LA TOUR TOTEM MICHEL ANDRAULT ET PIERRE PARAT
Avec ses boîtes de logements arrimés à 45° sur des fûts porteurs et des poutres en béton précontraint, ses façades vitrées et sa silhouette brutaliste reconnaissable entre toutes, la tour Totem rompt avec l’image monolithique des gratteciel du quartier du Front de Seine, à Paris (XVe arr.). Edifiée entre 1976 et 1979 par les architectes Michel
REFERENCE
Andrault et Pierre Parat, qui ont eu carte blanche dans le cadre des principes et des contraintes techniques du site, elle compte, avec l’hôtel Nikko, parmi les dernières tours construites sur la dalle. Grâce à sa structure déportée à l’extérieur, l’ouvrage réussit à s’affranchir des modèles consacrés, aussi bien à travers ses visées formelles que par l’organisation de ses plans. Par son puissant jeu sculptural d’espaces et de volumes éclatés, la tour Totem témoigne de l’inventivité conceptuelle du duo Andrault-Parat, lequel signe ici l’un de ses chefs-d’œuvre. Par Christine Desmoulins
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de l’air. Les tours sont autant d’entités autonomes, isolées les unes des autres, sans hiérarchie ; la trame des îlots, de 9,45 x 9,45 m, offre une souplesse d’implantation et d’adaptation. La réglementation sur les immeubles de grande hauteur imposant de les détacher de leur support, des pieds d’immeuble en forme de « taille de guêpe » sont requis. Au grand dam des promoteurs, ce dispositif réduit l’emprise au sol de 30 à 50 %, mais il renforce avantageusement le lien avec les cheminements piétonniers des espaces publics. En 1967, avant que le projet du quartier ne connaisse une évolution majeure, du fait de l’abandon de la création d’une rocade, un premier phasage des opérations est défini. En 1970, Evasion 2000 et Tour de Seine, premiers IGH à sortir de terre, sont l’œuvre de Pottier et Proux, qui construiront la majorité des tours du Front de Seine. L’opération urbaine s’achèvera dans les années 1980 ; la tour Totem (1976-1979) sera donc l’une des plus tardives, suivant de peu sa voisine à la peau rouge : l’hôtel Nikko (actuel Novotel), construit en 1976 par les architectes Penven et Le Bail.
Une image d’IGH renouvelée « Avec l’université de Tolbiac [Paris XIIIe], le siège d’Havas à Neuilly-sur-Seine et le Palais omnisports Paris-Bercy, la tour Totem est une réalisation dont je suis très fier, avoue aujourd’hui Michel Andrault. Ce bâtiment important pour la silhouette de Paris témoigne bien de ce qu’est notre architecture, où les structures porteuses sont exprimées fortement. Les volumes des logements y sont accrochés et, en cela, Totem relève du même type de réflexion que le siège des AGF que nous avons réalisé à Madrid. Pour éviter la banalité assez fréquente dans les constructions de l’époque, rompre avec la verticalité d’une façade de
Hannah Darabi
n 1959, dans le XVe arrondissement de Paris, le quai de Grenelle est délesté de ses activités industrielles, après la démolition d’usines du XIXe siècle. Entre le métro aérien et la gare de Javel, de vastes terrains en bord de Seine sont libres pour de nouveaux aménagements. Le plan est confié à deux architectes Grands Prix de Rome, Henri Pottier et Raymond Lopez. Ce dernier s’était déjà penché sur une étude des parcelles non utilisées de Paris et lorsqu’il décédera, en 1966, son associé, Michel Proux, prendra sa suite sur le projet du Front de Seine. Selon les principes de la charte d’Athènes, qui sépare clairement les fonctions liées à l’habitat, à la circulation et au travail, un urbanisme sur dalle se déployant sur un kilomètre de long et 200 m de large fédère le nouveau quartier. Deux niveaux au-dessus du sol naturel, la dalle offre un socle pour des tours et des immeubles bas et couvre quatre niveaux de parking. En 1961, la Semea 15 (aujourd’hui SemPariSeine) succède à la Compagnie Foncière XV pour conduire le projet, soumis à la commission des sites. Les Parisiens en découvrent la maquette, lors de l’exposition « Demain Paris », au Grand Palais, qui présente les grands travaux engagés après la libération, ainsi qu’une approche prospective du futur de la capitale. La Maison de la radio et l’opération Maine-Montparnasse sont alors en chantier et le Cnit, inauguré en 1959, a donné le coup d’envoi de la création du quartier de La Défense. Dans la France des Trente Glorieuses, qui croit en la modernité, il importe de construire vite et d’inventer l’habitat d’une nouvelle société. C’est l’un des enjeux du Front de Seine. La hauteur des tours est fixée à 126.50 NGF (nivellement général de la France) dans le cahier des charges, soit 100 m de haut et 32 étages, dont 31 seront habités, un étage étant réservé à la centrale de traitement
CI-DESSUS.
La séquence des immeubles du Front de Seine. Au centre, la tour Totem.
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La tour et l’aménagement d’origine de la dalle, en 1979.
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Le quai et les berges, vus depuis le pont de Grenelle en 1979.
tour nous intéressait, de même que construire des façades un peu tourmentées avec des jeux de lumière différents. Dans ce contexte urbain, elles apportent une notion de volume qui permet d’échapper à l’alignement, tout en le respectant. De plus, l’idée d’avoir deux façades différentes face à la Seine plaisait au président de la Semea 15, René Galy-Dejean. » (*)
sité d’écriture. Après avoir demandé conseil à différentes personnes, il nous a confié un avant-projet, précise Michel Andrault. Nos maquettes et nos dessins, qui présentaient des principes proches du projet définitif, l’ont séduit. Et fait assez exceptionnel pour lui, il a organisé un appel d’offres auprès de promoteurs pour le réaliser. La Caisse des dépôts l’a emporté par le biais de sa filiale Capri ; c’est donc pour elle que nous avons mis au point le dossier d’exécution, puis notre projet a été finalisé tel que nous le souhaitions, sans modification. Il s’agissait pour nous d’une aventure exceptionnelle, d’autant que nous étions habitués à la commande publique et que c’était la première fois que nous construisions pour un promoteur. Cette tour nous captivait. C’est la seule que nous ayons construite dans Paris intra-muros. » Le président de la société d’économie mixte manifeste son engagement en choisissant lui-même ses maîtres d’œuvre, à qui il aurait dit en totale confiance : «Voici le site d’implantation de la tour, vous en faites ce que vous voulez, pourvu que l’immeuble soit beau et aussi habile que possible. » Affirmant sa volonté de servir une ambition architecturale, il s’affranchit de la procédure habituelle qui consiste à lancer un appel d’offres pour désigner des promoteurs-constructeurs répondant aux contraintes urbaines et programmatiques du cahier des charges avec
Diversité d’écriture
Croquis d’étude montrant le plan en étoile et la recherche de vues sur la Seine
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Centre Pompidou, MNAM-CCI/Jean-Claude Planchet/Dist. RMN-GP
Centre Pompidou, MNAM-CCI/Georges Meguerditchian/Dist. RMN-GP
Au début des années 1970, c’est ce dernier qui contacte l’agence Andrault et Parat. Il tient à solliciter de nouveaux architectes pour réaliser un immeuble exceptionnel qui soit le point d’orgue du quartier et apporter du sang neuf au Front de Seine. « Nos confrères Pottier et Proux ayant conçu plusieurs tours, il souhaitait instaurer une diver-
Etude volumétrique avec décomposition en sept cubes de trois niveaux et étages intermédiaires.
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Plan de l’étage courant.
Plan des 8e, 16e et 24e étages.
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Andrault-Parat
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Vue de détail de la structure.
Coupe transversale avec les fûts porteurs et mégapoutres.
la meilleure proposition financière, puis à leur laisser le choix des architectes. Déposé par la Semea 15 le 17 juillet 1973 et délivré dans la foulée, le permis de construire de l’îlot comporte son infrastructure, deux niveaux de parking en sous-sol, des aires de livraison, stationnement, locaux techniques et stockage au niveau 0, des aires de stationnement couvertes au niveau +1. Le niveau +2, celui de la dalle, est voué à accueillir la circulation des piétons, les socles des bâtiments et le jardin qui jouxte aujourd’hui la tour. Le bâti en hauteur prévoit deux immeubles bas pour des bureaux et des commerces et trois immeubles de grande hauteur, dont les tours Nikko et Totem.
armé. Elément clé qui définit l’écriture architecturale de l’ouvrage, la complexité de la structure en béton armé est soulignée par la glace aux teintes d’or employée uniformément pour les allèges et les fenêtres. L’ossature verticale est composée de fûts et d’un noyau central de circulation en béton sur lequel s’accrochent les deux trames de poutres perpendiculaires qui dictent le rythme horizontal du bâtiment, puis des poutres secondaires. Ces poutres se répartissent la charge globale, en soutenant et en suspendant à la fois les dalles situées en haut et en bas de chaque poutre par le biais d’un complexe piles-dés en béton armé. Traversant l’édifice de part en part, les quatre poutres maîtresses s’imposent par leur puissance pour porter ou suspendre les 207 appartements, six par étage, dans des modules de trois étages. Les plateformes des étages accueillant les logements distribués sur 31 étages sont articulées à 45° autour du noyau central. Le report de la structure à l’extérieur libère les espaces intérieurs qui bénéficient ainsi d’une grande facilité d’aménagement dans des appartements à géométrie variable où, dès l’origine, chaque propriétaire a pu composer son plan. Aujourd’hui, la tour est desservie par deux halls d’entrée : l’un au niveau du quai de Grenelle, l’autre, d’origine, au niveau de la dalle. Avec ses vitrages, ses parois laquées
Un marketing signé Salvador Dali Avant 1973, les premières esquisses d’Andrault et Parat intègrent déjà la contrainte d’un socle rectangulaire sur huit appuis et une décomposition en cellules dont les contours oscillent encore entre des cercles, des rectangles ou d’autres formes irrégulières. Dès les premières axonométries, des fûts porteurs qui traversent l’ensemble de la tour matérialisent l’expression de la structure. La décision d’orienter les volumes à 45° sera prise peu après, afin d’optimiser les vues sur la Seine. Le choix d’imposer la superposition de la trame orthogonale du socle et celle de la trame diagonale des volumes ajoute un défi non négligeable. Il fait de la tour Totem une prouesse constructive qui mobilise la technique de la précontrainte du béton
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Interprétation de Salvador Dali pour la plaquette de promotion de la tour.
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EN BAS.
Vue du piétement en « taille de guêpe », en 1979.
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Salvador Dali, Fundacio Gala-Salvador Dali/Adagp, Paris 2018
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bleu et vert, son sol carrelé de noir, ses lustres, ses rideaux et les œuvres d’art d’Yvette Vincent Alleaume, ce dernier met en scène l’accès à la tour dans un espace paisible et élégant qui pourrait faire songer à une maison moderne, façon Mies Van der Rohe. En pénétrant dans cet espace, on comprend qu’en 1975, la plaquette publicitaire de ces appartements de standing ait fait l’objet d’une commande à Salvador Dali. Présentant l’édifice, des plans type des étages et des appartements, la société de promotion immobilière Capri et ses architectes, elle intègre un texte intitulé « Totem de tous les Totems » et la reproduction d’une peinture de la tour signée de l’artiste. L’original, exécuté à partir d’une technique mixte encre de chine, aquarelle et collage sur papier carton, a été exposé en 2015 à New York et à Londres. Parmi les anecdotes qui circulèrent à l’époque, il fut dit que Dali aurait exigé que sa rémunération prenne la forme d’un cadeau : une peinture d’un « petit maître » hollandais, que le directeur de la Caisse des dépôts lui aurait lui-même apportée, paré d’une cravate rouge. Malgré l’attrait de cette histoire, Michel Andrault insiste aujourd’hui sur le fait que nul n’est en mesure d’en confirmer la véracité. « Rompant avec la frontalité des autres tours, la distribution des appartements en étoile au niveau des cubes innove particulièrement et offre à la plupart des logements une triple orientation, avec au moins une vue
Appartement présenté dans la plaquette de commercialisation.
dégagée sur la Seine. Après avoir longtemps abrité des pied-à-terre et des logements de fonction pour des ambassades, la tour compte aujourd’hui majoritairement des résidences principales », indique Damien Déchelette, architecte. Comme deux de ses confrères, il fait partie de ses habitants séduits par l’étendue des vues et par le gratte-ciel qu’ils ont vu s’élever lors de leurs études d’architecture. L’authenticité de l’œuvre d’Andrault et Parat est strictement conservée, pour le traitement des façades et les parties communes intérieures, avec le décor initial en panneaux d’acier laqué et ou d’inox clipsés. Les couleurs d’origine ont été scrupuleusement respectées à chaque restauration. Le bâtiment étant isolé par l’extérieur , Damien Déchelette précise que les façades sont habillées de faux mur-rideau, avec une alternance de pleins et de vides et peu de points porteurs, ce qui autorise l’évolutivité des aménagements intérieurs et n’exclut pas la possibilité d’accrocher des tableaux.
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Vers une restauration des bétons armés
Le hall d’accueil au niveau de la dalle, présenté dans la plaquette de commercialisation d’origine.
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En 1997 , à la suite de dégradations constatées sur les bétons, une campagne de réparations a été menée ; des reprises ponctuelles ont été effectuées avec des ragréages en mortier. Deux décennies plus tard, ce traitement s’avère insuffisant, car la composition des mortiers n’assure pas la pérennité des réparations, et la question de la corrosion des armatures reste posée. « La conception architecturale d’Andrault et Parat s’exprime par des choix radicaux de mise en œuvre. Ces façades de verre miroir [parélio] sont formées de l’assemblage de panneaux modulaires affirmant une préfabrication et anticipant le système bloc actuel », explique Pierre-Antoine Gatier, architecte en chef des monuments historiques, qui a notamment restauré le béton armé de la maison La Roche de Le Corbusier en 2016. A la demande du gestionnaire de la tour, Foncia Franco-Suisse, la copropriété lui a confié, avec le BET Equilibre structures, une étude patrimoniale et technique suivie d’une campagne de sondages et d’investigations. Celle-ci a permis d’identifier les caractères physiques du béton mis en œuvre – sa porosité –, d’évaluer la nature et
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Vue actuelle du pied de la tour avec la végétalisation de la dalle.
qui incombe aux propriétaires de chacune d’elles, est-elle d’actualité et Totem n’échappe pas à la règle. En juin dernier, lors de la commission régionale du patrimoine et de l’architecture, la Drac Ile-de-France a proposé l’attribution du label « Architecture contemporaine remarquable », pour les façades et les décors des halls conservés des tours Totem, Novotel et Perspectives 1 et 2 (1973 et 1975, Pottier et Proux arch.). La copropriété de la tour Totem a accepté avec enthousiasme ce label qui sera signalé par une plaque en façade, au rez-de-chaussée situé côté quai.
l’étendue des désordres quant à l’enrobage des aciers, la carbonatation du béton. « Nous avons conclu à l’absence de toute forme d’agent pathogène, confirmant la grande maîtrise des compositions du béton armé des années 1970, déclare l’architecte. Mais sans traitement préventif, les bétons des façades pourraient subir des fissurations ou des éclatements, autant d’altérations susceptibles de se propager. »
Remodelage progressif de la dalle
(*) Toutes les citations sont issues d’un entretien de l’auteure avec Michel Andrault réalisé le 11 juillet 2018.
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« Aujourd’hui, l’objectif de la copropriété est de réaliser des travaux respectueux de la qualité architecturale de l’édifice, en confiant à Pierre-Antoine Gatier une mission de maîtrise d’œuvre pour la restauration complète des bétons armés des façades de la tour », précise Damien Déchelette. L’intervention pose cependant des difficultés d’accessibilité, car les nacelles de nettoyage existantes ne garantissent ni sa bonne exécution ni la réalisation des confinements réglementaires. Un premier chantier de purges et de consolidations sera réalisé à titre préventif cette année, mais pour mener à bien un chantier global de restauration, la mise en place d’un échafaudage s’impose. La copropriété a donc voté la poursuite de l’étude pour évaluer le coût et la durée d’une restauration complète des bétons, qui pourrait être complétée par celle des façades vitrées et des étanchéités. Bien que contraignants, ces travaux amélioreraient également la performance énergétique de la tour et valoriseraient les appartements, du fait d’un meilleur confort thermique et acoustique. Depuis 2006, sous l’égide de la SemPariSeine, propriétaire de la dalle, le Front de Seine est en pleine rénovation. Outre la mise aux normes des structures de la dalle et des parkings et l’implantation de nouveaux équipements, les espaces publics et les cheminements sont progressivement remodelés, faisant la part belle à la végétation, qui vient prolonger les compositions paysagères d’Henri Pottier et Raymond Lopez. Aussi la rénovation des tours,
MICHEL ANDRAULT (1926) PIERRE PARAT (1928) 1957 : création de l’agence Andrault-Parat 1972 : siège d’Havas, Neuilly-surSeine 1973 : faculté des lettres et des sciences de Tolbiac, Paris XIIIe 1979 : tour d’habitation Totem, Paris 1981 : quartier Les Pyramides, avec Michel Macary, Evry ; immeuble des AGF, Madrid
1984 : Palais omnisports de ParisBercy 1985 : Grand Prix national d’architecture 1990 : tour Séquoia, La Défense 1992 : tour Kupka, Paris 1995 : fermeture de l’agence
* Christine Desmoulin, journaliste et historienne, est auteure de nombreux ouvrages et commissaire d’expositions, dont « Bernard Zehrfuss, poétique de la structure » à la Cité de l’architecture et du patrimoine (2014) et « Bernard Zehrfuss, la spirale du temps », au musée gallo-romain de Lyon (2015-2016).
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