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FRAGMENTS Exposition hommage Giovanni BUZI 1961 – 2010

05 > 21 novembre 2010 Cabinet Artistique « Libre Choix » Bruxelles



Bien plus qu’un fragment

En une rencontre, en une soirée, il avait su attirer mon attention, éveiller ma curiosité. C’était à Bruxelles il y a plus de dix ans. Je m’étais alors dit : « Il me faut aller davantage à la rencontre de cet artiste ». C’est donc sans vouloir trop l’importuner, en tenant compte de sa réserve et de sa discrétion naturelle, que j’ai souhaité en percevoir un peu plus, avant d’exprimer quelques réflexions. Il s’agissait pour moi d’avoir une attitude propice à l’appréhension d’un halo de ressentis. C’est donc sur la pointe des pieds et avec une sacrée peur du vide que je me suis rendu dans ce petit atelier, sur deux niveaux, à l’arrière d’une maison bourgeoise bruxelloise proche de la Gare du Midi. C’est là qu’officiait à l’époque Giovanni Buzi : « L’atelier 11 » comme il l’avait nommé pour la bonne organisation de ses activités. Car l’homme n’était pas que plasticien, il était aussi écrivain. L’artiste possédait une solide formation de base acquise à l’Université de Rome. Dès l’entrée, j’ai compris que Giovanni avait su s’affranchir d’influences par trop prégnantes souvent reçues au cours de formations académiques. Pas de certitudes académiques dans son travail, pas de grandiloquence.

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Par son travail, Giovanni cherchait avant tout à trouver l’harmonie : l’harmonie des formes, l’harmonie des couleurs, l’harmonie des êtres. Je me retrouvais au milieu de milliers de bribes de papiers, de corpuscules de cartons, de morceaux de revues, de miettes de journaux. C’était là sa matière première. Chaque petite parcelle de papier avait pour lui une importance capitale dont il était probablement le seul à ce moment là, bien avant les autres, à percevoir toute la qualité du message qui pourrait s’en dégager. C’était bien plus qu’un fragment de papier qu’il voyait, c’était une composante essentielle d’une œuvre en devenir. Pour en arriver là, Gianni avait dû sans doute également lutter contre ces imaginaires certitudes accompagnant les valeurs artistiques habituellement véhiculées. C’est sans doute par l’unique bon sens qu’il s’est imposé, que son œuvre s’est révélée. Gianni a su ranger quelque part dans sa cognition, les règles qui pervertissent, quand elles prennent trop de place. Il a su également s’ouvrir aux influences pêle-mêle de ses propres émotions. Apprendre pour comprendre, aimer vivre et concevoir avant de s’exprimer. Les Fragments, c’est un incessant chemin, fait d’allers-retours entre l’artiste et le papier, les papiers. Les Fragments, c’est un acte de vie, celui de choisir son langage, mais aussi le sens du propos. Giovanni nous emmène. Il invite les regardeurs que nous sommes à gommer notre propre imaginaire, à céder au charme inexpliqué du simple réel, souvent oublié. Dans ces conditions, les œuvres se racontent d’elles-mêmes et ne disent pas de mensonges.

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L’artiste puise sa force de création dans son propre champ d’investigation et de spiritualité, dans son être même en quelque sorte. Il souhaite révéler au monde le merveilleux des formes et des couleurs qui acceptent de se confier à lui pour se donner en partage. Les Fragments sont l’expression d’une double énergie: celle de la matière elle-même, le papier, et celle aussi du message révélé par l’artiste. Cette énergie, Gianni s’est employé à nous la transmettre, en prenant soin d’éliminer tous les filtres qui pouvaient exister entre la matière et nous pour mieux saisir le message. L’œuvre de Gianni s’inscrit dans le vrai, dans le champ des perceptions intimes. Les Fragments sont en quelque sorte les traces de la conscience de l’artiste du moment. Chemin faisant, Gianni a poursuivi ses recherches plastiques. D’autres horizons d’expression se sont ouverts, d’autres champs plastiques se sont révélés, les visages notamment. Cependant, jamais les Fragments ne l’ont quitté. Ces petits bouts de rien, ces résidus du refus, à chaque fois retrouvaient une place de choix dans un moment d’intimité créatrice. C’est pour cela qu’ils ne portent pas de nom, juste un numéro, parfois une date, rarement un lieu. « Faire voir qu’il y a quelque chose que l’on puisse concevoir et que l’on ne peut pas voir » disait le philosophe Jean-François Lyotard. Les Fragments de Gianni répondent sans la moindre souffrance du doute à cette affirmation. Ce quelque chose d’impalpable relève du sacré. Partageons-le aujourd’hui dans le silence de Gianni. Merci l’artiste ! Philippe Marchal Bruxelles, octobre 2010 5


Les fragments Les Fragments prennent vie en niant l’unité et, dans un même temps, ils cherchent à la recréer. Ils trouvent leur origine dans des œuvres figuratives, mais ils nient la figuration, c’est-à-dire la reconnaissance directe de ce qui est représenté, sans exclure l’allusion à une nouvelle réalité que l’œil de l’observateur est incité à interpréter, recréer, modifier. Les Fragments ont leur origine dans plusieurs de mes œuvres figuratives de dimensions plus vastes. Un jour, regardant l’une d’elles, j’ai senti comme une force qui se libérait derrière la surface, puissante et autoritaire, elle voulait briser le papier comme s’il s’était agi de verre. Je voyais les éclats, les fragments de l’œuvre se projeter dans l’espace, errer, se superposer, non pour se disperser et disparaître, mais comme à la recherche d’une unité nouvelle. Je n’ai rien fait d’autre, non sans hésitations, que donner forme à cette force. J’ai saisi les ciseaux et j’ai commencé à couper, à dépecer l’œuvre. Les premiers découpages furent les plus difficiles. La main hésitait, s’arrêtait en rencontrant la chair et le vide du ciel. Mais après les premières peurs, j’ai continué à mettre en pièces, laissant parfois intacts un visage, un pied, une main. Il se fait que la radio, après un morceau de Mozart, mon compositeur préféré, avait programmé de la musique contemporaine. Je me suis levé automatiquement, comme je le fais toujours dans ces cas pour changer de station, mais brusquement je me suis rendu compte que je comprenais. C’est bizarre, je comprenais cette musique. Elle aussi était une brisure d’une unité harmonique improbable.

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Je dis cela maintenant alors que l’émotion de ce moment est passée. Mais à cet instant-là, dans les quelques pas qui me restaient à faire pour effacer ces sons, j’ai vécu seulement une grande émotion, “je comprenais”. Comment expliquer, transmettre aux autres, et à soi-même, comment et pourquoi on a “compris”... Ces sons et moi-même ne faisions qu’un. Mes fragments éparpillés par terre dans le désordre vibraient comme des aveugles qui devinent la présence d’un ami dans l’obscurité. Je me suis de nouveau accroupi sur le sol et je me suis remis à couper. A couper bras et arbres, thorax et temples. Je voyais se briser mes chères peintures. Je ne devais plus jamais les revoir entières, je n’en avais même pas une photo. Pourquoi les détruire ? Une sorte d’angoisse me saisissait, un vide à l’estomac. Avais-je déjà éprouvé cette sensation ? Je continuais cependant à couper rectangles, carrés, quelques rares triangles de dimensions variées. Et ces peintures étaient heureuses, comme libérées. L’air circulait entre un poignet et sa main, entre le feuillage et le tronc d’un même arbre. L’eau d’une fontaine devenait aussi vaste que la mer et un coin du ciel conquérait l’espace de l’absence, du néant qui le contemplait désormais. J’avais conquis le néant. Ou plutôt, c’est l’espace qui m’avait conquis. J’étais là comme un caillou sur le sol et j’avais la sensation de voler, de m’être moi-même déchiré et d’errer en morceaux dans l’infini. Un bras vers qui sait quelle lune, un pied perdu dans un trou noir, la tête à la poursuite de l’orbite d’une planète. Mais ces fragments n’étaient pas pleinement satisfaits de leur liberté absolue. Une force nouvelle, tout aussi puissante, les regroupait, les superposait, cachant certaines parties,

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découvrant de nouvelles combinaisons infinies de formes, des accouplements de tons. Ils se rencontraient et se repoussaient, s’attiraient et s’éloignaient comme mus par une force magnétique. Ils cherchaient un signe, une forme, un lambeau de couleur pour combler leur liberté infinie. Et je m’amusais comme le cercle des dieux sur l’Olympe à regarder les aventures menues et tragiques des hommes. Ce carré ocre hurlait comme une bête qu’on mène à l’abattoir sur un fragment de vert strié de bleu, un triangle enfonçait ses arêtes tranchantes sous le chair rosée de ce qui avait été une statue réchauffée par un coucher de soleil. Une lance couleur ciel se noyait dans un océan de charbons éteints. A l’improviste, le signe noir d’un carré couleur de bronze se soudait à d’autres signes dans un champ jaune. Leur folle course solitaire dans l’espace s’était conclue. Il y avait une sorte de calme qui se dégageait de cet accord. Une paix nouvelle. Un souffle ample. A côté, une lance bleue restait plantée à jamais dans la peau striée d’un énorme poisson qui errait lentement dans les abysses. Un phare bloquait par magie une tempête de vagues vertes. Une fenêtre s’ouvrait sur un jardin de jaunes pétrifiés. Un monde nouveau se présentait sous mes yeux et à chaque rencontre heureuse des morceaux de papier, mes membres errant dans l’espace s’articulaient à nouveau et je pouvais escalader des montagnes de glace rouge-brun, me reposer à l’ombre de carrés transparents et m’égarer, éperdu de bonheur, entre des coraux émeraude. Mais on sait que le bonheur ne dure que quelques instants et, de nouveau, l’oracle de mes mains partait à la recherche de nouveaux mondes, de nouveaux espaces.

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Parfois c’était un carré de couleurs éclatantes et aux signes irisés que les autres papiers repoussaient de toute part. Il restait planté là, pareil à une vieille fille à sa fenêtre qui attend son prince charmant tandis que sa beauté se fane et finit par se perdre dans une mer noire ou blanche. Isolée comme un cri dans le silence. Et moi avec elle, plus encore qu’elle. Mais d’autres essaims de brisures nouvelles s’emparaient de mon regard. Des éclats de ciel et de vent, de champs de blé et de métaux. Et le jeu reprenait, toujours le même, et chaque fois différent. Giovanni Buzi Bruxelles, 1995 Les mots, les couleurs et les notes, les plus beaux et les plus vrais des mensonges.

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Et la mer anfractueuse du songe, à grands éclats de verre noir, comme de lave vitrifiée, cède au ciseau ses cubes, ses trières ! Saint-John-Perse, Amers, Str. IX, IV

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Fragment n째 220 (1997)

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Fragment n째 538 (1996)

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Fragment n째 707 (2001)

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Fragment n째 376 (2001)

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Fragment n째 614 (1997)

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Fragment n째 5 (1995)

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Fragment n째 703 (2001)

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Fragment n째 360 (1998)

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Fragment n째 571 (1996)

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Fragment n째 282 (1998)

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Fragment n째 835 (2003)

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Fragment n째 432 (2001)

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Lumières du corps

J’ai découvert la peinture à travers une violente émotion érotique. Sans doute était-ce un dimanche d’été, quelques années après la guerre, parce que je me revois, petite fille silencieuse, observant les adultes au sortir d’un déjeuner, oiseaux lourds d’avoir trop bu et trop mangé, chaloupant tant bien que mal en direction du jardin, évoquant comme dimanche la succulence du rôti, l’onctuosité du gâteau aux poires, rappelant, comme chaque dimanche, que les animaux, eux, dorment toujours après avoir mangé, sous-entendant de la sorte qu’il n’y avait pas de raison pour se conduire moins intelligemment qu’eux, « les bêtes, avec leur instinct, savent ce qui est bon », avant de s’affaler dans des chaises longues et de sombrer dans un sommeil troublé, leur respiration régulière se transformant parfois en un bruitage incongru que ma grand-mère, Liza, sanctionnait aussitôt par un « Tu ronfles, mon cher ! », que certains récitaient en même temps qu’elle, et celui qu’elle avait admonesté ouvrait une seconde un œil stupide sur le monde, avait de retourner, comme disait ma grandmère mécontente, « promener ses cochons ». Alors moi, fuyant le spectacle navrant des adultes repus, je suis rentrée dans la maison, je me suis réfugiée dans le salon d’hiver et j’ai choisi un livre parmi les rares volumes de la bibliothèque. Estce le hasard qui me conseilla ou l’instinct pervers des petites filles ? Mon choix s’avéra excellent. Je me suis assise par terre, sur le parquet, dans le rayon de soleil qui transperçait la chambre et dans lequel dansait un millier de grains dorés, j’ai déposé le livre sur mes cuisses, je l’ai ouvert.

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Deux reproductions de tableaux enflammèrent immédiatement mes sens. Bouleversèrent mes pensées. Aujourd’hui, je puis reconnaître que ces reproductions étaient ignobles et les tableaux un peu tarte, mais qu’importe ! Dans le long et pénible chemin de la connaissance, ils me firent progresser et c’est cela qui compte. Cet été-là, je découvris ce qu’était la peinture, un art qui parle des corps et met votre propre corps dans tous ses états. J’avais sous les yeux un tableau représentant le martyre de Saint Sébastien et le martyre d’une sainte dont j’ai oublié le nom, mais dont je n’oublierai jamais la beauté, elle s’enfonçait une lame de couteau entre les seins. Les corps à moitié dénudés, les chairs pâles, les muscles tendus, l’éclat d’une flèche, les gouttes de sang rouge comme du vin perlé, le regard sans trouble de la sainte, mais béat comme celui de Sébastien, tout cela, homme et femme, me fut donné en un éclair et je les accueillis comme un coup d’épée qui délivre. Mon corps brûla d’un feu délicieux. Que de dimanches passés à contempler en secret ces deux tableaux, à me repaître de la vision des corps ? Ainsi, dans cette maison où régnait le mépris du corps, où on le niait, - mais aussi comment ne pas le nier quand on vivait encore dans l’effroi appris aux camps et qu’on se sentait coupable d’être ce qu’on était-, j’ai découvert mon corps et celui des autres, j’ai découvert la peinture. « C’est ainsi, Madame, que l’esprit vient aux filles ! ». A quoi tient la beauté ? Je feuillette le livre de Giovanni Buzi et je constate que rien n’a changé pour moi. Que la peinture me parle toujours « au corps ». Plus que jamais. Parce que les tableaux de Buzi, plages de sable

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et océans en feu, ne se déploient pas dans l’abstrait, mais dans le sensuel. D’abord, comment ne pas admirer dans chacun d’eux l’éblouissant mouvement qui les anime ? Avec la trace laissée dans la matière-couleur par le pinceau, griffure ou caresse du peintre, oui, la couleur y est comme balayée par un félin, avec une douceur qui traverse l’espace chaud des cuisses, des fentes, des sexes, des dos, des ventres. Quelque chose de merveilleux parcourt les tableaux de Buzi, que j’appellerai lumière, rire, voyage. Traces sur des traces, comme un enfant met ses pas dans les pas de l’homme. Feuillages transpercés de soleil. Mais toujours le corps, découpé pour mieux le dire, mouvement d’une chair incendiée de bonheur, avec un dessein sur cette chair, qui la corrige ou la prolonge, comme un souvenir, comme un aveu murmuré au plus fort d’une fête. Françoise Lalande

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Atelier 11 extraits J’arrive à l’atelier, je m’assieds devant la table couverte de morceaux de papier et de toile colorée. Je laisse flâner mon regard, mon esprit. Aucun bruit, aucune voix. Sans me presser, j’attends. Mon regard effleure les découpages superposés, entremêles. Il arrive qu’un bout de papier, à demi étouffé sous un amas, s’agite. Parfois, j’ai presque l’impression de l’entendre : « Ohé, je suis là... tu m’as vu ? » Je jette un regard. « Tu me vois ? Ne m’oublie pas... ». Qu’est-ce qu’il cherche ce bout de rien ? Un petit morceau de papier pas plus grand que 10 centimètres carrés, découpage d’un tableau qui n’a pas voulu rester entier. Si je le laissais dehors, sur un trottoir, dans un jardin public ou au milieu de la rue, il ne survivrait probablement pas jusqu’au lendemain. Mouillé par la pluie, piétiné, déchiré par les pneus des voitures, il ne resterait de lui qu’un débris sans forme d’une couleur douteuse. Mais voilà que ses gémissements se font plus pressants, ils deviennent presque des cris. Ce carré d’une couleur bleu ciel traversé d’une nuée de petits grains ambrés semble bouger maintenant; son bleu s’électrise, les petits grains frémissent. Comme guidé par un fluide invisible, mon regard se promène sur le monticule de découpages, pas loin du carré bleu, un triangle rouge orange gît sur un morceau de papier jaune vif qui paraît le repousser. « Approche-moi de ce triangle », j’entends distinctement dire le carré bleu. Pourquoi pas, en fin de comptes je suis ici pour ça, pour me soumettre à la volonté de ces bouts de papier colorés. C’est vrai, il y aurait mieux à faire dans la vie, de 26


plus intéressant et probablement de plus utile, mais, que voulezvous, je me suis pris au jeu. Drôle de jeu, j’en conviens. Comment s’amuser en étant le jouet de ces bouts de rien ? Mon seul pouvoir est de les écouter et de les servir. Drôle de pouvoir... Je prends le triangle orange, le carré bleu et je les rapproche. Merveille !... comme aimantés, ils s’attirent. Une force étrange les pousse l’un vers l’autre. Le triangle orange commence à bouger, virevolter sur le carré bleu, ces angles tranchants cherchent à se placer, à ne pas déchirer l’essaim des grains couleur ambre. Encore un mouvement, et le triangle trouve sa place. Le bleu du carré s’éclaire au contact de l’orange du triangle, les petites graines ambre pétillent comme des bulles d’une boisson gazeuse. Il est impossible de séparer ces deux bouts de papier. Il ne me reste qu’à prendre un peu de colle et les fixer l’un à l’autre. Ils se soudent, leurs cris s’apaisent. Le silence revient, il contient les échos de leurs voix. De leur accouplement semble se dégager des vibrations qui secouent l’air, qui se condensent dans l’espace. Ils donnent vie à une mélodie que je peux réécouter chaque fois que je le regarde. Je prends un passe-partout et j’isole le nouveau « fragment », je lui donne un numéro et je le range. Giovanni Buzi

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Giovanni Buzi: notes biographiques 10 mars 1961 - naissance à Vignanello (province de Viterbe) en Italie. 1984 - diplômé de l’Académie des Beaux-Arts de Rome. 1991 - licencié en Histoire de l’Art Contemporain à la faculté de Lettres de l’Université «La Sapienza» de Rome. Thèse : «Le groupe Cobra. 1948-1951». Ses recherches sur le groupe Cobra se poursuivent avec la publication en 2002 d’un essai Le mystère des Logogrammes de Christian Dotremont. Il passe le concours d’agrégation pour l’enseignement en 1992 et s’installe à Bruxelles peu après. Enseignant de langue et culture italiennes, entre 1992 et 1998, à la Fondations 9, Bruxelles et à l’Enichem, Nivelles et, à partir de 1999, au Parlement Européen, Bruxelles. Il a également donné des cours d’Art Contemporain à l’Académie des Beaux-Arts de Bruxelles à partir de 2005. Ecrivain, il publie en 1999 son premier roman Faemines, une recréation satirique et joyeuse de la vie gay à Rome au début des années ’80. Il publie ensuite trois romans consacrés à son village natal, son enfance et sa mère: Il Giardino dei Principi (1999), Agnese (2005) et Agnese Ancora (2008). Il publie trois recueils de récits: Fluorescenze (2004), Sexe, Horreur et Fantaisie (2005) et Alchimie d’amore (2006) ainsi que plusieurs plaquettes bilingues, en italien et en français, de prose poétique inspirée notamment par des séjours au Mexique et en Tunisie, ainsi que par Rome. D’autres romans conjuguent une écriture fortement picturale et le goût pour l’étrange, l’horreur ou le mystère (Uragano en 2008 et La Signora della Maschera d’Oro en 2009). Il publie également de nombreux récits, de la poésie et du théâtre dans des

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anthologies collectives, des e-books ou sur des sites internet. Il reçoit plusieurs prix littéraires. Son activité de peintre peut être découpée schématiquement en plusieurs périodes. Une première période essentiellement figurative est très marquée par Rome, avec une prédilection pour des paysages au crépuscule, des processions baroques, des anges et des statues. Différentes expositions présentent cette partie de son travail : notamment, en 1986 l’exposition personnelle « Memoria » au Centre Culturel Français Saint-Louis à Rome, une exposition collective la même année à la Galerie « Haut Pavé » à Paris, une exposition au Festival des Deux Mondes à Spolète en 1989. Une deuxième période, entre 1995 et 2004, est principalement abstraite : il découpe une partie de sa production antérieure et compose plus de 800 fragments en retravaillant à partir du collage de morceaux d’œuvres figuratives. Les Fragments font l’objet de différentes expositions en Belgique, aux Pays-Bas et en Italie entre 1995 et 2006. La critique d’art mexicaine Ana Isabel PérezGavilán a commenté ce passage en ces termes : « Les songes et les impulsions amènent cet Italien à penser et à réaliser sa peinture au-delà de l’expérience de la couleur. Ce rêve acquiert chez Buzi la corporalité du geste. Il découvrit la fragmentation comme explosion et synthèse de sa peinture. Quand il se mit à découper ses tableaux, il s’émerveilla de la jouissance d’une libération que provoquait en eux le dépècement et le calme de leurs retrouvailles dans une une nouvelle structure. La narration de la couleur, de la forme qui à certains moments eut des références corporelles s’étend maintenant comme si elle voulait embrasser l’univers ». Entre 2004 et 2009, il peint des accouplements entre des êtres hybrides ou monstrueux qui proposent de multiples déclinaisons du Sexe, de l’Horreur et de la Fantaisie. Une soixantaine de ces tableaux sont reproduits avec des récits dans un recueil publié par

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les Editions Roberto Massari en 2005. Dans une interview publiée en 2004, il commente ce travail : «Quand je parle d'hybride, il ne s'agit pas d'aliens, de petits hommes verts. C'est nous qui ne nous regardons pas assez, qui n'avons pas envie de découvrir certaines choses en nous. Il y a par exemple notre partie animale, à laquelle je m'intéresse beaucoup, car même l'esprit, la raison est une espèce d'organe qui s'est développé, un peu trop, ou trop mal, ou peut-être pas assez, comme un membre atrophié des êtres humains. Quand Primo Levi a dit " Après Auschwitz il n'y a plus de poésie possible ", il avait tout à fait raison. Mais ce qui était fini, c'était une certaine façon de voir la poésie, puisqu'il a continué à écrire ». En 2009, alors qu’il savait que la mort pouvait ne plus tarder, il a peint plusieurs centaines de Visages comme autant de regards interrogateurs suspendus entre la vie et la mort. Il a eu le temps d’organiser une dernière exposition de son vivant à Bruxelles en décembre 2009. C’était un parcours sur le thème du visage à travers 25 ans de peinture. Giovanni Buzi est mort à Bruxelles le 17 mars 2010. Laurent Vogel

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Bibliographie des livres de Giovanni Buzi •

Plaquettes bilingues en français et italien Noir Blanc, Bruxelles, 1995 Eaux Turquoise, Bruxelles, 1996 Lumières géométriques, Bruxelles, 1996 Promenades romaines, Bruxelles, 2001

Recueil de récits

Fluorescenze, Ed. Il Filo, 2004 (en italien) Sexe, horreur et fantaisie, Ed. Massari, 2005 ((en français, italien et anglais , accompagné de reproductions de peinture) Alchimie d'amore e di morte, Ed. Tabula Fati, 2006 (en italien) •

Essais sur l’art

Le mystère des logogrammes de Christian Dotremont, Atelier 11, 2002 (en français) William Turner in Etruria, Ed. Massari, 2004 (en italien) Visi, Ed. CNAD Gierut, 2009 (en italien) •

Romans en italien Faemines, Ed. Croce, 1999 Il giardino dei principi, Ed. Massari, 2000 Agnese, Ed. Tabula Fati, 2005 Agnese, ancora , Ed. Akkuaria, 2008 Uragano, Ed. Delos Books, 2008 La Signora dalla Maschera d'Oro, Ed. Il Foglio, 2009

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Pour de plus amples informations sur les expositions et les activités consacrées au travail de Giovanni Buzi : http://www.giovannibuzi.net

Il a été tiré de cette plaquette 250 exemplaires à l’occasion de l’exposition « Fragments » organisée à Bruxelles en novembre 2010. Les photos des tableaux ont été prises par Christophe LOUERGLI.


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