Formules n° 1

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Jan Baetens & Bernardo Schiavetta

ÉCRIVAINS ENCORE UN EFFORT... ... pour être absolument modernes !

Telle sera l'une des devises de notre revue, dont l'initiative a été prise par deux écrivains qui ne sont pas Français "de souche", ni même d'origine francophone. Pour nous, le choix du français comme langue de réflexion et de création est cependant logique, dans la mesure où le français est le lieu par excellence de la modernité, et qu'il est utile de le répéter en ces temps où il est question du déclin de la culture française. Plus dangereusement encore, aujourd'hui la question même de la modernité semble avoir disparu de l'horizon littéraire. Le goût de l'expérimentation, le souci non académique des formes, le risque des manières d'écrire excédant l'attente du lecteur, le parti pris d'une solitude certaine, tout cela ne fait plus, depuis quelque dix ou quinze ans, l'objet d'aucun désir. A l'époque dite du postmoderne, lecteurs et auteurs en reviennent à ce qui est présenté comme la seule assise valable du commerce des lettres: le récit, le témoignage, l'aveu, le cri, bref la parole aussi franche, aussi immédiate et spontanée que possible, parée parfois, chez certains, d'un agrément de style très convenu, mais toujours aisément paraphrasable sur les plateaux de télévision. Ainsi, on est arrivé peu à peu à considérer la modernité comme une époque révolue, située quelque part entre le prémoderne et le postmoderne. Nous pensons, bien au contraire, que la modernité est toujours inactuelle et qu'elle devrait être comprise comme cet effort de tous les temps pour dépasser les limites admises du discours, effort que les avant-gardes ont réalisé en cassant les modèles du passé, dans une quête éperdue de l'unique, du "jamais fait". Mais ce filon iconoclaste est, avouons-le, désormais passablement épuisé. Occultée par le tapage des tendances iconoclastes, une autre voie de la modernité, radicalement opposée à l'expression romantique, privilégiait depuis longtemps le calcul conscient comme moteur de l'écriture. Cette voie est celle d'Edgar Allan Poe, postulée comme une «hypothèse ingénieuse» dans sa Philosophie de la composition ; celle de Roussel, révélée dans son Comment j'ai écrit certains de mes livres ; celle aussi (dans la lignée directe de Poe) de Mallarmé et de Valéry, qui faisaient naître l'oeuvre d'un travail sur les mots ou les formes; celle enfin des contraintes de Queneau et de Perec. La perte de crédit dont pâtissent aujourd'hui les anciennes avant-gardes, ne doit pas entraîner la disqualification de la modernité dans son ensemble. Bien au contraire, leur effacement relatif nous permet de suivre désormais cette voie occultée, où tout progrès est possible. Le progrès, cette notion périlleuse si elle est mal comprise, nous le définissons d'un point de vue technique, comme recherche du minimum de complication dans le maximum de complexité. L'avancée, alors, n'est plus fonction du rejet de ce qui précède: elle résulte moins de la très problématique invention ex nihilo que d'une reprise constructive des formes existantes : celles des avant-gardes, certes, mais aussi les plus "traditionnelles". Être moderne, ne consiste donc pas à vouloir être à la mode, dans ce qui est moutonnièrement contemporain, mais plutôt à essayer d'écrire mieux, d'intégrer au processus d'écriture la totalité des éléments en jeu, d'en exclure également ces aspects-là qui restent sans pertinence pour le projet en question. Cela touche, risquons le mot, à une volonté de construction, voire d'hyperconstruction. Aujourd'hui, en effet, de nombreux écrivains —dont les noms et les œuvres figurent plus loin— pratiquent ce que nous appelons l'hyperconstruction. Si leur point de départ a souvent été le constat de l'épuisement de la modernité avantgardiste, ils sont arrivés à cette nouvelle forme de la modernité par des voies indépendantes, mais guidés toujours par la même volonté de dépasser l'attente du lecteur.

1. Des bienfaits inattendus de la critique postmoderne Nous croyons que la perte de qualité littéraire qu'observent tant de lecteurs, s'explique probablement, chez les écrivains, par ce rejet de l'effort et du risque. C'est une idée fausse, en effet, de croire que les règles d'un discours, surtout si elles sont strictes et complexes, empêcheraient ce dernier de librement s'épanouir. Au contraire, dès qu'on rejette les conventions de l'écriture, le travail qui en résulte s'avère tragiquement proche des banalités informes qui nous traversent la tête chaque fois que nous croyons parler ou écrire directement. Comme l'a noté naguère Renaud Camus, la nécessité d'une discipline formelle trouve en ce point sa justification la plus radicale: «“Le naturel, c'est la culture.” Donc, plus vous croyez parler naturellement, plus vous êtes sincère et plus vous êtes parlé par votre culture, votre âge, votre milieu, etc. Ce n'est qu'en imposant à son discours des contraintes formelles toutes artificielles, où s'embarrasse le vouloir-dire, qu'on peut espérer échapper au babil implacable, en soi, de la Doxa. Ainsi l'écriture, au sens moderne du terme, s'articule-telle à une éthique.» Dans la production récente, beaucoup d'écrivains engagés un jour dans la modernité ont certes réussi leur reconversion à des pratiques plus immédiatement payantes, mais d'autres ont persisté, rejoints par des voix plus nouvelles, aujourd'hui malheureusement privées de tout appui institutionnel un peu solide. Ainsi, le déclin des revues, abondantes pourtant, puis l'absence de vraie politique éditoriale dans les collections qui ont fini par se ressembler les unes aux autres, c'est-à-dire à rien, enfin les difficultés de la librairie de création, ne sont pas pour rien dans l'impression largement répandue qu'il ne reste plus grand-chose de l'effervescence des deux décennies 1955-1975. Les efforts de P.O.L, surtout dans le domaine de la "poésie", et l'engagement de petites maisons comme Verdier ou Champ Vallon, avant tout en faveur de la "prose", ne doivent pas dissimuler l'arbitraire qui domine de nos jours la politique des éditeurs. La multiplication des proses et des poésies postmodernes, mollement écrites, conventionnellement iconoclastes, modérément tapageuses, jouant essentiellement sur le consensus des belles âmes intellectuelles et sur le bon sens et les grands sentiments d'un large public, n'a cependant pas eu que des effets négatifs sur la modernité. Les critiques formulées par les tenants du postmoderne nous ont permis de revoir l'idée que l'on se fait du moderne, et partant de la stratégie à mettre en pratique lorsqu'on prétend, comme c'est l'ambition de ces pages, faire œuvre de modernité. Les objections postmodernes peuvent, du moins en littérature, se ramener à trois grands types : —Premièrement, le triomphe du postmoderne a montré les limites de la surenchère iconoclaste où s'était enfermé ce qu'il faut bien nommer l'anti-formalisme, ou plutôt le formalisme transgressif des avant-gardes traditionnelles. —En second lieu, et de façon tout aussi salutaire, le retour à des formes de narration plus accessibles a rehaussé les pièges de la lecture moderne, trop souvent difficile à l'extrême, si ce n'est carrément impraticable.


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