé le souvenir le plus indélébile… Fraîcheur, épices, petits fruits mûrs, un vin du Sud aux airs de Jura. Genèse Blanc 2001, Xavier Caillard - Les Jardins Esmeraldins (Loire) Un vin que l’on ne présente pas, rarement j’ai bu une bouteille qui évolue tant durant les quelques heures de dégustation, montrant de nouvelles facettes à chaque gorgée. Une trop rare beauté.

Hautes-Côtes nature 2016, Domaine Dandelion (Bourgogne) Premier millésime pour Morgane Seuillot et Christian Knott, et quelle claque. Les HautesCôtes n’ont rien à envier aux Basses. Du fruit, de la tension, de l’amplitude. Coup de cœur du millésime 2016 et un domaine à suivre de près. Disobedience 2012, Hans-Peter Schmid, Mythopia (Valais) Ce que l’on peut faire avec du Chasselas… On ne peut pas apprécier ce cépage avant d’avoir goûté le travail de Romaine et Hans-Peter. Perchés haut dans les Alpes Suisses, la viticulture héroïque prend là tout son sens. Un vin de méditation, d’une époustouflante complexité. L E S 1 0 V I N S D ’ E D O UA R D | 6 5


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© THE PICRATE


GRAND ENTRETIEN ERIC CALLCUT

« On ne voulait pas que j’existe. » C’est en discutant avec Régis Le Bars, caviste fraîchement retraité de Forcalquier, que nous avons appris qu’Eric Callcut était, selon lui, un vigneron SVF, littéralement un Sans Vigne Fixe. Artiste éphémère, il a su casser les codes du vin en amenant cette touche de folie et ce désir de travailler traditionnellement et sans artifice. Personnage insaisissable, après cinq millésimes réalisés de 1995 à 1999, le voilà parti en Israël. Homme aux multiples facettes, il est aujourd’hui en Normandie et même devenu YouTubeur. Il a fallu investiguer quelque peu pour retrouver sa trace, qui nous a amenés du côté de Caen, et ainsi obtenir une entrevue. Les bouteilles d’Eric Callcut sont aujourd’hui de véritables licornes viniques. Elles doivent, tout au mieux, se compter par dizaines, reparties aux quatre coins de la planète, et chaque ouverture d’un Clos du Giron ou de toute autre cuvée devient inévitablement un moment solennel. Ces flacons questionnent, remettent en cause ce que doit être un vin exceptionnel. La rareté ? Sûr que non. Le goût parfait ? Impossible de mettre tout le monde d’accord. L’émotion ? Indéniablement.

Pour cet ouvrage, il nous semblait évident qu’il fallait parler de vos vins et présenter une de vos cuvées. Nous avons opté pour le Clos Du Giron 1997. Que pensez-vous de ce choix ? 1996 aurait-il été plus judicieux ? Oui et non, même pas. 96 et 97 ont été, dans la Loire, tous les deux de très beaux millésimes, bien qu’ayant des caractéristiques quelque peu différentes. Mais 96 a toujours été un peu mon préféré, car ce sont des vins plus austères, j’aime bien les vins austères. Mais il se trouve que les 97, en vieillissant, se rapprochent de plus en plus de 96, ce qui est assez étonnant. Après, c’est évidemment une question de goût, mais les deux sont des très grands millésimes. Comment êtes-vous venu à faire du vin ? Au départ, je ne suis pas du tout du milieu, mais j’aime goûter le vin, mais pas uniquement ça. Lorsque je vivais en région parisienne, après avoir passé ma jeunesse en Angleterre, j’ai découvert une entreprise qui organisait des dégustations avec des vignerons sur Paris. C’est là que j’ai pu découvrir beaucoup de choses et donc acquérir un goût. Puis, comme je ne souhaitais pas rester

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LES NOURRISSONS 2010 STÉPHANE BERNAUDEAU

Maillot jaune La Loire est une vaste région, mais les vignerons capables de sublimer le raisin ne sont pas si nombreux. Stéphane Bernaudeau fait partie de ceux-ci. C’est sur ses trois hectares qu’il élabore les plus fameux Chenins de la Vallée de la Loire. C’est un domaine de taille modeste et, même si le travail y est conséquent, cela laisse suffisamment de temps à Stéphane et à sa femme Isabelle pour s’occuper de leur famille. Leur objectif est de conserver « une certaine qualité de vie ». Après avoir longtemps travaillé à la ferme de la Sansonnière, auprès de Mark Angeli (p. 82), c’est en 2000 que Stéphane décide de voler de ses propres ailes en prenant en charge son propre domaine. Et quel domaine ! C’est en effet d’une parcelle mythique que Stéphane a hérité en se portant acquéreur des Nourrissons. Ce bout de terrain appartenait auparavant à Eric Callcut (p. 68) et, à la fin des années 90, ce trublion du vin naturel y a conçu quelques merveilles restées dans les annales et les mémoires des amoureux de vins vinants. Aujourd’hui, Stéphane perpétue la tradition et veille à la réputation de ce magnifique terroir en y produisant des blancs tranchants et sapides, d’une grande précision. Cette parcelle d’un hectare est composée d’un plateau dont 94 | LOIRE

le sol, argilo-schisteux, dévale doucement jusqu’à un affluent du Layon, nommé Le Lys. Une trentaine de rangs de vignes, centenaires ou presque, s’étirent longuement jusqu’à ce cours d’eau. Le cadre est idéal pour y produire de très grands Chenins. Mais si les vins sont magiques, ce n’est en rien le fruit du hasard. Stéphane Bernaudeau est méticuleux dans la conduite de sa vigne qu’il chérit comme un jardin. Tout ici vit en harmonie et aucun cep ne voit ne serait-ce qu’un milligramme de chimie. Tout y est fait et pensé au naturel. En cave, c’est la même philosophie, tout est réalisé de manière sensée, sans brusquer les vins, sans aucun intrant, sans aucun ajout, ni levure, ni autre produit masquant, tout cela dans l’optique de garder intacte la pureté du jus. Et c’est exactement ce que l’on retrouve dans cette


CETTE CUVÉE EST UNIQUE ... … par sa pureté. Ce Chenin est certainement l’un des plus beaux que nous ayons goûtés dans notre vie. Immense, droit comme un i, tendu, il est tranchant et sapide. Une bouteille qui s’arrache, même chez les amateurs de vins conventionnels. SI C’ÉTAIT UN LIVRE : « Nighthawks » d’Edward Hopper. OÙ LE TROUVER Cave : Des Halles et des Gourmets (Angers) Restau : Le Canon (Nice)

© JUST ADD WINE

cuvée Les Nourrissons 2010, tranchante, pure, telle l’eau d’un torrent qui vous frappe le visage au réveil d’une randonnée d’été, quand la douche vient à manquer. On est parcouru par ce froid revigorant, qui redonne l’énergie nécessaire pour reprendre la marche. Ce Nourrissons procure cette sensation. Son énergie communicante a cette capacité unique à régénérer les organismes. Et que dire de cette fin de bouche saline, qui fait saliver et invite à goûter – puis à re-goûter – ce vin magnifique ? Il faut dire que Stéphane s’y connait plutôt bien en cercles vertueux puisqu’il est de la même famille que Jean-René Bernaudeau, ancien cycliste professionnel, qui dirige aujourd’hui l’équipe Direct-Energie. C’est peut-être de là que lui vient cette envie de boucler inlassablement la boucle en invitant à des dégustations à l’aveugle, afin de retirer les a priori de l’étiquette qui pourraient influencer en bien ou mal, le palais du dégustateur. Goûter sans voir, sans savoir, c’est un peu retrouver l’innocence des premières gorgées de vin et renouer avant tout avec la notion de plaisir. A ce petit jeu, Les Nourrissons de Stéphane Bernaudeau sortent rarement perdants.

MONUMENT CHENIN

BIO / ZÉRO SOUFRE

PLUS DE 50€

La belle alternative Les Gains de Maligné de Cyril Le Moing. Pour la tension et l’aromatique intense de ce Chenin qui n’est pas sans rappeler Les Nourrissons. Et pour ce vigneron qui, comme Stéphane Bernaudeau, fait les beaux jours du Layon.

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SAKURAJIMA 2016 JÉRÔME SAURIGNY

Un volcan dans la Loire Jérôme Saurigny n’était pas forcément destiné à faire du vin naturel. Mais une rencontre avec Sébastien Dervieux a tout changé. Adieu Bordeaux, bonjour la Loire à SaintAubin-de-Luigné, pour élaborer des vins sans intrants, débarrassés de toute béquille œnologique. C’est en 2005 qu’il fait l’acquisition, avec sa compagne Sophie, du Clos des Saulaies. Précurseurs déjà dans la méthode de financement, ils décident de lancer un crowdfunding afin de récolter des fonds pour « faire tourner le domaine ». 250 souscripteurs répondent présents et bénéficient alors de dix-huit bouteilles qu’ils reçoivent sur les premiers trois millésimes, ainsi qu’une invitation à participer aux vendanges. Dès le début, le but de Jérôme est de produire des vins propres, sans aucun artifice ni chimie, mais il faut comprendre que c’est une gymnastique d’esprit finalement peu aisée lorsque l’on sort d’une formation qui vous apprend à doser les intrants à chaque étape de la vinif. Son choix l’amène à rejoindre l’association des vins S.A.I.N.S. (Sans Aucun Intrant Ni Sulfite). « C’était pour me retrouver avec les copains qui ont la même philosophie », explique-t-il. Jérôme porte également une attention particulière aux raisins avant et pendant les ven108 | LOIRE

danges. Il n’y a notamment pas d’utilisation de machines, tout est récolté manuellement. « A l’aide d’une machine, tu endommages la peau et tu favorises l’oxydation. » Tout est donc fait en grappes entières, afin de ne pas abîmer le raisin. Celui-ci est placé dans des cuves en résine à chapeau flottant, sans ajout de dioxyde de carbone. Les macérations peuvent se révéler assez longues. Pour évoquer la cuvée que nous avons souhaité vous présenter, il faut d’abord aller au Japon. Sakurajima est un volcan situé sur l’île de Kyushu. Actif ! Au départ isolé sur l’île, la lave de la puissante éruption de 1914 a finalement rempli le petit détroit qui séparait le site du continent. Sakurajima, c’est également l’unique cuvée de Jérôme Saurigny en 2016. Active, tout autant. Cette année-là, suite à de sérieuses avaries, les


grappes se sont faites malheureusement (très) rares. Jérôme a donc décidé de rassembler tous les raisins récoltés sur le domaine dans une seule et même cuvée : Grolleau, Cabernet Sauvignon, Cabernet Franc, Gamay, Chenin et Sauvignon et, selon la légende, également quelques cendres du volcan japonais.

CETTE CUVÉE EST UNIQUE ... … par cette aromatique magique entre le fruit rouge acidulé et le pomelo. Une finesse incroyable, revitalisante, énergisante. SI C’ÉTAIT UN MORCEAU : « Hey » des Pixies.

© EDOUARD THORENS

Dès l’ouverture, c’est étonnant, mais une énergie particulière ressort du verre. Quelque chose de singulier. Le pomelo, non sans rappeler l’incroyable Ploussard 2011 du Domaine Overnoy-Houillon, est bien présent, tout comme le fruité acidulé, qui pourrait s’approcher de certains vins du Domaine de l’Arbre Blanc. Plus qu’un vin S.A.I.N.S., c’est un vin franc, vivant, un survivant aussi. Et même si nous sommes loin de l’Etna et à distance honorable de l’Auvergne, son profil est clairement volcanique, explosif ! A chaque gorgée, l’image du majestueux et menaçant Sakurajima n’est jamais loin. Ce volcan toujours en dormance, mais prêt à cracher sa lave, montre de belles similitudes avec cette bouteille au départ sur la retenue, mais qui, rapidement, exprime toute sa fougue.

ÉNERGIE BLEND BIO / ZÉRO SOUFRE

OÙ LE TROUVER Cave : Fine l’Épicerie (Paris, 20ème) Restau : La Chambre Noire (Paris, 11ème)

ENTRE 20 ET 30€

La belle alternative Côte de Feule 2016 de Patrice Beguet Par sa couleur similaire, ce Poulsard joue sur la légèreté et l’intensité. Une énergie et une aromatique qui rappellent ce magnifique vin de Jérôme Saurigny.

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GRAND ENTRETIEN JOSETTE MÉDAU ET PIERRE WEYAND - LA STAR

« Nos vins naissent et meurent libres ! »

La Loire est une région de précurseurs. C’est un fait et ce n’est pas nouveau. Depuis plus de trente ans, les vignerons créatifs, aspirant à la liberté et à une pratique de la viticulture respectueuse se sont relayés pour produire, année après année, des vins incroyables, notamment en Anjou. Parmi ceux-là, Josette Médau et Pierre Weyand ont sans aucun doute leur place.

nous entretenir avec eux il y a quinze ans, nous avons « fait comme si ». Comme si nous étions en 2008, comme si Pierre était encore avec nous, comme si Josette était à ses côtés, que nous étions assis chez eux, dans cette belle campagne angevine, en train de discuter tout en dégustant un verre d’un incroyable Sang de Lumière… des Gasneries 2005.

Malheureusement, l’aventure merveilleuse du domaine de La Star n’a duré que huit petites années, Pierre nous ayant quittés en 2009 suite à un effroyable accident. Aujourd’hui, les quelques bouteilles encore disponibles témoignent de l’incroyable talent de ce couple d’autodidactes venu au vin sur le tard, par passion, par conviction, avec cette envie de produire des vins différemment, dans le respect total du vivant et de la façon la plus naturelle, du premier coup de pioche à la vigne jusqu’à la mise en bouteille. Parce qu’il ne nous semblait pas concevable de ne pas les faire figurer dans ce livre et parce que l’on aurait adoré pouvoir

Cet entretien a été construit à partir de textes que Pierre Weyand avait lui-même rédigés afin d’expliquer leur démarche. Ils n’ont pas été modifiés. Josette nous a gentiment autorisés à les publier. Pourquoi avez-vous appelé votre domaine La Star ? On aurait pu baptiser notre exploitation « Domaine du Paradis », en référence à notre première parcelle, ou « Domaine Médau-Weyand », d’après nos deux patronymes. Mais nous avons choisi « La Star » pour plusieurs raisons. D’abord en hommage à Eric Callcut qui nous a cédé Le 111


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VESPERTINE 2014 MITO INOUE

Coups d’essais, coups de maître Mito Inoue est un phénomène assez singulier dans le vignoble français, voire mondial. Existe-t-il beaucoup de vignerons produisant trois-cents bouteilles par an et qui ont malgré tout une aura internationale ? Non, définitivement non. Dans sa catégorie, elle est la seule. Avec ses 76 ares de Gamay, ses 10 ares de Pinot blanc et des rendements ne dépassant jamais les 10 hl/ha, elle est l’illustration parfaite du micro-domaine sans concession. Car si Mito produit si peu de vin, c’est en partie par choix ou, plus justement, parce qu’elle refuse catégoriquement de déroger à ses principes, aussi extrêmes soient-ils. Dans ces conditions, toutes ses cuvées sont un événement. Nous avons choisi Vespertine, son millésime 2014 – chaque année, sa cuvée unique change de nom –, pour les choix osés qu’elle a fait cette année-là et qui ont confirmé son talent unique fait d’inspiration et de convictions. Pour nous, il y a un avant et un après 2014 chez Mito et cette cuvée dégustée un soir de juillet avec deux amis vignerons a mis tout

le monde d’accord. Déjà, au nez, incroyable bouquet de fleurs et d’épices qui nous transporte à six-cents kilomètres de là, de retour dans cette petite parcelle en terrasse. Captivant. La couleur, ensuite, un bel orangé lumineux qui émerveille, mais laisse perplexe nos deux amis. « Ça a l’air vieux… mais, en bouche, il y a une incroyable énergie… en fait, c’est jeune. » Oui, c’était jeune, soyeux, floral, envoûtant. « Même si j’ai commencé à faire du vin en 2011, j’estime que mon premier vrai millésime c’est 2013 », nous explique Mito devant la porte de sa minuscule cave, plus profonde que large. « Avant, entre les oiseaux et les sangliers qui se relayaient pour tout dévorer, je n’avais vraiment pas beaucoup de raisin. En 2014, ça partait bien, mais, comme beaucoup, j’ai été fortement touchée par la mouche suzukii. Après le tri, j’avais perdu plus de la moitié de ma récolte. J’ai alors décidé d’assembler mes Gamays et mes Pinots blancs. Ce sont de très beaux Pinots

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sur basaltes issus d’une petite parcelle plantée en terrasses surplombant le village de Courgoul et entourée d’arbres fruitiers et de plantes aromatiques. » On comprend enfin le vin dégusté quelques semaines auparavant. Cet assemblage fortuit, fruit du hasard, a enfanté une pure merveille. « C’est malheureusement la seule fois où j’ai pu réellement récolter mes Pinots blancs. Les années suivantes, les oiseaux m’ont tout mangé. Il a suffi de cinq minutes pour que tout disparaisse. » La nature donne, mais parfois elle reprend... Cela n’a pas remis en cause ses principes profonds faits de respect du vivant et d’écoute, bien au contraire. « Depuis 2015, je n’utilise ni soufre, ni bouillie bordelaise (cuivre). Il faut dire que je suis allergique au soufre, donc je n’en ai jamais utilisé. Tout le monde me dit que, comme il y a beaucoup d’humidité dans la région, il faut utiliser du cuivre, mais bon... C’est en 2014 que j’ai pris conscience que ce n’était pas nécessaire.

CETTE CUVÉE EST UNIQUE ... … du fait de son assemblage singulier, du terroir incroyable dont elle est issue et, surtout, grâce au talent exceptionnel de cette vigneronne atypique. SI C’ÉTAIT UN FILM : « Papillon » de Franklin J. Schaffner. OÙ LE TROUVER Cave : Plus Belle la Vigne (Marseille) Restau : Les Becs à Vin (Orléans)

Cette année-là, j’en ai mis très peu, juste quatre-vingts grammes. C’était tellement peu que je me suis dit que, finalement, je pouvais m’en passer. » Année charnière on vous dit. Depuis quatre ans maintenant, Mito ne fait plus aucun traitement et tout va bien. En revanche, elle utilise beaucoup de plantes, fait des infusions, des décoctions. Au niveau des vinifications, c’est pareil, c’est simple, comme elle aime le dire : « Je fais très peu de manipulations. Je suis en vendange entière généralement. Je trouve que la rafle apporte quelque chose au niveau des saveurs. Après, cela implique de bien trier à la vendange et ensuite de presser très doucement avec un petit pressoir. Au niveau des macérations, c’est variable. Avant, je dépassais souvent un mois, mais maintenant j’ai raccourci. Comme je n’utilise pas de gaz carbonique et que les volumes sont faibles, j’ai un peu peur de l’oxydation. » Méthodes simples, mais vins uniques.

ÉNERGIE GAMAY, PINOT BLANC BIO / ZÉRO SOUFRE

PLUS DE 50€

La belle alternative Une Méduse dans les Cornichons 2018, de Benoit Rosenberger Superbe Gamay d’Auvergne issu d’une petite parcelle de Madargue aux rendements minuscules, mais à la profondeur majuscule.

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HÉRACLÈS 2015 JEAN-MARC DREYER

Zenitude alsacienne C’est à 25 kilomètres au sud-ouest de Strasbourg, à Rosheim très exactement, que Jean-Marc Dreyer s’est installé. Après un BTS à Obernai et un apprentissage chez Patrick Meyer, il reprend le domaine familial et commence à y appliquer les principes de la biodynamie dès 2003, sans forcément chercher une certification (ce qu’il a finalement obtenu depuis 2014). JeanMarc a commencé ses essais sans soufre dès 2008, mais il lui a fallu plus de cinq années pour vraiment passer le pas. « Un jour, Mireille, l’épouse de Patrick (Meyer) m’a dit ‘‘Quand tu en auras marre d’avoir le cul entre deux chaises, ça ira mieux !’’ », s’amuse-t-il aujourd’hui. Depuis 2013, il n’a plus eu recours au soufre et se sent depuis totalement libéré. Jean-Marc Dreyer fait maintenant partie de l’école du « zéro-zéro », un groupe de vignerons naturels qui se définissent eux-mêmes comme extrêmes car ils ne s’autorisent strictement aucun intrant, à aucun momment, quoi qu’il arrive. Parmi ces amoureux de pur jus, plus punks qu’aristos, on retrouve notamment Jean-Louis Pinto, près de Limoux, Raphaël Beysang dans le Beaujolais ou encore Patrick Bouju, vigneron bien connu d’Auvergne (p. 134). Il n’est d’ailleurs pas rare que ces trois gaillards vous recommandent d’aller chez leur pote JeanMarc Dreyer si votre périple vous amène en Alsace. Là, vous serez admirablement reçus par un homme d’une gentillesse et d’une générosité sans limite. Du haut de son mètre 1 6 0 | A L S AC E

quatre-vingt-dix (évaluation approximative sans passage réglementaire sous la toise), vous serez immédiatement conquis par ce regard clair plein de bienveillance. Et puis, rapidement, il vous proposera un canon. L’accueil, toujours l’accueil. Autour de ces fûts, parfois agrémentés de dessins de soleils souriants, Jean-Marc vous expliquera sa façon de voir le vin et, surtout, de le concevoir. « Ne confondez pas ce dont vous avez besoin avec ce dont le vin a besoin », aime-t-il expliquer de sa voix discrète. « Concentrez-vous sur les vignes et sur leur rythme. Le rôle principal du viticulteur est d’obtenir des raisins de la meilleure qualité possible. » Il vous expliquera ensuite que les blancs d’Alsace étaient, à l’origine, tous issus de macérations et que les jus décharnés et acides qui envahissent les étals des cavistes et sont censés représenter sa région ne sont que de tristes


ersatz. C’est pour cette raison qu’il a fait le choix de ne réaliser que des macérations (de dix à vingt jours) sur ses principales cuvées (Sylvaner, Auxerrois, Riesling, Muscat et Gewürztraminer), afin de renouer avec le passé traditionnel de cette belle Alsace viticole. Avec ces cinq là, nommées ORIGIN, on retrouve également deux très beaux Pinots Noirs (Elios et Anigma), plus quelques originalités comme ce merveilleux Pink Pong, macération de Pinot Noir et de Pinot Gris à la buvabilité létale.

CETTE CUVÉE EST UNIQUE ... … parce que les macérations de Jean-Marc Dreyer sont uniques. Les aromatiques sont complexes, pleines de charme et loin d’être outrancières. SI C’ÉTAIT UN LIEU : La vue depuis Oia, sur la Caldera à Santorin. OÙ LE TROUVER Cave : Soufre Pas Ça Sulfite (Fribourg, Suisse) Restau : Chéri Bibi (Biarritz)

© BENOIT CORTET

En revanche, pas de buvabilité hors norme pour la cuvée Héraclès 2015. Ici, nous entrons dans une autre catégorie. Oubliez les vins de copains et les glouglous faciles. Ce Gewurztraminer de macération élevé longuement est un monument de complexité et de profondeur, tenu par une acidité remarquable. Son aromatique, riche et intense, agrémentée de quelques touches oxydatives, est une merveille pour les sens. Si le vin est encore aujourd’hui bien trop jeune et gagnera en finesse après quelques années de patience, nul doute qu’il fera un partenaire de table de haute volée. Un vin d’artiste !

OVNI GEWURZTRAMINER BIODYNAMIE ZÉRO SOUFRE ENTRE 20 ET 30€

La belle alternative Si Rose de Christian Binner, pour sa gourmandise et son aromatique bien présente. Ce vin accompagnera, tout comme Héraclès, la table autour de plats exotiques. Un réel plaisir immédiat.

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GRAND ENTRETIEN PIERRE ANDREY & FLORENCE BOULEAUX

L’Art et la manière Toute l’année, nous parcourons les salons, les dégustations, les vignobles à la recherche, plus ou moins active, de nouveautés. Nous sommes toujours curieux de goûter la nouvelle cuvée d’un vigneron bien connu. Nous sommes éminemment impatients de découvrir la première mise d’une parcelle récemment plantée et qui donne son premier jus. Nous sommes excités par la perspective de rencontrer un nouveau vigneron qui débouche ses premières quilles. Nous sommes dans une quête perpétuelle de découverte, si bien qu’elle en est devenue instinctive. Pour autant, nous ne recherchons pas la nouveauté pour ce qu’elle a d’exotique ou pour sa capacité à rompre la monotonie. Nous l’aimons pour ce qu’elle exprime de façon directe, son côté « primeur », pour le vent de fraîcheur que soufflent ces premiers verres défricheurs. La découverte palpitante d’un nouveau terroir ; la première gorgée d’un vin différent, qui tranche avec ceux qui font notre quotidien ; une saveur qui bouscule nos repères… C’est au contact de la nouveauté et grâce à cette curiosité qui nous pousse vers l’inconnu que les dégustateurs explorateurs que nous sommes s’enrichissent d’expériences, de goûts, de repères, de sensations, de connaissances et, surtout, de rencontres. Celle avec Pierre Andrey et Flo-

rence Bouleaux a été à ce titre une des plus marquantes que l’on ait faites ces dernières années. Le premier contact a eu lieu en février 2019, en Auvergne, lors du petit, mais merveilleusement chaleureux, salon de Glaine-Montaigut. Nous avions un stand pour présenter nos deux premiers volumes d’Entre Les Vignes. Face à nous, un couple de vignerons de Moselle. Leur attitude empreinte de discrétion et d’une certaine forme de malaise tranchait avec celle de leurs voisins, clairement habitués à ce genre de rassemblements. Claquage de bises, échange de quilles, tapes dans le dos, rigolade, blagues sur l’état sanitaire des tonneaux ou sur la profondeur de leurs cernes après la soirée chargée de la veille. Pierre et Florence devaient, eux, se contenter de brèves poignées de main avec leurs voisins directs et de quelques mots échangés rapidement, souvent à propos de l’originalité de leur région de provenance. Bref, aucune place au doute. Ce couple, aussi discret qu’élégant et longiligne, participait à son premier salon de vins naturels. Vers onze heure, moment charnière où le café peut enfin laisser place à des liquides plus euphorisant, nous décidons de quitter notre stand pour aller à la rencontre de nos voisins

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LA MÉMÉ 2008 MICHÈLE AUBÉRY DOMAINE GRAMENON

Vibration contagieuse La vie professionnelle de Michèle Aubéry a débuté dans un hôpital, entre soins répétitifs, patients pas toujours simples et nuits de garde trop longues. Rien ne prédisposait donc cette infirmière de formation à faire un jour du vin. Pourtant, en 1978, avec son mari Philippe Laurent, elle décide d’acheter une bâtisse sur Montbrizon-Sur-Lez et douze hectares de vignes à 350 m d’altitude, situées dans cette belle Drôme provençale, aux premiers contreforts des Préalpes. Pendant vingt ans, ces précurseurs du vin naturel réaliseront main dans la main des vins reconnus unanimement comme de purs joyaux. Malheureusement, la disparition accidentelle et tragique de Philippe en 1999 complique la gestion du domaine. Michèle s’arme alors de courage et décide de continuer seule. En 2006, Maxime Laurent, l’un de ses trois fils, revient au domaine pour l’épauler dans cette lourde tâche. Ils font l’acquisition de nouvelles parcelles et passent alors à 26 hectares. Il s’en suit une certification en agriculture biologique, puis une transition vers la biodynamie. Evidemment, les vignes sont choyées sur ces terroirs argilo-calcaires, agrémentés de-ci, de-là, de sables, galets roulés ou de graviers. Pas de chimie évidem182 | RHÔNE

ment, Michèle réalise elle-même ses préparations biodynamiques à base de plantes et d’humus afin d’encourager l’épanouissement de ce cépage d’exception qu’est le Grenache. Certaines de leurs vignes sont très âgées voire centenaires, c’est le cas notamment de la parcelle La Mémé. Ici, les ceps sont espacés de sept à huit mètres et ressemblent davantage à des œuvres d’art qu’à de simples pieds de vignes, tant le temps et le climat ont façonné leurs moindres aspérités. Ces pieds de Grenache sont massifs, majestueux et parfaitement ancrés dans le sol. Emmanuel Heydens (p. 199) nous a révélé qu’il avait été profondément ému la première fois qu’il avait découvert cette cuvée. C’était un soir d’été, en plein cœur de cette majestueuse parcelle, aux côtés de Michèle. Ils avaient paisiblement remonté le passé, un verre à la main, admirant simplement le soleil


se couchant derrières la chaîne des Alpes naissante. Ce jour-là, il avait fini par faire une petite verticale de Mémé, 1991, 1995, 2000… Ce moment unique, hors du temps, reste intimement gravé dans sa mémoire. C’est un acte fondateur qui lui a fait prendre conscience de l’importance du vin, des femmes et des hommes qui les font, et qui l’a conduit à créer sa cave, le Passeur de Vin, aujourd’hui institution reconnue en Suisse.

CETTE CUVÉE EST UNIQUE ... … pour sa fraîcheur et son fruité encore persistants après toutes ces années. Aucune lourdeur, ce vin est minéral, structuré et plein d’énergie. SI C’ÉTAIT UNE PIÈCE DE THÉATRE : « Le Fils » de David Gauchard. OÙ LE TROUVER Cave : Les Caves du Panthéon (Paris, 5ème) Restau : Jeanne (Antibes)

© LE PASSEUR DE VIN

Nous n’avons malheureusement pas eu le temps de nous rendre au domaine pour les besoins de ce livre. Mais avec l’aide précieuse d’Emmanuel, nous avons vécu en partie la magie qu’il avait ressentie ce jour-là. Pour agrémenter son récit, il a ouvert avec nous quelques cuvées de Mémé. Toutes étaient d’une intensité remarquable, mais, de façon unanime, c’est le 2008 qui a mis tout le monde d’accord. Arômes de fruits noirs, finale mentholée qui lui confère une fraîcheur immense. Tandis que nous étions accrochés au récit d’Emmanuel, le vin s’épanouissait dans le verre, telle une fleur qui éclot à l’arrivée du printemps. Tout simplement magique et vibratoire.

MONUMENT GRENACHE BIODYNAMIE ZÉRO SOUFRE ENTRE 30 ET 40€

La belle alternative Saint-Martin du Domaine de la Ferme Saint-Martin, car elle présente la même trame aromatique et a été élaborée à partir de Grenaches âgés de 40 à 100 ans. Une profondeur et une mâche qui rappellent celles de la Mémé.

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UN TRAJET INUTILE 2014 DANIEL SAGE

Bulles poétiques Tôlier de formation, urbain originaire de la banlieue lyonnaise, Daniel Sage n’a jamais ciré les bancs d’une école de viti. Le vin, il y est venu par passion le jour où il a croisé son premier pur jus. Dès lors, il en boit, en vend et finit par en vinifier, avec l’aide notamment de ses potes Jean Delobre et Loïc Roure. A l’étroit, il décide de quitter la ville pour l’Ardèche et sort son premier millésime en 2011. Deux cuvées de Grange Bara produites à partir des beaux raisins de la Ferme des 7 Lunes. La claque est immédiate. Ce mec a un talent dingue et une vraie sensibilité. Il décide de planter, à l’inspiration, un peu de tout, du Gamay évidemment, du Viognier, mais aussi du Pinot Noir et même du Ploussard. En cuverie, c’est avec la même liberté qu’il vinifie, à l’instinct, et toujours sans un gramme de soufre. Sa méthode est finalement plutôt simple. Pour garder une belle fraîcheur, il recourt à des presses directes ou à des macérations courtes qu’il assemble – ou non – avec des macérations plus longues. Cela dépend du degré de maturité des raisins et, là encore, de son ressenti. Car Daniel aime vendanger en plusieurs étapes et peut ainsi passer plusieurs fois dans ses rangs. Cette inspiration lui est venue après avoir bu une bouteille de Nacarat 192 | RHÔNE

de Claude Courtois (p. 80), un Gamay issu d’une macération courte à la complexité et à la finesse qui vous marquent. Chaque année, de nouvelles cuvées voient le jour. Parfois, il a du mal à se contraindre et à limiter ses expérimentations. Quitte à produire de micro-cuvées, il préfère suivre son instinct. On valide. Car, avec lui, chaque expérience est une aventure, un voyage. Pour beaucoup, ses vins sont hors cadre, parfois hors route car ils sortent des sentiers battus et, surtout, des autoroutes de consommation courante. Mais c’est souvent une simple question de temps avant qu’ils ne reviennent dans l’axe, après un ou deux ans de bouteille. Souvent polissons, parfois totalement incontrôlables, ses vins ne sont jamais moroses et, bien souvient, ils leur arrivent de vous transporter de bonheur. Pour nous, ils sont simplement hors norme. Choisir, c’est renoncer. Surtout quand on doit présenter une cuvée de Daniel Sage. Toutes ont un intérêt, une personnalité, une identité. De l’incroyable claret de Gamay Nyctalopie, à la dense et profonde Grande Bara, en passant par La Voix du Périscope, merveilleux Viognier en presse directe, la Roue libre n°18 au grain magnifique, ou


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O12 ALEXANDRE JOUVEAUX

Photo, BeauxArts, OVNIS et grands vins... Alexandre Jouveaux, ancien élève des Beaux-Arts, n’a pas toujours travaillé dans une cave. Comme beaucoup de vignerons naturels, il a d’abord exercé un autre métier avant de changer drastiquement de cap. Avant d’apprendre à manier le sécateur et le pressoir, c’est un tout autre outil que ses mains manipulaient avec précision puisqu’il était photographe de mode. Et oui, il a connu l’effervescence de la haute couture chez Chanel avant de découvrir la tranquillité des vignes du Mâconnais, près du Beaujolais, dans le sud de la Bourgogne. C’est en 1999 qu’il récupère ses premières vignes, à Prety. La majorité du domaine est plantée en Chardonnay, cépage roi de la région. Un peu de Gamay et de Pinot Noir viennent compléter la photographie du vignoble. Ici, pas d’appellation, Alexandre Jouveaux préfère s’en affranchir. Toute sa production est donc embouteillée en Vin de France. A la vigne, il porte une attention toute particulière à chaque pied. Quand on passe entre ses rangs, on a davantage l’impression 226 | BOURGOGNE

de pénétrer au cœur d’un jardin zen, plutôt que dans un vignoble, tant le travail est précis et minutieux. Cela tient presque de l’orfèvrerie ! Bien entendu, aucune chimie, aucun additif, tout est conduit de la manière la plus naturelle qui soit. En cave, c’est la même chose, le but est d’intervenir le moins possible. On laisse faire les choses, on élève calmement dans des foudres de 1200 litres, avant de mettre le vin en bouteille par gravité et manuellement. Le résultat ? Déroutant ! Incroyables de finesse, ces vins sont de véritables OVNIS dans cette région mythique du vignoble mondial. La Bourgogne, qui peut sous certains angles paraître très consensuelle, se fait ici bousculer par un vigneron plein de talent. Ce O12, dégusté lors d’un repas avec Emmanuel Houillon, nous a impressionnés. Servi à l’aveugle, nous


serions volontiers partis dans le Jura, tant ce Chardonnay, issu des vignes centenaires sur Viré-clessé, possède une minéralité de haute volée. Il ne présente aucune lourdeur, joue sur la finesse et sur une aromatique légèrement oxydative, qui lui permet de gagner en complexité. Bluffant, tout simplement.

CETTE CUVÉE EST UNIQUE ... … par cette trame aromatique folle, déroutante, pleine de charme et rappelant les plus grands vins blancs du Jura. SI C’ÉTAIT UN LIEU : L’Alcazar de Séville. OÙ LE TROUVER Cave : vinnouveau.fr Restau : P. Franco (Londres)

© STUDIO AVOCADI

Les vins d’Alexandre Jouveaux, vous l’aurez compris, ne laissent pas indifférent. Le travail « haute couture » élaboré à la vigne et les vinifications très peu interventionnistes permettent d’obtenir des jus profonds et d’une intensité rare. Les notes légèrement oxydatives qui se dégagent de certaines cuvées amènent de la complexité et transforment ces nectars du Mâconnais en très grands vins. Unique problème, le nombre de bouteilles produites par an, qui ne dépasse pas les 6000 cols. Les quilles se font donc rares et seuls quelques chanceux ont déjà eu la chance de goûter ou d’acquérir les vins d’Alexandre. Une chose est sûre, si vous faites partie de ceux-là, n’hésitez pas à les laisser vieillir, votre plaisir s’en trouvera décuplé.

OVNI CHARDONNAY BIO / LÉGER SOUFRE ENTRE 20 ET 30€

La belle alternative Longefin de Didier Grappe, un Savagnin ouillé, du Jura donc, d’une grande pureté qui partage les mêmes qualités que les nectars d’Alexandre Jouveaux.

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MERLOTINOX 2015 FABRICE DOMERCQ & JASPER MORRISON

ORMIALE

Vous l’aurez remarqué, il y a peu de vins de Bordeaux à la carte de ce livre, notamment si on compare ce contingent avec celui de Loire. Effectivement, la vinification dite « naturelle » se fait rare au pays des Grands Crus Classés. Même si certains domaines connus dans le monde entier se convertissent à la biodynamie ou à l’agriculture biologique, cela reste encore marginal. On ressent malgré tout quelques légers frémissements. Certains vignerons s’essayent, souvent sur la pointe des pieds, à la vinification sans intrant et notamment sans soufre. C’est le cas de Fabrice Domercq et Jasper Morrison du domaine Ormiale. Mais eux ont directement mis les pieds dans le plat. Fabrice ne vient pas d’une famille de vignerons. Designer de formation, il a passé quelques années à Milan et puis, en 2007, il se lance sans filet avec son ami Jasper Morrison, sans réellement avoir de connaissances précises en vinification. Peu importe, les deux hommes sont motivés et l’aventure est belle. Ils prennent un fermage de 0,6 hectare de vignes dans le nord de l’appellation Entre-Deux-Mers, à quelques kilomètres au sud de Saint-Emilion 2 4 8 | B O R D E AU X

© EDOUARD THORENS

Réconciliation bordelaise

et, armés de quelques cuves, de tuyaux et de vieux fûts, se lancent dans la production de vin « à l’ancienne ». Aujourd’hui, le domaine s’étend sur environ deux hectares et pratique la biodynamie (certification depuis 2016). La cuvée emblématique Ormiale est produite chaque année et se compose de Cabernet Sauvignon et de Merlot, entièrement égrappés à la main. « Ça prend du temps de vendanger et d’égrapper à la main un hectare de vignes. Il nous faut une journée entière à vingt-cinq. C’est du boulot. » Un effervescent naturel (méthode « ancestrale », avec au moins quatorze mois sur lattes), James, est également élaboré depuis 2015 et dans lequel les assemblages varient d’une année à l’autre. Quelques micro-cuvées de purs Merlots viennent com-


pléter la gamme : Merlotinox, élevé en cuve inox, et Mariole, élevé vingt-quatre mois dans des barriques de deux à trois vins. Merlotinox nous a particulièrement tapé dans les papilles. Certainement son côté sans fard, presque brut. L’inox n’apportant aucune empreinte sur le jus, le vin révèle des arômes de fruits mûrs d’une rare intensité. En 2015, seulement 265 bouteilles ont été produites. Quand on vous dit micro-cuvée…

CETTE CUVÉE EST UNIQUE ... … par sa fraîcheur et l’expression insolite du Merlot qui n’a pas vu le bois. C’est gourmand, profond, intense. SI C’ÉTAIT UN MORCEAU : « Sabotage » des Beastie Boys. OÙ LE TROUVER Cave : Le Flacon (Bordeaux) Restau : Bacarò (Toulouse)

© EDOUARD THORENS

Reste maintenant à espérer que les autres vignerons de la région bordelaise suivent le pas et produisent à leur tour des vins aussi frais et gourmands. Nous aimerions que Bordeaux soit plus présent sur les tables des caves à manger et autres restaurants servant des vins naturels. Quand on voit ce qui se fait à Ormiale, cela nous prouve que dans cette région viticole qui a subi les affres des notes de Robert Parker à l’origine de cette triste standardisation des jus, il y a une place pour des vins libres et tout raisin. Que sera, sera. Fabrice, quant à lui, continue d’élaborer année après année des vins qui gagnent en complexité et en fraîcheur, pour notre plus grand bonheur.

OVNI MERLOT BIODYNAMIE ZÉRO SOUFRE ENTRE 40 ET 50€

La belle alternative L’Homme Cheval, Dominique Léandre Chevalier Pour cette cuvée atypique, toute aussi fraîche et fruitée que celle de Fabrice.

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COTEAUX CHAMPENOIS 2013 AURÉLIEN LURQUIN

Orfèvrerie en Champagne Aurélien Lurquin fait un peu figure d’exception dans cette Champagne où l’on pense en priorité aux volumes produits et à ce qu’ils peuvent rapporter sur un marché devenu mondial. Lui préfère voir petit, parce que selon sa philosophie, c’est certainement le seul moyen de faire grand. Dans ce contexte, il est naturellement plutôt compliqué de croiser une de ses bouteilles. Nous avons d’abord découvert ce domaine en goûtant les Champagnes d’Aurélien Lurquin, mais c’est cette cuvée tranquille de Pinot Meunier qui nous a radicalement marqués. Aurélien a commencé à travailler son terrain d’1,8 hectare en 2007 (il en a 2,5 aujourd’hui), à la main ou avec son cheval, toujours très proprement, jusqu’à décrocher une certification en biodynamie. Il a attendu six ans avant de mettre ses propres vins en bouteilles et il se limite pour le moment toujours à 2000 flacons (le reste de sa production de raisins est vendu au négoce à Leclerc Briant). Dans ses vignes, sorte de 2 6 4 | C H A M PAG N E

jardin soigné où la Nature a malgré tout libre expression, ce vigneron de talent tente d’exprimer au mieux les raisins choyés et récoltés à maturité. L’important pour lui est d’obtenir cet équilibre entre l’expression de la Nature et l’empreinte du vigneron, sans jamais rien bousculer. On se dit alors que cette région champenoise est relativement schizophrène. D’un côté, un esprit vendeur à tout prix, où les domaines cherchent à produire beaucoup afin de satisfaire une clientèle de plus en plus nombreuse, mais où les vins ne procurent pas réellement d’émotion, tant les jus sont standardisés. Et d’un autre, un esprit plutôt rebelle, puisque très minoritaire, où des vignerons travaillent dans le plus pur respect de l’environnement, en façonnant des vins d’auteurs, voire d’artistes qui font vibrer nos palais.


CETTE CUVÉE EST UNIQUE ... … par son nombre de bouteilles (seulement 171) et sa singularité dans le verre. SI C’ÉTAIT UN MOMENT : Le double record du monde au triple-saut de Johnathan Edwards, le 7 août 1995 à Göteborg. OÙ LE TROUVER Cave : O Vin d’Ange (Lyon) Restau : Droit (Kyoto, Japon)

© VINNATUR.SE

Revenons sur ce Côteaux Champenois 2013 (son deuxième millésime). A l’aveugle, tout y passe, la Loire et les Chenins de Richard Leroy, les Chardonnays de Bourgogne, le Jura… il aura fallu quinze minutes pour trouver la région. Le cépage, disons, tout autant. Et là, impossible d’aller plus loin, nos références sont bousculées, totalement retournées… à chercher on ne trouve pas toujours. Quoi qu’il en soit, c’est une très grande bouteille, faite par un homme qui conduit ses vignes – dont certaines plantées par son grand-père ont plus de 70 ans – tel un orfèvre et qui vinifie ses raisins avec la plus grande précision, sans rien laisser au hasard, presque d’une manière transcendante. Sans nul doute, nous avons affaire à l’un des plus beaux Pinots Meunier jamais produits, envoûtant, enivrant, presque intemporel. Effectivement, le temps se fige et laisse libre court à l’imagination et aux doux rêves. Pourtant, c’est bien réel, nous sommes autour de la table et nous savourons les dernières gouttes de ce Coteaux Champenois qui marquera à jamais nos esprits.

MÉDITATION PINOT MEUNIER BIODYNAMIE LÉGER SOUFRE PLUS DE 50€

La belle alternative Côteaux Champenois Riceys Blanc ‘‘En Valingrain’’ d’Olivier Horiot Pour sa minéralité intense et cette belle acidité tranchante, magnifique.

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BREG 2001 JOSKO GRAVNER

Au royaume des amphores C’est dans le Nord-Est de l’Italie, précisément au Frioul, dans le village d’Oslavia, que se situe le domaine Josko Gravner. Si vous regardez une carte, vous serez peut-être surpris de voir que la propriété est distante d’une petite centaine de mètres de la frontière slovène. Il n’est d’ailleurs pas rare que certaines vignes des producteurs du coin (Radikon, Princic…) se trouvent dans le pays voisin. Ici, il y a une réelle spécificité dans le mode d’élaboration des vins. Les vins orange, vous connaissez évidemment ? Nous sommes dans leur berceau italien. Ici, les blancs ne sont pas blancs, mais attention, pour Josko ils ne sont pas vraiment oranges non plus. « Mes vins ne sont pas orange, mais plutôt d’une couleur faisant penser à l’ambre. Ils sont brillants, vivants ! », déclare la légende locale pour décrire ses nectars. C’est suite à un voyage aux Etats-Unis en 1987, que Josko Gravner décide de changer ses pratiques viticoles. Durant dix jours, il goûte près de mille vins et revient chez lui quelque peu abattu. Il ne comprend pas pourquoi leur manière de travailler va autant à l’encontre du respect de l’environnement et d’une méthode de vinification éthique. 2 70 | I TA L I E

Ce constat l’incite à s’intéresser à l’origine du vin et il décide alors de partir en Géorgie. Malheureusement, son appartenance à l’Union Soviétique l’empêche de s’y rendre. En 1991, la chute de l’URSS lui laisse espérer un voyage, mais la guerre civile en décide autrement. Il faut donc attendre 2000, pour qu’il réussisse enfin à entrer en Géorgie et notamment en Kakhétie, grande région productrice de vin. Il s’initie auprès de vignerons locaux et décide alors d’importer leurs méthodes, savoir-faire et matériel, notamment leurs célèbres amphores, appelées qvevri. Ces dernières arrivent trop tard pour le millésime 2000, mais à temps pour le 2001. Le résultat est tellement éblouissant qu’il décide de bouleverser radicalement sa production. Toutes ses cuvées passeront dorénavant en amphores !


CETTE CUVÉE EST UNIQUE ... … par sa couleur, déjà. Ambré, cristallin, le vin est magnifique et, rien qu’à l’œil, il procure beaucoup de plaisir. L’aromatique est complexe, intrigante et profonde. Un véritable vin qui se suffit à lui-même. Une expérience ! SI C’ÉTAIT UN MORCEAU : « Ederlezi » de Goran Bregovic

© ARCHIVIO GRAVNER - PHOTO ALVISE BARSANTI

C’est justement un vin de ce millésime historique aux yeux de Josko que nous avons choisi. Pour nous, l’accord parfait pour profiter au maximum de ce Breg 2001 serait un livre, associé à un grand fauteuil confortable, près d’une cheminée. Il faut prendre son temps pour apprécier pleinement les aromatiques de ce merveilleux vin qui invitent à la méditation. Cette cuvée est un assemblage de Sauvignon (majoritaire), de Pinot Gris, de Chardonnay et de Riesling Italico. Les raisins macèrent (parfois jusqu’à sept mois), puis fermentent en amphore avant le pressurage. Ensuite, le jus est transféré dans de grands foudres, afin d’y effectuer leur élevage pendant cinq à six ans. « L’amphore ne fait pas tout », précise le maître. « Si les raisins ne sont pas de bonnes qualité, le vin produit ne sera pas bon. Il faut donc, toujours dans le respect de la Terre, élever ses raisins pour qu’ils soient sains. Et grâce à l’amphore enterrée, le vin se fera sans intrants et sans autre technologie. » La maîtrise de ces macérations de raisins blancs, élaborées grâce à des méthodes ancestrales, font de ces vins du Frioul une particularité dans le monde viticole. Ils n’ont aucun équivalent.

MÉDITATION SAUVIGNON, PINOT GRIS, CHARDONNAY, RIESLING ALEATICO BIODYNAMIE ZÉRO SOUFRE

OÙ LE TROUVER Cave : Enoteca Midi (Paris, 6éme) Restau : Osteria Fernanda (Rome, Italie)

PLUS DE 50€

La belle alternative Pinot Grigio, Dario Princic. Les vins de ce vigneron voisin possèdent des aromatiques magiques, complexes et envoûtantes comme celles du domaine Gravner. Le Frioul est vraiment une région insolite qui jouit d’un savoir-faire hors-pair.

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© EDOUARD THORENS

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GRAND ENTRETIEN FABIO GEA

Prehistoric Park Novembre 2018. Bricco di Neive, province de Coni, dans le piémont Italien. Il pleut. 11h30. Fabio Gea nous attend. Les propos recueillis ce jour-là sont les siens. Ils ne sont pas toujours simples à traduire, tant ils sont intimement liés à sa pensée libre et foisonnante. Certaines phrases ont d’ailleurs volontairement été laissées en version originale, puis traduites en-dessous, car la poésie et le charme perdraient alors tout leur sens. Fabio Gea est une expérience… et un magicien. Préambule: « Per chi legge per caso, chiedo scusa in anticipo per il modo e per i concetti, qualora non condivisi od oscuri, ma alla richiesta di Cédric Blatrie e Guillaume Laroche di raccontare qualcosa di me in relazione al vino ed alla porcellana, non ho potuto far altro che mettermi al tavolo e provare a spremere quel mandarino selvatico un po’ appassito quale sono diventato. » « A ceux qui me lisent par hasard, je demande d’avance pardon pour mes manières et mes concepts, au cas où ils ne seraient pas partagés ou méconnus. A la demande de Cédric Blatrie et Guillaume Laroche, je raconte ici ma relation au vin et à la porcelaine, en essayant de presser cette mandarine

sauvage, et quelque peu fanée, que je suis devenu. » Après quelques échanges sur nos vies personnelles, Fabio Gea se livre et nous offre un voyage dans son pays et à travers ses vins. Nous vous conseillons de vous laisser emporter par la lecture et de ne pas toujours y chercher un sens premier. Succombez à l’onirisme de Fabio, à la spiritualité des mots et à l’absurde qu’il affectionne particulièrement, qui permettent de façonner cette légende. Chaque paragraphe renvoie à des cuvées de Fabio, vous les trouverez plus loin dans la description. Installez-vous confortablement et laissez de côté tous vos préjugés.

Acte I, Scène 1, Vivre la Terre « Je suis né, même si j’étais bien dans le ventre de ma mère, de deux familles intimement paysannes. L’une dans les plaines de Turin, mais avec toujours en mémoire la Valle Soana, ténébreuse inspiratrice des orages les plus impitoyables et du Moulin rouge parisien (1), l’autre de Bricco di Neive. J’associe à ce don mutuel la survie, le plaisir et l’amour d’une manière esthétique. Qui sait ce que sera demain ? Les résolutions ratées d’hier éclairent les désirs qui, en dribblant le

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HIMMEL AUF ERDEN ROSÉ 2016 CHRISTIAN TSCHIDA

Le paradis sur terre Depuis quatre générations, la famille Tschida possède un magnifique patrimoine de onze hectares de vieilles vignes dans la région du Burgenland, précisément dans le parc national autrichien de Neusiedlersee. Les premières cuvées familiales remontent à 1800 ! Un héritage qui doit peser ? Non, pas pour Christian Tschida, cet adepte du laisser-faire, amoureux de la Nature qui élève et éduque ses vins comme ses enfants. Pour lui, tout passe par le travail à la vigne qu’il décrit de cette façon : « Imaginez un grand jardin botanique dans lequel on trouve des herbes, des fleurs, des insectes, des oiseaux, divers animaux… mais également des vignes. Le vignoble est situé au beau milieu du parc national dans lequel vivent 200 oies grises ». Cela ressemble au paradis sur terre ? En tout cas, c’est bien de cette façon qu’il le voit puisqu’il a ainsi nommé son domaine Himmel Auf Erden. Dans son petit havre de paix, qu’il cherche par tous les moyens à préserver en ayant un impact le plus faible possible, il pratique une agriculture biologique respectueuse 3 0 8 | AU T R I C H E

favorisant au maximum la biodiversité. Sur ces sols composés de graviers sablonneux, de schistes et de calcaires, il travaille une petite dizaine de cépages dont le Riesling, le Blaufränkisch, le Grüner Veltliner, la Syrah ou encore le Cabernet Franc. En vinification, il est tout aussi appliqué. Son secret ? Il vient peut-être de sa façon très méticuleuse de presser le raisin après l’avoir cueilli à parfaite maturité. Pour cela, il utilise un pressoir vertical hydraulique Bucher qui lui permet un contrôle parfait de la pression qu’il veut douce et lente, « comme celle d’une poignée de main », aime-t-il préciser. De cette manière, il ne conserve que le meilleur tandis que le reste, le moût et le jus de presse restant, entrent dans la conception d’une préparation qu’il applique dans sa vigne. « Il suffit de se lancer... Tout dépend des forces


CETTE CUVÉE EST UNIQUE ... ... par son élégance, sa précision et la joie communicative qu’elle procure à chaque gorgée. SI C’ÉTAIT UN SPORTIF : Stephen Curry.

© EDOUARD THORENS

naturelles qui nous entourent... Pas d’ordre strict, pas de règles fixes, pas de dogme », explique-t-il lorsqu’on lui demande de définir sa méthode. Depuis quatre ans maintenant, il n’utilise plus de So2 (ou alors exceptionnellement) et a redoublé de précautions dans ses pratiques : pas de soutirage, le moins de manipulation possible et une mise en bouteille manuelle par gravité. Ensuite, le maître-mot est patience. Il refuse de bousculer les choses et peut parfois prolonger les élevages jusqu’à cinq années s’il estime que le vin en ressent le besoin. Dans sa gamme large et variée, qui évolue selon son inspiration à chaque millésime, nous avons choisi de vous présenter un Cabernet Franc rosé de très haute volée. Après avoir été égrappé et foulé au pied, le jus a macéré dans un grand contenant en extérieur, à l’ombre. Il a ensuite été élevé dans des fûts de 500 à 1500 litres puis mis en bouteille sans ajout de soufre. Il en résulte un rosé d’une précision redoutable, parfaitement équilibré, tendu, structuré, aussi à l’aise sur une belle table que lors d’un picnic improvisé. Il représente parfaitement la marque de fabrique de Christian, mix de précision, de talent et d’une belle dose d’improvisation.

ÉNERGIE CABERNET FRANC BIO / ZÉRO SOUFRE

OÙ LE TROUVER Cave : Cuvee 3000 (Barcelone, Espagne) Restau : Mochi (Vienne, Autriche)

ENTRE 20 ET 30€

La belle alternative Gut Oggau Brutal Un autre rosé autrichien nature de grande classe à la fois précis, structuré et incroyablement addictif.

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GRAND ENTRETIEN HANS-PETER SCHMIDT - MYTHOPIA Texte et photos par Edouard Thorens

L’art de briser les codes Arrivée en Valais. Comme à chaque fois, à la sortie du tunnel entre Bex et Saint-Maurice, on a le souffle coupé devant la grandeur imposante des montagnes. Les Alpes suisses verdoient encore à cette période de l’année où les vendanges se préparent et le temps est au beau fixe, dans ce Canton qui se targue de connaître plus de trois cents jours de soleil par année. C’est sur les coteaux escarpés d’Arbaz, à des altitudes avoisinant les 800 à 900 mètres, au-dessus de la ville de Sion, que Romaine et Hans-Peter Schmidt ont trouvé les vignes dont ils rêvaient et là où ils ont installé leur domaine, Mythopia. Association des mots grecs « Mythos », l’histoire, et « Topos », le lieu. Alors que la notion de terroir semble être sur toutes les lèvres, dans ce petit monde du vin, quoi de mieux qu’une aventure dont la seule ambition est de conter l’histoire de son lieu ? Il y a quelques années, c’est l’étiquette, noire et blanche, sobre, marquante, qui m’avait interpellé, au détour de nombreuses photos aperçues sur les réseaux. Quelques clics m’avaient permis de retrouver ces mêmes bouteilles aux quatre coins du monde, mises en situation sur les tables les plus prestigieuses. Comment, m’étais-je alors demandé, n’avais-je jamais croisé le chemin de ce

vin, pourtant originaire de mon pays, alors même qu’il semblait être vénéré à l’étranger ? Nul n’est prophète en son pays, soit, mais une chose devint alors claire, il fallait que j’en goûte, à tout prix ! Ce fût chose faite, quelques mois plus tard, lors d’une dégustation miraculeusement organisée à Lausanne. Je peux encore me souvenir de cette première gorgée de Disobedience 2012, sa profondeur, sa vitalité, sa complexité, sa longueur. Jamais un Chasselas du Valais ne m’avait ému de cette manière… Mais pourquoi tenter la comparaison, alors qu’il s’agit d’un vin en soi, hors catégories, hors repères, hors normes. Au fil des années, chaque rencontre avec Hans-Peter m’a permis de comprendre un peu mieux son approche, son travail, sa philosophie si particulière. En cette matinée de septembre, je me trouve à Arbaz pour la troisième fois, mais l’émotion et l’excitation restent intactes, alors que je m’apprête à décoder encore quelques clés du mystère. Originaire d’Allemagne de l’Est, Hans-Peter ne s’en est pas moins habitué à la ponctualité locale. Il est 9h00 pile lorsqu’il arrive, une baguette de pain sous le bras, et s’empresse de m’emmener dans une de ses caves d’élevage. « On va goûter un mélange, c’est bien pour le matin ! Après on fait ton

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programme… » Le ton est donné, le but de la rencontre est de parler de Disobedience, le Chasselas culte qui a fait la renommée du domaine, mais s’égarer un peu ne nous fera pas de mal. Et en effet, la première gorgée de ce « mélange », ne déroge pas à la règle. Cette patte, ce style, cette rafraîchissante complexité sont bien présents. Amusé par mon expression, Hans-Peter sourit : « Ça réveille, non ? ». En effet, cet assemblage de Pinot Noir et de baies d’Aronia, à proportions égales, est des plus toniques. Ces baies sont riches en tanins et en vitamines et sont connues pour leurs vertus thérapeutiques, notamment dans le cadre de traitements contre le cancer. Les co-fermentations l’intéressent de plus en plus, l’idée même d’utiliser tout ce qu’offre la vigne pour façonner des boissons non conventionnelles, afin de toujours mieux « raconter » ce lieu de vie. Dans les vignes du domaine, on doit trouver quelque chose à manger en tout temps, de mars à novembre. Des herbes, des légumes, des fraises, des fruits à pépins, des céréales, des ruches… les mots clés sont biodiversité et écosystème et ils trouvent ici une résonance d’une rare profondeur. Exit les idéaux de la monoculture, le culte du mono-cépage ou la rationalisation de l’agriculture, tout ce qui compte ici est l’expression propre de l’endroit. L’endroit, justement, ce Valais que l’on connaît tous pour ses pistes enneigées, ses raclettes fondantes et ses autochtones à l’accent chantant, est aussi la patrie du Fendant. Appelé Chasselas une fois passé dans le Canton de Vaud, ce cépage n’a pas toujours la meilleure des réputations, dans ces régions où les rendements élevés sont la norme et où les vins sont bus dans l’année, préférablement frais… C’est pourtant sur ce cépage que Hans-Peter a jeté son dévolu pour lancer sa quête initiatique qui consiste à produire un vin blanc sans intrants capable de tenir dans le temps, quitte éventuellement à « désobéir » pour réussir ce fou pari.

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Edouard Thorens : Pour cet ouvrage, on s’est arrêté sur la cuvée Disobedience qui, pour nous, représente au mieux ton travail. Qu’en penses-tu ? Hans-Peter Schmidt : Oui, je pense que c’est un vin dont on se rappelle, qui sort de ce qu’on a l’habitude de boire. Moi je bois plus le Pinot, qui s’exprime dans la subtilité, bouteille après bouteille. Disobedience, on l’adore dès le premier verre, dès la première fois. Et puis on peut aussi expliquer pourquoi le vin est comme il est, sa couleur, son palais, on comprend bien. Avec le rouge, c’est plus compliqué… On y va ? On va déguster les 2014 et 2015 en bouteille et puis le 2016, sur fût. Les millésimes plus récents, je ne peux pas ouvrir les fûts… Hans-Peter s’arme d’une longue pipette en verre, qu’il plonge dans le fût de chêne à côté duquel nous nous tenons. Elle ressort légèrement marquée par le voile qu’elle vient de percer, chargée d’un nectar aux reflets jaune paille qui, s’écoulant dans le verre, nous embaume de ses parfums de fruits exotiques, mangue fraîche, ananas… riche et épatante complexité. Cette couleur « orange »… il y a certains cépages, quand tu les presses, tu les laisses macérer et ça prend tout de suite la couleur. Mais avec les blancs du Nord, le Riesling, le Fendant, le Johannisberg, même avec une macération sur les peaux, ils restent assez clairs. L’orange ne vient pas de la macération, ce n’est pas la couleur d’extraction des peaux. Si tu veux donner la couleur orange à un vin assez vite, le plus simple, c’est d’ajouter 2-3% de rouge dedans (rires) ! Ce que la plupart font… Tu fais une petite macération pelliculaire, tu rajoutes quelques grappes de rouge, tu laisses macérer quatre à huit semaines, et puis tu mets ça en inox et tu as un vin orange, qui est un peu tannique, qui a la couleur… Nous, ce n’est pas ça qu’on fait. Au départ d’ailleurs, on n’appelait pas ça « orange », la mode est venue après. Ce qu‘on cherche à faire, nous, c’est un vin « blanc » assez costaud et stable, pour qu’il puisse


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STARING AT THE SUN 2018 DANE JOHNS - MOMENTO MORI

Considération et intégrité Momento Mori, c’est l’histoire d’un jeune Néo-Zélandais qui débarque en Australie pour deux semaines de vacances et qui, finalement, ne repartira jamais. C’était il y a vingt ans et il y est toujours. Dane Johns est un amoureux de musique électronique, c’est même sa première passion. « La plupart du temps, cela ressemblait davantage à des trucs électroniques expérimentaux avec des synthés analogiques et des boîtes à rythmes », s’amuse-t-il aujourd’hui. « J’imagine que mon approche de la viticulture et de la vinification est assez similaire à ma vision de la musique, dans le sens où moins, c’est souvent plus. Si vous vous concentrez sur la qualité des ingrédients et que vous prenez des décisions pour les bonnes raisons, finalement l’image se dessine souvent d’ellemême. » Mais revenons quelques années en arrière. Nous sommes au début des années 2000 et le café est sur le point de devenir une tendance lourde. Dane saute dans le bateau et va passer dix ans à travailler avec les plus grands importateurs et torréfacteurs de Melbourne, ville réputée dans le monde en-

tier comme l’une des places fortes du café. « Je suppose que mon intérêt pour le goût et les arômes du café m’ont conduit petit à petit vers le vin. » Son passage à Blackhearts and Sparrows, célèbre chaîne de cavistes australienne, lui permet également d’avoir accès et de déguster de nombreux vins naturels du monde entier. C’est ensuite au contact d’Adam Marks de Bress Winery, viticulteur biodynamique dans le centre du Victoria, que Dane apprend le métier de vigneron. Il y fera quatre millésimes avant de décider qu’il est temps pour lui d’aller voir le monde. « Je suis allé en Europe, en France et en Italie surtout, pour rencontrer les vignerons que j’admirais. » C’est comme ça qu’il fait la connaissance de FanFan Ganevat (p. 24), de Pierre Overnoy (p. 10), des frères Gonon ou encore de Radikon (p. 272) et Dario Princic. Depuis, il revient chaque année dans le Jura, une sorte de pèlerinage. « J’ai aussi beaucoup appris au contact de vignerons moins connus. J’ai été inspiré par ces personnes qui font des choses de manière simple, honnête et passionnée, et pour qui l’argent est tout sauf une priorité. La considération et l’intégrité sont deux vertus essentielles à mes yeux. »

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