Tokyo : Habiter ou entasser, entre l'objet, le déchet et la chose

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Tokyo : Habiter ou entasser, entre lʼobjet, le déchet et la chose

Étude sur les pratiques spatiales dʼentassement et de collection de lʼobjet et du déchet autrement dit de la « chose» à Tokyo.

Mémoire Séminaire TEP suivi par Brent Patterson

ENSAPLV‒ Meiji University 2021-2023

Giulia Amblard

Résumé

Nous pourrions définir lʼobjet par lʼusage que nous en faisons et la valeur quʼon lui attribue dans lʼespace. Ce que lʼon permet à lʼobjet, dans un premier temps, cʼest de prendre de la place physiquement, on lui octroie un lieu, un espace. Contrairement au déchet, lʼobjet est mis en scène dans notre environnement au quotidien, de manière statique ou en mouvement, nous le considérons et le mettons en avant pour sa fonction que nous jugeons pratique, esthétique, sentimentale. Cependant la fonction de lʼobjet est parfois dépassée. Lorsque cela arrive il devient difficile dʼexpliquer la raison de sa présence dans lʼespace, on ne le jette pas, on le garde et pourtant il nʼa plus de réelle importance pour son propriétaire.

À Tokyo, habiter ou entasser, entre lʼobjet le déchet ou la chose. En partant du constat dʼune accumulation matérielle à Tokyo révélée dans une première partie avec le phénomène récurent des gomi yashiki (« demeure à ordures », terme japonais), ce mémoire vise à mettre en avant les pratiques spatiales dʼentassement et de collection dʼobjets et de déchets à Tokyo. Depuis lʼespace intime à lʼéchelle de la ville et de son paysage (îles artificielles), quels enjeux pour les futurs tokyoïtes ?

Dans le cadre dʼun échange universitaire au Japon, suivi à distance par les encadrants du séminaire TEP de lʼENSAPLV, cette étude retrace le cheminement de la chose (objet/déchet) à Tokyo et permet de mettre en avant les risques engendrés par lʼentassement comme lʼaccumulation de déchets dans la ville.

Entassement ‒ collection ‒ gomiyashiki‒ déchet ‒ objet ‒ société de consommation

Englishversion

We could define the object by the use that we make of it and the value that we attribute to it in the space. What we allow the object at first is to take place physically, we grant it a place, a space. Contrary to the waste, the object is put in scene in our environment in the everyday life, in a static way or in movement, we consider it and put it forward for its function that we judge practical, aesthetic, sentimental. However, the function of the object is sometimes exceeded. When this happens, it becomes difficult to explain the reason for its presence in the space, we don't throw it away, we keep it and yet it has no real importance for its owner.

In Tokyo, inhabit or hoard, between the object the waste or the thing. Starting from the observation of a material accumulation in Tokyo revealed in the first part with the recurrent phenomenon of gomi yashiki ("garbage house" - japanese term), this dissertation aims to put forward the spatial practices of hoarding and collection of objects and waste in Tokyo. From the intimate space to the scale of the city and its landscape (artificial islands), what are the stakes for future tokyoites?

Within the context of a university exchange in Japan, followed by the supervisors of the ENSAPLV TEP seminar, this study retraces the path of the thing (object/waste) in Tokyo and highlights the risks generated by the accumulation of waste in the city.

Hoarding ‒ collection ‒ gomiyashiki‒ waste ‒ object ‒ consumption society

Sommaire

Sommaire

Remerciements p. 4

Introduction : problématique, stratégie, échelles de recherche p. 5-11

1. Lʼattachement à lʼobjet p. 12-34

1.1 Gomiyashiki , une pratique de lʼespace p. 12-22

1.2 La relation à lʼobjet à travers lʼart japonais p.22-28

1.3 Lʼentassement un paradoxe de la « spatialité japonaise » p. 28-34

2. Tokyo : espace de consommation/ espace de collection p. 35-54

2.1 Le gadget et les objets de consommation à Tokyo p. 35-39

2.2 Tokyo, un terrain de jeu pour lʼotaku p. 40-44

2.3 La culture de « masse » : le cas de Shibuya p. 44-54

3. De lʼaccumulation de déchet au processus de régénération urbaine : Le paysage tokyoïte p. 54-87

3.1 Les enjeux du déchet p. 54-57

3.2 Le tri sélectif p. 57-64

3.3 Gomisensō , la « guerre des ordures » et les centrales dʼincinération p. 64-77

3.4 Les îles artificielles p. 77-87

Conclusion p. 88

Annexes : Chronologie de dates sur le Japon p 89-92

Analyse sur lʼémission de CO2 du Japon p. 92-95

Bibliographie p. 96-102

Remerciements

Tout dʼabord, merci à Brent Patterson pour avoir suivi mon travail, ainsi que lʼéquipe des enseignants du séminaire TEP pour mʼavoir guidé dans le choix du sujet. Merci à Owashi, la professeur Junko Tamura, et les autres étudiants dʼavoir pris part à des discussions inspirantes sur le déchet, lʼobjet et les gomiyashiki au cours de lʼannée à Meiji University. Merci à mes parents pour la relecture du mémoire et leurs conseils ainsi quʼà mes amis qui ont suivis lʼavancement de ma réflexion avec écoute et intérêt.

Titre : «

À Tokyo, entre lʼobjet, le déchet et la chose»

À lʼère de lʼimmatériel1 , des prouesses technologiques et des communications onlines, Tokyo est considérée comme une ville de flux : on observe les passages piétons croisés des photos de Yoshinori Mizutani jusquʼa ux autoroutes prête s à se glisser entre deux immeubles.

Le Japon est un pays principalement urbain (94% de la population vit en zone urbaine), cependant la ville de Tokyo nʼest pas plus dense que celle de Paris : 6 313 hab./km² pour Tokyo et 21 129 hab./km² pour Paris2. Les maisons individuelles, construites sur des parcelles très proches les unes des autres, les restrictions de hauteurs et lʼétalement urbain ont surtout fait de Tokyo un territoire largement urbanisé et compact tout en préservant une certaine qualité de vie notamment avec la présence de végétation dans les quartiers résidentiels. La capitale Tokyoïte fascine, considérée comme une des plus grandes formes urbaines mondiales (Tokyo - Yokohama), il est pourtant difficile de sʼimaginer que la ville a atteint so n pic dʼurbanisation : En 2019, dans un article de The Guardian intitulé « HasTokyoreached“peakcity” ? »3 , « la ville de Tokyo a-elle atteint son pic dʼurbanisation ? », le journaliste met en avant la décroissance de la population au Japon, en citant le livre TheMakingofUrbanJapan:

« (…) il est prévu que le nombre dʼhabitant total au Japon diminue de 128 millionsen2010à87millionsen2060,cequiéquivautà800000paran . ».

« (…)ItisprojectedthatthetotalpopulationofJapanwilldecreasefrom128 millionin2010toabout87millionin2060,orbyabout800,000peryear.».

Outre les conditions de travail parfois très demandeuses pour ne pas dire extrêmes, se rajoute la solitude pour beaucoup de citadins japonais, notamment face à la question du déchet, à laquelle est particulièrement exposée la société de consommation japonaise. Afin de comprendre les dynamiques de la métropole tokyoïte, mais surt out la qualité de vie que la ville offre aux personnes qui lʼhabitent, le sujet se tourne sur le monde matériel japonais.

1 Le temps évoqué ici est celui de la dématérialisation de la monnaie, des activités de consommation, de lʼespace dʼaccès à lʼinformation et de débats, des collections dʼœuvre dʼart, etc.

2 Le site du GuideduRoutard

3 MICHEAL, Chris. “Has Tokyo reached “peak city”? ». In : TheGuardianTokyoweek,Guardian Media Group, Londres, 2019

À Tokyo, le phénomène gomi yashiki est désormais connu comme un trouble récurrent : parce que les gens ne prennent plus soin de leur appartement ou de leur maison, les ordures s'accumulent jusque dans la rue. Même si les voisins semblent comprendre à l'odeur, ils ne s'en mêlent pas, peut-être sont-ils trop timides pour offrir leur aide. Gomi yashiki signifie littéralement en Japonais « maisons à ordures» dans lesquelles les habitants entassent trop dʼobjets4. Lʼaccumulation au sein du logement devient un sujet de mémoire dès lors que « lʼaccumulation met fin à lʼimpression de hasard»5 (Sigmund Freud, 1914-1915).

En effet, ce phénomène sʼest accentué en même temps que la société de consommation prend de lʼampleur au Japon mais aussi dans de nombreux pays qui ont adopté depuis plus dʼun siècle le système capitaliste. Le Japon a été par ailleurs sous influence américaine après sa défaite lors de la seconde guerre mondiale, le pays connaît une croissance démographique et économique de 1950 à 1970. À travers lʼurbanisme de Tokyo durant cette période, nous pouvons voir une rupture avec lʼarchitecture et les modes dʼhabiter traditionnels du pays.6

Dʼaprès la définition de suru (habiter en japonais) dʼAugustin Berque, le logement représente un espace serein, de pureté et de lustration, dans lequel lʼhumain pourrait « se clarifier ». La tradition du logement au Japon semble alors être un exemple à suivre : « ParlagrâcedelavilleimpérialeKatsuraàKyoto,leJaponestundesrarespaysdont lʼun des monuments historiques majeurs soit une maison.» 7 . Certains architectes occidentaux sont pour une reconnaissance de la « spatialité japonaise» qui se retrouverait encore aujourdʼhui dans des projets contemporains.8 Ils oublient pourtant de souligner certains problèmes sociaux qui apparaissent aujourdʼhui dans des logements modestes souvent trop restreints à Tokyo. Nous verrons comment le phénomène de gomi yashiki ou dʼautres pratiques de lʼentassement au Japon apparaissent alors comme un paradoxe de la « spatialitéjaponaise».

Sans pour autant justifier les pratiques des consommateurs qui sont bien conscients aujourdʼhui des conséquences écologiques et sociales du libéralisme - 8 millions de tonnes de plastique finissent dans les océans tous les ans dʼaprès la WWF et lʼexploitation voire lʼesclavagisme moderne connu dans la production des grandes

4 CHAVEZ, Amy. « American Gomi Yashiki ». [en ligne]. In : TheJapanTime , Tokyo, 2010.

5 VIRILIO, Paul. LʼaccidentOriginel . Paris : Aux éditions Galilée. 2005. p.29.

6 HOURS, Véronique. JACQUET, Benoît. SOUTEYERAT, Jérémy. TARDITS, Manuel. LʼarchipeldelaMaison Paris : Le Lézard Noir. 2014.

7 TARDITS, Manuel. TAKAHASHI, Nobumasa. LAGRÉ, Stéphane. TokyoPortraitsetfictions . Tokyo : Le Gac Press, 2011.

8 JACQUET, Benoît. SOUTEYRAT, Jérémy. LʼarchitectedufuturauJapon:UtopieetMétabolisme . Tokyo : Le Lézard Noir. 2020.

multinationales (cas des Ouïghours par exemple) ‒ Nous pourrions nous demander si lʼaccumulation dʼobjets et de déchets nʼest pas un accident inévitable des sociétés modernes9 . Et si le déchet produit par nos sociétés de consommation ne devenait pas une source dʼinspiration et de réflexion au lieu de le dissimuler ? Pourrions-nous nous rencontrer autour de ce sujet plutôt que de nous isoler dans nos gomiyashiki?

Lors du confinement en 2020, nous avons pu nous confronter à nos logements. Certains pourraient avoir ressentis une autre sorte dʼaccumulation, une accumulation immatérielle dʼinformations et dʼusages. Par exemple, le télétravail nous a obligé à mélanger nos pratiques professionnelles et personnelles au sein dʼun même espace (séjour, studio). Lʼaccumulation immatérielle devient centrale dès lors que nous connaissons une succession de crises épidémiques (covid-19) qui amène régulièrement à rester connecté depuis chez soi. Encore, il y a lʼentassement matériel, Marie Kondo recommande et promeut à lʼinternational des techniques pour se débarrasser du surplus : si vous prenez un vêtement de votre placard par exemple et que celui-ci ne vous fait ressentir aucun sentiment positif, cʼest quʼil nʼa plus sa place dans votre logement. En tant quʼarchitectes, nous pouvons voir un potentiel de projet Peut-être devrions-nous nous inspirer de la traditionnelle pièce à tatami japonaise ? La pièce neutre, dédiée uniquement à la pratique spirituelle pour sʼévader loin de toute sorte dʼaccumulation au sein du logement.

En partant du constat dʼune accumulation matérielle à Tokyo révélée dans une première partie avec le phénomène des gomiyashiki , nous essayerons de mettre en avant les pratiques spatiales dʼentassement et de collection dʼobjet et de déchet à Tokyo. Depuis lʼespace intime à lʼéchelle de la ville et de son paysage, quels enjeux pour les futures tokyoïtes ?

Le déchet autant que lʼobjet , ser ont mis en avant comme élément s de gestion inévitable s pour un bon fonctionnement de la ville. Dʼune part, en abordant la culture liée à lʼobjet dans lʼhabitat au Japon et les nombreux enjeux pour les citadins face à lʼaccumulation de biens dans leur environnement. Dʼautre part, en s ʼintéres sant au x pratiques relatives au déchet , b ien que lʼépoque se prête au recyclage, je me suis confrontée au sentiment de rejet que suscite ce dernier et à la difficulté d ʼaborder directement ce sujet au Japon .

Les recherches relatives à lʼentassement se feront tout dʼabord à lʼéchelle du logement (plastiques, matières synthétiques, objets, déchets, etc.) 10 et à lʼéchelle de lʼespace

9 VIRILIO, Paul. LʼaccidentOriginel . Paris : Aux éditions Galilée. 2005 p.15.

10 TOBIN, Joseph. Re-MadeinJapan:Everydaylifeandconsumertasteinachangingsociety.New Haven et Londres : Yale University Press, 1992.

urbain (panneaux publicitaires, commerces de gadgets) puis à celle du paysage (centrale dʼincinération, îles artificielles). De cette manière le mémoire retrace le cheminement de la chose (objet/déchet) à Tokyo et permet de mettre en avant les risques engendrés par lʼentassement comme lʼaccumulation de déchet dans la ville11 .

Le sujet du mémoire se positionne dans une situation dʼalerte climatique et sociale concernant les politiques de développement du profit non soucieux du cadre environnant, de la consommation et production de masse au Japon mais aussi dans dʼautres villes du monde.

Ce mémoire permet de prendre du recul concernant notre situation en tant que citadin et dʼapporter un regard différent, convivial sur lʼespace et les choses que nous consommons/ accumulons au quotidien. En tant quʼarchitecte, ce discours me permet de prendre part au débat de notre époque et de montrer lʼimportance de la prise en considération des pratiques et des usagers dans lʼétude de lʼespace.

Lʼobjet, le déchet et la chose dans lʼespace

Il faudra distinguer lʼobjet de la chose et du déchet ainsi explorer lʼenjeu qui se tient derrière ces petits éléments qui un à un se trouvent sur notre chemin. Les objets que nous avons autour de nous sont des éléments révélateurs de notre vie, de notre quotidien et de la manière dont nous nous approprions lʼespace.

Tout dʼabord, nous pouvons emprunter la réflexion de Baudrillard :

« Au-delà de l'entassement, qui est la forme la plus rudimentaire, mais la plus prégnante, de l'abondance, les objets s'organisent en panoplie, ou en collection. »12 .

En effet, nous pourrions définir lʼobjet par lʼusage que nous en faisons et la valeur quʼon lui attribue dans lʼespace. Ce que lʼon permet à lʼobjet dans un premier temps cʼest de prendre de la place physiquement, on lui octroie un lieu, un espace. Contrairement au déchet, lʼobjet est mis en scène dans notre environnement au quotidien, de manière statique ou en mouvement, nous le considérons et le mettons en avant pour sa fonction que nous jugeons pratique, esthétique, sentimentale. Cependant la fonction de lʼobjet est parfois dépassée. Lorsque cela arrive il devient difficile dʼexpliquer la raison de sa présence dans lʼespace, on ne le jette pas, on le garde et pourtant il nʼa plus de réelle importance pour son propriétaire. Lʼentassement, la panoplie ou la collection sont

11 EIKO, Maruko Siniawer. « A war against garbage in Postwar Japan » [en ligne]. In : TheAsia-PacificJournal, Tokyo, vol. 16, n°2, 2018.

12 BAUDRILLARD, Jean. Lasociétédeconsommation . Paris : Éditions Denoël. 1970. P.20.

toutes des pratiques qui donnent des raisons de sʼintéresser à lʼobjet, car lorsquʼil est rassemblé à dʼautres, sa place dans lʼespace est plus importante, ce qui implicitement lui attribue une plus grande valeur.

Dans son livre LʼÉlogedelʼobjet, François Dagognet13 annonce lʼenjeu autour de ce sujet que de nombreux philosophes avant lui semblent mettre de côté en nommant seulement la « chose» : une matière inerte qui nʼest pas façonnée par la vie mais par lʼêtre humain. La « chose» témoigne donc de cette ambiguïté (acceptée et admise ici) objet/déchet. Dans son ouvrage, nous comprenons rapidement que les trois mots sont étroitement liés : la chosedevient objet et lʼobjet peut devenir chose , je rajouterai quʼil en est de même pour le déchet, car la choseou lʼobjet peut devenir déchet et le déchet peut lui-même redevenir objet ou chose . Lʼétude du cheminement de la choseà lʼobjet et au déchet paraît donc inévitable pour comprendre sa valeur et les pratiques relatives à ce sujet dans lʼespace.

Dagognet entreprend une énumération de jugements de valeur de lʼobjet : en passant de la chose à lʼobjet de marchandise, le produit, lʼobjet usé, puis le gadget et le « truc » de plus en plus méprisé pour sa place qui est jugée non-légitime dans lʼespace à cause de sa fonction inutile. La distinction entre objet/déchet dépend donc dans un premier temps dʼun jugement de valeur, témoignant dʼune culture.

En japonais lʼobjet prend différentes formes : 遺物, ibutsu: objet, artefacte ; 物, mono : objet, produit extrait de la matière ; 物体 , buttai: objet, corps, image ; 貴重品 , kichouhin : objets de valeur, précieux, de collection ; オブジェクト, obujekuto : objet sens large, programme, opération, objet interactif, de méditation. Dans la première partie du mémoire, nous essayerons de comprendre la valeur de lʼobjet au Japon à travers une étude sur sa place dans lʼespace

Le déchet prend ses origines en français dans lʼétymologie du mot détritus (1753) soit « usé,broyé » participe passé de deterere « userparlefrottement»14 . Le déchet est la « Perte dʼune chose subite dans lʼemploi qui en fait»15 ou encore « élément résiduel, restantdʼunematièrequelʼontravaille,quelʼonpeutparfoisréutiliser»16 .

Dans le dictionnaire japonais, on trouve la définition suivante : « ごみ【五味】 姓⽒の⼀。ごみ【塵/芥】 1 利⽤価値のないこまごました汚 いもの。ちり。あくた。塵芥 (じんかい) 。2 ⽔底にたまった泥状のもの。 » «

13 DAGOGNET, François. Élogedelʼobjet:pourunephilosophiedelamarchandise . Paris : J. Vrin. 1989.

14 Dictionnaire LaLangueFrançaise

15 Dictionnaire LeRobert

16 Dictionnaire LʼInternaute

Déchet[Gomi]Undesnomsdefamille.Ordures[poussière/déchets]1Petites choses sales sans valeur utilitaire. Poussière. Akuta. Poussière (poussière). 2 Matièreboueuseaccumuléeaufonddel'eau . »

Lʼutilisation du nom « déchet » au lieu dʼobjet est donc directement liée à lʼaspect physique, le déchet étant caractérisé par la saleté, son état de dégradation et la difficulté à lui attribuer une fonction.

« Mais dans le cas du déchet, il nʼexiste pas de définition matérialiste ou fonctionnaliste, car le déchet ne se définit que par rapport à lʼintention dʼun agenthumain:cʼestparcequejeneteveuxplusquetudeviensdéchet.Avant dʼêtrematière,ledéchetestflux,ou,sijepuisdire,«onnenaîtpasdéchet,onle devient». »17

Le déchet pourrait donc être le dernier point de la liste de Dagognet Après le « truc » légèrement toléré par lʼêtre humain, le déchet apparaît comme quelque chose dʼinsupportable à tel point quʼon lui enlève son droit à exister dans lʼespace : il doit disparaître car il ne mérite pas dʼêtre vu. Si le déchet est tant invisibilisé dans nos sociétés cʼest que sa valeur est pauvre à nos yeux, le manque de soin de lʼobjet le rend méprisable, à tel point que nous le dissimulons, pour ne pas être confrontés au constat de son manque dʼentretien. Le déchet comme lʼobjet peut être mis en scène par exemple par des artistes ou dans le cas des gomiyashiki mais ceux-là restent des cas particuliers. Le déchet au lieu dʼêtre « entretenu » comme lʼobjet, sera « recyclé » si on lui accorde le droit au retour parmi les choses ou alors il sera plutôt « traité » pour assurer sa disparition, en lui enlevant son droit à lʼespace dans la ville.

17 VERRAX, Fanny. « Le déchet comme intention ». [en ligne]. In : Implicationsphilosophiques.Lyon, 2016

Figure 1. Croquis gomiyashiki

I ‒ Lʼattachement à lʼobjet

Si vous tapez gomi yashiki sur internet, vous serez peut-être étonnés par ces images montrant des logements dans un état souvent déplorable. Nʼhésitons pas à dire que la saleté et lʼanxiété du lieu nous donnent envie de détourner le regard. Pourtant, il y a quelque chose dʼintriguant. Comment en arrive-t-on à un tel relâchement vis-à-vis de son propre espace de vie ? Nous nous posons instinctivement la question. Finalement, ce nʼest pas tant la saleté qui intéresse mais plutôt le phénomène dʼentassement dans lʼespace ou plutôt pour ce cas extrême dʼaccumulation, et la temporalité quʼil a fallu à son propriétaire pour arriver à monter cette forteresse intérieure. Lʼindividu accumule petit à petit toute sorte dʼobjets pour en faire demeure. Sʼagit-il de collectionneurs maudis ou alors de peureux du rangement ? De nombreuses questions mʼont traversées lʼesprit.

Le mot gomi yashiki est composé du mot gomi , ゴミ (ごみ, déchet, poubelle) et de yashiki , 屋敷 ( やしき , grande demeure traditionnelle). Le terme nʼévoque pas directement la personne mais bien une maison de thésauriseur débordant dʼune quantité importante de déchets ce qui donne un ton ironique à lʼexpression.

18 PRENEL, Olivier. « Vivre dans un appartement de 5m2 à Tokyo ». [en ligne]. In : Nipponconnection[en ligne]. Tokyo, 2022.

Figure 2. Image dʼun logement 5m2 à Tokyo (2016)18

Dans cette image nous pouvons voir un homme allongé sur son lit à tatami au sol entouré de différents objets. En effet, dans de nombreux logements à Tokyo, le manque dʼameublement dû à une quantité dʼespace limitée dans les appartements ne laisse pas beaucoup de possibilité dʼaménagement et de rangement chez les habitants. Par ailleurs, les activités intérieures se font traditionnellement au sol bien que certain appartement aujourdʼhui à Tokyo ne respectent plus ces exigences (dimensions de la pièce selon différentes combinaisons de tatami , grand placard pour ranger le futon...) pourtant indispensables pour assurer la manière dʼhabiter selon la coutume japonaise. Celle-ci reste encrée dans les habitudes quotidiennes au Japon, il est commun de sʼassoir au sol après sʼêtre déchaussé dans un restaurant à Tokyo, ou encore en entrant chez les gens, dans les temples... Même lorsque les appartements sont aménagés selon le style « Western» (comme est appelée au Japon la manière dʼhabiter dite occidentale : chaises et tables hautes, portes à ventail, sommier...) certaines coutumes sont conservées.

Lʼimage ci-dessus rend compte de lʼentassement et permet de comprendre sa fabrication, de nombreuses piles de mangas sont disposés autour du tatami . À la manière dʼun collectionneur, il attribut sûrement de la valeur à ces objets quʼil garde près de soi. Dʼune part, la personne semble avoir manifestement pressenti lʼentassement de ses livres avec lʼajout sur les côtés dʼétagères et dʼempilement de boîtes de rangement. Dʼautre part, cela réduit encore lʼespace déjà insuffisant, puis lorsque les étagères sont pleines, les objets utiles dont ils ne souhaitent pas se débarrasser sont entassés au sol devant les étagères. Cela devient alors problématique lorsque les tas dʼobjets empêchent lʼaccès à une fenêtre, ou dʼautres activités comme la cuisine, lʼactivité de tri quotidien des déchets (manque de place pour disposer les cinq poubelles de tri), etc.

Figure 3. Nettoyage dʼun gomiyashiki , photo prise par des agents dʼentretien19

Dans les gomiyashiki , lʼaccumulation dʼobjets peut être visée sur un objet en particulier ou plusieurs, on retrouve par exemple des objets de consommation rapide comme des bouteilles en plastiques, des mégots de cigarette, des canettes. Dʼaprès des images publiées par des personnels dʼentretien comme celle-ci-dessus, il est possible de se rendre compte de la situation avant/après le nettoyage du logement. Lorsque la pièce japonaise se transforme en espace de déchet, lʼespace nʼest plus praticable et le futon au sol se retrouve entouré dʼune montagne de sacs plastiques, il est donc difficilement accessible. Enfin, dʼautres vidéos sur Youtube , montre les espaces servants tels que la cuisine ou la salle de bain/toilettes réduits à des supports. Dans le pire des cas, ils ne fonctionnent plus à causes du manque dʼentretien, mais il se peut même que la densité dʼobjet augmente le risque dʼincendie.

Lʼhabitant du gomi yashiki ne peut donc plus subvenir à ses besoins, asservi de son propre espace, il ne parvient plus à reprendre le contrôle sur lʼaccumulation. Les objets devenus déchets ont pris sa place et le phénomène réduit lʼespace à une déambulation risquée (chutes) et désagréable pour qui ne se satisfait pas de ce type de collection (odeurs, saleté, insectes...).

Le mal logement est aussi un cas qui se prête à lʼentassement. Par exemple, quand lʼon pense à la surexploitation dʼun logement dont les dimensions sont insuffisantes pour assurer les besoins de son occupant. Lʼouvrage LʼInhabitable de Joy Sorman et Eric Lapierre met en avant les chiffres de lʼinsalubrité à Paris en 2011 : « Lʼintensité dʼoccupationdulogementestundescritèresdelʼinsalubrité.Onparledesuroccupation

19 Site japonais dʼune entreprise de nettoyage : katazukerarenai.com

modéréeà8m2parpersonne,desuroccupationaccentuéeà5,5m2parpersonneetde suroccupationtrèsaccentuéeà3,5m2parpersonne.»20. Lʼaccumulation est davantage ressentie dans des petits espaces. Par ailleurs, « un logement est déclaré insalubre à partir du moment où son état de dégradation peut avoir des effets dangereux sur la santé de ces occupations et/ou du voisinage» 21 . En dʼautres termes, plus les objets sʼaccumulent plus lʼespace se restreint et la situation se prête à lʼinsalubrité. Enfin, la qualité du logement participe au développement de ce phénomène. Nous nʼessaierons pas dʼimaginer ici le nombre de personnes qui vivent dans un logement minimal de 9m2 à Tokyo...

Une pathologie en France et aux États-Unis

Gomi yashiki , maladie de Diogène, hoarding disorder , le premier terme est apparu en 1975 par lʼaméricaine Allison N. Clark aux États-Unis. Le phénomène peut prendre différents noms et de nombreux débats existent encore aujourdʼhui pour savoir si oui ou non le hoarding doit être considéré comme un problème pathologique ou bien un trouble du comportement.

La pathologie est une science de lʼétude, des symptômes et des effets dʼune maladie. Lorsquʼil y a pathologie, cela signifie que lʼon parle indirectement dʼune maladie associée. Le phénomène devient une pathologie quand cela vient interférer dans la vie quotidienne de lʼindividu, nous avons tous un peu de pathologie en nous, mais quand un comportement devient obsessionnel et compulsif (Obsessive Compulsive Disorder OCB), cela atteint un certain niveau et il est alors considéré comme anormal.

Tout dʼabord, certains rapports médicaux tentent dʼidentifier les différentes situations qui amène les individus à entasser des choses dans leurs logements. Lesyndromede Diogènese manifeste comme une difficulté de se séparer des biens matériels.

Dans un premier cas, lʼaccumulation dʼobjets est satisfaisante22 pour lʼindividu mais elle entraine une perturbation des relations à lʼenvironnement et sur le quotidien. Ce syndrome est inscrit comme DSM-5 « Diagnostic and Satistical Manual of Mental Disorder» Les risques de danger pour la personne ou pour son entourage sont bien présents.

20 SORMAN, Joy. LAPIERRE, Eric. LʼInhabitable . Paris : Alternatives Pavillon de lʼArsenal. 2011.

21 Ibid p. 7

22 MATAIX-COLS, David. « Hoarding Disorder ». [en ligne]. In : TheNewEnglandJournalofMedicine(Clinical Practice), Massachusetts Medical Society, Boston, 2014.

Dans un deuxième cas, lorsque lʼaccumulation est davantage de lʼordre de la négligence, la personne concernée ne prend pas le temps de sʼoccuper de son logement, le déni entraine une perte dʼorganisation sur son quotidien. Cette situation est liée à un surmenage, indirectement à la précarité, au temps de travail ou de loisir excessif ou encore à cause dʼun problème psychologique (dépression), dʼun choc émotionnel comme le décès dʼun proche. En effet, les personnes les plus touchées par ce trouble sont les personnes âgées, les parents seuls à sʼoccuper des enfants, notamment ceux qui sont confrontés à des heures de travail élevés, ceux qui sont en situation de précarité (économique, émotionnelle) dʼaprès un article de TheJapanTime23 .

Le rapport médical a été posé mais cela nʼexplique pas tout, comment ce phénomène est devenu un trouble récurent ? De plus en plus dʼarticles de presse japonais se questionnent et des témoignages permettent de se rendre compte de la détresse dans laquelle se trouvent ces personnes24 . Aujourdʼhui, ils nʼont dʼautres choix que de faire appel aux agences de nettoyage car le repli sur soi ou la honte les empêchent de demander de lʼaide. Nous pouvons imaginer le sentiment de rejet quʼils doivent ressentir vis-à-vis de la société qui promeut constamment une image dʼefficacité et dʼorganisation. Les entreprises de nettoyage se spécialisent dans le « nettoyagedegros» pour les habitants des gomi yashiki qui pourront se le permettre. Je me questionne encore sur lʼaide ou la réponse temporaire apportée à ces personnes.

La ville de Yokohama près de Tokyo présente de nombreux cas de gomi yashiki qui sʼétendent à lʼespace public, la municipalité a par ailleurs mis en place un soutien à destination des personnes concernées et propose de prendre à sa charge les déchets. Comment cette dynamique progresse-t-elle aujourdʼhui ? Il est difficile dʼy répondre ou de trouver les chiffres exacts, cependant nous savons que les cas augmentent25 .

Débordement sur lʼespace commun

Des cas particuliers de débordement font lʼobjet dʼinquiétudes au Japon Sur cette image extrait dʼun article du JapanTimes de 2008, nous pouvons voir le logement du rez-de-chaussée encombré autant à lʼintérieur quʼà lʼextérieur avec des tas dʼobjets entassés à lʼentrée du logement sur la rue. Les agents dʼentretiens de la ville se chargent de débarrasser lʼespace qui nʼest plus praticable. En effet, dans les quartiers résidentiels, les rues au Japon sont partagées entres automobilistes, cyclistes et piétons, il nʼy a pas

23 CHAVEZ, Amy. « American Gomi Yashiki ». [en ligne]. In : TheJapanTime , Tokyo, 2010.

24 HIRUSHI, Sekiguchi. « Islands of Solitude : A Psychiatristʼs View of the Hikikomori » [en ligne]. In : nippon.com/HikikomoriShimbun,Tokyo, 2017

25 « Trash hoarders in Japan increasingly comprised of working-age adults » . [en ligne]. In : ElevenMedia-Group , Tokyo, 2019.

toujours de trottoir, seulement une indication au sol (ligne discontinue colorée). Ainsi, sʼil y a débordement des usages des habitants avec la présence dʼobjets, cela impactera aussi bien les piétons que les autres usagers et vice versa. Sur cette image, nous comprenons que la rue est devenue impraticable pour les voitures.

4. Débordement dʼun gomiyashikisur la voie publique à Tokyo (Higashi-Nippori)26

"Leshabitantsdeceslieuxnepeuventpasouvrirleursrideaux,mêmelesjoursdesoleil. S'ilsontdesvoletsanti-tempête,ilslesgardenttoujoursfermésaussi.C'estlapremière chosequenousvérifions.Vouspouvezvoiràquelpointlasituationestmauvaise,même del'extérieur.Lazonesituéeàl'extérieurdel'entréeprincipaleestsale,toutcommeles piècesintérieures.Enregardantsouslesportes,nouspouvonsrepérerdesdéchetsde papieraplatissurlesol.S'ilyauneodeurquiémane,alorsl'endroitpeutêtreuncas terminal.Ilyaunechancequenouspuissionsmêmedireaurésidentqu'iln'yarien quenouspuissionsfairepourlui."27

Dʼaprès ce témoignage dʼun agent dʼentretien, nous comprenons que le gomi yashiki est un sujet dʼinvestigation car son propriétaire à tendance à sʼisoler à lʼintérieur. Lʼentassement du déchet ou de lʼobjet ici semble être un sujet redouté par lʼentourage. Lʼodeur pourtant est indicateur du niveau de dégradation et de la présence de déchets Cette situation provoque un sentiment de honte relatif au chez-soi qui peut entrainer un mal-être vis-à-vis de soi-même et des autres. Il est difficile dʼaccueillir des gens dans ces conditions et les invitations dans le domicile se font rares, les personnes habitants les gomi yashiki sont habituées à passer beaucoup de temps en intérieur coupées du

26 MARTIN. Alex K.T. “Trash housesʼ tough to tidy up”. In : TheJapanTimes , Tokyo. 2008.

27 KUCHIKOMI. « People who live in 'gomi yashiki' shouldn't stow bones » [en ligne]. In : JapanToday , Tokyo, 2012.

Figure

reste du monde ou à lʼextrême inverse à lʼextérieur, presque comme si elles fuyaient leurs propres logements28 .

Notamment en discutant avec mes professeurs et camarades japonais de Meiji University, jʼai compris que la distinction entre espace privé/public au Japon est particulièrement importante, il ne faut pas porter atteinte aux autres ou amener à des situations gênantes de toutes sortes. Lʼespace intime reste un endroit très peu visible et accessible, où les pratiques sont souvent dissimulées et gardées pour soi, on invite très peu les gens chez soi car lʼespace est restreint et sûrement à cause de la présence de nombreux objets :

Figure 5. Objets disposés devant les fenêtres à lʼintérieur des habitations à Nakano.

28 KUCHIKOMI. « People who live in 'gomi yashiki' shouldn't stow bones » . [en ligne]. In : JapanToday , Tokyo, 2012.

À travers ces images prises dans un même quartier sur une distance de quelques mètres, nous pouvons pressentir en effet lʼentassement à lʼintérieur des logements à Tokyo.

Une pratique de lʼespace au Japon

Le Dr Gygi Fabio, anthropologue, professeur et chercheur à lʼSOAS Japan Research Centre (JRC) de lʼUniversité de Londres focalise ses recherches sur les relations de possession relatives à la culture japonaise, le phénomène du hoarding au Japon, cʼestà-dire un trouble qui amène à entasser des choses (maladie de Diogène). Il a notamment travaillé avec des entreprises de nettoyage à Tokyo pour aider à nettoyer les gomiyashikiqui se trouvent être des domiciles extrêmement détériorés par un état de stagnation des objets consommés ou collectionnés par lʼhabitant. Dans son article29 , il raconte ses recherches sur la situation dʼaccumulation de ces personnes par lʼintermédiaire dʼobservations de terrain, dʼentretiens (retranscris) avec des personnes directement impliquées qui habitent les gomi yashiki , les salariés des agences de nettoyage, psychiatres, psychologues.

Tout dʼabord, le Dr Gygi ne manque pas de souligner le rapport quʼentretiennent les habitants au Japon avec lʼobjet offert appelé omiyage, お⼟産 :

« Il est vrai que, dans ce pays, les échanges de cadeaux sont une part très importantedelaviesociale(Befu1987;Rupp2003).Ilsʼagitdʼune manière dʼétablirunerelationaveclʼautre,parlʼintermédiaireducadeauapporté.Or,les cadeaux sont souvent des produits dʼutilisation courante ‒ huiles de cuisson, détergents,canettesdebière ‒,quipeuventfacilementêtreredonnés.Ilspeuvent donc rester en circulation et participer à plusieurs situations dʼhospitalité. La nature mêmeducadeau,lefaitquʼilsoitpérissableparexemple,peutconstituer unchoixstratégiquepourforcerquelquʼunàaccepterunerelation.»30 .

Il est courant dʼoffrir par exemple des objets à consommer tout de suite, pour ne pas imposer lʼobjet chez lʼautre, soit implicitement pour ne pas imposer la relation ellemême. À lʼinverse, le professeur évoque lʼhistoire dʼune personne qui ne pouvait pas se défaire des peluches offertes par ses élèves, car la relation avec son élève avait sûrement été précieuse pour elle, autant que lʼobjet offert qui la représente. En effet, un autre exemple serait celui de ma colocataire (28 ans) dʼorigine indonésienne qui vit et travaille dans la restauration à Tokyo. Elle-même vivant seule loin de sa famille, depuis

29 Ibid.

30 Ibid.

plusieurs années en colocation, elle attache beaucoup dʼimportance aux cadeaux quʼelle reçoit par ses amis, souvent des peluches quʼelle entasse dans sa chambre ou bien dʼautres gadgets et électroménagers quʼelle utilise relativement peu et qui prennent de plus en plus de place dans sa chambre.

Dans un premier temps, le chercheur était convaincu que les propriétaires donnaient un sens tout particulier à ces objets quʼils sʼattachent à accumuler dans leur logement. Cependant, après quelques entretiens avec ces habitants, il comprit que certains ne semblaient finalement montrer aucun intérêt à ces objets. Le plus souvent même, ils avaient oublié leur origine, le lieu où ils se les étaient procurés :

« Le travail de débarrassage chez Megumi, une femme qui vivait seule et travaillait comme réceptionniste, a donné une nouvelle orientation à mes recherches.Nousavionspassécinqjours ànettoyer et, àsagrandesatisfaction, unegrandepartiedusoldesondeux-piècesfutànouveauvisible.Nouslʼavions débarrassé dʼau moins cinquante sacs lourds de déchets et je voulais savoir ce quʼils avaient représenté à ses yeux. Avec mes autres interlocutrices, à chaque foisquejeleurposaiscettequestion,ellesinclinaientlatêteendisant:«Hmm, jʼsaispas».DanslecasdeMegumi,jedécidaideprendredesobjetsauhasardet luidemandai:«Quʼest-cequecelasignifiepourvous?».Elleregardalʼobjeten question,uncoffretvideenplastiquedecouleurroseetmerépondit:

MEGUMI: «Celui-ci?Hmm.Jʼsaispas.Est-cequequelquʼunmelʼa donné?Jʼaioublié́.MOI: Etça?Quʼest-cequecʼest?

MEGUMI: Unmagazine.

MOI: Maispourquoiest-ilici?

MEGUMI: Ilcontientpeut-êtredesinformations.

MOI: Quelgenredʼinformations?

MEGUMI: Jenesaispas.

MOI: Etça ?[Jʼavaissoulevé́unpetitanimalenpeluche.]MEGUMI: Uncadeaudemonamie.

MOI: Pourquoilʼavez-vousgardé?

MEGUMI: Parcequecʼestuncadeau.

MOI: Oui,maisilnevousrappellerien?

MEGUMI: Si,lejouroùellemelʼadonné.Cʼétait...hmm...cʼétaitmon anniversaire?Ouvenait-ellederentrerdʼunvoyageàOsaka?

MOI: Ehbien?

MEGUMI: CʼétaitOsaka».[Etainsidesuite](Entretiendu22janvier 2007).»31

Les entretiens menés par le chercheur nous permettent de comprendre que lʼentassement ne dépend pas forcément de lʼattachement à lʼobjet mais plutôt de la valeur attribuée à lʼobjet matériel en soit. Le collectionneur donnera davantage de valeur à nʼimporte quel objet que celui qui sʼen débarrassera rapidement, car il lui faudra plus de temps pour décider de le conserver ou de le jeter, il lui faudra plus de temps pour considérer lʼobjet et sa valeur. Le temps de la décision est donc important car il évite le gaspillage, Baudrillard met en avant ce thème :

« La société de consommation a besoin de ses objets pour être et plus précisémentelleabesoindelesdétruire.Lʼ«usage»desobjetsnemènequ'àleur déperdition lente. La valeur créée est beaucoup plus intense dans leur déperdition violente. C'est pourquoi la destruction reste l'alternative fondamentaleàlaproduction:laconsommationn'estqu'untermeintermédiaire entrelesdeux.»32

En effet, dans les gomi yashiki la limite entre le déchet et lʼobjet reste ambigüe car la stagnation des choses dans lʼhabitat vient à lʼencontre de ce dont nous avons lʼhabitude, cʼest-à-dire la circulation des objets et leurs disparitions rapides une fois celui-ci utilisé. Le gomi yashiki révèle ce que nous consommons, ce que nous avons pris pour acquis comme quelque chose qui disparaît. Lʼobjet de consommation (biens dont la fréquence dʼachat est élevée) dans lʼhabitat pose question dès lors que la valeur de lʼobjet est remise en cause. En effet, lʼobjet qui reste dans le logement change radicalement la relation à lʼespace.

« Le terme gomi yashikifaitégalementallusionàunautrechampsémantique connexe:saproximitéavecl'obakeyashiki,lamaisonhantée,n'estcertainement pas une coïncidence, car de nombreux voisins que j'ai interrogés ont décrit le gomi yashiki comme fushigi(étrange,del'autremonde)ou bukimi(étrange). Parfois,ilestmêmesous-entenduquelacausedel'accumulationdesorduresest surnaturelle.» 33 .

31 GYGI, Fabio. « HÔTES ET OTAGES, Entasser des objets chez soi dans le Japon contemporain » [en ligne]. In : LʼHomme:revuefrançaised'anthropologie , École Des Hautes Études En Sciences Sociales, Paris, n°231-2, 2019. p. 151-172.

32 BAUDRILLARD, Jean. Lasociétédeconsommation . Paris : Éditions Denoël. 1970. P.56.

33 GYGI, Fabio. « The Metamorphosis of Excess ». CWIERTKA, Katarzyna J. EWA, Machotka. ConsumingLifein Post-BubbleJapan:ATransdisciplinaryPerspective . Amsterdam : Amsterdam University Press. 2018, p. 134.

Enfin, nous comprenons que la pratique de lʼespace peut altérer le jugement des individus entre eux : lorsque le propriétaire est collectionneur dʼobjet il est considéré comme encore « normal » , cependant dès lors que les objets se transforment en déchets, lʼindividu est lui-même considéré comme une âme perdue, étrange, qui nʼa plus sa place dans ce monde. Finalement, lorsque le regard porté sur le déchet a autant de répercussions sur son propriétaire qui sera considéré comme « anormal », nous comprenons que la manière négative de percevoir le déchet aujourdʼhui a un impact important sur les relations entre les habitants.

1.2 La relation à lʼobjet à travers lʼart japonais

Comme le précise aussi Freud, dans Psychopathologie du quotidien34 en 1914, nous avons un rapport étonnant face aux objets de notre quotidien, en analysant les différentes actions et relations avec ces objets on en apprend beaucoup sur notre subconscient. Pour citer un de ses exemples très simple : lorsque quelquʼun sort la clé de chez lui pour ouvrir la porte de lʼappartement de son ami à plusieurs reprises, cela signifie quʼil/elle se sent comme chez lui chez cet ami, que lʼidée de partager son intimité avec cette personne ne lui fait pas peur. Cʼest donc par lʼintermédiaire de lʼobjet et de lʼattachement que lui porte son propriétaire que de profonds sentiments sont exprimés35 .

Une artiste japonaise Miyu Kojima travaille sur la reconstitution en maquette des logements de type gomiyashikide personnes souvent âgées retrouvées décédées seule dans leur appartement. Pour rendre justice à leurs tristes situations, de la même manière quʼune investigatrice elles sʼattache à reproduire chaque détail de la scène en modèle réduit.

34 Freud, Sigmund Dr. Psychopathologieduquotidien , New York, The Macmillan Company (version anglaise de A.A. Brill), 1914

35 HODDER, Ian. EntangledanarchaeologyoftheRelationshipsbetweenHumansandThings . Oxford : John Wiley and Sons, Inc, 2012.

Sur lʼimage, deux maquettes sont présentées, dʼune part celle de gauche, une pièce à tatamis avec des meubles disposés aux extrémités de la pièce, dʼautre part, à droite, une maquette de gomiyashiki avec des déchets miniatures qui encombrent lʼespace. Ici, la maquette permet une mise en scène du déchet. Ce travail nous rappelle que le temps de lʼobjet est différent de celui des êtres vivants, le temps de la dégradation est plus long que celui de la consommation.

Lʼartiste japonais Tsuge Yoshiharu rend compte du quotidien de lʼentassement dans les années post-guerre au Japon. Son travail autobiographique nous renseigne sur la façon dʼhabiter les intérieurs et les ambiances de cette période.

Les artistes Tsuge Yoshiharu et Tetsuya Chiba ont été nominés par le lʼAcadémie des Arts du Japon au premier prix de la création de Manga37 :

36 MICHEAL, Chris. TANAKA, Keiko. « Diaporamas of lonely dealth: cleaner recreates rooms where people died alone”. In : TheGuardianTokyoweek,Guardian Media Group, Londres, 2019.

37 PINEDA, Rafael Antonio. “Japan art academy nominated Tetsuya Chiba, Yoshiharu Tsuge as its 1st manga creators”. In : AnimeNewsNetwork , Tokyo. 2022.

Figure 6. Miyu kojima en train de constituer une maquette36

Figure 7. Dessin de lʼintérieur dʼun logement au Japon Tsuge Yoshiharu et Tetsuya Chiba.

Ces travaux réalistes permettent de se rendre compte de la disposition dʼobjets dans lʼhabitat japonais, mais surtout de ses dimensions. À Tokyo par exemple, il est courant de vivre dans une pièce et donc de mélanger dans un même espace différentes activités. Lorsque les usages se multiplient dans un espace restreint, lʼentassement paraît inévitable.

À travers le travail de lʼartiste HAL38 , nous pouvons percevoir la présence du plastique dans la société Japonaise, une autre manière dʼinterpréter cette constante accumulation dʼemballages au Japon.

38 HAL. « Flesh Love All » . [en ligne]. In : Photographerhal.com , Tokyo : Gallery Tosei, 9 Novembre 2011. Disponible sur : < https://photographerhal.com/2011/09/11/flesh-love/> (consulté en mars 2022).

Figures 8. Photographies de lʼartiste HAL

Le photographe prend en photo des couples empaquetés dans du plastique. Haruhiko Kawaguchi est né à Tokyo, il se passionne pour la photo et part voyager en Inde et en Europe de lʼEst. Puis, il retourne à Tokyo afin de perfectionner ses techniques et entrer dans lʼunivers artistique et culturel de la capitale. Il gagne le prix de Sony World Photography Awards en 2012. On retrouve sur les images deux interprétations de lʼemballage : la première montre des affaires entassées, une accumulation dʼobjets comme dans les maisons gomiyashikidans lequel lʼhumain est finalement déshumanisé, il devient une poupée en plastique. Le photographe met en avant dans la deuxième photo, un couple fier de sa propriété matérielle et de sa maison, le plastique amène une dimension nouvelle comme si le tout était figé, neuf. Nous pouvons voir encore une fois le rapport à la société de consommation, à la propriété privée et à la contrainte de lʼespace restreint. Cette fois, lʼauteur joue de cet imaginaire tokyoïte pour en faire lʼidentité de ses œuvres.

Chiharu Shiota, née en 1972 à Osaka, est une artiste japonaise de performance et dʼinstallation reconnue à lʼinternational. Elle a fait ses études à lʼUniversité Seika de Kyoto de 1992 à 1996, puis à la Canberra School of Art, à la Hochschule für Bildende Künste, Braunschweig où elle sera lʼélève de l'artiste de performance Marina Abramovic. Enfin, elle finit ses études à l'Universität der Künste à Berlin et installe son studio dans cette même ville. Lors de la 56e Biennale de Venise (2015), elle représente le Japon avec l'œuvre « TheKeyintheHand.» Dans son entretien à Berlin dans le cadre de lʼexposition « MultipleRealities », elle raconte le sens de ses installations de fils tendus et de mise en scène dʼobjets dans lʼespace :

« Jenepeuxlecréerquesurplace.Àlafin,toutestcoupéetjetéetlorsquevous letissez,c'estunecommunicationavecl'espace.C'estcommepeindredansl'air.

Vous commencez àtisserquelquechoseici,etpuisvouscontinuez.Jefaistout cela de manière très intuitive et l'œuvre d'art devient plus creuse que le plan initial»39 (Chiharu Shiota).

En fonction de lʼespace choisi, elle fera aussi confiance à son intuition pour libérer les fils et organiser lʼespace avec les objets. Parfois cela ne se contrôle pas et elle déborde souvent par rapport à ce qui était initialement prévu car une fois que lʼon commence à accumuler il devient difficile de sʼarrêter :

« Les cordes s'emmêlent tout comme le chaos à l'intérieur de mon cœur » 40 (Chiharu Shiota).

Par ailleurs, ces cordes entrelacées font penser aux fils électriques présents dans les villes japonaises, peut-être que son travail est influencé par le paysage urbain dʼOsaka, sa ville natale. Ensuite, elle commence à accumuler des objets, notamment des objets usés, récupérés chez des gens. Ce qui est intéressant avec cette artiste cʼest tout dʼabord la manière dont elle utilise les objets pour extérioriser ses sentiments et ceux des autres :

« Quandjecollectionnedesobjetsdepersonnesquejen'aijamaisrencontrées, je lis ou je regarde leurs histoires dans ces objets, puis, je découvre progressivementleurexistence »41 (Chiharu Shiota).

La transformation de lʼobjet, son usure est mise en valeur en le positionnant dans lʼespace, telle une oeuvre dʼart. Selon elle, chaque objet est unique et porteur de sens, elle ne les considère pas comme des choses à jeter, au contraire elle en prend soin, dès lors quʼon les lui confit. Elle prend du temps pour les observer et les comprendre car ce sont des trésors précieux qui conservent une part de la mémoire sur la vie de leurs propriétaires.

39 CHIHARU, Shiota. ChiharuShiota-OnExhibitions(interview par Laerkesen Roxanne B.). Berlin : Luisiana Channel Museum of Modern Art, 2022.

40 Ibid.

41 Ibid.

9. Photo de lʼinstallation à la maison Guimet lors de lʼexposition « LivingInside» à Paris (2022).

Cette mémoire individuelle devient collective lorsque les liens physiques (fils) sont tendus entre les objets, cela permet dʼélargir la portée de ses sentiments et de donner un sens pour tous les visiteurs.

Le thème de lʼexistence est important pour elle, car même si le propriétaire décède, lʼobjet demeure et continu dʼévoluer dans le temps. Lors de lʼentretien, elle fait référence à une de ses oeuvres, une robe blanche suspendue, le vêtement blanc illustre le corps de la personne décédée. Bien quʼil y ait une absence, la personne semble être encore là par lʼintermédiaire de ses biens matériels. La robe blanche est par ailleurs salie de terre, lʼobjet suspendu est mis en scène entouré dʼeau qui est censé nettoyer la robe dʼaprès lʼartiste. Cependant celle-ci reste sale, car bien que lʼobjet soit rendu propre il est impossible dʼeffacer complètement la mémoire (représentation mentale) portée par lʼobjet

Plus récemment, Chiharu Shiota est conviée à lʼAichi Triennale « Still Alive » de 2022 dans la région de Aichi au Japon, connue pour son industrie manufacturière (production de voitures, de robots, de textiles, de céramiques, etc.). Lʼexposition a mis en avant le concept de « Still Alive » après la période de pandémie, pour comprendre comment se positionner face à un avenir instable :

« Dansl'èrepost-COVID-19,laquestiondesavoircommentretrouverlesensde laviequotidienneetdel'activitésocio- économiqueafindeconstruireunmonde durableetpluséquitableestunequestionurgenteàlaquellelemondeentiersera confronté.2022seraunepériodederécupérationdecettepandémie(...)».

Figure

À travers les retours des artistes sur leurs travaux avec lʼobjet et la présentation des festivals dʼart au Japon, nous comprenons combien le sujet est important aujourdʼhui : on se questionne sur le sens de lʼobjet, notamment en le mettant en scène pour re découvrir sa place dans lʼenvironnement42 .

1.3 Lʼentassement un paradoxe de la spatialité japonaise

Cette partie vise à montrer comment les pratiques relatives à lʼentassement dʼobjet aujourdʼhui dans le logement changent le rapport à lʼespace par rapport aux traditionnelles manières dʼhabiter au Japon.

« Contrairement aux Occidentaux qui sʼefforcent dʼéliminer radicalement tout ce qui ressemble à une souillure, les Extrêmes-Occidentaux la conservent précieusement,ettellequʼelle,pourenfaireuningrédientdubeau.Cʼestunedéfaite, mediriez-vous,etjevouslʼaccorde,maisilnʼenestpasmoinsvraiquenousaimons lescouleursetlelustresdʼunobjetsouilléparlacrasse,lasuieoulesintempéries, ou qui paraît-il lʼêtre, et que vivre dans un bâtiment, ou parmi des ustensiles qui possèdent cette qualité-là, curieusement nous apaise le cœur et nous calme les nerfs»43 . L'élogedel'ombre , Junichirō Tanizaki, Japon (1933).

Junichiro Tanizaki est un auteur japonais qui a marqué lʼhistoire de la littérature japonaise. Ses romans comme LʼAmourdʼunidiot(1924) connaissent un grand succès dès leurs apparitions, notamment pour sa manière unique de révéler ses goûts pour lʼesthétique japonais. Lʼélogedelʼombre offre aux lecteurs la possibilité de réinventer leurs regards sur lʼespace japonais, en prenant en compte les aspects pratiques de la vie moderne qui dʼaprès Junichiro Tanizaki viennent interférer dans lʼesthétique traditionnelle. Pour les architectes, ce livre est un manuel pour comprendre bien des aspects de lʼambiance et autres points dʼintérêts comme la matérialité qui animent les espaces au Japon.

Junichiro Tanizaki questionne la place des meubles et technologies modernes dans le logement car selon lui lʼinstallation des équipements modernes ne sont pas adaptés à lʼesthétique, à la philosophie, les coutumes et la manière traditionnelle dʼhabiter au Japon :

42 CHARLET, Émilie. Sʼembarrasserdelʼobjet . Agôn [édition en ligne]. 2011, mis en ligne le 3 février 2012.

43 JUNICHIRO, Tanizaki. L'élogedel'ombre(traduit par R. Sieffert). Paris : Verdier. 2011. (première édition : JUNICHIRO, Tanizaki. L'élogedel'ombre(traduit par R. Sieffert). Paris : Publication Orientalistes de France, 1978).

« Les cuvettes à chasse dʼeau sont toutes de porcelaine blanche, avec des garnituresdemétalétincelant.Or,mespréférencespersonnellespourcettesorte dʼustensile,quecesoitpourlʼusagermasculinouféminin,vontaubois.Rienne vautévidemmentleboisciré,maisleboisbrutlui-même,aveclesannées,prend une belle teinte brune, et le grain du bois dégage alors un certain charme qui calmeétrangementlesnerfs . »44

Nous comprenons à travers ces citations que lʼesthétique « western » qui a influencé le Japon durant les années après-guerre nʼest pas toujours acceptée. Junichiro Tanizaki ne partage pas les valeurs de la société occidentale et revendique une esthétique de lʼombre et de lʼobjet usé. Ainsi, il se positionne face à la diffusion de lʼimage du progrès, propre et sûre et admet manquer dʼéléments faits de matière naturelle (cuvette de toilette en bois). Il critique également lʼomniprésence des objets synthétiques dans le quotidien au Japon.

Lʼobjet dans le logement au Japon

Dans le logement au Japon, les objets qui sont susceptibles de remplir lʼespace du domicile sont variés :

Catégorie dʼobjets qui sont susceptibles de sʼentasser dans le logement En fonction du cycle de vie (intégrer la notion de temps)

Meubles - Objets de décoration, gadgets, objets de collection - Objets du quotidien, utilitaires (vêtement, ustensile) ‒ Objets électroniques - Déchets combustibles/incombustibles ‒ Emballages

44 Ibid. p. 40

Figure 10. Lʼusage de la table au Japon45

Tout dʼabord, les meubles kagu , 家具 sont les éléments qui restent le plus longtemps dans le logement, ils servent notamment de socle, de support pour les collections dʼobjets. Dans la culture japonaise, les pièces à tatamis étaient caractérisées par lʼabsence de meuble. Les rares éléments de fourniture servaient ponctuellement aux habitants, surtout lorsque des invités franchissaient le seuil de la maison : la table basse et les futonspouvaient se ranger discrètement derrière les cloisons du placard. À partir des années 50ʼ au Japon, durant lʼoccupation américaine, les logements accueillent davantage de meubles notamment des tables hautes, des lits avec sommier et des chaises hautes comme on en trouve dans les pays considérés occidentaux.

Les objets de décoration, les gadgets et les objets de collection peuvent être rassemblés dans une même catégorie dʼobjet qui ne présentent objectivement aucune utilité pratique à la vie quotidienne de son propriétaire. Ces éléments disposés dans le logis pour différentes raisons subjectives, restent indéfiniment, ils nʼont pas de date de

45 YOSHIKAWA, Hiroshi. AshestoAwesome,Japanʼs6,000-DayEconomicMiracle Tokyo: Japan publishing Industry for Culture (JPIC). 2021. (traduit par Uleman, Fred). P48

péremption (si nous excluons les plantes). En effet, les objets de décoration qui habitent la chambre de lʼadolescent(e), lʼétagère du grand-père, sont des facteurs dʼentassement dès lors que nous nous habituons à leurs présences. Ils occupent lʼespace, notre perception est donc modifiée car nous intégrons ces éléments dans notre imaginaire et nous acceptons la réduction de lʼespace pour pouvoir le partager avec ces objets.

Les utilitaires, les objets du quotidien sont ceux dont nous avons besoin pour travailler, se nourrir ou ceux qui nous accompagnent durant nos différentes activités : parapluies, couverts, porte monnaies, cahier.

La progression de nos techniques laisse place à une nouvelle sorte dʼobjets du quotidien dont nous dépendons tout aussi bien : lʼéquipement électroniques, denshikiki, 電⼦機 器. Ils remplacent souvent les ustensiles, en facilitant lʼaction de lʼêtre humain, ou du moins là en est son but. Cependant, nous nous retrouvons souvent face à des difficultés de compréhension des machines devenues de plus en plus sophistiquées. Ces objets sont donc accumulables autant que les ustensiles, bien que le prix soit supérieur. Les techniques de productions à la chaîne ont rendu ces objets particulièrement accessibles avec des prix plus abordables. Leur valeur est donc discutable surtout lorsque lʼon note quʼils sont souvent sujets à lʼobsolescence programmée qui a été imaginée par lʼaméricain Bernard London pour relancer lʼéconomie après la crise de 1929. Cela implique que lʼobjet électronique produit par des matériaux résistants et difficile à éliminer, a un usage limité. Il sʼinstalle dans notre quotidien, nous facilite la vie, nous devenons dépendants de cet objet à tel point que dès lors quʼil ne marche plus, nous en achetons un autre sur le champ. Ils sont donc davantage précieux à nos yeux, car ils sont fragiles et rapidement périssables.

Les déchets combustibles, meoru, 燃える, en moyenne, restent 1 semaine voir 1 mois dans le logement. Ils sont jetables assez rapidement : les restes de nourriture, les emballages sales considérés comme usés, les composés organiques, etc.

Le mégot de cigarette : ce déchet nʼest pas intégré dans le tri sélectif au domicile au Japon, nous pouvons donc le considérer comme facteur dʼentassement car si son propriétaire vide son cendrier dans la poubelle combustible il est passible dʼune amende (ou son sac poubelle ne sera pas ramassé). Il est possible de se rendre à une aire de fumeur et de vider son cendrier mais cela montre bien quʼil est difficile de se débarrasser de ce déchet au Japon.

Les déchets non-combustibles, moenai , 燃えな い ,sont des objets plus susceptibles dʼêtre entasser : fabriqués en métal, objets en plastique dur, ampoules, piles.

Les sacs dʼemballages, bouteilles en verre ビン (bin) et en plastique ペト(ボットル) (PET bottle), canettes, カン (kan), mettent plus de temps à disparaître, les matériaux artificiels dont ils sont constitués sont plus résistants. Les emballages restent dans le logement environ le temps de la consommation du produit quʼils contiennent. Ils sont aussi plus susceptibles dʼêtre collectionnés par les habitants, car ils sont réutilisables.

En effet, le sujet de lʼentassement aujourdʼhui dans un contexte de crise sanitaire, environnementale, de confinement et de bouleversement des modes de vie en vue de lʼintégration des nouvelles technologies (télétravail), oblige à repenser le rôle de lʼobjet dans notre quotidien et ce quʼil nous apporte dans lʼespace. Cette partie nous pousse aussi à questionner la « spatialité japonaise » et notre rapport aux traditions (voir Augustin Berque, MilieuetIdentitéHumaine).

Paradoxes de la « spatialité japonaise »

Le terme « spatialité japonaise » est utilisé par des architectes français pour affirmer un besoin de préservation des coutumes qui tendent à disparaître dans les manières dʼhabiter aujourdʼhui au Japon 46 Notamment, cela passe par la réinterprétation du vocabulaire architectural traditionnel japonais dans des projets contemporains.

Pour des étudiants en architecture, décerner ce quʼest aujourdʼhui la « spatialité japonaise » me paraît dʼautant plus difficile lorsque les modes de vies contemporains mondialisés bouleversent le rapport à lʼespace. En effet, la spatialité japonaise aujourdʼhui ne se caractérise pas seulement par lʼintégration de nouveaux matériaux de construction (béton) et autres techniques constructives, mais aussi par les usages quotidiens de la société contemporaine japonaise. Le rapport à lʼespace au Japon comme le souligne Junichiro Tanizaki, et les objets qui le compose sʼéloignent de plus en plus des traditions japonaises.

La définition de la « spatialité japonaise » 47 permet dʼentrevoir du potentiel en sʼinspirant de lʼarchitecture traditionnelle japonaise, cependant il existe des idées reçues véhiculées notamment en Occident à travers les images de lʼespace minimaliste, ce qui paraît paradoxal par rapport aux pratiques actuelles de collection ou encore dʼaccumulation dʼobjets.

46 HOURS, Véronique. JACQUET Benoît. SOUTEYERAT, Jérémy. TARDITS, Manuel. LʼarchipeldelaMaison Paris : Le Lézard Noir. 2014.

47 JAQUET, Benoît. Spatialitésjaponaises(Archizoom) [en ligne]. Lausanne : EPFL, 25 Septembre 2014.

Lʼanthropologue Inge Maria Daniels 48 critique la divulgation des stéréotypes sur la manière dʼhabiter au Japon notamment ceux généralisant lʼimage de la pièce pour la cérémonie de thé traditionnelle, pièce à laquelle seulement très peu de japonais avaient accès. Considérée comme un lieu de négociation au temps des samouraïs, elle était faite construire dans les demeures nobles et elle est aujourdʼhui reprise comme concept dans des projets dʼarchitecture :

« Trois concepts idéologiques souvent cités en relation avec l'esthétique traditionnelle japonaise sont le wabi (simple quiétude), le sabi (élégante simplicité) et le shibui (austérité raffinée). Ils suggèrent une beauté modeste prochedelanature,illustréeparlacérémonieduthé.»

« ThreeideologicalconceptsoftencitedinrelationtotraditionalJapanese aestheticsarewabi(simplequietude),sabi(elegantsimplicity)andshibui (refinedausterity).Theysuggestamodestbeautyclosetonatureexemplified intheteaceremony.» 49

La conception de lʼhabitat japonais dite “western”, dʼaprès elle, repose sur des idées reçues dʼespace avec très peu dʼornementation, raffiné et minimaliste notamment par lʼabsence dʼameublement. Au 19ème siècle, lʼémergence de la classe moyenne au Japon est caractérisée par une hybridation des cultures « western » et japonaise dʼune part avec la construction dʼhabitats modernes équipés. Dʼautre part, avec la diffusion de lʼhabitat des samouraïs dont lʼesthétique particulièrement codifiée et normée (tatamis) de lʼépoque Tokugawa (Edo, 1903-1867) durant laquelle la société était séparée en quatre principales classes : les samouraïs, les paysans, les artisans et les marchands. En effet, lʼesthétique onéreuse de lʼhabitat samouraï comme la pièce de la cérémonie de thé, devient un peu plus accessible au vu de la modernisation et de la croissance économique du pays.

Dans son texte intitulé TheUntidyJapaneseHouse(Lamaisonjaponaiseendésordre), lʼauteur défend lʼidée que lʼaccumulation dʼobjets dans lʼhabitat japonais est étroitement liée aux relations, notamment à travers lʼéchange de cadeaux et la fabrication dʼobjets « faits maison », dont les habitants difficilement arrivent à se défaire. Comme vu avec les artistes japonais, la valeur donnée à lʼobjet est souvent motivée par le lien relationnel avec son propriétaire. Enfin, lʼattachement à lʼobjet au Japon peut aussi se manifester comme un besoin de prouver son identité :

48 INGE, Maria Daniels. TheUntidyJapanesehouse . In : MILLER, Daniel. HomePossessionsmaterialculture behindcloseddoors.New York : Oxford, 2001.

49 INGE, Maria Daniels. The Untidy Japanese house . In : MILLER, Daniel. Home Possessions material culture behindcloseddoors.New York : Oxford, 2001. p. 202. Note 5

« Laconsommation,situéedansleconcretdelaviequotidienne,estdevenuele principalmoyend'expressiondesoiauJapon.SelonClammer,laconsciencede classejaponaiseestprincipalementconstruiteautourdelaconsommation,qui est"considéréecommeunprocessus,uneactivitécontinued'auto-construction, d'entretiendesrelationsetdecompétitionsymbolique"(Clammer1997:101). Sonconceptdeclasseentantquepratiqueestsimilaireàl'idéedeMillerselon laquelle la différenciation des classes n'est plus basée sur les professions mais que"lesélémentsdeconsommationtelsqueleshoppinggagnentenimportance entantqu'instrumentscentrauxdansunprocessuscontinudeconstructionde classe"(Miller,Jackson,Thrift,HolbrooketRowlands1998:137).»50

Les techniques de marketing qui resserrent toujours plus le profil de client selon lʼâge, le sexe, les orientations sexuelles, etc. rendent le produit de consommation unique et toujours plus attrayant. Nous verrons dans la prochaine partie, les pratiques de collection et consommation courantes à Tokyo et la mise en scène du gadget dans la ville.

50Ibid.

Figure 11. Photos dʼun magasin de figurine à Nakano Broadway

2. Espace de consommation/ espace de collection

2.1 Le gadget et les objets de consommation à Tokyo

Les étudiants japonais de Meiji University mʼont confié quʼils se rendaient souvent dans les magasins de gadget comme le Donkihote où ils pouvaient se procurer des gadgets ou autres objets de toutes sortes pour des prix abordables. Le magasin « Donki » est un bon exemple de la production de masse à Tokyo, mais le plus impressionnant est lorsque nous entrons dans les rayons.

Encore une fois, il faudrait y être pour se rendre compte de la densité, les objets sont partout, suspendus aux plafonds, accrochés aux rayons, les robots se baladent, les étiquettes sʼagitent au grès de lʼair climatisé, les bruits et les lumières rajoutent une part de confusion à lʼespace chaotique. Les étudiants mʼont assuré de cette même surcharge dʼobjets dans leurs espaces dʼhabitation, ils achètent souvent des livres, des objets de toutes sortes dans les pachinko , les magasins de jeux où lʼon peut gagner des peluches, toutes sortes de gadgets.

Aussi, à Tokyo, il y a cette pratique des vending machines , les distributeurs automatiques pour les bouteilles dʼeau, sodas, snacks et autres distributeurs de gadgets automatiques (objets gagnés aléatoirement en mettant une pièce). Ces artefacts sont présents partout, dans les rues, dans le métro, les centres commerciaux, les gares, même sur les sites religieux (temples).

Figure 12. « Donki »

Figure 14. Devant les façades de magasins les distributeurs automatiques à Tokyo.

Comme espaces de consommation rapide nous pourrons aussi évoquer lʼexemple des kombini , une chaîne de magasins de proximité implantée dans de nombreux pays dʼAsie (Indonésie, Thaïlande, Singapour...) mais surtout développée au Japon. La caractéristique de ces commerces est la vente de produits frais en petite quantité type onigiri , sushi , sandwich, snack , dessert... Les portions correspondent souvent à une personne et tous les produits sont emballés par du plastique. Il est courant que la caissière emballe dʼune deuxième ou troisième couche de plastique le produit déjà emballé. Même une banane seule pourrait être vendue dans un emballage en plastique.

Figure 13. La rue illuminée par les machines automatiques à Shibuya, Tokyo.

Par ailleurs, le commerce secondaire (magasins de seconde main) est particulièrement développé à Tokyo. On retrouve des chaînes telles que Book Off , Mode Off , Second Street qui vendent des objets usés (vêtements prêts à porter, livres, sacs, bijoux, appareils photos argentiques, etc.). Des rues entières y sont dédiées comme cʼest le cas pour les quartiers de Shimo-Kitazawa ou encore Koenji connus chez les jeunes pour les « fripes » et la mode vintage . La quantité de vêtement est impressionnante, les tas sʼempilent, les magasins semblent tous identiques car ils revendent principalement des habits de marques courantes comme Uniqlo,TheNorthFace,Nike,Adidas

Les étudiants japonais mʼont affirmé quʼils rencontrent des difficultés à assumer cette accumulation dʼobjets au sein même de leur chambre, ne savant plus quoi en faire et éprouvent un besoin dʼespace, ils ont dû trouver une solution pour sʼen débarrasser, pour éviter un risque de négligence, dʼaccumulation excessive, ou encore que cela se transforme en accumulation de chose comme les gomiyashiki:

« Plutôt que d'interpréter ce phénomène comme « des choses devenant les autres/partenairessociaux », lʼentassement au Japon peut être compris comme lʼextinction de la « partie-personne » de la chose et comme le moyen pour celleci de retourner à un état de « chose » pure, sans condition, sans apposition de sens par les hommes et sans évolution. Offrir lʼhospitalité à des choses matérielles devient alors un antidote paradoxal à l'augmentation de la vitesse et de la masse des objets en circulation : soit une accumulation qui protège les personnes des effets de ce qui l'alimente. »51

Le corps a donc besoin de retrouver sa place au sein du logement, lorsque les objets occupent tout le territoire, lʼindividu se retrouve dans une situation de surmenage psychologique, voire physique car il a du mal à se déplacer ou à mener ses activités (par exemple nous avons tous voulu un jour accéder au bureau de notre chambre pour travailler mais cela est impossible car à ce moment précis il est momentanément occupé par des objets).

Ainsi, des solutions ont été mises en place : par exemple, ils ont nombreux à avoir installé une application sur leur téléphone, qui dʼaprès eux, est connue et très utilisée à Tokyo pour revendre ou acheter toutes sortes dʼobjets rapidement de particuliers à particuliers (lʼéquivalent de « Leboncoin » en France) : Mercari .

51 GYGI, Fabio. « HÔTES ET OTAGES, Entasser des objets chez soi dans le Japon contemporain » [en ligne]. In : LʼHomme:revuefrançaised'anthropologie , École Des Hautes Études En Sciences Sociales, Paris, n°231-2, 2019. p. 151-172.

Figure 15. Machine dépôt/retrait dʼobjet Mercaridans un kombinià Tokyo

Figure 8 : Application Mercari

La photo montre le téléphone dʼun étudiant japonais, le logo de lʼapplication est un cube rouge, on peut voir une notification présente sur lʼicône cela signifie quʼelle est en activité. Il est possible de trouver des machines pour déposer les objets dans les commerces des kombini(chaîne de commerce de proximité).

Le quartier de Jimbocho dans lʼest de Tokyo, est aussi connu pour ses nombreuses boutiques de livres dʼillustration, où lʼon peut trouver des anciens posters de film, des livres dʼoccasion, des vieux comics et mangas, des vinyles. Certaines de ces boutiques sont spécialisées en revente de contenu pornographique, sous la forme de magazines, posters géants, livres, cartes, photos imprimées... une pratique de collection assez courante au Japon.

2.1 Tokyo, un terrain de jeu pour lʼotaku

À lʼinverse de ce que lʼon a présenté ou questionné comme étant possiblement une pathologie, les gomi yashiki , certaines personnes peuvent pratiquer la collection normative structurée dans lʼoptique de réaliser du profit ou comme passe-temps : les collectionneurs 52 . Lʼexcessive accumulation est possible selon une organisation précise. Cela ne pose pas de problème à priori tant que le propriétaire ne ressent pas de souffrance relative à cette pratique ou dʼaffaiblissement dans ses liens sociaux.53

Au Japon, notamment la collection dʼobjet est récurrente, en discutant avec des étudiants japonais, jʼai appris quʼils étaient souvent attirés par cette pratique quʼils considèrent comme un hobby. Pour Owashi (étudiant japonais 23 ans), il a fallu que sa mère lui demande de se débarrasser des objets inutiles qui commençaient à prendre

52 TACUSSEL, Patrick. « Le collectionneur : un habitus excentrique ». In : Sociétés, Louvain-la-Neuve, Belgique, n°133, 2016. p. 5-14.

53 MATAIX-COLS, David. « Hoarding Disorder ». [en ligne]. In : The New England Journal of Medicine (Clinical Practice), Massachusetts Medical Society, Boston, 2014.

Figure 16. Photo prise dans une librairie à Jimbocho

possession de sa chambre. Avec peine, il finit par sʼinscrire sur lʼapplication japonaise Mercari pour revendre ses collections. Comme de nombreuses personnes sur le site, cela lui permet de se débarrasser du surplus et de gagner de lʼargent comme un nouveau passe-temps pour lui : il vend un objet par jour en moyenne, mais achète de façons plus modérée (une fois par mois environ). Je lui demande alors si dʼautres de ses amis ont des collections et après un moment de réflexion, il mʼannonce que la plupart de ses amis Japonais dans la pièce (3 étudiants) ont aussi leurs propres collections : cartes de figurines, objets figurines de jeux vidéo/animés/mangas, photos ou affiches dʼidoles, livres, t-shirts ou cartes des joueurs de soccer, football, ou autres sports, peluches, etc. Ses amis et lui se rendent souvent dans des magasins dʼoccasion, où ils peuvent trouver de quoi satisfaire leur plaisir de collectionneurs.

Nous avons réfléchi ensemble avec Owashi sur lʼorigine de cette pratique et selon lui cela est lié à lʼotaku (la mode du manga et des animés), car en général, on est collectionneur lorsque lʼon est « fan » de quelque chose54. Dʼune part, il ne parle pas à tout le monde de ses collections, car parfois cela est plus de lʼordre intime avec luimême, comme un trésor dans son placard (son amie ne sait pas quʼil collectionne des photos de « belles filles », de chanteuses). Dʼautre part, il finit par me confier :

« plus je possède dʼobjet, plus les autres auront dʼestime pour moi ».

Après les informations obtenues par Owashi, jʼai donc décidé de me rendre dans les magasins de Nakano Broadway pour mieux comprendre la pratique de collection : le otakujaponais.

Sur quatre étages se succèdent de nombreux magasins de tailles variantes allant de 4m2 à 50m2. Sur le plan dʼétage, nous pouvons voir plusieurs catégories : restauration, mode, utilitaire, santé, hobby, autres.

54 KYBURZ, Josef A. « Des Liens et des choses : engimono et omocha ». [en ligne]. In : LʼHomme , CNRS, Études Japonaises, Paris, tome 31 n°117, 1991. p. 96-121.

En effet, les boutiques sont principalement dédiées au hobby de collectionneur cʼest-àdire lʼachat dʼobjets originaux lié à la pratique dʼune collection : anciens livres, vieux magazines, figurines de jeux et dʼanimés, poupées, stickers, cartes de figurines ou dʼidoles, peluches, pièce de monnaies, petits trains ou petites voitures, disques vinyles ou CD, appareils photos argentiques, t-shirts originaux, autres gadgets, etc.

Figure 17. Photo du plan dʼétage et dʼun couloir central
Figure 18. Photo du guichet pour le dépôt des objets usés

Les propriétaires déposent les objets au premier étage, nous pouvons voir de nombreuses boîtes en carton devant le guichet : les produits sont revendus aux commerçants. Ensuite, les objets seront triés et disposés dans des boîtes vitrées (en plastique) sur les étagères métalliques des boutiques.

Dans certains cas, nous pouvons voir une accumulation dʼobjets devant les boîtes, suspendus au plafond ou entassés à même le sol. Parfois, le passage entre les rayons devient restreint. Les gens se promènent la plupart du temps seuls ou à deux trois, entre amis. Ce sont principalement des habitués (au vu de la manière dont ils se comportent car certains connaissent aussi les boutiquaires), mais le lieu doit aussi attirer quelques touristes. En tant quʼeuropéenne, je peux témoigner que les propriétaires ne semblaient pas étonnés de me voir entrer dans les magasins et la plupart étaient ouverts à la discussion (bien que leurs connaissances en anglais soient limitées).

Figure 19. Photos dʼobjets de collections (cartes dʼidoles, pièces de monnaie, figurines, poupées)

Figure 20. Entassement dʼobjets dans la boutique

Nous pouvons voir (figure 20) les parois épaisses formées par lʼentassement de boîtes de la boutique en angle, normalement lʼespace se ferme par lʼintermédiaire dʼun rideau métallique. On se demande parfois si ces objets sont réellement à vendre car lorsque je me suis renseignée pour un appareil photo argentique en vitrine, après lʼavoir essayé le propriétaire mʼa avoué quʼil ne marchait pas.

Finalement, ce commerce « secondaire » a le mérite de redonner une nouvelle vie aux objets, cependant je me demande quelle est la finalité réelle de ces objets qui nʼont pas dʼautre utilité que celle de la collection et de la circulation entre propriétaires. Leur entassement paraît alors inévitable autant chez les acheteurs que chez les commerçants surtout dans une société qui produit continuellement des gadgets en masse.

2.3 La « culture de masse » au Japon : le cas de Shibuya

Dans un premier temps, une approche historique est nécessaire pour comprendre la naissance de la société de consommation au Japon. En sʼappuyant sur le cas de Shibuya, nous verrons lʼévolution des façades des immeubles qui ont peu à peu été encombrées dʼaffiches publicitaires. Dans le cadre de mes études à Tokyo, des recherches de cartographie et de terrain sur Shibuya mʼont permis dʼobserver un nombre important de bâtiments à usage commercial, mixe non résidentiel. Ces recherches auront pour but de mettre en avant les pratiques modernes de consommation représentatives des manières dʼhabiter au Japon aujourdʼhui.

La société de consommation a dʼabord commencé au Japon avec lʼachat des nouveaux habits occidentaux et la machine à laver dans les années 50ʼ. On voit apparaître la machine à laver dans les bandes dessinées de Tsuge Yoshiharu.55 Ensuite, est arrivé le tour de la télévision suivie de lʼexcitation que celle-ci a suscité auprès des familles japonaises : la première télévision fabriquée au Japon date du 1 Février 1953 (NHK à Tokyo).

Figure 21. Évolution du pourcentage de propriétaires dʼobjets électroniques dans les années 60ʼ.56

Avant la Seconde Guerre Mondiale, le Japon était principalement constitué de paysages ruraux, les citadins vivaient de manière similaire à ceux de la campagne57 . Notamment, les bâtiments pouvaient trouver de nombreux points communs en termes de matériaux, de constitution, de proportion (structure bois, pièce à tatamis , vocabulaire architectural lié au shintoïsme).

Cependant, de nombreux évènements ont eu lieu durant les années 40ʼ notamment après la fin de la seconde guerre mondiale, la défaite japonaise est marquée par les bombardements américains (Hiroshima et Nagasaki 1946) et lʼoccupation du pays. Cette période sʼaccompagne dʼun tournant dans la culture et les modes dʼhabiter au Japon. En effet, comme vu précédemment, les tables basses ont été remplacées par des tables hautes, mais surtout le système économique libéral sʼest considérablement développé, laissant place à une tout autre logique de consommation. Le Japon connaît

55 YOSHIKAWA, Hiroshi. AshestoAwesome,Japanʼs6,000-DayEconomicMiracle . Tokyo : Japan publishing Industry for Culture (JPIC). 2021. (traduit par Uleman, Fred). p35

56 YOSHIKAWA, Hiroshi. AshestoAwesome,Japanʼs6,000-DayEconomicMiracle . Tokyo : Japan publishing Industry for Culture (JPIC). 2021. (traduit par Uleman, Fred). p3

57 Ibid.

alors une période de forte croissance, durant laquelle le paysage de Tokyo sʼest transformé. Dʼun côté, avec lʼouverture du pays et ses nouveaux accords politiques, le Japon se voit accueillir de nombreuses entreprises internationales et les projets se multiplient (Jeux Olympiques, 1964). Dʼun autre côté, ce sont aussi beaucoup dʼaméricains qui sʼinstallent au Japon pour travailler, le pays est alors le théâtre de la rencontre entre deux cultures que tout semble opposer.

Shibuya est un quartier témoin de cette période dʼévolution notamment car le site du parc Yoyogi aujourdʼhui, avait dʼabord été choisi comme lieu dʼimplantation pour un des villages américains à Tokyo :

22. Les sites des villages américains à Tokyo en 1960

Figure
Figure 23. WashingtonHeightsà Shibuya en 1949
Figure 24. WashingtonHeightsà Shibuya dans les années 60

Figure 25. Intersections des rues de Shibuya ; Figure 26. Programmes des bâtiments autour de ShibuyaCrossing(zone dʼétude 2x2km)

Aujourdʼhui, une zone de 2x2km à Shibuya comprend 907 intersections. Nous pouvons voir sur les cartes ci-dessous, le quartier autour de la gare de Shibuya où se trouve la principale intersection ShibuyaCrossing , celle-ci est marquée par une concentration de bâtiments aux programmes mixes et commerciaux (bleu) et suivi de nombreux bureaux (gris contour rouge).

Les échanges avec le professeur Junko Tamura (professeur du cours TokyoStudies à Meiji University, Tokyo) mʼont fait réaliser que les intersections de Shibuya sont conçues afin dʼoffrir une vue panoramique sur les façades des magasins, comme le montre lʼétude du professeur Tsukamoto58 .

58CABALLERO, Jorge A. TSUKAMOTO, Yoshiharu. « Tokyo Public Space Networks at the Intersection of the Commercial and the Domestic Realms (Part II) Study on Urban Content Space ». In : JAABE , Tokyo, vol. 6, n°1, mai 2007.

Gare de Shibuya
Gare de Shibuya

ShibuyaCrossingen est un bon exemple, il est impossible de louper le Starbucks lorsque vous traversez le passage piéton en diagonal qui vous amène directement sous ses projecteurs. En contrepartie, lorsque vous prenez un café en haut du Starbucks, on vous donne à voir un spectacle unique de densité et de flux dʼun des quartiers les plus animés de Tokyo. Finalement cette configuration urbaine est profitable depuis la rue jusquʼà lʼintérieur du magasin pour inciter à la consommation.

Dans la deuxième partie de lʼarticle « Tokyo Public Space Networks at the Intersection of the Commercial and the Domestical Realms »59, est publiée une étude intéressante

59 Ibidem p. 21

Figure 27. Hachiko Park à Shibuya années 50 (ShibuyaCrossing)
Figure 28. Shibuya Crossing (2022)

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