RESTE

RESTE Gabrielle Lubliner

1.

SYRIA

Depuis quelques années nous assistons au quotidien meurtrier de la Syrie. Comme tout un chacun je vois les ruines à la télévision, je vois les blessés à la une des journaux.

Impuissante, je m’intéresse néanmoins de près à leur vie depuis le jour où la révolte a commencé.

Un jour où je fouille dans les photos de famille je trouve deux enveloppes sur lesquelles on peut lire « Syria - Été 1994 Sylvie Valentin Mickaël ». Je reconnais mon frère et ma mère, quelques années avant ma naissance. Ils portent des lunettes de soleil et des chapeaux, ils ont l’air de passer de belles vacances.

On m’a dit un jour que la mémoire c’est un tiers d’oubli, un tiers de fiction et un tiers de réalité. À travers leurs photos j’entreprend un voyage que je ne pourrais jamais faire dans un pays qui n’existe plus.

Certains traversent la rue,

peut-être que d’autres attendent le bus.

Certains se retrouvent sur un banc pour discuter.

Le soir tombe,

l’air est doux.

Il y a de la poussière autour de nous.

La rue est bruyante,

envahie par les voitures qui klaxonnent, les gens qui parlent fort, les enfants qui rient. À Alep un soir d’été 1994 les gens vivent.

Ce matin nous sommes montés tout en haut du Krac des Chevaliers. J’ai cherché la ligne d’horizon,

derrière les nuages il y a ce désert infini. Je n’ai pas trouvé la ligne et j’ai laissé mes yeux se perdre.

Derrière il y a Barbara qui chante

« Dis, quand reviendras-tu ? »

Elle dit que le temps qui passe

ne se rattrape guère.

Et je regarde cette image,

je remonte le fil,

et je fais mentir Barbara.

Fichiers manquants.

NOÉ - ÉTÉ 2001 - NORMANDIE - FRANCE

INCONNU - ÉTÉ 2013 - ALEP - SYRIE

Mon frère a neuf ans quand il prend cette photo.

Il aime les vieilles voitures et les camions.

Il se rappelle les bus abimés, les sièges en simili cuir sur lesquels on bascule.

Les chauffeurs ne conduisent pas tous très bien.

En Syrie mon frère photographie les vielles voitures, les bus et les camions qu’il ne connaît pas.

C’est à ça que ressemblent les vacances.

DIMANCHE

AUJOURD’HUI ON EST ALLÉ PRENDRE LE SOLEIL AU PARC. ON A APPRÉCIÉ LE DÉBUT DES BEAUX JOURS. ON A PRIS NOS MARQUES, ON A RETROUVÉ LES SAVEURS DU PRINTEMPS. BIENTÔT ON S’HABITUERA AUX BEAUX JOURS, ON IRA TOUT LES JOURS AU PARC. ON SE PERDRA DANS LA MASSE DES GENS QUI RIENT, ON EMMÈNERA DES CHIPS ET DES PETITES TOMATES. ON EMMÈNERA DES LUNETTES DE SOLEIL ET DES NAPPERONS.

26 MARS 2017

J’AIMERAIS QUE CE SOIT TOUT LES JOURS LE PREMIER JOUR DES BEAUX JOURS.

Entre toutes les images, les images de la flamme — les naïves comme les plus alambiquées, les sages comme les folles — portent un signe de poésie. Tout rêveur de flamme est un poète en puissance. Toute rêverie devant la flamme est une rêverie qui admire. Tout rêveur de flamme est en état de rêverie première. Cette admiration première est enracinée dans notre lointain passé. Nous avons pour la flamme une admiration naturelle, on ose dire : une admiration innée. La flamme détermine une accentuation du plaisir de voir, au delà du toujours vu. Elle nous force à regarder.

La flamme nous appelle à voir en première fois : nous en avons milles souvenirs, nous en rêvons tout à la personnalité d’une très vieille mémoire et cependant nous en rêvons comme tout le monde, nous nous souvenons comme tout le monde se souvient — alors, suivant une des lois les plus constantes de la rêverie devant la flamme, le rêveur vit dans un passé qui n’est plus uniquement le sien, dans le passé des premiers feux du monde.

Gaston Bachelard, extrait de La flamme d’une chandelle (avant propos), 1961

Elles sont des cartes postales idylliques.

Elles sont des histoires qui resteront secrètes.

Elles sont un univers perdu.

Dans mes pensées, dans mes songes, elles habitent mes jours et mes nuits.

Elles sont un souffle, une respiration au beau-milieu des bruits de la ville.

Elles sont ce que je ne sais pas.

Un rêve de touriste, de poète, d’explorateur, de paumé, de fragile.

Elles sont un lieu où les choses durent.

Je dérive et je flotte, ici, je reste.

2.

LES DISPARENTS

Au XVème siècle Pic de la Mirandole, philosophe et explorateur, part à la rencontre de tout les savoirs du monde. À ce propos il écrit : « Caché ce qui sera révélé ».

Je demande à mes proches de me raconter leurs souvenirs d’enfances, des anecdotes de leurs vies d’avant. Alors, reviennent aux mémoires disparues des images floues, des images perdues.

De toutes les histoires achevées il reste un amas de choses informes, de couleurs et de sentiments mélangés.

Ces images sont des photos de famille que le temps et les champignons dévorent, tout comme moi-même, tout comme nous tous. Ces images sont des photographies de ma famille et autres être organiques périssables.

Alors, nous tous revinrent en arrière.

Caché au regard des souvenirs de conscience, le maître de toutes nos prisons.

Oh enfance, oh jeunesse, parle moi.

Dis moi où se trouve tressé le noeud de mort qui me traîne à lui.

Si caché est ce qui sera révélé,

Montre moi d’où vient l’abandon, la violence, la peur, la joie, l’amour.

Sépare le faux du vrai.

Prêt à détester obstinément, mais en connaissance,

prêt à aimer en silence en attendant mon heure.

Il pourrait s’agir d’une renaissance,

mais ce n’est pas le cas.

Car enfin je me résous à vieillir, à mourrir au plus tard.

Et pourtant, je n’oublie rien de ce dont je me rappelle.

RESTE Gabrielle Lubliner

imprimé en 2017

Typographies: Helvetica DIN Condensed

Cette édition a été réalisée dans le cadre de l’atelier de Recherche et Création « ERRANCES » encadré par Thierry Moré, Anna Boulanger, Catherine Le Carrer et Annie Robin.

Merci à Philippe lubliner, Sylvie Saussois, Jacqueline Saussois, Valention Saussois, Noé lubliner

EESAB - site de Rennes

Errances en ligne : http://errances.fr Errances éditions : http://errances.editions.fr