Lettre ouverte

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Le bon dieu et les valeurs... (lettre ouverte à Monsieur Meisch) "Les raisons que le fidèle se donne à lui-­‐même peuvent être (...) erronées; les raisons vraies ne laissent pas d'exister; c'est affaire à la science de les découvrir." (Emile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, 1912)

Lorsqu'en 1886, un cours de "science des religions" fut instauré au sein de l'enseignement universitaire de la Sorbonne, une idée particulière y présidait : le fait religieux est appréhendé dans un esprit laïque, donc avec la distance critique si cruciale à toute démarche scientifique. Ce fut l'époque de la pensée positiviste, où les sociologues étendaient le champ de leurs études à des sujets tels que la religion et considéraient le fait religieux comme tout autre fait social. Car oui, la religion fait partie intégrante de notre culture, elle fait partie de toute civilisation humaine. Et oui, il est important que le fait religieux soit sujet d'étude au sein d'un enseignement humaniste et ouvert d'esprit. Mais cet enseignement, surtout s'il n'existe plus aucune alternative laïque, sera forcément libre de toute ingérence tendancieuse, que celle-­‐ci soit religieuse ou non. Depuis votre prise de fonction au Ministère de l'Education nationale, vous annoncez l'abolition du cours de religion, tout comme la substitution du cours de morale par un cours d'"éducation aux valeurs". Et tout se passe comme si l'introduction d'un tel cours était un acte novateur dans l'histoire de l'éducation luxembourgeoise -­‐ alors que le cours de formation morale et sociale, en place au Luxembourg depuis 2001 et s'inspirant du modèle allemand du cours "Praktische Philosophie", traite justement ce que vous prétendez innover : des réflexions éthiques au sujet de la vie en société et des "valeurs" d'une société. Ce cours, qui accorde d'ailleurs une place importante au fait religieux, est régi par le principe du libre examen : il n'existe, sur le terrain des opinions, aucune primauté, aucune autorité d'une idée sur une autre, si ce n'est celui du "zwanglose Zwang" du meilleur argument (selon la formule célèbre de J. Habermas). Par contre, ce que vous innovez, en passant, c'est l'institutionnalisation de la prise de pouvoir d'agents externes sur le contenu de l'enseignement luxembourgeois :


« Le Conseil des cultes conventionnés est consulté régulièrement, dans le cadre du futur cours commun « éducation aux valeurs », sur les questions philosophiques et religieuses ». (article 12) Voilà un article qui me fait froncer les sourcils! Quelle forme prendra cette "consultation" et quelles en seront les retombées sur le quotidien scolaire? En tant qu'enseignant, devrai-­‐je, au futur, me plier aux doléances émises par le Conseil des cultes, face à des sujets tels que l'homosexualité ou l'euthanasie, par exemple? Ou devrais-­‐je tout simplement faire abstraction de ces sujets... les rendre tabous? La position des religions est, souvent encore, empreinte d'une pensée dogmatique; elle se réfère à une métaphysique religieuse qui, je l'accorde bien, est pertinente pour celui qui "croit". Mais elle ne permettra pas un dialogue sur base de critères rationnels, car la métaphysique religieuse, justement, est exogène à toute argumentation rationnelle. Comment entendez-­‐vous concilier l'inconciliable à ce sujet? De plus, Monsieur le Ministre, où fixez-­‐vous les limites pour cet élément novateur qui permet à des groupes d'intérêts, voire des lobbies, de prendre influence sur l'enseignement? À quand, par exemple, des consultations auprès du secteur bancaire pour déterminer le contenu du cours de sciences économiques? De façon plus générale : comment justifiez-­‐vous le droit d'ingérence d'un, voire de plusieurs groupes d'intérêt dans l'enseignement? En accordant aux cultes (et aux associations laïques) ce droit d'ingérence, vous ôtez la distance critique par rapport au sujet d'études et vous privez l'élève de son droit à une éducation "neutre", séculaire, exempte de toute prise d'influence, que celle-­‐ci soit religieuse ou non. En quelque sorte, vous ré-­‐introduisez l'élément transcendant dans l'étude des religions -­‐ et, ce faisant, vous faites revenir l'éducation luxembourgeoise à une ère pré-­‐ positiviste. Bref, vous dites vouloir séculariser l'enseignement, alors que vous accordez aux cultes un pouvoir sans précédent. Vous dites abolir le cours de religion mais, de facto, vous abolissez le cours de morale! Reconnaissez au moins ces faits... car vous savez, il ne faut pas prendre les enfants du bon dieu pour des canards sauvages! Daniel Luciani Professeur de formation morale et sociale au LGE


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