L'Ermite et le Christ et autres nouvelles - Prix Littéraire Alain Decaux de la Francophonie

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Didier LALAYE

L’ERMITE ET LE CHRIST et autres nouvelles

Prix littéraire « Alain Decaux » de la Francophonie 2005/2006 Organisé par LA FONDATION DE LILLE Reconnue d’Utilité Publique

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PrEface De soixante nouvelles parvenues à la Fondation de Lille pour le premier concours littéraire de la Francophonie, en 1999 , nous sommes passés à presque deux cents pour la troisième édition, en 2006. La preuve est faite de l’intérêt suscité par cette initiative qui répond au désir, au besoin de s’exprimer, de se raconter, et d’émouvoir. Toute nouvelle, même la plus maladroitement rédigée, est une rencontre enrichissante, la concrétisation du lien permanent qu’assure la langue française entre les pays d’où proviennent ces nouvelles : Afrique du Nord, Afrique noire, Madagascar, Haïti, Asie, Europe centrale, Belgique, Canada et France. Tout lire, en répartissant ces textes entre plusieurs groupes de lectures est toujours facile, même si c’est un travail de longue haleine. Et je remercie tous ceux qui remplissent cette mission. Mais, pour les jurys, décider des prix et des mentions est moins aisé, face à la qualité des œuvres retenues pour leur écriture, leur thème, leur témoignage. Car, ce concours offre toujours une vision personnalisée de « l’ailleurs » que nous font partager les auteurs. Cet « ailleurs » , parfois en souffrance, qui nous est livré sans retenue, sans censure, avec peut être également l’espoir secret que son écho sera entendu hors des circuits traditionnels. Les voix d’écriture, de plus en plus nombreuses, sont pour la Fondation de Lille le moteur le plus puissant pour poursuivre cet engagement littéraire et lancer sa quatrième édition, sous le regard enthousiaste de mon ami, Alain DECAUX, Académicien, Ancien ministre, historien éminent et spécialiste de la francophonie. Je le remercie à nouveau d’avoir accepté de parrainer ce prix.

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Mes remerciements vont également au Ministère des Affaires Etrangères, à la Ville de Lille et au CIC Banque BSD - CIN qui soutiennent ce prix depuis sa création, contribuent à son développement, et permettent la publication des œuvres. Je souhaite à la quatrième édition du Prix littéraire « Alain Decaux » de la Francophonie un succès plus grand encore. Pierre MAUROY Président de la Fondation de Lille

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PALMARES CATEGORIE A - Francophonie Moins de 25 ans : « L’ermite et le christ » de Didier LALAYE - TCHAD ( Grand Lauréat) Plus de 25 ans : « Ailes virtuelles » de MOUNYZ - TUNISIE Mentions : « Le monde hostile » de Djiddi Ali Sougoudi - TCHAD « La danse du vent » de Hervé Sourou KANMODOZO - BENIN CATEGORIE B – Nord-Pas-de-Calais / Belgique Moins de 25 ans : Aucun prix décerné dans cette catégorie. Plus de 25 ans : « Un aller-simple » de Jérémie BELOT - FRANCE « Et s’il subsistait un doute » de Patrick LEDENT - BELGIQUE ( Grand Lauréat) Mention : « Retrouvailles d’outre trépas » de Roger STAS - BELGIQUE Scolaire : « Ecris » de Julia INISAN - Lycée Montebello de Lille - FRANCE Hors CATEGORIE ( FRANCE ) - Mentions : « Ex-il, Presqu’elle » de Emmanuelle URIEN ; « Combien de temps font dix minutes ? » de Hélène CARLES ; « A toi mon frère qui me tueras demain » de Sylvie TEPER. 5

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L’ERMITE ET LE CHRIST Didier LALAYE TCHAD

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idier Lalaye est né le 6 janvier 1984 au Tchad. La meilleure façon de le présenter est de reprendre ses propres paroles : « je suis un marathonien de l’écriture. Quand je n’écris pas c’est que je pense à ce que je vais écrire ! Etudiant en médecine, je voudrais à la fois guérir le physique et le psychique de mon monde ». En 2004 il a reçu le prix du jeune écrivain pour « les beignes du Père Noël ». La nouvelle ici présentée est celle d’une amitié hors du commun née dans des conditions tragiques.

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On m’a poussé comme un chariot dans la cellule. La clé a tourné dans la serrure comme si le cliquetis qu’ elle faisait avait été conçu pour dilater mes neurones en bloc. Tout était noir comme à l’intérieur d’un cachalot (sic). Je ne voyais même pas mes mains là, à dix centimètres de mon visage. Les grillons, les moustiques et les battements de mon cœur transférés pour l’occasion dans mes oreilles me faisaient entendre une rumeur comme il arrive d’en rêver pour avoir trop somnolé devant les films d’horreur. Le sol glacial achevait finalement de transformer mon air échaudé de dur à cuire en tout doux bonhomme de neige. Et ce fut le premier jour. Dieu a créé le monde en six jours à ce qu’il paraît. De ses gigantesques mains miraculeuses avait-il créé aussi la peine ? Etait-elle créée avant Lui ? Avaitelle fait sa propagande sans en référer au Saint-Esprit parce qu’elle était venue au monde avant Lui ? A la fin je me suis dit que jamais un truc pareil ne serait arrivé avant la Grande Fabrique. Sinon, pas un seul de Ses doigts de Potier ne se serait mu pour pétrir l’argile, et faire ce modèle faible qui ne demande jamais à naître mais à qui on demande tant de choses : l’Homme. Au fil des jours, mes yeux s’étaient habitués à l’obscurité. J’apercevais donc ce point brillant du plancher aux heures du déjeuner qui devaient correspondre à une heure de l’après-midi. Dans ce réduit de deux mètres de côté, j’avais vite chopé le virus de l’auto anéantissement. Je me surprenais à fouiller tous les recoins, histoire de m’expédier dans l’autre monde. Mais dans la pièce j’étais la seule chose hormis mon seau de merde qui exhalait une odeur de rat mort. J’étais donc devenu ermite d’occasion. Quelques mois plus tard, un nouvel instrument entra dans mon groupe. Ce n’était ni le grillon, ni les moustiques, ni mon cœur : la flûte, la basse, la batterie. C’est donc un quatrième qui ne respectait pas la mesure avec ce tempo très accéléré. En chef d’orchestre, je voulus lui demander d’aller au rythme. Combien de fois ai-je frappé sur le mur pour qu’il nous rattrape sur la gamme ? J ’ai scruté longtemps le noir et distingué deux verres luisants. Ce n’étaient pas mes yeux qui me jouaient un tour. J’ai reconnu le regard affamé d’un rat. Je lui ai jeté quelques miettes de ce qui restait dans mon assiette. J’avais enfin un compagnon. Robinson Crusoé venait de rencontrer Vendredi. 2 /0 /200 15:26:21


Le lendemain, mes doigts me faisaient mal. Au toucher, des cratères creusés par les dents de rat. Putain, quel ingrat ! Assassin ! Criminel ! Quand j’ai aperçu les deux yeux de verre, en un réflexe, j’ai levé l’assiette au dessus de ma tête comme un boomerang devant servir à l’assommer. Mais le coup n’est pas parti. Je ne pouvais pas tuer mon seul vrai compagnon. Je lui ai trouvé des excuses comme un maître qui refuse de donner zéro aux « petits savants » de la classe. Peut-être voulait-il lier amitié avec moi par le pacte de sang. Après, je m’extasiais au bruit de ses bonds et de ses cris dès que l’assiette grinçait en entant par la chatière. C’est en Pavlov que j’ai conditionné mon chien de rat. Dire qu’il m’a fallu venir jusqu’ici pour me découvrir le talent de dresseur de bestiole. Cependant, Je décidai de jouer à Barbe Bleue, « la chambre interdite ce sont mes doigts ». Je lui donnai un nom, celui de mon meilleur ami Christophe qui devient « Christ » au diminutif. C’était mon Christ. Jésus est mort pour mes péchés m’avait dit le catéchiste. C’est ce type qui voulait faire porter des fardeaux aux honnêtes gens pour rien. Pour ceux qui le croient, Jésus est un sauveur, mais de qui ? Le mien c’était ce bon rat qui avait brisé ma solitude. Je me retrouvais hypocritement à penser que j’avais toujours aimé les animaux plus que les hommes. Les premiers quand vous vous conduisez bien avec eux ne vous détestent pas. Christ lui aussi se sentait bien. Toute sa peine consistait à reconnaître le grincement de la gamelle sous la porte, pour manger à satiété. C’est sans doute à regret qu’il regagnait son trou. S’il avait pu dire un mot, il m’aurait appelé « Houz » au lieu de Houzibé, familier non ! Nous étions de grands amis après tout. J’en ai profité pour demander pardon pour tout le mal que j’avais causé à ses semblables.

Je retourne deux ans en arrière. ................................................... Le rat, c’est bien ce truc poilu et dégueulasse avec un museau qui fouine partout et ne vous laisse pas le temps de vous concentrer. Ce matin, je me suis réveillé tôt pour vérifier ma souricière. Il n’y a rien.

Je marche l’air crispé, les mains dans les poches .Un brouillard s’est installé sans prévenir depuis la nuit dernière et couvre tous les recoins de la ville. La visibilité quasi nulle ne me gêne pas pour autant. Cette rue, Dieu seul sait combien de fois je l’ai empruntée. De temps à autre, des klaxons et des jurons me font sursauter. J’arrive au bout de la rue, mon lieu de travail, le bâtiment des pompes funèbres. Le patron, un pansu au gros crâne dégarni, toujours à l’heure, s’est foutu comme d’habitude dans une veste pas à la mode et des

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Aucun rat n’a été pris mais l’appât a été quand même consommé, ce qui augmente ma colère. Je regarde du côté de l’assiette empoisonnée au « tuez rats », ce truc qui fait la une de la publicité dans la ville et qu’on trouve partout, à l’hôpital, dans les prisons, à l’école et il paraît que même à la Présidence, on l’utilise contre ces bestioles qui ne laissent aucun répit. Un rat gîte, tué net par le fameux produit. Je crie victoire. Christophe émerge de son sommeil en bougonnant. Lui, n’a jamais été dérangé par les rats, même si ces derniers nous rongent les doigts, les chaussures et les livres. J’habite chez lui depuis un mois, depuis que j’ai quitté ma famille parce que le bruit court que je ne suis peut-être pas le fils de M.Hissein, ajouté au fait qu’un matin ce dernier m’avait dit que personne ne pouvait se vanter d’ avoir un fils comme moi. Christophe me l’a certifié un matin et a promis de me révéler le nom de mon vrai père. En attendant, je dois loger chez lui. Il est cruciverbiste dans le journal « Le temps », un hebdomadaire de la ville.C’est par cette voie qu’il compte me livrer son message alors que je veux la vérité tout de suite. Menaces, lames sous la gorge ne l’ont pas fait changer d’avis. Deux semaines après notre entretien, j’ai déjà les premiers mots. Pour la première semaine, numéro neuf, verticalement, pronom personnel, deux lettres : tu. Numéro neuf, horizontalement, verbe ; deux lettres : es. Pour la deuxième semaine, numéro neuf ; verticalement, « ce que Œdipe était pour Laïos » ; quatre lettres : fils. Numéro neuf, horizontalement, préposition, deux lettres : de. Je sais que ces premiers indices n’ont aucun intérêt mais Christophe essaie de me retarder le plus possible ou jouer avec mes nerfs. En tout cas pour le reste, je serai fixé aujourd’hui même, le jour de parution de « Le temps ».

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chaussures d’un autre âge qui ne lui arrivent jamais aux chevilles. Il ferait un bon personnage de Disney, surtout Picsou à cause de son avarice sans pareille. J’entre et viens directement me changer. Arrivent enfin les collègues et le travail commence dans l’ambiance habituelle. On pouffe de rire devant ces corps nus qui ont toujours quelque chose de comique. Un trou du cul débordant, un sein plus gros que l’autre, une cicatrice sur la fesse, une verge incirconcise… sont des antidotes pour ne pas être dégoûté en brossant ces cadavres rivalisant de puanteur. Je suis tombé sur le corps du maire de la ville. Ah !la veine ! Ce qui me fait rire n’est pas cette odeur de rat mort qu’il dégage. Ce n’est pas non plus de le retrouver, là tout nu alors qu’il nous faisait peur lorsqu’il venait faire des contrôles ici, lui-même, quand il en avait marre des démangeaisons causées au cul par le fauteuil communal. Ce qui m’amuse n’est pas le fait que je peux me venger en touchant tout sur son corps mais qu’il n’a qu’un seul testicule. Comment ce singe avec une seule couille a-t-il bien pu nous tenir la dragée haute, mieux qu’un homme qui en a une bonne paire. Je ne peux m’empêcher d’un geste en direction de Baadi, le plus jeune croque mort. Il accourt très vite. Dans sa main, je remarque un numéro de « Le temps » que je lui arrache. Il n’y comprend rien bien sûr et boude. Mais déjà, je l’ouvre direct à l’avant-dernière page, celle des jeux. Numéro neuf, verticalement, le premier rival, quatre lettres. Numéro neuf, horizontalement, le plus grand des anges, six lettres. J’ai là, la clé de l’énigme mais je n’y comprends pas grand-chose et me fait aider par Blaise, l’intellectuel du coin. Je retrouve les deux mots solutions : père et Michel. Il ne s’étonne même plus de mon intérêt soudain pour les motscroisés. Je formule donc le message de Christ : « Tu es fils de Père Michel ». Ainsi donc, tous ces ragots étaient fondés. M. Hissein, cet homme qui passe le plus clair de son temps à s’enivrer et à battre maman n’est en fin de compte pas mon père. Dieu merci. C’est vrai que je me suis toujours dit qu’une canaille de cette espèce ne pouvait pas avoir un lien étroit avec moi. Un prétexte de plus pour être content de ne pas être son fils. La solution à l’énigme est moi tout craché, m’avait dit Christophe. Père Michel, ce porc gouâtreux, même dans mes rêves les plus cauchemardesques, je n’aurais jamais imaginé que je lui ressemblerais. Mais quand la parlotte publique se saisit de la pâte à modeler les propos, elle peut lui donner les formes qu’elle veut. Et parfois, elle a raison.

Je sors du bâtiment plus tôt que prévu. Le patron me hèle mais je ne lui accorde aucune attention. J’ai envie de tomber nez à nez avec le Père Michel, cette tarte jambon sur pattes. « Je ne poserai pas deux fois la même question sinon, je te bousillerai ta face de cochon avant de te faire manger tes couilles d’homosexuel dégoûtant. Ce n’est pas que je t’en veux pour les petits catéchumènes que tu traînes dans ton lit pour une tranche de pain. Tu verras seulement l’expression de ma totale détermination. Je ne t’en veux pas non plus pour ton rôle d’agent secret pour le régime des dinosaures du pays, tous ces gens que tu as livrés à la mort par le biais de la confession. Je t’en veux pour ma cause seulement ». Avec cette foule d’idées, d’images et de sons, je ne remarque même pas que le brouillard s’est retiré. C’est par temps clair que j’arrive à la paroisse et sonne au bureau du curé. J’entends un grincement et la porte s’ouvre. Le père Michel apparaît. - Bonjour Richard, je ne t’attendais pas. Tu veux te confesser Je fais non de la tête. Le scénario que je me suis mis en tête s’est écroulé soudain. Mais je sens quand même que je ne vais pas me laisser malmener. - Entre ! Comment- va ton père ? - Je ne sais pas. Je n’en ai pas d’ailleurs Et là, le salaud feint la surprise. - Tu veux te confesser ? La question revenait encore. Entre en moi. Se disperse dans ma tête. Je réponds pour le désarmer : - Pour ensuite m’envoyer au gnouf, cher détective ? Le pirate recule d’un pas, lève son épée et attend. Je l’attaque et frappe le premier coup : - Tu connais ma mère ? - Mais bien sûr, Richard. Elle vient à l’église non ? Je recommence l’attaque : - Tu connais tout le monde à l’église ? - Je connais la majorité. Il croît gagner du terrain. Mais je frappe encore. Mon arsenal n’est pas près de se vider : - Pourquoi ma mère n’est pas du reste ?

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Le pirate essoufflé recule jusqu’au bout du pont, prêt à tomber à l’eau : - Excuse-moi Richard, je ne te comprends pas. - Voilà, je vais te dire qu’il y a une famille qui nous ressemble. Tu es Dieu, je suis Jésus et M. Hissein, c’est Joseph. Le gros prêtre, tout émasculé, baisse la tête. Une larme coule sur sa joue gauche qui fait monter une colère sourde en mon for intérieur : - Pourquoi m’as- tu renié ? Tu aurais pu au moins m’aider à étudier. A vingt ans, je suis croque-mort. Tu t’en rends compte ? - J’avais peur…je suis prêtre… Il ne peut plus continuer et prend l’air le plus triste de la terre. Blasé, je n’en ai cure. Ma colère, à présent est à son comble. Moi le Lucky Luke je vais donner une leçon au malhonnête cow-boy du Far West. Reste plus qu’à tirer l’épée et me rendre justice. Je sens dans ma main crispée au niveau de la ceinture, quelque chose de dur. C’est le manche de mon couteau. Je vais donc faire un malheur. Le combat entre Œdipe et Laïos peut commencer.

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Ce matin, Christ ne s’est pas montré du tout. Aujourd’hui ? Demain ? Hier ? Je ne sais pas. Les jours s’espacent par des nuits. Mais s’il n’y a que le noir, s’il faut parcourir le mur du bout des doigts pour trouver le seau qui sert de toilettes, on ne peut savoir quel jour on est. Les jours se comptent donc par le nombre de repas et un morceau d’os sert à tracer mes bâtons jours. Pourquoi Christ ne se montre t-il pas ? Est-il pris dans une souricière ou a-t-il mangé du poison ? Impossible puisqu’ ici on ne distribue même pas de « tuez-rats ». Est-il peut-être entre les dents d’un maudit chat ? Dieu veut-il m’enlever mon seul compagnon parce que j’ai tué un de ses hommes ? Ce Michel n’était pas un ange et même pas plus en odeur de sainteté que moi, un laveur de cadavres puant la musaraigne. C’était le plus infâme des êtres vivants qui se cachait sous cette soutane ; homme politique , adultérin, renégat et pédéraste. Les religieux n’ont jamais été tous bons depuis le début du monde. N’ont-il pas tué Robin des bois, Jeanne D’arc et Galilée lui-même ? N’ont-il pas fait monter des tyrans 12 12-1

au pouvoir ? Je suis arraché à ma méditation par un petit bruit familier. Quelque chose grimpe sur mes pieds et s’arrête devant moi, impavide. C’est Christ. Pour la première fois, je le touche. Un « Oh ! » réflexif fuse de mes lèvres. Il a perdu une patte, une oreille et un œil. Le sang encore humide me fait comprendre qu’il vient de s’échapper. Il vient de connaître une prison plus atroce que la mienne. Je lui jette quelques miettes. A peine ont-elles touché le sol que Christ avale tout avec une avidité pantagruélique. Le reste du temps, il ne cesse pas de « gémir ». Il ne regagne pas son trou comme d’habitude et se contente de se lover au creux de mon genou. Le sommeil me revient sur des paupières lourdes mais je suis réveillé aussitôt par des bruits de pas et des coups sur la porte : « Houzibé Richard, Matricule 116, vous allez être transféré dans un autre pénitencier ! ». Le gardien repart, mission accomplie sans savoir si je l’ai entendu ou non. Pourrai-je seulement lui demander l’autorisation d’emmener Christ avec moi ? Le temps n’est plus aux négociations. Malheureusement. Quand tu es taulard, tu ne donnes jamais ton avis, on décide tout à ta place, même la façon dont tu vas être exécuté.

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Je me replonge encore deux ans en arrière. Je suis debout devant la barre et pourtant je n’entends rien. Je contemple seulement ces hommes en noir tous aphones pour moi. Je vois des lèvres remuer. Sans plus. Comme dans un mauvais rêve. Ils m’ont posé tellement de questions que je ne sais plus comment répondre. - Reconnaissez-vous avoir porté des coups mortels au curé de la paroisse Saint Jean ? - Pourquoi avez-vous tué le père Michel ? - Qui était-il pour vous ? Ce n’est pas ici que je vais tout déballer. Je ne vais tout de même pas leur dire que le curé était mon père. Beaucoup ne me croiraient pas. Evidemment. Ce n’est pas à eux que je dirai qu’il se tapait les gamins de l’église pour assouvir ses fantasmes dégueulasses. C’est inutile, je savais depuis le premier jour que je ne dirais jamais rien. Cette boule à la 13 2 /0 /200 15:26:22


Je saisis Christ promptement et l’escamote. On me tire dehors et les menottes se referment sur mes poignets. La lumière du jour est aveuglante. Après deux ans dans le noir, je n’arrive pas à ouvrir les yeux. Tout me paraît vertigineux. Je m’arrête pile. Un coup de fouet me meurtrit la cuisse gauche. Mais…Madre de Dios ! Christ est dans la poche gauche de mon pantalon ! Ce dernier ne bouge pas. Est-il mort sur le coup ?

On me pousse avec une vigueur herculéenne dans le fourgon. J’ouvre doucement les yeux, je suis assis entre deux gros policiers qui me jettent des regards sans expression. Leur bruyante respiration se confond avec le ronflement du moteur. A travers le pare-brise, je vois que la ville a un peu changé. Qu’est devenue ma mère après tout ce temps ? Peut-être toujours en train de ployer sous les coups de son mari. Sans doute… Quelque chose remue dans ma poche. Christ n’est pas mort. Il ne peut mourir ainsi. Il n’est plus un rat comme les autres et si la vertu se trouvait dans le travail, il n’en a plus puisqu’il ne s’efforce pas d’aller chercher sa pitance. Et moi, je n’en ai plus aussi, à partir du moment où je ne suis pas libre de faire ce que je veux. Nos vices se sont croisés et entrelacés même. Il est peut-être gémeaux lui aussi, ce cher Christ ? Dans ce cas, nos destins sont liés. Nés sous la même étoile. Soudain, le refrain d’un de mes textes de rap me monte aux lèvres sans prévenir. Faisant fi des deux masses de graisse, je me mets à brailler : Le rouge, je vois rouge, danger Dangereux le frisson de la tête au pied. Grand est mon chagrin d’une vie partie en fumée Du gouffre à l’abîme toujours la même foulée Pour ce marathon sans limites, les dés sont pipés Je vois le temps qui passe mais le jeu n’est plus à jouer. Sauvé ! Ils ne m’ont pas fouillé et en plus m’ont ôté les menottes. Je ne me suis fait aucune supposition quant à la pièce que je vais occuper. Cela importe peu. Avec Christ, je me sens aussi fort qu’un lion. Le nerf de bœuf est passé à côté de lui sans le toucher et qu’il m’ait brûlé la cuisse ne me dérange pas si mon rat est sauf. Il tremble cependant de tout son corps. Il a peur mais pas de moi car il ne me fuit plus. Je peux le caresser à mon aise et même lui parler comme à un humain. D’ailleurs, il n’y a aucun trou où il pourrait éventuellement se cacher. La nouvelle cellule est une petite pièce située au fond de la prison. De loin, j’entends le bruit des pas des gardiens et les cris des détenus sur lesquels ils se défoulent pour se calmer les nerfs. Les rayons du soleil s’y infiltrent sans difficulté. Mêmes dimensions que la précédente mais au moins avec lit, un matelas avec drap. Je peux tout voir : les araignées, les moustiques, les cafards et …les scorpions. Je pourrais tracer mes

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gorge qu’une rasade d’eau n’a pas réussi à faire disparaître est devenue encore plus grosse. Malgré les démarches de l’avocat commis d’office, je n’ai pas lâché un seul mot. Le secret est toujours resté enfoui au fond de mon âme. Mais pour combien de temps ? Les « snif ! » de ma mère dans l’audience me vrillent les oreilles. Elle sait pourquoi Père Michel est mort. Je me retourne de temps à autre pour lui signifier ma haine. Ce meurtre, je ne le sens pas mais je me rappelle quand même mon acte décisif – pas de Sisyphe, je ne le regrette pas – celui de ma main droite fermée sur le manche de poignard qui par six fois s’était abaissée sur la face dorsale du cou goîtreux du prêtre. J’entends encore le cri fauve, je vois le filet rouge sortant du trou béant et se répandre sur le bureau. Je sens toujours l’odeur écoeurante du sang infâme. Cependant, je n’ai plus en tête les images de ma sortie et de mon arrestation… Un coup de marteau final m’envoie entre deux gigantesques gendarmes pansus, l’uniforme trempé de sueur. Avant d’être jeté dans le fourgon, j’ai le temps d’entendre un bonhomme de carnaval, mon avocat. Celui-là même que j’aurais aimé croqué entre deux tranches de pain me dit : « Tu n’as pas été coopératif, tu es planté pour vingt ans ». Vingt ou trente, cela m’est égal. Si c’était à refaire, je lui couperais la tête avant de lui faire boire son propre sang, à ce Michel. Ensuite, aller chez moi faire la même chose à ma mère et à M. Hissein avant de m’expédier moi-même dans la tombe. - 5 - Un bruit de clé tourne dans la serrure. Le geôlier me lance : « debout ! Vous allez être transféré ! ».

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bâtons - jours sans trop de problèmes. Avec un morceau du bois du lit, je bricole une patte de fortune à Christ pour remplacer celle qui a été coupée. Un bandeau noir arraché à ma culotte me permet de cacher son orbite creuse. Ce qui lui donne un air de vrai pirate. On dirait Capitaine Crochet recherchant Peter Pan. Dieu pourrail lui prêter vie pour les dix-huit autres piges qui m’attendent ? j’essaie d’écarter cette idée de ma tête. Le bonheur, je voudrais le conjuguer au présent pour ne pas devenir fou très rapidement. Ce matin, j’ai demandé du papier et un crayon au gardien pour commencer à écrire mon histoire. Il faudrait qu’au moins j’immortalise ce rat, mon compagnon de misère et que je me soulage de tout ce poids qui m’assaille. Le gardien se présente : - Matricule 208, un « tuez-rats » pour vous ? - Non ! J’ai presque crié. Comment s’imagine-t-il que j’ai encore besoin de ce sachet assassin ? J’aurais envie de tout sauf d’un raticide en ce momentlà. Epilogue cruel Christ a maintenant l’habitude de sortir quand les miaulements des chats cessent par moment et revient toujours sain et sauf. Ce jour-là, il est encore sorti et voilà qu’il revient me tirer de mon sommeil. Il saigne de partout, sa patte en bois broyée, son bandeau déchiré. Il s’est sans doute échappé d’un maudit chat. Mon rat se meurt et moi je le regarde impuissant. Il pousse un cri et tombe sur le côté. C’est fini. Je n’avais pas imaginé que cela arriverait aussi vite, du moins de cette façon. Comment faire ? Je vais sans doute crever pour cela ou je deviendrai fou. Nos destins sont liés et cela doit être ainsi jusqu’au bout. Nous vivrons ensemble et nous mourrons ensemble (sic). Dieu vient de tourner le zodiaque. Je regarde le petit corps sans vie, « Christ mort pour mes péchés ». Pas par la croix mais par un chat – pas Chat Botté – pas ingénieux, seulement méchant. Ma décision est prise à la seconde qui suit. Il ne faut pas forcer le destin. Christ ira-t-il en enfer ? Même Jésus – je vois mal comment il a racheté les hommes – est allé au paradis, comment Christ n’y iraitil pas ? Existe-t-il des rats au paradis ? Je sais que je vais bientôt le 16 16-1

rejoindre et cela me soulage. Aurons nous toujours le même lien qu’ici ? Car là-bas nous ne serons plus seuls. Le Père Michel y sera-t-il aussi ? Me laissera-t-on entrer au paradis ? Je laisse une phrase au charbon sur le mur pour faire réfléchir l’infortuné qui occupera la cellule un de ces quatre matins, et qui pour passer le temps se torturera à déchiffrer : « LE RAT EST MORT POUR MOI, JE MEURS POUR LE RAT ».

Ce matin, je demande un « tuez-rats » au gardien qui s’étonne mais me le donne quand-même. Je le serre bien fort dans la paume en entonnant ce refrain : Long est mon chemin Grande est ma peine Prêt pour le Golgotha Le paradis parait fiction. J’attendrai patiemment le moment du déjeuner pour saupoudrer mon repas de « tuez-rats ». Avant tout cela, je signe mon manuscrit que je vais glisser sous le lit. Peut-être qu’un jour quelqu’un se chargera de le lire, de le peaufiner car je n’ai pas le talent d’un écrivain pour deux sous.

Le 12 décembre 1993.

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AILES VIRTUELLES MOUNYZ TUNISIE

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ounyz est née en Tunisie en 1970. Mère de famille, elle travaille dans le secteur bancaire. Amoureuse de la langue française depuis son plus jeune âge, elle a participé avec des musiciens à la réalisation d’un spectacle de poésie francophone présenté en Tunisie et à Montpellier lors des Rencontres Méditerranéennes en 2002. Un recueil de ses poésies à également été édité en Tunisie « avec les moyens du bord ». Cette nouvelle entraîne le lecteur dans une réalité très conflictuelle : la formidable émancipation juridique de la femme tunisienne gangrénée par le poids des traditions et de l’autorité paternelle.

Un vendredi après-midi de Mars…Naïma et ses cheveux couleur châtain, bouclés en serpentins, sont penchés vers l’écran d’un ordinateur gris. Le bavardage arythmique du clavier remplit de cliquetis l’air de la chambre aux tons orangés de la jeune fille. Naïma sourit ; ses mains pianotent, se relèvent parfois, pour rester suspendues aux ondes de la pièce, pendant que sa tête se penche de côté, dans l’expectative du mot appelé mais encore absent de son cerveau… Puis, après admission de la locution arrivée quelque peu en retard dans le texte tapé, Naïma arrête, se frotte les mains – quatre frottements toujours, quatre gestes rapides d’affection entre sa gauche et sa droite – et reprend de plus belle la danse des doigts et métacarpes presque à hauteur de poitrine. Le balancement gai de la lourde chevelure reprend aussi sur ses épaules. Sur l’écran les E-mails se succèdent : arrivée, départ, réponse, re- réponse, avec des phases d’attente, aires de repos où Naïma range ses mains sur ses genoux, tourne la tête vers la droite et se regarde dans une glace pour mieux scruter cette adolescente un peu égarée sur cette terre, dans cette ville, cette rue et cette maison… Parfois, durant l’accalmie, Naïma jette un regard profondément désolé sur son livre de géographie, vainement ouvert sur le bureau à ses côtés. L’écran clignote, remue, s’étire, baille, puis s’exprime ; Naïma l’aide de son index gauche (car elle est gauchère). Robertabou@mondial.fr : Je ne t’ai jamais demandé quelle était la signification de ton nom dans ta langue ? Naïma-sage@mondial.fr : Cela vient du mot « naïm » qui veut dire opulence, sérénité, bonheur total. Comme tu vois, je ne porte pas bien mon nom, mon cher Rob. Robertabou@mondail.fr : C’est vrai ma pauvre Naomi… tu permets que je t’appelle Naomi ? Cela me trotte dans la tête depuis un certain temps. J’aime tant ce nom, et puis ça fait star … Tu es ma star à moi.

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Naïma-sage@mondial.fr : J’adore ! J’adore ce nom, je virtuellement les ailes que je n’ai femme distinguée, avec du chien, colle à ton image à toi de beau Aimes-tu vraiment les brunes ?

m’y sens autre, il me donne pas, il fait de moi une jeune quoi ; et je trouve qu’ainsi je grand blond aux yeux verts…

Robertabou@mondial.fr : Je kiffe grave les brunettes à grands yeux noirs et profonds, et à corps souple comme toi. Tu es si belle sur ta photo. Je te l’ai déjà dit, et je te le répète. Naïma-sage@mondial.fr : J’aime tant le lire, et le relire, et le re- relire ! Robertabou@mondial.fr : J’aime les brunes, j’aime ma brune, j’aime ta bouche sensuelle, j’aime ton esprit, ton intelligence ; je l’écris, le réécris, et le re- réécris. Je ne m’en lasserai pas !

Un Samedi, trois heures de l’après-midi, il pleut mais la température n’est pas fraîche pour la saison. Naïma s’est mis en « jogging », mais ce n’est pas pour courir, c’est pour être à l’aise. Naïma-sage@mondial.fr : J’ai pu, hier, voler une heure de papotage au salon de thé -pâtisserie prés du lycée avec mon amie de classe, entre deux cours…Nous avons beaucoup parlé de toi. Robertabou@mondial.fr : Ah, ah ! Et quelles sont les critiques bien placées faites par ces deux charmantes tunisiennes sur mon compte ? Naïma-sage@mondial.fr : Rien de bien méchant, voyons, tu le sais bien ! 20

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Mardi, la nuit est légère. Il est presque dix heures. Une vague de phrases musicales étouffées par un brouillard de sons évanescent amène sur le rivage de la fenêtre de Naïma la voix chaude et rauque de Sabah du Liban. Il n’y a dans la chambrette que le tic-tac du réveil et le cliquetis du clavier. Robertabou@mondial.fr : Où es-tu ma petite Naomi tant aimée, au beau visage photogénique et au regard doux parfois apeuré. Ma Naomi qui souffre de sa solitude et de son enfermement dans sa pseudo liberté et son pseudo entourage à nombreuses personnes si proches et si lointaines à la fois de son cœur et son âme. Je t’écris pour te dire de ne pas m’oublier, car tu supportes, comme un socle, mon besoin d’être aimé, moi qui suis entièrement libre, libre d’aller dans le monde sans que l’on me refuse sans cause un visa éventuel, libre d’avoir toutes les petites copines que je désire sans drame familial ou bouleversement social, libre d’entrer, sortir, assister à tout spectacle, lire tout ce qui me plaît, danser à perdre haleine, m’asseoir avec qui je veux, fricoter ou faire du sport, me mettre sur le dos ce qui m’agrée, libre avec comme seule restriction la loi et seules limites les secondes, les minutes et les heures… (Parfois, ma pauvre Naomi, j’ai l’impression que tu n’es libre que de penser et faire comme les autres). Eh bien, moi, le libre, j’ai besoin de toi, de ton sentiment pour moi, si noble, si rétro, si Tristan et Yseult, si Kaïs et Leïla ; où es-tu, toi et ton romantisme ? Mais existes-tu réellement ? N’es-tu pas mon rêve d’adolescent attardé, souvent apparu dans mon sommeil, qui s’est matérialisé sur les voies du réseau? Ecris- moi, Naïma, ma star Naomi, ma boîte E-mail pleure sans tes lettres. Naïma-sage@mondial.fr : Je suis là, toujours là, là, là, là…Où donc puis-je être sauf là ? Quel « autre part » sauf virtuel pourrait recueillir ma fraîche carcasse de jeune fille classifiée parmi les avant-avant-derniers dans le rang actuel de ce bas monde? Pourtant ai-je jamais demandé d’être dans ce rang ? Y aurait- il un jour un monde sans rang, un monde universel comme le sont vraiment 21

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les étoiles ? Et non pas ce monde trié et catalogué par l’homme qui se croit vraiment très intelligent ? Si ça se pouvait, je demanderais à Dieu de me ramener quand le monde sera universel. Bref, je suis là, ici, toujours ici. Je n’arrivai pas à m’endormir, c’est pourquoi je me suis mise à écrire. Pourquoi je t’écris à toi, spécialement à toi ? Parce qu’avant toi, j’ai essayé de correspondre avec des dizaines d’autres, mais tous ceux d’ici finissent par m’écrire des fadaises et pérorent sur mon corps et le sexe ; tous ceux de l’extérieur finissent par arrêter quand ils se rendent compte qu’ils ne pourront jamais me rencontrer. Tu es le seul avec lequel j’échange, je rédige, je m’exprime, je souris, je pleure et je saute de joie, de fil en fil par-dessus cette toile luisante et glissante qui constitue mon deuxième monde, le réel. Je suis une petite araignée heureuse de l’être quand elle est dans son milieu, et si malheureuse quand elle évolue à côté ! Tu es le seul qui répond aussi bien à ma réalité qu’à mon imaginaire. Même les mots sensuels prennent le bon chemin avec toi, fussentils un détour ou au contraire un raccourci. Et il est toujours bordé de paysages mirifiques, avec toi ! Je suis là, je t’écris, ce sont mes moments d’explosion vitale, mes moments de moi-même…Comment veux-tu que je ne t’écrive pas ? Naïma-sage@mondial.fr : J’ai essayé une nouvelle fois de me rendormir, mais décidément, rien ! Alors, me re-voilà. En t’écrivant j’oublie que mon père devient de plus en plus dur, de plus en plus nerveux, plus mes seins pointent et grossissent et plus mes lèvres s’adoucissent…Il a peur, peur même de mes regards. Il veut me préserver, lui qui m’aime énormément. Lui qui avait la réputation d’être « ouvert » d’esprit, il se renferme doucement, inéluctablement dans une coquille d’angoisse et de supputations insanes, dés qu’il s’agit de moi. Lui qui, durant mon enfance, riait même de mes gros mots glanés à tout bout de champ, veut à présent que je ne dise plus rien. La réalité, sa réalité, la réalité de ce monde schizophrène où j’évolue, l’a littéralement giflé : je deviens une femme. 22

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Il dit que ses yeux sont en train de s’ouvrir, en fait ils se plissent et se referment sur des spectres. Les spectres de la sexualité qui veut apparaître, de l’avenir qu’il faut construire si difficilement, de la société dont il faut maîtriser le mal. Et il a peur parce qu’il m’aime trop, te dis-je ; pas parce qu’il n’a pas confiance en moi. Peur des garçons que je peux rencontrer et de la prise de position qu’il devra avoir, peur des gens aux alentours qui peuvent « dire du mal de moi » et du moyen de défense qu’il utilisera, peur des dangers qui peuvent me guetter et de ne pas être présent à ce moment là. C’est ainsi qu’avec l’engorgement de son cœur par le flux de peur, toutes les paroles enregistrées durant son enfance sur la femme, ces paroles qu’il abhorrait pourtant, contre lesquelles il luttait pourtant – il n’y a qu’à voir comment il traitait si bien ma mère -, toutes ces paroles remontent à la surface, à cause de la force de ce flux bouillonnant. Elles remontent à la surface parce que je suis son enfant. L’angoisse du sang, l’angoisse des gènes, l’angoisse du passé inscrit dans les pensées… Demain, après le dîner, quand il sera bien rassuré de me savoir en sécurité entre les quatre murs de ma chambre, je t’écrirai encore, toi, mon secret, puisses-tu le rester à jamais, mon secret !

Mercredi, tard dans la soirée, Naïma, après un bon bain, a séché ses beaux cheveux châtains à grosses boucles avec son vieux séchoir bruyant, et les oreilles pleines de ronronnements quelque peu stridents, elle pense maintenant à ce désir lancinant de messages, de communication. Aussi, elle s’attable : Robertabou@mondial.fr : Ma petite Naïma, mon amour de Naomi, je sais que tu es maintenant dans la nuit solitaire de ta chambre, aussi je t’écris avant que tu ne le fasses, en caressant bien tendrement tes cheveux…qui doivent sentir si bon ! Naïma, tes problèmes et ta solitude m’étonnent. N’es-tu pas dans un pays avancé au niveau des lois en faveur des femmes, par rapport aux pays similaires ? Comment peux-tu être presque enfermée ? Je ne vois et n’entends que congratulations sur la modernité, la liberté, l’avancée de la femme tunisienne, ainsi que de la turque, d’ailleurs. Explique-moi comment tu peux avoir des difficultés, toi qui étudies, qui as le droit de 23

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choisir ton futur mari, etc… Naïma-sage@mondial.fr : Oui, tout cela est vrai. Mais tu oublies le plus important : les mentalités profondes, les traditions lourdes, séculaires, la mémoire des gènes, les transmissions misogynes déguisées en « bien pour la femme », héritages du combat entre les deux sexes gagné par l’homme, mémoire de générations ininterrompue sauf par des soubresauts de prise de conscience que « quelque chose clochait » ; et tout ceci malgré une structure familiale très probablement à l’origine matriarcale ! Dire qu’il y a de fortes chances que les Amazones aient existé en Afrique du Nord ! Enfin, toutes les interprétations dures de la religion, celles qui arrangent les mâles – c’est eux le plus forts !- font que quand la peur s’installe, on les choisit, parce qu’elles sont des armes : une arme doit être dure et cruelle, n’est ce pas ? Et toutes ces guerres dans le monde arabe n’arrangent pas les choses ! Elles font que les gens s’accrochent alors au passéisme ; puisque le passéisme prend le visage de l’identité, et que l’identité exacerbée est transformée en arme de défense. Tout ceci fausse la donne, et fausse les réactions, qui deviennent dorénavant impulsives et non réfléchies, et mêmes meurtrières, comme l’écrit Amine Maâlouf ! Quant à mon père, avec tout le reste, c’est surtout la crainte de tous les dangers qui peuvent menacer sa fille, amalgamée aux réminiscences de paroles entendues parfois durant son enfance, qui font son revirement, et qui déchirent son âme. C’est pourquoi je le ménage, je plie mes épaules vers l’intérieur jusqu’à en paraître bossue, afin de cacher ma poitrine, je reprends mes airs enfantins délaissés depuis un bon bout de temps, je m’habille assez strictement, avec des vêtements larges et assez longs, souvent comme un garçon, pour ne pas réveiller ces démons qui l’habitent, pour lui rappeler que je suis toujours « son bébé de Nana à lui », comme il aimait dire auparavant. Mais souvent, je me fais mal à ne pas vouloir lui faire mal…

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Samedi matin, il fait gai dehors et gai dans la chambrette orangée. D’ailleurs, un oiseau n’arrête pas de seriner, fier de son œuvre, une rengaine à cinq notes ! Aujourd’hui, Naïma a un cours de rattrapage, à onze heures précises, mais elle a encore le temps de pianoter, vu qu’il n’est pas question de sortir trop tôt. Naïma-sage@mondial.fr : Durant toute cette fin de semaine, tu m’as envoyé une myriade de petits messages brefs mais passionnés qui ont imprimé un arc-en-ciel dans mon petit cœur triste… Que Dieu te garde !

Un autre Samedi, après le repas familial de une heure : un borghol au mouton, monumental : Naïma-sage@mondial.fr : Robby, mon hobby; Rob mon job; ah! Le plaisir de l’interdit ! Tous ces petits messages comme des poèmes sont les plumes multicolores des ailes virtuelles que tu m’as fabriquées avec amour ! Les ailes qui m’emmènent vers un « autre part » impossible à atteindre en réalité, mais qui existe grâce à toi ! Le plumage vibratoire de mon moi… Robertabou@mondial.fr: : Aimes-tu mes réponses, petite Naomi ? Naïma-sage@mondial.fr : Elles sont exactement celles que j’attends… Dimanche, le lendemain, huit heures du soir, par temps maussade rendu aveugle par le départ du soleil et l’absence de lune : Naïma-sage@mondial.fr : Je t’écris à la hâte et en cachette, car « il » gronde de l’autre côté du mur, pour te dire qu’une dispute a encore éclaté. Pourtant ces derniers temps, mon père était cool, il m’a même laissé aller, hier soir, au théâtre municipal voir un spectacle avec mes voisines. L’une d’elles m’a prêté un joli pull noir qui dénudait légèrement les 25

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épaules. Au retour, il attendait pour être rassuré de mon arrivée, et patatras ! Il a vu le pull sur moi et est entré dans une colère folle. Il a lancé son bras et son poing sur mon dos… Naïma-sage@mondial.fr : Ca y est, il dort. Je ne sais plus que faire ni que dire. Pourtant, je l’aime tant ! Dire qu’il était mon complice face aux ordres et à l’ordre de ma mère ! Maintenant, c’est elle qui soigne mes chagrins, car elle les comprend…

Mercredi après-midi. Il fait froid pour la saison, et c’est arrivé après une période chaude d’un jour et demi. Aussi, il pleut sur Tunis. Il pleut de grosses gouttes drues et serrées sous un ciel uniformément gris et bas, comme une fatalité sous forme de chape de plomb. Tunis s’est habillée d’un haillon discontinu en filets d’eau parfois collectés dans une large flaque épousant les contours du goudronnage et du bétonnage des hommes. D’autres fois, l’eau va se perdre on ne sait où, curieuse et insolente, même jusque chez les gens. Souvent les flaques se gonflent comme un ballon de baudruche dans lequel on souffle, puis une partie du liquide s’échappe, pour courir affolé, vers une bouche d’égoût lasse et trop gavée, tant et tant qu’elle se met à vomir les restes de ses entrailles. Les gens, à chaque fois, stressent devant la menace d’être inondés. Aussi, Naïma laisse leur stress à ses parents et s’occupe de web. Naïma-sage@mondial.fr : J’essaye d’oublier. De me rassurer. Mais il y a quelque chose en moi qui ne veut pas être raisonné. Comment effacer ce corps qui dérange tant mon père ? Comment reprendre mes airs enfantins ? Comment faire pour le rassurer ? Il dit que je dois être fière d’être ce que je suis. Comment lui expliquer je le serais encore plus si ça ne se résumait pas à effacer son corps ? Comment lui donner des exemples d’autres filles de ma connaissance qui tout en gardant leur identité, se sont dégagées du joug de plusieurs siècles d’hommes pensant à notre place ? 26

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J’ai pourtant essayé ! Je me suis mise, dans des périodes de calme, à lui parler comme à quelqu’un qui l’ignore, du passé brillant des Arabes et des Musulmans, de penseurs morts et vivants ayant eu des idées et interprétations positives et évoluées pour la femme (les idées auxquelles il adhérait auparavant, quoi), mais il me répond comme s’il les avait oubliés ! Toujours, finalement, son angoisse reprend le dessus et il se dirige vers d’autres interprétations ; l’angoisse lui broie les bonnes idées, les bonnes dispositions, replonge sa cervelle dans le brouillard, et il s’emberlificote dans des explications irréelles … car, trêve de rigolade, il s’agit de sa fille, maintenant... les cartes sont abattues ! Se peut-il que pour les femmes le corps doive être plus regardé que son esprit ? Qu’il doit être prioritaire ? Et qu’il doive l’être par rapport à son utilité pour les hommes, pas par rapport à ses besoins propres ? Et tant pis si l’on fait souffrir l’esprit des femmes en faisant souffrir leur corps ? Alors qu’en vérité, le corps touché réagit sur l’esprit qui blesse alors le corps, et ainsi de suite, comme les frappes d’un pendule de fatalité qui ne s’arrête qu’avec l’étiolement de la personne. Une semaine plus tard, le temps est redevenu calme, l’orangé brille à nouveau. Mais l’ordinateur gris et le cœur de Naïma sont tristes… Robertabou@mondial.fr : Quel joli poème tu viens de m’envoyer par pièce jointe ! Je découvre encore un atout en ta personnalité si complète, si pleine de sensibilité, mais si triste ! Ce poème est si plein de mélancolie ! Une mélancolie qui n’est pas de ton âge, comme te l’a dit ton professeur de littérature française. Pourtant, ces temps- ci, tout marche bien chez toi, non ? Naïma-sage@mondial.fr : Robert, mon Robert tabou; à quoi sert de grandir, à quoi sert de vivre, si je ne suis qu’un corps à gommer, si je ne suis qu’un oiseau sans ailes? Rob, merci pour les heures de rêves, je vais m’en aller. 27

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petite vie… Une semaine, encore. Naïma était dans un trou noir du temps. Elle vient d’en sortir avec étonnement. Dés qu’elle a été sur pieds, elle a pensé à son ordinateur délaissé. Naïma-sage@mondial.fr : Me voilà de retour, Rob, ne t’en fais pas. J’ai bu un tas de comprimés et de gélules. On m’a fait un lavage d’estomac, horrible expérience ! A mon retour, j’ai naïvement cru que mon père allait redevenir comme avant. Mais non, cela ne fait qu’empirer ! Il a encore plus peur pour moi, et aussi de moi, maintenant. Il me soupçonne d’avoir eu un chagrin d’amour, d’avoir des problèmes au lycée, de me rebeller, il ne comprend pas qu’il est la cause de mon désespoir, et, figure-toi que je n’ose pas le lui dire de peur de lui faire irrémédiablement mal. Il embête en plus ma mère, maintenant, en lui répétant que je suis aussi têtue qu’elle. Ma pauvre mère, qui était habituée à plus de considération, en a perdu de sa superbe. Elle avait aussi une vie sociale assez riche, mais depuis quelque temps, et déjà avant ma « tentative », elle se voit confinée dans le désastre de la plongée de son ex-intellectuel de mari dans les suppositions incessantes et abracadabrantes murmurées à son oreille par le spectre pernicieux le hantant. Et voilà mon père qui, un jour, déclare qu’il faut me marier, un autre, qu’il ne me donnerait jamais à l’un de ces petits jeunes écervelés du temps présent, vu la fille belle et cultivée qu’il a. Il ne sait plus sur quel pied danser, ni à quel saint se vouer. Ma mère, elle, le sait, puisqu’en désespoir de cause, elle a suivi son amie chez son marabout préféré, un grand saint de la ville, pour nouer un ruban au dessus du tombeau et demander à cet homme mort depuis des siècles d’intercéder auprès du bon Dieu afin d’apaiser son mari et de le guérir de ses perturbations. Et tu sais ce qui a déclenché ma fameuse « tentative » ? Eh bien j’étais tranquillement en train de discuter, assise auprès de mon cousin, qui, comme toujours depuis l’enfance était venu papoter avec moi, quand mon père est entré dans une colère folle, arguant que nous étions trop « collés » l’un à l’autre. Et voila ! Mon cousin, un frère, s’est vu transformé en mâle malveillant et libidineux, et moi, je n’ai plus vu l’aboutissement du chemin de ma 28

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Robertabou@mondial.fr : Tu ne peux plus supporter tout cela, ma Naomi ; pars, mais pars ! Qu’attends-tu pour partir ? Nous, ici, à dix-huit ans, et surtout quand on ne s’entend pas avec ses parents, on part vivre sa vie… Naïma-sage@mondial.fr : Tu sais bien que cela ne se passe pas comme ça chez nous ! Celles qui osent partir vivre seules, c’est celles qui ont déjà réussi, ont obtenu un travail, donc à un certain âge, et surtout si le mari tarde à venir ! Où et comment vivrais-je si je partais ? Et puis chez vous, concernant les départs des enfants, c’est un peu trop tôt et trop jeune, à mon humble avis… Et puis, mon père, c’est l’image d’une partie de la société. Au dehors, je risque d’en rencontrer partout, des hommes comme ça, et ils pourront être plus inquiétants, puisqu’ils ne seront pas mon père. Non, Rob, continuons plutôt à nous écrire, puisque c’est mon seul apport d’oxygène. Robertabou@mondial.fr : Oui, écris-moi toujours, ma petite star, je veux rester ton oxygène, ta soupape, ton rayon de lumière, la principale cause de tes sourires et de tes rires, ta consolation. Peut-être qu’un jour tu pourras voir ce qu’est par ici l’autre monde, celui de derrière l’écran de ta télé, de l’autre côté de la mer… smack, smack et re-smack ! Et ne me laisse plus sans nouvelles durant de longues périodes.

Trois jours plus tard, un des oiseaux du toit s’est posé un bref instant sur le rebord de la fenêtre de Naïma, et une discussion s’est engagée entre lui et d’autres de ses congénères invisibles. Mais Naïma n’a pas le cœur à les entendre, elle qui d’habitude aime tant écouter les oiseaux en liberté. 29

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Naïma-sage@mondial.fr : Tu te rends compte, Robby, aujourd’hui, il m’a giflée ! Pour un rien, il était hors de lui ; je ne te raconte même pas l’incident, c’est trop futile. Et puis une heure après, repentant, il est venu dans ma chambre m’embrasser, puis me tenir un long discours sur la façon de s’habiller d’une « honorable » femme, sur son comportement, elle qui se veut digne et protégée…des hommes ! J’ai compris de toutes ces paroles que c’étaient eux qui nous mettent en danger, et qu’en même temps c’étaient eux les protecteurs éventuels. Mais je n’ai rien osé dire, ou il m’aurait encore taxée d’être têtue et de rien vouloir comprendre ! Et il arguait, démontrait, développait, interprétait, citait en référence… Et s’il me demandait un jour de sortir en foulard et avec manches longues en plein été ? Et s’il m’y obligeait un jour, moi qui supporte déjà si difficilement la chaleur de nos saisons chaudes ! Moi qui déteste suer comme un phoque, et qui déteste par-dessus tout, tu sais, la sueur amalgamée à la chevelure, et celle macérant dans les tissus et sur le corps, les collant à la longue les uns à l’autre! Moi qui conteste d’habitude les gens qui s’habillent trop, qui s’enferment dans une étuve de peur de « l’air » ! Moi qui aime tant avoir la peau et le cuir chevelu qui respirent la brise et les petits vents légers doux et parfumés des soirs de fins de printemps ou de fins d’été ! Et qui adore sentir les vibrations de ces chants aériens dans les méandres de mes mèches libres et au-dessus de l’implantation de chaque racine! Moi qui attrape facilement des eczémas, j’en aurai dans les oreilles, comme une de mes cousines qui en a fait l’expérience ; je ferai aussi, peut-être, des dermatoses dans le cou, puis je finirai après quelques années par l’alopécie, et j’aurai pour toujours sur moi cette odeur âcre de sueur refroidie dans les tissus, même aspergée de tonnes de parfum, et je serai alors obligée de me laver et me changer dix fois dans la journée… Je ne sortirai que très peu à l’air libre dans les journées chaudes et je chercherai le plus souvent l’abri des endroits fermés climatisés… Et ça va aller de pire en pire, avec le réchauffement du globe terrestre ! Plus de mouvements, plus d’air, plus de peau odorante… Je suis abattue, 30

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je vais boire un calmant et m’endormir. Quelque temps plus tard… Naïma-sage@mondial.fr : Tu ne sais plus quoi m’écrire, hein, Rob ! Tu es dépassé par les événements… Ne sois pas trop inquiet, tu sais, j’ai réfléchi : je me dis qu’il faudrait peut-être que je le porte, ce foulard. Il règlerait ainsi plein de problèmes, tout compte fait. Tout d’abord, il me donnera une grande liberté de sortir, puisqu’il rassurera mon père. Je pourrai faire presque tout ce que je veux, tu te rends compte ! Avec cette tenue vestimentaire, je ne serai plus embêtée ni dans la rue, ni à la maison ! A l’extérieur, plus de regards concupiscents, ni de mauvaises interprétations, plus de mots tordus, plus de risque de mains baladeuses, plus d’irrespect. A la maison, plus de doutes, de peur, et de restrictions ! Le tissu me protègera comme une armure des pensées négatives… Mon corps sera enfin effacé, je n’aurai plus de problèmes à cause de lui ; il se développera comme bon lui semblera, je n’aurai plus affaire à lui. C’est peut-être une fuite, mais cela vaut le coup. Moi qui voulais revenir à mon corps d’enfant, je n’aurai plus à souhaiter cette impossibilité, puisque je n’aurai plus de corps du tout ! Et puis cela deviendra facile de s’habiller, plus besoin de chercher ce qui m’ira ou pas. C’est énorme, n’est ce pas ? Et les désagréments que je t’énumérais dans mon dernier message, j’essayerai de les surmonter, je m’y habituerai. J’organiserai des rendez-vous avec les éléments de la nature, comme des rendez-vous d’amoureux. Ainsi, les jours de grands vents, je monterai sur le toit prendre ma dose d’air dans les cheveux et sur la peau, je danserai au son de ma radio cassette, je jouerai à cache-cache avec les traînées sinueuses de la brise du soir… car il n’y a presque jamais personne sur le toit de l’immeuble, surtout le soir ! D’ailleurs, je me baignerai dorénavant le soir, quand l’ombre protectrice aura rejoint les tissus pour me cacher des regards, l’eau m’enveloppera, sous ma robe gonflée par les flots pour que je la ressente sur toute ma peau… Et puis l’hiver deviendra ma saison préférée, car l’hiver je serai bien 31

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protégée du froid…Dommage qu’il ne dure pas longtemps chez nous ! Bref, je deviendrai une fille de la nuit et de l’hiver… Ne le suis-je pas déjà un peu ? Mais Rob, pour l’heure, et avant de prendre une décision, mon Robby, je te demande une belle lettre d’amour qui gonflera mon cœur de joie et de force. Ecris moi cette lettre, Robert, j’en ai bien besoin ! Robertabou@mondial.fr : Naïma, ma belle et douce Naomi, ma petite star cachée à moi tout seul, tes photos m’enivrent… Tu es semblable à une déesse africaine blanche émergeant d’un flot de rêves berçant mon âme comme jamais rien d’autre ne m’a bercé auparavant. Tu es Tanit d’Ifriqiya et Isis d’Egypte. Tes jambes sous ta robe bleue évanescente se déploient sous le banc vert du jardin comme des ailes au repos qui pourraient s’envoler vers une utopie partagée par toi et moi. Tes cheveux…quelle chevelure ! Ses vaguelettes ! Ses tourbillons ! Ses reflets châtains m’emportent tel un cerf-volant au-dessus d’un ruban de vent… qui a pour air ta voix inconnue mais enivrante ; la voix des sirènes d’Ulysse…et le Lotophage de Djerba, c’est toi. Tes ondes de chevelure se poursuivent sur les ondes du web et s’installent à vie en moi, après une course rapide dans l’espace méditerranéen. Elles resteront à jamais dans ma mémoire fantôme, quoique tu fasses, je les sauvegarderai précieusement. Chaque impact de tes doigts sur les touches de ton clavier envoie un jet de couleur comme les touches du pinceau d’un peintre créant une œuvre absolue de beauté sur mon écran- toile… Même ton odeur suave passe à travers la toile, Naomi, car mes narines la hument et frémissent en te lisant ! Ton corps déjà absent pour moi, qui veut se retirer du monde et être absent pour tous, se matérialise dans la fumée de mon imagination, comme une dame blanche sur le bord d’une route, puis se dessine à petits traits, me sauvant de l’oubli de moi-même ! Ton esprit est toujours vivant dans mes rêves, endormi ou éveillé ; tu es l’amour de ma vie parallèle et immatérielle, ma petite Naïma… Ton Kaïs, ton Tristan, ton Antar, ton Roméo… 32

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La canicule soudaine d’un jour et demi a forcé le ciel à se durcir… Il a appelé à la rescousse le sable de la steppe et du désert tunisien. Arrivé par vol de sirocco pendant la nuit, il a eu le temps de rougir de colère avant de se déposer partout, sur les voitures et les terrasses et les rebords de la fenêtre de Naïma, formant des traînées sanguinolentes sur les carreaux et le bois. Naïma pianote furieusement, comme saoûle, enivrée par son désespoir, sursautant à chaque bruit de la petite maisonnée pourtant déserte. Naïma-sage@mondial.fr : C’est horrible, c’est catastrophique, mon secret est éventé, et je t’ai trahi, Robert ! Je t’ai trahi, sous la torture morale… Pourtant j’étais si heureuse, si transportée après ta merveilleuse lettre d’amour, et… si pleine de bonnes résolutions quant à la recherche d’une solution à mes problèmes ! Et ta merveilleuse lettre, que je voulais garder à vie dans le fin fond du tiroir secret de ma mémoire, comme un bijou de famille rare et précieux, pour encourager mon être à continuer…Patatras ! Le voilà brisé en mille morceaux, mon secret, ses éclats ont implosé dans mon cœur dorénavant habité de poussière ; et rien ne pourra plus être recollé… Mon père a trouvé ce tunnel de fuite que je creusais grâce à ma correspondance avec toi, et il a réagi comme s’il avait découvert un traître en son sein, lui qui avait tout calfeutré ! Il est tombé par hasard sur nos E-mail, en découvrant mon mot de passe, qui était tout simplement son prénom ! Pourquoi j’avais choisi le nom de mon père comme mot de passe ? C’est trop bête ! En fait, son orgueil de voir que je l’avais choisi comme sésame l’a poussé à entrer dans l’intimité de ma boite aux lettres comme si je l’y avais invité ; et à cause de ce mot de passe, il s’est senti complice de moi, et en a conclu qu’il avait le droit de lire ce qui s’y passait… Il a vu le pseudo « Robertabou », m’a demandé à moi, figée et coite dans ma terreur, de qui il s’agissait ; ses doigts se sont alors permis de continuer leur investigation, et il a ouvert ta dernière lettre, justement celle-là. Il a tout lu pendant que je tremblais, que j’étais envahie par la 33

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honte, que j’étais révoltée par son intrusion dans le fond de mon âme, que j’étais trahie par moi-même en qui j’avais encore confiance, que j’étais envahie de haine contre son prénom, et de déception immense envers lui. Puis il a crié quelque chose, comme un « sus ! » de guerre, est entré dans cette guerre, et m’a battue et re-battue, tant battue que j’ai arraché mes chiffons et mes cheveux, et lui ai crié l’aveu, lui ai crié mon secret rédempteur, le secret qui me faisait vivre : oui, je lui ai crié avec honte qu’il n’y avait pas de faille dans sa surveillance, pas de trahison en son sein, pas de quoi se méfier de moi et de lui-même, pas de quoi me battre comme plâtre, pas de quoi avoir une crise de nerfs, pas de quoi rougir d’impuissance, pas de quoi s’avouer vaincu, pas de vipère en sa fille ; oui, avec humiliation et désespoir, je me suis classée vaincue d’avance, et je lui ai avoué que TOI, c’était MOI. J’ai hurlé que j’avais moi-même ouvert ton compte sur « mondial. fr » avec mon nom comme mot de passe ; et c’est grâce à ton mot de passe, mon nom, qu’il m’a cru. Adieu, Rob, mon moi-même, adieu mon alter ego schizophrène. Je ne sais plus dorénavant quoi faire de ma vie.

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LE MONDE HOSTILE Djiddi Ali SOUGOUDI TCHAD

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jiddi Ali Sougoudi est né le 20 avril 1977 au Tchad. Berger de dromadaires jusqu’à l’âge de 8 ans, il entra à l’école en 1985. Il connut la tragédie de l’occupation étrangère de son pays. Actuellement étudiant en médecine à Ndjaména, il se dit hanté par le sombre univers de la guerre. Sa nouvelle stigmatise le conflit qui fut pour les enfants enrôlés de force une véritable descente aux enfers. Monsieur Sougoudi a été plusieurs fois primé dans des concours locaux.

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Papa n’est pas là, il est parti au milieu de la nuit. Il est parti à l’anglaise. Ma mère, la tête entre les paumes, est plongée dans une tristesse dont je n’arrive pas à saisir la raison. Pourtant, la veille, tout était calme et mes parents, souriants, se préparaient le thé sous la tente. Leur causerie était riche, ponctuée d’éclats de rire et de tapes dans les mains. Lorsque je fis irruption sous la tente, revenant des pâturages, ils me gratifièrent de larges sourires. Ma mère me donna une poignée des dattes mielleuses. Mon père ne me manqua pas de gentillesse, il caressa mes cheveux en bataille et me glissa entre les paumes des morceaux de fromage à base de lait de chamelle. Mon cadet, un garçon d’habitude geignard, jouait sagement avec deux pierres informes, trouvailles de sa quête permanente de jouets. La théière crachotait sur les braises, épandant une odeur de sucre brûlé. Un pan de la tente était soulevé, pour permettre à l’air de circuler et activer la braisière. Ce matin, le climat de la veille semble ne plus exister. Je sens aussi l’inquiétude effleurer ma peau, surtout lorsque j’observe l’attitude peu commune de ma mère. Il arrive que mon père s’absente et il le fait souvent. Lors de ses précédents voyages, j’étais toujours au courant quelques jours auparavant. - Maman, où est parti Papa ? demandais-je à ma mère. - Il va revenir. Prends ton petit déjeuner et ramène les dromadaires aux pâturages me répond-t-elle, l’air mélancolique, le menton soutenu par le talon de sa main droite, l’autre étant occupée à tracer des sillons sur le sol meuble. Ma mère s’appelle Fouda. C’est une femme courte, frêle et agile. Elle est peu loquace, parfois autoritaire à mon égard, sans être radine en affection. Dès qu’elle me voit de retour des pâturages, elle m’éclabousse d’un sourire qui laisse entrevoir des dents d’un blanc éclatant, divinement loties dans des gencives bleuies par un tatouage fait par des mains expertes. Ma mère est trop prévenante. Avant chaque départ pour les pâturages, elle m’adresse mille conseils de prudence et certains, réitérés avec insistance, se répercutent en écho sur mes tympans. Une fois aux pâturages la journée paraît longue. Le soleil ne semble point se mouvoir pour basculer vers son lointain sépulcre du coucher. Des idées sombres trottinent dans ma tête, elles concernent l’absence inexpliquée de mon père et l’angoisse qui ronge ma mère.

Mon père s’appelle Marday. C’est un homme haut comme un cyprès, épaules larges, corps élancés. Son nez est long et solennel, ses cheveux tombent en boucles et cachent parfois ses oreilles. Il laisse rarement sa tête nue et porte toujours un turban ingénieusement enroulé en dôme. Il aime bien mettre ses souliers pharaoniques, sortes de sandales qui laissent nu le dos du pied. Il est magnifique dans sa démarche aux allures de seigneur. C’est un seigneur du désert. Je suis fier de lui, imite tout ce qu’il fait et rêve de devenir comme lui. Lui, aussi, il est fier de moi car chaque soir il me fait des compliments pour avoir bien gardé les bêtes. Quand j’étais petit, mon père me portait sur ses épaules et m’amenait partout où son activité d’éleveur le menait. Déjà il m’initiait aux durs labeurs du berger. Je ne suis pas son premier fils. Bien avant moi, naquirent mes trois aînés, tous morts : les deux garçons sous les dards des scorpions et la fille, écrasée par les pattes étalées en disque d’un dromadaire mâle en rut. Je naquis, il y a onze pluies et j’ai survécu à quatre piqûres de scorpion, à une morsure de solifuge ainsi qu’à la rougeole et à la varicelle. Mon père me nomma Toumaï, ce qui signifie l’espoir. Je suis son espoir et il a toujours l’espoir de me voir grandir. Après moi, vint mon unique cadet qui a à peine deux saisons. Lui, il est l’espoir de ma mère qui choisit le nom d’Allafouza, ce qui signifie « Allah est secours ». Chez nous les Toubous, un nom n’est jamais gratuit et pauvre en sens. Il doit signifier quelque chose ou porter un message ou une prière. Mes parents, eux qui ont vu mourir leurs premiers enfants, donnent une importance aux noms qui glorifient la survie et qui font appel à la protection de Dieu. Assis à l’ombre d’un acacia, j’observe l’activité frénétique d’une guêpe autour d’une chenille. Tout à coup une pierre roule et vient percuter mes souliers. Je me retourne et surprends Orozi qui cherche à se cacher derrière un buisson. Orozi est le fils d’un lointain cousin de mon père et il est de même âge que moi. C’est un enfant dodu, lourd dans ses mouvements mais prompt à se donner à n’importe jeu. Il a les yeux exorbités et je le taquinais en l’appelant « enfant aux yeux d’œuf.». Ce qui le fâchait. Il abandonne le plus souvent la garde de ses animaux et va à la rencontre d’autres bergers de son âge pour parler de tout et de rien. Aujourd’hui je suis sa cible. - As-tu appris la nouvelle ? s’empresse-t-il de me demander. - Laquelle ? lui demande ai-je.

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De retour au campement, je parque le bétail dans l’enclos et me dirige à pas pressés vers la tente familiale qui semble vide, blottie dans un silence éploré. Je m’approche, la tête pétulante de questions. Ma mère est là en compagnie d’une de ses cousines, elle est mal en point, elle se tord de douleurs et a de la peine à me reconnaître. - Maman, que t’arrive-t-il ? questionnai-je bouleversé. - Les hordes sauvages du Gouverneur sont passées à la maison et ont brutalisé ta maman, me répond Dakidé, la cousine de ma mère, le visage parcouru d’une traînée des larmes. - Que veulent-ils ? Que cherchent-ils ? - Ils cherchent ton père.

- Où est parti mon père ? - Au maquis. Pour se battre comme les autres hommes de notre ethnie. La nuit est longue, agitée. Insomniaque, je reste au chevet de ma mère. Toute la nuit elle se tord de douleurs et vomit du sang. La haine me brûle l’estomac. Une haine viscérale contre celui qui a porté sa main rugueuse sur ma mère. - c’est un homme grand et robuste qui l’a malmenée. Il a asséné plusieurs coups à l’abdomen avec ses rangers, me renseigne encore ma tante, toujours en larmes. L’aube prend le dessus sur la nuit. Je me lève pour traire une chamelle. A peine ai-je attrapé le pis de l’animal qu’un cri perçant vient de la tente. Je me rue vers l’endroit et je découvre que ma mère n’est plus de ce monde. Livide, les yeux révulsés, un sourire encore évanescent au coin de la bouche, elle ne respire plus. Je suis aussi inconsolable que ma tante qui assiste ma mère. Mon cadet, insouciant dort encore, les poings fermés. Il ne sait même pas que nous venons de perdre la charpente de notre vie. La source de notre vie sur cette terre. Nous enterrons maman enveloppée dans un tissu de fortune à l’ombre d’un acacia, sans autre repère. Je jette un dernier regard sur sa pauvre tombe sans stèle avant de rejoindre ma tante pour défaire le bivouac et partir. Les Toubous ne restent jamais près d’une sépulture des leurs, de peur de se fendre le cœur chaque nouveau matin. Notre nouveau campement est à Nabar, une petite « bordj » sableuse au creux d’un chaos de rocailles. En dehors de quelques acacias et savonniers aux ombres clémentes, tout, autour, n’est que minéral figé. C’est la terre de ma tante Dakidé. Là, l’eau abonde mais les pâturages sont rares. Chaque matin, je parcours plusieurs kilomètres avant de trouver des touffes de hads (herbes) utiles aux bêtes. Je reviens tard dans la nuit et je reprends le même périple le lendemain. La précédente zone de pâturages, Ounou, est le pays des ergs et des hamadas mais aussi la terre de grands espaces libres où l’harmattan règne en maître, levant des tourbillons. J’ai aimé Ounou, mais depuis qu’il est devenu le lieu de ma séparation avec mes parents, mon coeur ne le porte plus. Les belles nuits étoilées durant lesquelles je jouais au horko (jeu d’équipe se faisant à cloche-pied) avec les autres bergers, me sont déjà un lointain souvenir. Tous mes souvenirs

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- Tu ne sais pas ? Tous les hommes en âge de porter une arme ont pris le maquis pour protester contre les abus que le Gouvernement nous inflige. Même mon père est parti et je le rejoindrai lorsque mon âge me le permettra. Et toi, ton père est là ? - Oui, mon père est à la maison, mentis - je. - Ton père est lâche. Il a peur de mourir ? se hasarde à dire Orozi.

Touché au vif, je bondis sur Orozi et m’empare du col de sa djellaba, lui ordonnant de laisser mon père tranquille. Il s’excuse vite et évite ainsi d’encourir mes représailles. D’ailleurs, il se sait peureux devant moi. Il finit par se taire et repart déçu, me trouvant peu bavard. Mon inquiétude grandit et l’idée de ne plus revoir mon père me hante. Des images d’hommes qui tombent sous les balles envahissent ma tête et il m’est difficile de les chasser. Mon père survivra-t-il ? Mourra-t-il ? Que deviendrons-nous s’il périt dans cette révolte ? Que de questions taraudent mon esprit ! Je me surprends en train d’écraser de grosses larmes. Le soleil se prépare, enfin, à regagner sa demeure du soir, montrant un disque rubescent. Je me lance derrière les dromadaires épars pour les rassembler et regagner le campement. « Le berger parti aux pâturages n’apprendra la mort de sa mère qu’à son retour ». (Proverbe Toubou).

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ne sont que des voiles sombres d’où n’émergent que des détails tristes, entre autres le décès de ma mère. Ma mère n’est plus. Elle n’est plus qu’un corps enseveli sous un tumulus de terre. Ounou est la terre qui avala ma mère. C’est une terre haïssable. La cousine de ma mère, Dakidé, est une femme calme et affectueuse. Elle ne lève jamais le ton et ses ordres sont à peine mimés. Son regard reflète la bonté. C’est une dame courte comme ma mère, un peu potelée. Elle est plus âgée que ma mère mais elle n’a jamais eu d’enfants. Plusieurs fois mariée et divorcée, elle trouve en nous ses propres enfants que le destin lui a longtemps refusés. Prudente comme ma mère, elle ne tarit pas de me mettre en garde contre les imprévus de la vie. Je trouve en elle le duplicata de ma mère. Mon cadet Allafouza se lie vite à elle et la confond avec Maman. Elle le porte sur les reins et l’emmène dans ses moindres déplacements, le berçant de sa démarche lente et rassurante. Un soir je rentre tout las des pâturages et après le dîner, je sombre dans un profond sommeil. Comme dans un rêve, la voix de mon père me parvient et je me lève en sursaut. Il est là, majestueux, sanglé d’une large ceinture parsemée de balles, fusil en bandoulière. Je me jette dans ses bras et me mets à sangloter. Ses mains devenues rugueuses caressent mes cheveux en broussaille. Il me susurre à l’oreille : - Un homme ne pleure pas. Tu es un homme. Je ravale mes larmes, blotti au creux de son épaule. Subitement il se lève, se détache de moi et va à l’écart avec ma tante. Quelques consignes et il s’éclipse, se fondant dans le noir comme un fauve. En milieu nomade, les retrouvailles sont fortuites et les séparations subites. Une fois de plus mon géniteur ne se prononce pas sur ce qu’il fait. Je l’ai compris. Le temps est compté, sa base arrière est loin et la nuit est courte. « De nombreuses fois j’ai crié dans mon cœur parce que je n’ose pas hurler à voix haute ». (Fille de 14 ans, enfant soldat de Sierra Leone).

Je ne suis pas le seul captif des gouvernementaux. De nombreux jeunes de mon âge sont arrachés de leurs familles et parqués comme des bêtes dans une vallée à l’accès unique. Tout autour ce ne sont que pentes abruptes d’un monde inorganique. Pelotonnés les uns contre les autres comme des 40

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scarabées dans une crevasse, nous nous protégeons ainsi du froid. La nuit a été rude et le froid nous pique les doigts. Nos mâchoires grelottent sans cesse. Leurs yeux de braise braqués sur nous, nos gardiens font des va-et-vient, les doigts dans les gâchettes, prêts à faire feu au moindre mouvement de fuite. Le matin où je fus embastillé, je venais juste de quitter le campement où ma tante pilait le creps, le riz sauvage de chez nous, alors que Allafouza jouait avec une courge que je lui avais amenée la veille. A peine fus-je arrivé aux pâturages qu’un engin de guerre empli d’hommes en armes me surprit, semant la panique parmi les dromadaires. Des colosses en descendirent et me braquèrent de leurs armes. Pétrifié et cloué comme un pieu, je ne pus me mouvoir. L’un d’eux m’arracha du sol en me tenant par le col de mon boubou et me jeta au fond de la caisse qui les transportait. Je fus écrasé par leurs bottes tout le long du trajet ponctué de nombreux arrêts durant lesquels d’autres jeunes bergers étaient arrachés de derrière leur bétail. Les uns étaient bâillonnés pour leur pleurs incessants et d’autres battus à mort pour leur refus de rester dans le caisson à quatre roues. Je n’avais qu’une idée en tête : ils nous tueront en représailles de la rébellion de nos parents. Les enfants arrivent par petits groupes et gonflent notre nombre. En quelques jours nous sommes environ trois cents gosses arrachés de leurs familles et rassemblés dans la vallée de Maya-Wini. Cette vallée est une véritable forteresse naturelle aux allures de prison. Nos geôliers ne tarissent pas d’éloge à l’égard de ce trou aux pentes abruptes. Ils le baptisent avec dérision « le salon d’Allah ». La vie à Maya-Wini est un enfer, par sa chaleur torride du jour et son froid glacial de la nuit. La faim nous tenaille le ventre. Certains enfants mourant de faim parviennent à peine à se tenir debout. D’autres, efflanqués comme des bêtes assoiffées, restent les yeux rivés vers l’entrée, en quête d’une providentielle ration alimentaire. Quelques captifs ont encore le courage de causer, en petits groupes. Ils s’échangent des nouvelles dont certaines sont alarmistes. J’apprends que les militaires déciment nos troupeaux et violent les femmes. Mes pensées s’envolent vers les miens : ma tante, mon petit-frère et le troupeau. 41

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Un matin nous recevons la visite surprise d’un homme trapu, bardé de mille couleurs sur les épaules. Il s’appelle « Le Chef.» Sa face est bouffie, son front proéminent, les yeux perdus dans des bourrelets profonds et injectés de sang. Sa voix est rocailleuse, entrecoupée de pauses et d’inopportunes hésitations. Il nous traverse de long en large, passant ses lourdes pattes de bête sauvage sur les maigrelettes jambes de certains enfants qui se tordent aussitôt de douleur. De temps à autre il s’esclaffe bruyamment, se tenant les reins et dansotant tel un baobab agité par des forces obscures. Il se promène longtemps parmi nous, s’adressant à ses hommes dans un dialecte fait de claquements et de succions. Comme pris d’un brusque mouvement de panique, il se lance vers la sortie de la grotte et disparaît derrière le flanc de la montagne, traînant derrière lui en file désordonnée sa garde prétorienne, une dizaine d’hommes rondouillards et potelés. Quelques instants plus tard, des bois de chauffe sont apportés en grande quantité, suivis de deux dromadaires que nos gardes égorgent sous nos regards. Le sang gicle de leurs carotides, aussitôt absorbé par le sable, goulu. Les animaux meurent en tressaillant, aspirant l’air par leurs trachées sectionnées. Des morceaux de fût sont entassés sur le feu et des quartiers de viande cuisent sur les braises. L’odeur carnée chauffée au feu aiguise notre appétence. Je mords avec appétit dans la chair des camélidés et je me sens aussitôt revigoré. Plus personne ne se plaint, chacun est occupé à se rassasier. Instant d’oubli de nos états de séquestrés. Tout à coup un cri déchire la vallée. Un enfant se cramponne à la peau fraîche d’un dromadaire et lance un cri perçant qui encaustique nos sangs. Ses lamentations me parviennent et je comprends vite qu’il pleure un animal de son père abattu par les soldats pour nous alimenter. Un gardien s’approche de l’enfant, le sépare de la peau et le rudoie de coups. Le jeune berger s’échappe des mains de son tortionnaire et se fond dans le groupe. Il sanglote, inconsolable. Je m’approche de l’enfant et le reconnais aussitôt : c’est Orozi, mon cousin « aux yeux d’œuf ». - C’est Zargaymi, le méhari de mon père qu’ils ont immolé. Je ne supporte pas de voir le sort réservé à notre bête me confie-t-il. - Calme-toi et prends ton mal en patience. Ces hommes ne

respectent ni les hommes ni les animaux.....N’exprime pas ton désaccord car ils sont capables de te tuer. Pense à toi, pas aux bêtes ! lui dis-je, compatissant. - Non, je ne peux supporter cela ! Non ! sanglote-t-il, inconsolable. Un de nos geôliers s’approche et s’empare de Orozi. Il le traîne par terre, l’écarte à quelques mètres et dégaine son arme. Une balle siffle en plein front et Orozi s’affale comme un tas de chiffons. Des taches blanchâtres mêlées de sang s’échappent de l’enfant, allant se nicher sur la paroi rocheuse. Le bourreau se retourne et nous fusille d’un regard sombre, agitant son arme au canon fumant. Son visage est si dur qu’on pourrait y casser des cubes de glace! Il morigène dans une langue barbare, avant de rejoindre ses compères. Le message est clair : plus de plaintes ni des revendications sinon….Ce que je crains pour mon cousin vient de se réaliser, inéluctable comme tout destin regrettable. La nuit est longue et tourmentée, ponctuée de quelques coups de fusil. Je ne puis fermer l’oeil et plusieurs fois je sens la peur et l’envie de fuir me monter à la tête. J’ai envie de crier. Chaque fois, je me retiens, pensant au sort réservé à mon cousin Orozi. Je m’en veux aussi pour n’avoir pas volé à son secours. Le matin nous avons droit non à une viande fraîche mais à une herbe sans nom ni architecture. Des feuilles bizarres, sans limbes ni nervures, mâchonnées et lysées par des salives aux odeurs fétides. Chacun d’entre nous doit mettre sous la langue une pincée de cette herbe exotique. Un enfant refuse d’ouvrir la bouche et il est abattu sous nos regards incrédules. Dés les premières salives, nous devenons dociles comme des dromadaires soumis aux affres d’une corde de fibres de dattier. Un claquement de doigts ou un moindre sifflement mobilisent nos articulations. Nous piaillons d’impatience, réclamant des ordres. Des armes arrivent en quantité. Outils incommodes, ces ferrailles nous dépassent en taille mais nous les portons avec empressement. La mienne est faite d’un bois rouge et d’un fer noir, auréolée d’une ceinture de kaki. Je la porte avec une arrogance hypnotique, impatient de m’en servir. Après quelques exercices de tir, nous voilà lancés aux trousses de nos pères en rébellion. La traque dure des jours. Nous parcourons les montagnes et les oueds, sur des traces qui se perdent aussitôt retrouvées. Nos géniteurs restent introuvables. Ils font le vide devant nous en se

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dispersant dans les mille anfractuosités inaccessibles de la chaîne gréseuse de l’Ennedi. L’idée d’affronter leurs propres progénitures droguées par l’ennemi n’effleure jamais leurs esprits. Nos guides s’impatientent. En dehors de l’herbe exotique qui constitue notre quotidien, une bouille de riz sans sel ni sucre est notre ration de tous les jours. La fameuse herbe se nomme « le trèfle de Jésus. » C’est le nom donné par nos geôliers. Une nuit, nous arrivons dans une vallée, Key-Micha, la « vallée du diable ».Armes et munitions sous nos corps frêles, nous dormons enfouis dans le sable qui constitue notre seule couette. Nos anatomies semblent être faites pour se dissimuler dans l’âme du sable comme des taupes fouisseuses ou des crotales. Ces derniers existent dans les parages et nous cèdent un pan de leur biotope avec adversité : deux des nôtres ont succombé suite à des morsures et une dizaine d’entre nous ont connu la douleur de leurs crochets. Extenué, je plonge dans un sommeil profond. La nuit est courte, ponctuée de songes subtils. Au réveil, je découvre un spectacle inattendu : nos geôliers sont tous égorgés et à leur place se tiennent des hommes maigres et enturbannés. Les morts portent la signature de ceux que nous cherchons, nos propres pères. Ils les ont surpris dans leur sommeil pour les massacrer, en nous épargnant la vie. Key-Micha, véritable endroit du diable ! Là se livre la grande guerre. Les gouvernementaux contre-attaquent et nous ripostons avec détermination et rage. C’est partout chaos et folie dans la vallée, hurlements et coups de feu, braillement des soldats, cris des guerriers, gémissements d’enfants, le tout couvert par les vociférations hargneuses d’obus et de mortiers. Le fracas des armes se mêle aux hurlements inhumains à retourner le sang. Les détonations des armes répercutées sur les falaises résonnent sans fin dans l’air sec et glacial. Dieu souffle sur Key-Micha un vent venant d’un orifice de l’enfer. Les dum-dum et autres plombs surgissent des canons et s’enfouissent dans la chair humaine avec un clapotis écoeurant, telles des pierres jetées dans une mare fangeuse. Les victimes tressautent et meurent ou s’enragent de plus belle et clopinent vers l’ennemi, enivrées par le chaos environnant. Les lèvres engluées de sang, je respire court et péniblement. Une douleur lancinante rend impotente ma cuisse gauche. Je me traîne par terre pour avancer, tirant balle par balle. Tout à coup les armes se taisent.

L’air matinal encore glacé porte des odeurs de viande cuite, de poudre enflammée, de cuir roussi par le feu et de chair carbonisée. Véritable boucherie aux relents boucanés. Chair humaine est chair de gibier à KeyMicha. Le soleil prend son élan vers le zénith sur une vallée où se consument venaison humaine et chair d’enfants. Un soleil arrogant qui n’a cure des vagissements des blessés qui gémissent. Les guerriers nomades se pavanent sur l’arène de combat donnant eau et ration aux blessés, les leurs comme les ennemis. Des prisonniers au regard effarouché sont traités avec humanité, recevant leur part de nourriture. Une tribune de fortune faite d’un fût est improvisée sur un rocher. Un homme à la silhouette élancée y monte, appelant ceux qui le peuvent à se rassembler tout autour. Ses épaules, sa démarche et son turban me rappellent mon père. C’est bien lui ! il s’adresse à nous avec une voix affaiblie par les privations diverses : - « Salam », que la paix soit sur vous ! frères d’armes, frères victimes de l’injustice, chers enfants, nos enfants, prisonniers et blessés de deux camps, nous venons de franchir un pas dans la barbarie. Regardons autour de nous, c’est de la folie d’avoir enrôlé des mineurs dans un conflit d’adultes qui nous ronge de honte et de culpabilité. Ces enfants ne méritent pas un tel sort. Certes l’ennemi est faible comme tout injuste. Se verser dans l’inconcevable est son seul salut. Après nous avoir poussés à la révolte et après avoir décimé notre bétail, il fait de nos enfants des chairs à canon. Nous ne pouvons, à notre niveau, emprunter la même voie illégitime. Vous, enfants impubères, votre place est auprès de vos mères. Vous, prisonniers, vous êtes libres pour porter le message de la paix aux vôtres. Nos cœurs sont pour la paix et nos….. Un coup de carabine interrompt l’homme juché sur le fût. Il se retourne et réprimande un rebelle tentant d’abattre un fugitif. Un autre prisonnier blessé lève la main et demande secours. Un insurgé en turban s’en approche, muni d’une gourde d’eau. Le malheureux détenu n’est autre que « Le Chef ». Mon père remonte sur son fût et reprend son allocution : - Je disais que nos cœurs sont pour la paix et nos prières aussi. Nous sommes au maquis malgré nous et pour la paix. La bataille que nous venons de gagner est la clef qui ouvre la serrure de la paix. Il faut qu’elle soit l’unique ! Prisonnier, rentrez auprès de vos familles et ne songez plus

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à nous chercher querelle ! Celui qui sera repris sera passé par les armes. Une fois de plus, dites à vos supérieurs que la guerre n’est nullement une affaire d’enfants ! Qu’ils cessent d’enrôler des mineurs ! Oh !compagnons de lutte, prenez vos armes et munitions. Il est temps de vider les lieux. Mon père me rejoint et tâte ma blessure. Il réduit ma fracture et me fait un bandage. Il fourre sa main dans une sacoche et en extirpe quelques dattes fraîches dont le miellat se colle sur ses doigts devenus âpres et rugueux. Il me les tend. Je mords dans la chair onctueuse du fruit et mes dents atteignent l’âme des dattes comme des balles de kalachnikov dans un muscle humain. La marche est longue et ininterrompue de nuit. Le jour nous nous terrons dans les anfractuosités des montagnes ou aux pieds des acacias et reprenons le voyage quand le soleil incline ses rayons brûlants. Notre guide s’appelle Kokoy. C’est un homme maigrelet et leste dans ses mouvements, prudent dans d’esprit. Il prévoit tout et tient à notre sécurité, tel un oryx femelle à l’affût des prédateurs, auprès de sa progéniture à peine née. La chaîne gréseuse de l’Ennedi s’élève derrière nous. Nous abordons une immensité d’ergs au paysage monotone. Des éminences calcaires érodées parsèment la plaine à perte de vue. Pas le moindre bosquet, pas un seul végétal à l’horizon. Rien que la pierre dénudée, sous les jérémiades du vent. Les pauses sont rares et le temps est compté pour avaler la distance vers une destination inconnue. Je me trouve dans un sogombi, un gros sac en peau de camélidé, au flanc d’un dromadaire. De l’autre côté un sac de sable maintient l’équilibre. Je ne me plains pas de mon inconfort mais de la douleur lancinante de ma jambe. La caravane est longue et elle est faite d’enfants, hormis Kokoy, notre guide. Tout à coup un vacarme déchire le ciel. La caravane se jette au sol et s’immobilise. Un engin à hélice passe en rase-mottes au dessus de nous. Il n’a rien largué et peut-être qu’il n’a rien vu. La caravane reprend son hégire d’un pas plus pressé. Ma nouvelle vie ne me déplaît pas vraiment. Certes, l’idée de vivre dans un camp de réfugiés ne m’avait jamais effleuré mais au moins là je me trouve en sécurité, loin de la haine des adultes. Chaque jour qui se lève me nourrit de la nostalgie de ma terre natale et de mon père dont je ne sais s’il vit encore. Ma tante Dakidé et mon petit-frère Allafouza m’ont comblé

d’un bonheur inachevé en les trouvant dans ce camp fait de milliers de tipis éparpillés dans la savane de Darfour. Mon père me manque et mes animaux aussi. J’espère que Dieu entendra mes prières en préservant la vie de mon père. En attendant je participe aux tâches qui m’incombent : creuser des tombes pour ceux qui meurent, brûler les cadavres d’animaux, chercher des bois de chauffe, aller à la quête de l’eau, récupérer notre part de nourriture distribuée par les organismes de secours. Je ne sais pas comment on est arrivé jusque là. Probablement c’est ce qu’on appelle le destin ou quelque chose de ce genre que mon père m’expliquait quand je ne comprenais encore rien. Le destin, c’est le destin. C’est un pont de ronces qu’il faut traverser pour avoir l’agrément des dieux. Ce jour je dois creuser dix tombes pour ensevelir des enfants morts de diarrhées. C’est un boulot difficile mais ça vaut la peine de l’accomplir. Un coup de pioche après un autre, ce labeur vaut tous les risques. Il faut être utile aux autres et même aux morts. Demain sera fait de quoi ?, seul Dieu le sait !

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Douze heures.

LA DANSE DU VENT Hervé Sourou KANMODOZO BENIN

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ervé Sourou Kanmadozo est né en 1977 au Bénin. Issu d’une famille modeste et religieuse, il fut d’abord attiré par la vocation sacerdotale; de 1988 à 1998 il étudia au séminaire où déjà il se fit remarquer par sa création poétique. Il quitta le séminaire en 1998 pour s’inscire à l’université d’Abomey-Calavi où il obtint une licence en linguistique et un diplôme d’archiviste de l’école nationale de l’administration et de la magistrature (ENAM). Depuis 2002 il se lance dans l’écriture de nouvelles dont « la danse du vent », récit mystique fascinant où s’affrontent le Bien et le Mal.

Le gong de la petite école du village avait retenti. Les écoliers s’égaillaient libres sur les sentes qui menaient vers leur demeure. Avec Tété, ma sœur jumelle, je gambadais sur le chemin du retour. Nous éclations de joie de liberté et d’insouciance. Je courais et ma sœur me rattrapait un peu comme dans un petit jeu de cache-cache amusant. Et cette fois-là, j’avais couru plus vite que le vent, pour me réfugier derrière un petit buisson. J’attendais, tranquille et silencieux que ma sœur jumelle vienne me dénicher… Le soleil brassait sous ses ailes de braise ces étendues broussailleuses et nues. Dans ma chemisette kaki, je suais affreusement, tapi dans ma cachette, en attendant les pas d’amour de Tété. Soudain, à quelques pas de moi, l’herbe frémit et se plissa… Ce n’était pas un frémissement ordinaire. On eût dit que des ombres invisibles dessinaient sur l’herbe une spirale logarithmique. La torsade s’éleva lentement comme une volute de fumée. Elle sembla caresser la flore puis s’intensifia. Elle fit dresser les herbes et je sentis son souffle chaud me fouetter la joue. Elle hurla, siffla, menaçante et grandissante. Elle montait dans une ronde endiablée. Le tourbillon abandonna la brousse et roulait, furieux sur le sentier du village. Elle emportait sur son passage et brindilles, et débris, les faisant planer victorieusement jusqu’au firmament dans un nuage de poussière et de sable. Je me redressai et regardai ahuri, ce curieux tourbillon qui montait vers les nuées… Je vis ma sœur qui courait. Elle fuyait ce phénoménal tourbillonnement du vent venu des enfers et qui semblait s’être lancé à ses trousses. Avec ses petites jambes, elle zigzaguait dans les herbes, de l’autre côté du sentier. Elle trébucha sur une souche, se releva, le visage noyé de larmes et courut à l’aveuglette jusqu’à un arbuste. Le tourbillon râlait, roulait, rageur, ravageur et rouge de poussière. Il traversa le sentier à vive allure et s’engagea dans les herbes sur les traces de Tété. Il arracha l’arbrisseau

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et emporta dans ses muscles invisibles ma sœur jumelle, celle qui avait vu la lumière le même jour que moi. Une douleur vive m’empoigna le cœur. Le village qui de loin avait aperçu cette curieuse montée de cyclone, était accouru pour mieux voir ce qui arrivait sous ce plein soleil de midi. Les vieillards criaient : « Axasa xasa johon …! Fuyez !». Mais déjà, le vent emportait ma sœur dans une fureur surprenante. Soulevée de terre, elle semblait voler et glisser, légère dans la fougue de cet ouragan impétueux, tournoyant ainsi qu’une vivante toupie des airs. Le tourbillon l’emmenait dans sa ronde et elle se débattait frénétiquement battant des mains et des pieds. Le village courait impuissant derrière cette rafale mystérieuse. Tété hurlait. Le tourbillon tenait sa proie dans ses spirales de furie. Le vent traversa champs et habitations, tordant au passage les épis de maïs, arrachant des touffes de paille et parvint jusqu’au grand iroko qui se dressait superbe sur la place publique. Il s’éteignit et disparut instantanément en laissant Tété suspendue à une branche, sur le faîte de l’iroko séculaire ! Au pied de l’arbre je percevais les cris et les pleurs de Tété : « Sauvez-moi ! … Je vais mourir ». Hôto, mon père alerté par les voisins, était venu voir ce qui advenait à ses jumeaux, à ses chers petits enfants auxquels personne ne devait toucher. Il me caressa tendrement les cheveux en murmurant, incrédule : « Gbodja : nous sauverons Tété… Nous le sauverons. » L’iroko au tronc centenaire que trente tours de bras ne pouvaient suffir à cerner, semblait s’allonger plus haut que les cieux. C’était un arbre robuste qui trônait magnifique au milieu du village. Mais personne n’osait de jour comme de nuit se reposer sous sa magique frondaison qui offrait un ombrage et une fraîcheur énigmatiques. Cet arbre la nuit était peuplé de miaulements et de hululements sinistres qui montaient comme un lugubre concert des fantômes. Certains matins, l’on retrouvait au pied de cet iroko maudit, soit une calebasse étrangement décorée de griffures de sang ou une singulière palette abandonnée. On avait tenté de l’abattre. Mais aussitôt qu’on l’avait coupé et tronçonné à coups de haches et de coupe-coupe, l’arbre s’était reconstitué en pleine nuit, se dressant plus Tourbillon hébergeant des esprits (en langue Fon) Nombre symbolisant la multitude (en Fon)

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superbe que jamais et chaque fibre de bois s’était rattachée à chaque fibrille… C’était sur cet arbre au feuillage sinistre que je percevais ma sœur liée comme par une corde imperceptible entre deux branchages, à plus de trente pieds du sol, les bras en croix, avec un petit feu qui brûlait au-dessus de sa tête et qui curieusement n’embrasait ni les branches, ni les feuilles ! Personne n’osait grimper cet arbre que l’on désignait comme le refuge des spectres de la nuit, ceux-là qui avaient trente yeux et qui raffolaient de la chair crue. Hôto dépêcha sa femme Hôno chez Gbégnato, le célèbre chasseur du village.

Gbégnato était un puissant chasseur que le goût du risque et l’habitude du danger avaient rendu presque invincible. Dans son regard félin, luisait toujours une lueur de témérité et de défi. Il était le roi des chasseurs du village. Il connaissait chaque plante et ses vertus ; chaque arbre et ses caractéristiques. Plusieurs fois, il avait séjourné dans la forêt pendant des jours et des nuits, couchant au milieu de l’austérité et des esprits sylvestres, des serpents et des fauves, aux creux des arbres et des vents de la nuit. L’expérience avait infusé en ses veines une impavidité et une impassibilité presque infrangibles. Il aimait exhiber son collier aux dents de loup qui enserrait étroitement son cou vaste, en signe de triomphe et de fierté. Il était de la digne lignée des chasseurs, ceux qu’aucun fauve ne pouvait dompter. Son père avait été chasseur et ses aïeuls aussi. Son visage de marbre ne savait jamais sourire aux hommes, mais savait rire face aux dangers. Il partait alors d’un rire sarcastique, saccadé, long et intrigant qui révélait ses crocs de félidé. Et alors, ses muscles saillants tressaillaient de vigueur et de robustesse. Gbégnato posa au pied de l’arbre sa sacoche d’artilleries occultes. Il se dénuda lentement. Son corps était un paysage de muscles et de zébrures sous une peau d’ébène. Il n’était plus que dans une sorte de caleçon fait avec un pagne artistiquement noué autour des reins et qui laissait voir le magnifique sailli de ses fesses aux tendons fermes. Il mâcha lentement ses feuilles mystiques, laissa couler de ses lèvres un effluve de paroles 51

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incantatoires puis regarda l’iroko étrange avec un œil rouge de défi. Tout en saccadant des mots inaudibles Gbégnato posa le plat de ses mains sur l’arbre séculaire et en palpa les flancs rugueux. Ses bras velus et véloces pendaient déjà à la première branche. Il fit lentement remonter son torse avec une souplesse remarquable et de ses deux pieds s’agrippa à la suivante, à la manière d’un singe agile. Mon souffle était suspendu aux pas de caméléon de ce chasseur d’expérience. Sa main prudente et ferme jaugeait chaque branchette, chaque ramure et il progressait avec assurance, force et adresse, vers cette cime qui semblait si lointaine… L’éclat du jour ternissait. Une atmosphère de frayeur planait sur tout le village… Tété, de son crucifix arborescent geignait, épuisée et impuissante… Gbégnato se trouvait à deux pas de la fillette. Mais il n’avançait plus. On eût dit qu’une subite force invisible lui engourdissait les jambes et le pétrifiait. L’assistance immobile, les yeux rivés dans le feuillage, sentait ses efforts désespérés pour atteindre sa cible. Mais il demeurait pantelant et comme hébété et hypnotisé… Au sommet de l’arbre singulier, le feu continuait de brûler étrangement, sans rien consumer. Le chasseur redescendit hâtivement de l’arbre en jurant entre ses dents : « Ce feu là-haut est un feu du mal… Mais je le vaincrai ; le bien doit triompher du mal ! ». Il fouina frénétiquement dans son sac, fit sortir une ficelle de cauris qu’il se passa autour des reins. Il compta sept grains d’atakoun , les enfouit dans une feuille et les engloutit dans sa bouche. Il prit sa queue-de-cheval, la secoua trois fois aux quatre points cardinaux, hocha longuement la tête, se racla la gorge et écarquilla ses yeux injectés de sang. Gbégnato était déjà sur l’arbre et glissait hardiment vers Tété. La fillette regardait venir le chasseur, le visage noyé dans un torrent de larmes. Les grosses ramures de l’iroko semblaient barrer la voix au chasseur, dans un Piment de Guinée qui confère une force mystique (en Fon)

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entremêlement des plus diffus. Mais l’épique grimpeur à l’assaut de l’arbre séculaire, avançait… lentement… courageusement. Du tranchant de sa main de fer, Gbégnato brisa une branche… puis une deuxième et libéra la prisonnière. Il ôta Tété de la chaleur étouffante de ce feu d’ensorcellement et la jeta sur ses larges épaules protectrices. L’enfant et le chasseur redescendaient attentifs et défiants. Tété frémissait encore d’effroi. Son frêle cœur blotti contre les puissants muscles de l’invincible chasseur, palpitait dans sa petite poitrine. Ses bras s’agrippaient solidement au torse de son sauveur… Les spectateurs suivaient cette descente héroïque. Leurs yeux rivés sur les talons de Gbégnato semblaient guider ses pas dans le feuillage et crier prématurément victoire. Il ne restait plus que deux pas pour permettre à Gbégnato de mettre Tété hors de danger… Soudain le chasseur sentit ses pas trembler et son regard se voiler de vertige. Il serra davantage Tété contre son flanc et murmura une incantation entre ses dents. Il respira profondément pour reprendre un peu de force et resta un instant immobile, les yeux fermés. Quelques voix inquiètes s’élevèrent de la foule : « Gbégnato ! Descends donc… Descends ! ». Mais personne n’osa bouger. Les genoux du chasseur fléchirent. Sa vision se brouilla. Ses mains lâchèrent la branche d’appui et son corps bascula lourdement vers le sol ainsi qu’un aigle abattu, chutant des nuées… Ses bras serraient machinalement Tété sur son cœur. Sa tête cogna violemment le tronc de l’iroko et son crâne s’ouvrit… Ce fut le silence. Un silence lourd d’incrédulité, de désarroi et de consternation. Tout s’était passé le temps d’un éclair. Je regardais interloqué le corps de Gbégnato. Il gisait étalé sur le dos comme un guerrier vaincu. Ses yeux révulsés semblaient défier pour une dernière fois le feuillage bruissant de victoire de l’iroko triomphant. Son corps secoué de spasmes voulut se relever dans ses extrêmes soubresauts pour à nouveau affronter l’arbre sorcier. Mais la tête fendue et sanguinolente de l’indomptable chasseur signait déjà sa douloureuse reddition dans une horrible marre de sang. Son bras raide serrait toujours Tété, étroitement sur son cœur comme un précieux trophée... Mais Tété ne bougeait plus… Je me précipitai vers Tété… et vers Gbégnato : « Tété… ! Tété… ! » 53

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Mais ma sœur ne me répondait plus avec sa voix chaude et parfois enjouée. Elle ne m’entendait plus. Elle semblait évanouie. Un mince filet de sang filtrait aux commissures de ses lèvres. Ses yeux vitreux se perdaient dans la sombre clarté du jour et dans un silence ultime… Hôno à genoux devant les deux corps inertes sanglotait en tenant dans ses bras tremblants de colère, de douleur et de révolte, les jambes froides et amorphes de sa fille. Elle hurlait de rage et de désespoir : « Ma Tété… La chair de ma chair ! Qu’ai-je fais, moi ta mère pour te faire mériter un châtiment aussi violent ? ». Hôto se tenait debout comme pétrifié. Ses yeux larmoyants semblaient se perdre dans les vagues murmures et friselis de l’horizon gris aux vapeurs informes, comme pour écouter et déchiffrer les lettres sanglantes et fatales d’une énigme insondable venue de l’au-delà. L’affliction de mes parents me pourfendait le cœur comme la lame meurtrière d’un poignard pénètre la chair tendre d’une pomme. Je ne pouvais plus tenir debout. Je rampais à quatre pattes autour de la dépouille de Tété… Elle était morte, ma sœur jumelle, celle avec laquelle je fus lié avec le même cordon dans le sein de ma mère. Morte. Le destin venait d’arracher de mon corps la veine de ma vie. Et je pleurais, la face contre terre…

***

Mon père me confectionna un collier de cauris mystiques. C’était un collier que j’aimais porter non pas parce qu’il était fait de cuir doux avec comme pendentif une paire de cauris jumeaux luisant de blancheur, mais parce que, lorsque je le mettais, je me sentais en sécurité, gonflé d’une force et d’une outrecuidance surnaturelles qui me rassuraient. Mon père, en me le suspendant au cou, m’avait bien confié : « C’est un collier protecteur. Il te préservera contre le mauvais sort. Où que tu sois, tu devras toujours le 54

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porter… Ne l’oublie jamais ». Ce collier qui me sanglait le cou attirait la curiosité de tout le monde et même de Nyohono, la vieille femme voûtée de la concession voisine qui venait quelques fois acheter des boules d’akassa chez ma mère. A chaque achat, elle souillait de ses vieux doigts ridés, l’éclat de mes inestimables cauris. Quoiqu’elle fût si gentille en m’offrant à chaque fois des petits gâteaux frits à l’huile rouge, je n’aimais guère sa caresse de vieille femme grimaçante. D’ailleurs, ses petits gâteaux, ma mère les jetait presque toujours dans la fosse septique en grommelant : « Cesse de quémander et n’accepte plus jamais de cadeau de qui que ce soit ! ». Mais ce que jamais je n’admettais que cette vieille palpât de ses détestables doigts cagneux, c’était ma statuette d’ébène. Ma belle figurine au regard de poupée que j’habillais souvent d’une petite robe blanche. Ma petite compagne aux yeux fixes avec laquelle je mangeais, je dormais, je me réveillais et avec laquelle je me lavais. Ma statuette que j’entretenais minutieusement et que je ne devais jamais laisser choir. Ma statuette ! Mon père en me la remettant me signifiait : « Tu vois ? Gbodja, c’est Tété. L’unique cordon de vie qui vous a uni dans le ventre maternel vous lie pour toute la vie. Inséparables et uniques. Semblables et solidaires. Ainsi les dieux vous ont conçus. Serre-la toujours contre ton nombril, cette statuette, comme ta moitié vivante ! Ton souffle est son souffle… Ton cri, son cri… Et tes pleurs, les siens ». Et je la gardais ; je la soignais, ma Tété renée. Ma Tété fétiche.

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Un soir, je revenais du moulin. Sur le sentier du village, je gambadais, la cuvette de farine de mil moulu posée en équilibre sur mon front et la pensée bercée par l’euphorie de mes rêves enfantins. J’avais soigneusement fixé Tété sous ma culotte autour de mes reins. Et je m’amusais à lancer d’une 55

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main des cailloux aux oiseaux sur les arbres, l’autre retenant ma cuvette sur ma tête… Je sentis sur mes chevilles une caresse chaude et discrète. Etait-ce le souffle d’un reptile ou la légère chatouille de l’herbe ? Je n’eus pas le temps de comprendre. Un vent violent hurla à mes oreilles. Je me retournai promptement et vit un brouillard de poussière… Le vent ondulait, entortillant sur les herbes sa grosse queue gonflée de souffle. Il faisait tournoyer les puissants faisceaux de ses muscles, tordait entre les anneaux de ses fluides reins enragés mille détritus, s’élevait, grondant, dévorant et agressif, ouvrant sa béante gueule aux lèvres de ventouse, tendait et secouait frénétiquement ses bras palmés de tièdes giclées et faisait planer ses horribles tresses de sable. C’était la danse du diable ! Une danse qui s’élevait à plus de trente pieds du sol. Je ne bougeai pas cependant. Je posai à terre ma petite bassine de farine et attendit. Mes frêles doigts serraient ma statuette et mon collier de protection… Le vent courait, sifflait, avançait, rouge de colère, et j’attendais, debout, livide et immobile comme une statue de fer. Mon cœur battait très fort. Une sueur moite me couvrait le front et le torse. La grosse boule d’une angoisse m’obstruait la gorge. Mais je ne criai pas. Je ne hurlai pas. Je demeurai roide comme un minuscule rocher. Une force terrible me happa, me déterra du sol et me plaqua violemment contre un arbuste. Je sentis comme une brûlure de braise me consumer tout le corps jusqu’aux entrailles. La dernière chose que j’entrevis dans ma pâmoison fut la cuvette de mil moulu qui volait dans les airs dans un nuage de poussière rougeâtre. Et mes yeux sombrèrent dans l’abysse du vide… Lorsque je m’éveillai, je vis le visage d’inquiétude de mon père, penché sur mon front et qui demandait avec insistance : - Ton collier… Où l’as-tu mis ? … Hein! -… - Et Tété ? … Où as-tu jeté Tété ta sœur … ? - Je ne sais pas… Partie… Elle est partie dans le vent. 56

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- Le collier aussi ? - Oui… Emporté par le vent. - Hum… ! C’est grave Gbodja ! Très grave. Et quelles sont ces griffures à ton cou ? - … Mon père m’enferma dans sa case et s’envola dans la nuit. Je passai toute la nuit seul à frissonner de cauchemars et de froid. Je croyais voir se glisser entre les crevasses de la case des ombres difformes, horripilantes et fantômatiques… Et je me recroquevillais sous les chaudes couvertures réconfortantes de mon père. Le jour se leva enfin ; mais mon père ne revint pas. Ma mère m’avait servi une bouillie de riz que j’avais de la peine à avaler. J’attendais mon père… Le soir tombait et Hôto ne revenait toujours pas. Même Hôno commençait à s’inquiéter… Où donc était-il parti, Hôto… ? Les bruits s’assoupissaient sur terre… L’air se rafraîchissait… Les ombres des cocotiers semblaient s’élancer désespérément vers les cieux, les uns dansant sur les autres, dans un enchevêtrement ténébreux. Une lune triste épanchait dans ce flou morne et silencieux ses pleurs inconsolables. La silhouette hâve de Hôto se faufila dans la concession. Il se glissa dans la case et me réveilla. Je voyais à la lueur blafarde de la lanterne, ses doux yeux luisant de tendresse. Hôto brandissait devant mes yeux un poignard. C’était un dard à double tranchant avec une manchette de bois décorée de cauris, de fléchettes et d’amulettes : - Tu devras le ceindre autour de ta hanche. Et quand tu verras un tourbillon, ne fuis pas. Fais face à ce tourbillon et dégaine d’une main ferme ce poignard ! Et lorsque tu te sentiras happé par son souffle, manie ton coutelas, jusqu’à ce que le vent te lâche… As-tu compris, mon fils ? - Oui, père

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Jogbéxi, la place du marché. Jogbéxi n’était pas qu’une place, mais un paysage qui les jours de marché, s’éveillait, s’animait et vivait. Jogbéxi, un paysage immense fait d’une moutonneuse forêt d’hommes bruissants, errants, fuyants, debout, assis, penchés, fourmillants au milieu des exhalaisons, des relents, des vapeurs, des haleines, des amas éparses et des senteurs vives, crues et mélangées. C’était dans ce fouillis d’êtres et d’étalages bigarrés que j’aimais m’égarer. Au-delà des paniers de fruits, de légumes et de tomates, des troupeaux bêlant et meuglant, il y avait des antres secrets et discrets. Des antres de confidences et de permissivité aux odeurs d’alcool où des hommes ivres sous l’effet liquoreux du sodabi se perdaient en palabres, comptant d’un doigt tremblant les noisettes d’adji . Des rires y flottaient. Des jets d’injures et d’insanités y volaient éclaboussant les indélicats et les malencontreux… Dans cet heureux fatras, les enfants aussi avaient leur quartier de grivoiserie, un peu à l’écart des remous d’adultes. Là, dans ces retraites d’enfants, les fillettes en cercle se livraient à leur bountou traditionnel. Nous les garçonnets préférions les jeux de kati-kati ou les courses de bicyclette qui ruinaient nos maigres petits sous… Ce jourlà, j’avais choisi de faire une course de bicyclette avec mes petits amis. J’avais les pieds agiles et je savais pédaler avec la vitesse du vent… Nous étions cinq petits coureurs disposés sur la ligne de départ. L’arbitre occasionnel venait de lancer le top ! Nous devions nous élancer jusqu’à la vieille pompe du village et revenir vers le marché. La vieille pompe était à une centaine de mètres. La tête basse, le cou raide, la poignée ferme, je lançai ma pédale à toute vitesse. Le vent sifflait dans mes oreilles et je fonçais à vive allure, fendant l’horizon de mon front d’audace, ainsi qu’un jeune taureau se portant à l’attaque. Je distançais déjà mes adversaires de trois bons mètres… et la distance se creusait davantage…

Liqueur du sud - Bénin Jeu populaire du sud - Bénin Jeu de claquette Jeu de Cerf-volant

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Soudain, je freinai vivement, perdit l’équilibre et fit un magnifique plongeon par–dessus le guidon de mon vélo pour me retrouver étourdi dans la poussière, à même le sol : le tourbillon… ! Le fameux tourbillon ! Elle était là, cette rafale, venue du néant ! Le tourbillon volait vers moi, plus puissant que jamais, déployant effroyablement ses grosses ailes de vampire. Je sentais le souffle ardent et piquant de ses naseaux immenses me pénétrer le corps et les veines par chaque pore, comme si j’étais nu… Je me relevai promptement ainsi qu’un jeune lutteur et fit résolument face à la valse du vent. Mes compagnons atterrés, criaient d’inquiétude, craintifs dans mon dos : « Gbodja… ! Une tempête ! …Mais fuis donc ! Ton vélo ! … Vite ! Fais demi-tour ! … Gbodja… ! ». Je ne les entendais plus. Mes yeux semblaient revoir Tété qui se débattait sans force dans la ronde et la rage du vent… Je rêvais toujours de la venger ; et je sentais que ce jour était arrivé. Je bombai le torse de courroux et de courage, puis dégainai mon dard, sans trembler. Le vent avançait… Je voyais la folie hargneuse de ses hanches d’amazone, chaudes, molles et houleuses ondoyer jusque sous mes pas… Et je m’engouffrai dans la gorge du vent, mon coutelas au poing. Ses larves cuisantes me brûlaient les yeux et m’aveuglaient la vue. Les élastiques cordons de ses intestins mouvants m’enlaçaient cruellement le torse et m’engloutissaient. Sa touffeur délétère m’étouffait et me dévorait les poumons, et mes petites narines emplies de sable et de poussière n’aspiraient que du feu. Je râlais, je bavais, maniant mon couteau à larges tours de bras vengeurs, fendant tantôt ses entrailles fluctuantes de coups vifs et réguliers, pourfendant tantôt les vaporeux tendons de ses muscles de raies meurtrières. Le vent roulait, hurlait et je luttais à coups de coude, de lame et de dents, comme un chiot enragé. Le vent m’emportait et je m’accrochais à ses flancs flottant, planant dans les nuées. Nous traversâmes Jogbexi, le marché. Et je combattais dans les airs comme un ange furibond. Le village nous suivait interloqué par ce spectacle des plus singuliers. Un enfant voltigeant dans un tourbillon ? C’était bien un événement qui dépassait l’entendement. Certains hurlaient : « Mais c’est Gbodja ! L’enfant de Hôto ! Est-il devenu luiaussi un sorcier ailé ? ». D’autres nous suivaient, le vent et moi, armés 59 2 /0 /200 15:26:26


de bâtons, de branchages ou de coupe-coupe… comme pour abattre un fantôme ayant pris chair. Je sentais peu à peu les serres du vent me lâcher, ses ailes d’aigle se rompre, son ardeur s’estomper, ses hurlements s’éteindre et ses fibres se dissoudre, fondre dans l’air, lentement puis s’évanouir comme une minuscule torsade de fumée… Mes pieds touchèrent le sol et je me retrouvai à genou sous l’iroko centenaire du village, tout pantelant, le corps en sueur, les poumons calcinés de brûlure, le corps labouré de griffures, le visage endolori… Un frisson de stupeur parcourut la foule. Je me retournai et vis mon père. Il se tenait debout juste derrière moi, le regard flambant d’un sourire de satisfaction et de victoire. Il me releva, me coucha sur ses épaules et me murmura dans les oreilles en me tapotant tendrement le dos : « Ah ! Digne fiston ! Tu viens de venger ta sœur… C’est fini ; rentrons. Donne-moi ce couteau ! Tu n’en auras plus besoin ». Et nous rentrâmes, mon père et moi, sous le regard médusé des villageois.

Le lendemain matin, avant le premier chant du coq, mon père m’avait réveillé. Il me conduisit chez le féticheur du village. Le féticheur traça sur mon corps, entre les côtes, en lettres de sang, trois scarifications. Puis trois sur ma petite poitrine d’airain. Et trois autres dans le dos. C’était la marque des initiés. J’étais devenu l’enfant sacré qu’aucun esprit malin, plus jamais ne pouvait dompter.

***

Une clameur s’éleva de la concession voisine : « Yégué…Hxélu …! ». Je me levai précipitamment et me fondit dans les bruits du dehors. Une foule dense grouillait devant la case de Nyohono. Je me frayai habilement un passage à travers cette forêt de jambes jusqu’à la case de Nyohono et glissai ma tête entre ces flancs d’hommes. Et je vis… l’horreur : Nyohono gisait nue sur sa natte, dans une marre de sang. Ce n’était plus une femme ; mais un affreux amas de lambeaux de chair découpé en quartiers, putride sous une flopée de mouches gourmandes et bourdonnantes. On eût dit qu’une lame invisible lui avait tailladé les flancs après l’avoir empalé sur sa natte. Ses entrailles gluantes livrées à la vermine couvraient son ventre ouvert. Je me courbai et vomis de dégoût et de nausée… Tout le village comprit alors que Nyohono était la sorcière du village, celle qui au milieu des tourbillons dansait pour assassiner de pauvres âmes innocentes. Ma Tété avait été l’une de ses victimes. C’était donc avec cette vieille femme aux sourires de guenon que je luttais dans le vent ! Cri d’alerte (en Fon)

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UN ALLER - SIMPLE Jérémie BELOT FRANCE

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é en 1970, lillois, Jérémie Bélot se définit comme un metteur en scène des mots. Publié à plusieurs reprises, lauréat de différents concours, son but est de toujours satisfaire son lectorat en essayant dès les premières lignes de le captiver pour ne plus le lâcher jusqu’au dénouement, sans qu’il s’en aperçoive. A ce titre, « Un aller simple » est une véritable réussite d’une grande densité dramatique.

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Depuis que papa nous a quittés, maman nous élève seule, mes sœurs et moi. Ça va bientôt faire deux ans. Maman prétend qu’il est à l’étranger pour son travail, trop loin pour revenir nous voir. Mais qu’il prépare notre arrivée… J’y croyais pas trop. Jusqu’à ce matin. Elle nous a annoncé qu’on allait le rejoindre. Et comme une bonne nouvelle n’arrive jamais seule, on y va en train ! Ma passion ! Pourtant je l’ai jamais pris. « Une passion qui te perdra ! » m’enguirlande toujours maman quand je rentre les mains sales, après être allé traîner près du passage à niveau. Mais depuis que je sais marcher, je sais pas pourquoi, tout ce qui touche au chemin de fer ça m’intéresse. Ça m’attire même. Irrésistiblement. Les gares, les voies ferrées, la maison du garde-barrière, c’est mes endroits favoris. Les convois, les voitures, les wagons, mes terrains de jeux préférés. Mais ce que j’aime avant tout, c’est les locomotives. Attention ! Pas celles qui puent, au diesel, ou celles sans âme, électriques. Celles à vapeur ! Elles m’impressionnent, sans pour autant me faire peur. Je dirais plutôt que je les respecte, parce qu’elles me touchent… parfois, j’ai même l’impression qu’elles me parlent. Rien qu’à moi. « Tu dérailles ! » s’est moqué mon cousin David quand je lui ai avoué ça. C’est un comique mon cousin David, mais là il m’a pas fait sourire. Car moi, je suis certain que leur tchou-tchou me murmure des trucs… Du genre « Monte avec nous… On ira partout… Au Pérou… Ou à Tombouctou… », ou quelque chose comme ça… Avec leur cheminée et leurs lanternes rouges, elles me font penser à un chef indien. Quand il a ses peintures et son calumet… Tiens ! Comme celui dans Tintin. Souvent je vais les observer dans la gare de triage, pas loin de chez nous. Je pourrais rester là des heures à les regarder manœuvrer, à scruter chaque geste des mécaniciens ou des conducteurs. Ou rien qu’à les contempler. Même qu’à force, je suis sûr que je saurai en conduire une. « Chiche ! » qu’il a parié David. Mais c’est pas si facile. Car il faut faire gaffe à pas rencontrer le chef de gare, un vrai méchant celui-là. Rastapopoulos tout craché ! Une fois, il nous a attrapés et il nous a braillé aux oreilles que s’il nous revoyait là, il nous chasserait à grands coups de pied au cul ! Heureusement il y a aussi monsieur Lantier. C’est le plus ancien des mécaniciens, mais c’est le meilleur ! Il connaît tout sur les machines, je crois même qu’il en a déjà démonté une en entier, et l’a remontée les 63

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doigts dans le nez. En plus, ça le dérange pas de passer des après-midi à m’expliquer comment ça marche une locomotive. « À mon âge petit, c’est pas le temps qui manque » il me répète souvent… Lui sa passion, c’est les vieux modèles, ceux qu’on trouve dans les romans de Jules Verne. Comme la Crampton 1880. Une merveille avec ses roues immenses, et ses dorures qui brillent au soleil. Son rêve, c’est de la refaire rouler. Dès qu’il a fini son travail, il s’enferme dans son atelier pour la réparer. Le problème c’est qu’il a jamais fini. Aussitôt qu’il a réglé un problème, un autre apparaît aussi vite ! Quand je lui ai demandé pourquoi il s’acharnait autant, il a ouvert de grands yeux et a lâché sa clef anglaise de surprise. « Espèce de grand dadais ! » qu’il a fait semblant de me gronder, « Pour le patrimoine, voyons ! ». J’ai pas très bien compris ce qu’il entendait par là. Faudra que je demande un jour à mon oncle Joseph, il était instituteur. J’avais déjà posé la question à Pépé, mais je pense que lui non plus il a pas pigé. Il m’a expliqué que ça avait à voir avec l’argent… faut dire, il parle que de ça. Monsieur Lantier, il est pas comme les autres adultes. Il s’énerve jamais. Un soir, il m’a même laissé tirer sur le sifflet pendant qu’il rentrait une locomotive. Un autre fois, il a failli me faire chialer tellement il m’a ému. Il m’a offert son livre de classe, celui dans lequel il a tout appris sur la mécanique. On m’a jamais fait plus beau cadeau ! Je me suis retenu parce que j’ai fait le fier, sinon… Je le lis tout le temps, au grand dam de maman. Elle prétend que je le connais mieux que mes tables de multiplication. Elle a pas tort… N’empêche, quand je serai grand, je serai mécanicien ! Comme monsieur Lantier. À la gare, on a retrouvé Pépé, Mémé, et quelques uns de mes oncles et tantes. Ils viennent avec nous. Paraît que papa leur a aussi trouvé du travail là où on va. C’est vrai qu’ici, depuis deux ou trois ans, c’est pas la joie. « Les temps sont durs et ça va pas s’arranger… » se plaint souvent Pépé. Je crois qu’il commence à radoter, il répète toujours la même chose. Et comme il recommençait, j’ai préféré filer. Pour aller voir la locomotive. Ouah !!! Une 241 !!! La plus grande et la plus puissante d’Europe ! 25 mètres 950, 123 tonnes en ordre de marche, vitesse limite 120 kilomètres-heure… De la dynamite ! Comme d’habitude, j’allais grimper sur le tender quand on m’a attrapé par le bras… « Qu’est-ce que tu fous là ??? » m’a engueulé un gendarme.

« Rien m’sieur » que j’ai répondu, « Je voulais juste admirer le tableau de bord, parce que, vous savez, les trains c’est ma passion… ». Et comme il continuait à me lancer un drôle de regard, je lui ai montré mon livre. Encore heureux que je le quitte jamais… « Bon, ça ira mon gars, de toute façon… » qu’il a fini par dire, « Mais magne-toi… ». J’étais tellement content que je l’ai embrassé sur les deux joues. Et comme promis, je me suis dépêché. Puis j’ai rejoint maman. Je lui ai raconté que pour la locomotive, ils s’étaient pas moqués de nous. Ça rattrape des voitures, remplacées par de simples wagons. C’était moins cher m’avoua maman. Bof, au fond, on prend pas l’Orient-Express… Pendant le voyage, j’ai retrouvé David. Et même si on n’avait pas beaucoup de place, on a animé ce wagon où les gens souriaient pas. Des vraies portes de prison ! J’ai jamais compris pourquoi les adultes étaient si sérieux. Comme si, en grandissant, on perdait sa joie de vivre. J’espère que quand je serai grand, moi, je l’oublierai pas… Un moment, le train a ralenti. Les autres ont cru qu’on était arrivé. Mais en regardant par la petite vitre, ils ont vu qu’on était arrêté en pleine forêt. Et comme personne comprenait pourquoi, je leur ai expliqué. En imitant mon maître d’école… « C’est simple » que j’ai dit, « Notre locomotive consomme 100 litres d’eau au kilomètre. Et comme son bogie n’en contient que 35 mètres cubes, soit… 35000 litres, il faut remplir la cuve au bout de 350 kilomètres ». Ils en sont tous restés baba ! Pas mécontent, je me suis tourné vers maman en bombant le torse. Je crois qu’elle était fière de moi, elle avait la larme à l’œil… Par la fenêtre, on a vu aussi qu’il y avait de la neige partout. Une sacrée couche même ! « Chouette ! » je me suis écrié, « On va pouvoir faire des batailles et des bonshommes quand on y sera ! ». Puis avec mes cousins, on s’est mis à danser en chantant « Vivement qu’on arrive ! Vivement qu’on arrive ! ». Le convoi a alors brusquement redémarré, et on en est tombé sur le cul ! Ça nous a bien fait marrer… Enfin !!! Au bout d’une journée, on est finalement arrivé ! J’en pouvais plus, surtout que j’ai pas pu dormir avec ceux qui ronflaient… En descendant du train, j’ai cherché Papa du regard. Mais il y avait trop de monde pour que je puisse y voir quelque chose. Maman a dit qu’il devait sûrement nous attendre à l’intérieur du village. Pour le rejoindre plus rapidement, j’avais déjà doublé en douce des petits vieux qui traînaient

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des pieds. Maman m’a vite remis à ma place dans la file. « T’as bien le temps d’y être… » qu’elle a bougonné. En passant le porche d’entrée, un type en uniforme, le gardien sans doute, a déclaré qu’on allait passer une visite médicale. « Comme ça, personne pourra prétendre qu’on ne prend pas soin de vous » qu’il a ajouté en riant. Maman s’est alors penchée vers moi, m’a tenu par les épaules, et m’a fait promettre une chose. Que lorsque le docteur me demanderait mon âge, il fallait que je réponde quinze ans. J’en ai ouvert des yeux comme des soucoupes ! Mazette !!! Maman, qui me demande de mentir… Incroyable ! Ça l’a un peu fait sourire, et elle m’a expliqué pourquoi. Dans la queue, on murmurait que les enfants de moins de quinze ans on leur faisait avaler une cuiller d’huile de foie de morue. « Beurk !!! » que j’ai pas pu m’empêcher de crier. Non ! Pas ça ! Une fois Mémé a voulu m’en donner, « C’est bon pour c’que t’as ! » qu’elle disait. Tu parles ! C’était tellement dégueulasse que je lui ai tout recraché dessus. J’ai même failli dégueuler… Et comme je veux pas retenter l’expérience, je vais obéir à maman. Ouf ! Le docteur m’a cru. Je pensais pas y arriver tellement que je tremblais. Bon, c’est vrai. Pour mon âge, je fais grand et costaud. Mais tout de même… Enfin ! Le principal c’est que j’ai échappé à l’huile. L’ennui c’est qu’on m’a séparé de maman et de mes sœurs. Je suis allé d’un côté avec des hommes, elles d’un autre. « C’est pour ton bien !!! » a hurlé maman dans mon dos. Je me suis alors retourné pour lui faire signe… et j’ai vu qu’elle pleurait. Merde ! Ça m’a fait mal au cœur ! D’un coup, j’ai réalisé. Tant que papa était pas là, l’homme de la famille c’était moi. Et voilà que je les laissais partir, seules, sans personne pour les protéger. Tout ça pour quoi ??? Pour éviter une malheureuse petite cuiller d’huile de foie de morue ?? Je me suis pas senti très fier… Alors j’ai pris mon courage à deux mains, je suis sorti du rang, et je me suis planté devant le docteur. « J’ai menti m’sieur. J’ai douze ans ! » que je lui ai avoué en me mettant au garde-à-vous. Un drôle de silence s’est fait autour de moi, plus rien ne bougeait, et tous les regards se sont tournés vers lui. Impassible, il m’a longtemps fixé de ses yeux aussi bleus que l’acier d’une locomotive... Puis il m’a gentiment tapoté la joue. « Tu es un brave garçon » qu’il a fini par dire, « Allez ! File rejoindre ta mère. ». Ce que j’ai fait illico presto.

Je suis soulagé. Finalement j’ai échappé à la cuiller assassine. Ils ont dû m’oublier. Tant mieux ! Mais surtout, je suis à nouveau avec maman et mes sœurs. Il y a quand même un truc qui m’échappe… Pourquoi maman arrête pas de répéter, entre deux sanglots, « Fallait rester où t’étais… Fallait rester où t’étais… ». Merde alors… Je pouvais pas les abandonner ! Bah ! Ça lui passera. Comme Pépé dit tout le temps « Une femme c’est compliqué. Tu verras quand tu seras grand ! »… En avançant dans le camp, un gars nous a annoncé qu’on devait prendre une douche avant d’aller dans notre pavillon. Encore une question d’hygiène, j’ai cru comprendre… Pfft ! Ça commence à bien faire… Surtout qu’il y a pas une semaine que j’ai pris un bain. Enfin, s’il faut en passer par là… Il était bizarre ce type. Pâle et triste comme un jour de pluie. Surtout, il portait un drôle d’habit. On aurait dit un pyjama… Avant d’entrer dans la douche, je lui ai quand même demandé s’il pouvait me garder mon livre. Je veux pas qu’il s’abîme…

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En sortant du bâtiment, l’homme à la tenue rayée jeta le livre dans un grand four…

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Et s’il subsistait un doute pATRICK ledent belgique

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atrick Ledent est né en 1960 en Belgique. Marié, père de deux enfants, il vit actuellement à Liège. Autodidacte, il écrit depuis son enfance. A l’occasion de divers concours, certaines de ses 60 nouvelles lui ont valu quelques succès d’estime. Il travaille en ce moment à l’écriture d’un troisième roman à caractère policier, thème qui est en grande partie celui de « Et s’il subsistait un doute ». Patrick Ledent recherche un éditeur pour ses oeuvres. Puisse la publication de cette nouvelle l’aider dans sa quête.

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Un doute subsistait. On a beau dire, mais le temps fait table rase, presque toujours, même des plus fortes émotions. Le tout avec l’air de ne pas y toucher, de ne rien vouloir déranger, de s’excuser peut-être : je ne fais que passer. N’empêche, à force, il grignote, il altère, il érode, il déforme, il transfigure, par touches successives. Plutôt sournois, je trouve. Il reste bien un souvenir, parfois prégnant, mais toujours tronqué. Impossible de revivre l’instant. Pas plus que l’eau d’un fleuve ne passe deux fois sous un même pont, pas plus le temps n’égrène deux fois la même seconde. Au début, j’avais d’autres chats à fouetter. Pas le temps de me poser des questions, bien trop occupé à répondre à celles de la police, à respecter scrupuleusement le scénario que je m’étais imposé. Vous ne pouvez pas savoir combien c’est difficile de répéter dix fois la même chose sans se contredire, de ne rien oublier, de jouer juste : remercier ou s’offusquer, s’étonner, pleurer, sourire, dénier, approuver, consentir, compatir ou souffrir. Le tout rigoureusement, modérément, avec juste ce qu’il faut d’exagération ou de retenue pour donner le change et, si possible, convaincre. Faut croire que j’étais doué pour cela puisque j’avais abusé tout le monde et qu’il ne se trouvait plus personne aujourd’hui pour remettre en cause ma sincérité. Si bon comédien que j’en venais à douter des faits, moi aussi ! Moi qui les avais pourtant perpétrés ! Comme si, non content d’avoir trompé mon monde, je n’avais de cesse de vouloir me tromper moi-même. Toujours ce souci de perfection ! C’est sûr, un psychiâtre en aurait fait ses choux gras, de cette démarche-là. Oui, rien à faire, un doute subsistait. Quant à sa mort, d’abord : et si elle s’en était tirée malgré tout ? Plus je me remémorais le meurtre, plus il perdait de sa réalité. Combien de fois avais-je plongé le couteau dans le corps ? Dix fois, vingt fois ? C’était idiot, j’aurais dû compter. J’aurais eu un chiffre aujourd’hui. Un chiffre, c’est du concret, du solide, ça m’aurait rassuré. Mais dans ces moments-là, hein ? Allez compter ! On est bien trop occupé ! Soit ! Je ne savais pas combien de coups j’avais portés. Et après ? Qu’estce que ça changeait au problème ? Elle était morte, c’est sûr, puisque lorsque j’avais posé l’oreille contre sa poitrine, le cœur ne battait plus. Parce que j’avais été jusque-là ! Jusqu’à m’imposer une telle précaution. Comme si j’avais deviné que le lendemain tout serait moins clair et ainsi 69

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de suite, jour après jour, jusqu’à l’oubli. Comme si j’avais prévu les zones d’ombre que le temps poserait sur les choses : le couteau, la corde, la pierre, le pont et le fleuve. Je me connaissais trop bien. Je ne m’étais jamais vraiment fait confiance. C’est pour cela et parce que rien n’avait vraiment d’importance pour moi, que je mentais si facilement. J’avais prévu l’angoisse et le doute, mais je n’avais rien fait pour les éviter. Au contraire, par orgueil, j’avais mis un point d’honneur à faire disparaître la moindre preuve. Résultat : je me rongeais les sangs : et si elle n’était pas morte ? J’aurais voulu qu’elle remonte à la surface, que le fleuve la relâche, comme il finit toujours par relâcher ses morts. Que la corde se rompe et la libère avant que le corps ne pourrisse, pour que je puisse le reconnaître formellement, à la morgue. Car s’il ne remontait que dans trois mois, six mois, un an peut-être, il serait méconnaissable et ce ne serait pas une bague, quelques dents artificielles dans une mâchoire ou un test ADN qui m’apporteraient la paix. M’en faudrait davantage que n’importe quel médecin légiste, moi, pour dormir sur mes deux oreilles. Seulement voilà, près d’un mois plus tard, toujours rien. Soit qu’elle était trop bien lestée, soit qu’elle en avait réchappé. L’eau l’aura réveillée. Les blessures n’étaient que superficielles. Peut-être n’avais-je porté que quelques coups, un seul, qui sait ? La lame aura glissé contre une côte, n’entaillant que la chair. Quant à la corde, peut-être le nœud était-il mal fait, après tout, je n’ai jamais été doué. Elle avait pu se rompre, aussi. Un défaut dans la trame, c’était possible. J’avais eu tort de ne pas m’en assurer. À moins que ma femme n’ait eu le temps de la cisailler contre un rocher tranchant, au fond de l’eau. Oui, elle se sera dégagée, aura regagné la rive et maintenant, elle attend son heure. L’heure de me faire payer mon crime. L’heure de la vengeance. Elle sait que le temps joue contre moi. Elle connaît ma nature anxieuse. Elle sait que je finirai par perdre la tête, par demander grâce. Elle compte là-dessus. Me tuer sans me porter un seul coup, sans bouger un seul doigt. Me tuer tranquille, à distance, sans autre arme que ma propre angoisse, quelle leçon ! D’ailleurs, qu’avais-je fait ? L’avais-je seulement tuée ? Et si je n’avais fait que rêver ? C’était possible. Tout était possible. Où étaient les preuves ? Le couteau, la corde et la pierre étaient au fond du fleuve avec le corps,

ou n’avaient jamais existé que dans mon imagination. Comment savoir, comment réellement savoir ? Je n’étais sûr que du pont et du fleuve. Que des voitures qui traversaient le premier et des péniches qui remontaient ou descendaient le second. C’était ma seule réalité. Tout le reste pouvait très bien n’être qu’affabulation. Ah ! si seulement j’avais gardé l’arme du crime ! Et elle qui se terrait peut-être, qui se gardait bien de lever le voile. Qui se moquait de moi. Qui se vengeait, sereine, supérieure, infiniment méchante, depuis sa retraite dorée. Ou qui se décomposait au fond de l’eau, se mêlait à la vase, s’arrimait davantage aux tôles rouillées des péniches, s’agrippait aux épaves, refusait de remonter, gardant salement son secret. Le souvenir ne suffit pas. Il faut des preuves. Même un aveu ne signifie rien. Combien ont avoué qui sont innocents ? Allons ! Calme-toi ! Reprends posément, point par point. Où étions-nous ? Dans la cuisine. C’est là que je l’avais frappée, plusieurs fois, enfin... plus d’une fois, j’en suis presque sûr, même si je ne me souviens que du premier coup. Le couteau s’était enfoncé profondément, facilement, sans un bruit. Comme s’il était fait pour cette chair qui n’avait offert aucune résistance. Comme s’ils s’attendaient, l’un et l’autre : lui, de pourfendre, elle, d’être pourfendue. Je n’avais pas eu l’impression de bouleverser l’espace, de forcer le destin, juste celle d’assembler deux éléments égarés : la lame et la chair, les pièces acollées d’un même puzzle. Je n’avais pas eu l’impression d’agir délibérément, mais automatiquement, comme lorsqu’on ferme une porte restée entrouverte ou que l’on ajuste la position d’un bibelot sur un meuble. Se souvient-on de ces gestes-là ? Pareil après. Je m’étais répété mentalement cent fois la scène : coucher le corps sur un vieux tapis, y jeter le couteau. Nettoyer la cuisine à grandes eaux, inspecter chaque recoin, traquer la moindre éclaboussure. Ensuite, bien rincer le seau et rouler le tapis avec les torchons souillés et le lest : quelques galets glanés la veille dans le lit du fleuve ! Un caprice inoffensif, celui-là. Ficeler le tout, s’assurer que rien ne pouvait glisser ou s’échapper par les extrémités du rouleau ainsi formé. Combien d’assassins s’étaient trahis pour une bêtise, un détail idiot, tellement prévisible : une goutte de sang tombée du tapis, voire l’arme du crime ! Ensuite, passer l’aspirateur car on n’en fait jamais assez. Pour les cheveux, les infimes

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particules de peau. Il y a des fouineurs dans la police, des lieutenants Columbo ratés, mais qui n’en sont pas moins dangereux, plus par orgueil que par intelligence, d’ailleurs. Plus tard encore, traîner le fardeau jusqu’au garage. Ouvrir le coffre préalablement protégé par une bâche. Hisser le corps et l’y laisser choir avant de sortir la voiture. Absolument ! La sortir immédiatement, en plein jour, et l’exposer aux yeux de tous. Peut-être était-ce ça qui avait été le plus difficile, psychologiquement parlant. Admettre qu’une telle démarche, tellement inconfortable, était néanmoins plus prudente et discrète que de sortir la voiture du garage à deux heures du matin. Enfin, tromper son impatience et son angoisse en inspectant chaque mètre carré parcouru avec la morte dans la maison. À la loupe. Jouer son Columbo, avant les autres, pâles répliques. Se mettre à leur place, être eux. Leur couper l’herbe sous le pied. Oh oui ! J’avais tout prévu. Complètement. Mille fois vécu la scène. Noté des centaines de détails en visionnant quantité de films à la télé. Jamais on n’avait vu sans doute de meurtre mieux préparé, de terrain mieux déblayé. Un excès de prudence ou d’orgueil qui me conduisait à douter aujourd’hui non plus seulement de sa mort : en avait-elle réchappé ? mais du meurtre lui-même : l’avais-je seulement frappée ? Car enfin, comment distinguer la réalité d’une nuit calquée parmi tant d’autres, imaginées ? C’est au début du deuxième mois, après avoir fouillé en vain la maison, millimètre par millimètre, à la recherche d’un indice, tout en relevant chaque matin le courrier le cœur battant, dans l’attente d’une hypothétique lettre de sa part, que j’ai commencé à errer le long du fleuve. Faut comprendre : je voulais la retrouver, vivante ou morte, peu importe. En avoir le cœur net. J’ai inspecté plusieurs fois le parapet du pont, à l’endroit où j’avais balancé – ou cru balancer – le corps. Je cherchais un cheveu, un poil du tapis, une griffure caractéristique dans le béton, que sais-je ? Je ne voulais pas admettre que les intempéries avaient tout effacé. J’ai inspecté les berges en aval, exploré minutieusement la végétation, cherchant la trace d’une reptation : des herbes fauchées, des racines à moitié arrachées, quelque morceau de tissu accroché aux ronces ou de mini éboulements, sans trouver quoi que ce soit qui puisse me laisser supposer qu’elle avait regagné la rive avant de disparaître. J’ai interrogé pêcheurs et bateliers, compromettant ma sécurité : n’avaient-ils rien vu ? Ils devaient me prendre pour un fou et sans doute

l’étais-je devenu. En guise de preuves, je n’avais que des absences : la sienne, tellement énigmatique, au cœur de mes tourments, celles du couteau, du tapis, de quelques mètres de corde en nylon et de trois ou quatre torchons. C’est tout. Pas vraiment de quoi étayer la thèse d’un meurtre. Quel meurtre d’ailleurs, puisqu’en l’absence de corps, on ne pouvait parler que de disparition ? J’ai fini par rôder autour des écluses. Je savais que c’était presque toujours là que l’on repêchait les cadavres. De nuit comme de jour, j’ai regardé se vider et se remplir des milliers de fois les sas, en vain. Le moindre morceau de bois, emporté par les remous, la moindre ombre, suffisaient à me conduire au bord de la crise cardiaque. J’ai été jusqu’à pêcher moimême, le long des rives. J’utilisais de grosses lignes et des hameçons très lourds qui ne ramenaient que des détritus. « Hé, qu’est-ce que t’espère, remonter, un lingot d’or ? » plaisantaient les autres. Je ne répondais jamais. Que leur dire ? Que j’essayais de repêcher un corps balancé du haut d’un pont, huit semaines plus tôt ? Ou au contraire, de démontrer qu’il n’y en avait pas ? Mon manège a fini par intriguer la police qui ne m’avait pas complètement oublié. J’ai subi un nouvel interrogatoire. Qu’est-ce que je foutais au bord du fleuve ? Deux nuits plus tôt, on m’avait vu auprès de l’écluse M. J’y étais resté trois heures à sonder les eaux noires. Avais-je découvert une piste ? Si je me doutais de quelque chose, je devais le dire, aider la police. Aider la police ! Quelle ironie ! Moi qui doutais de tout, d’absolument tout ! Pensais-je que ma femme s’était suicidée, jetée du haut d’un pont ? Qu’est-ce ce qui m’avait conduit à cette conclusion ? « Conclusion ! » Quand le commissaire a lâché ce mot, j’ai flanché d’un seul coup. Compris immédiatement ce que je voulais : une conclusion, précisément. Du définitif. De l’indubitable et qu’on n’en parle plus. J’ai avoué. J’ai joué à l’homme sûr, au tueur froid, implacable, qui se rappelle chacun de ses gestes, dans les moindres détails. J’ai tout déballé : la cuisine, le couteau, les galets pour le lest, la corde, le tapis, le coffre, le pont et le fleuve. J’ai expliqué, donné des détails, exigé une reconstitution. En fait, les convainquant, je cherchais à me convaincre, encore et toujours. De plus, je voulais les mettre au pied du mur, les obliger à draguer le fleuve, à utiliser les grands moyens. Je voulais me servir d’eux pour guérir et trouver la paix. Sans doute n’avaient-ils jamais

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rencontré d’assassin plus prolixe et pressé d’en finir. J’en ai trop fait. Comme toujours. Ils ne m’ont pas cru. Je n’ai réussi qu’à m’attirer la commisération du commissaire, un homme trop généreux. Sa conviction, c’était que je n’avais pas supporté la disparition de ma femme et que la douleur me conduisait à délirer. Alors, affolé, constatant que je n’obtiendrais jamais d’eux la vérité – fallait-il être fou pour inverser à ce point les rôles ! – j’ai renchéri, j’ai fini par inventer des détails, par édulcorer. Et je me suis contredit, moi qui n’avais jamais commis la moindre fausse note auparavant. Tant et si bien que j’ai achevé de m’innocenter complètement à leurs yeux. On m’a renvoyé chez moi, avec l’adresse d’un toubib et des vœux sincères de prompt rétablissement ! Bien sûr, ils ont dragué le fleuve, mais sans conviction, pour me faire plaisir. Sans succès, naturellement, car on ne trouve pas quand on ne cherche pas vraiment. Par contre, il arrive qu’on trouve sans chercher, tant la vie est taquine. C’est ce qui s’est produit deux mois plus tard. On a retrouvé un corps, près de trente kilomètres en aval. J’ai été convoqué à la morgue. J’en aurais pleuré de joie. Enfin, je la tenais, ma preuve ! Mais il ne reste pas grand-chose d’un corps, après dix-huit semaines dans l’eau. Je ne l’ai pas reconnue. Ils m’ont expliqué qu’il n’y avait aucun doute pourtant : la dentition, l’ADN, les techniques d’identification modernes, tout ça. C’était bien elle. - Et les traces des coups de couteau ? Le corps avait-il été tailladé ? Il y avait bien quelques coupures, assez méchantes, mais qui ne constituaient pas la preuve formelle d’une agression à l’arme blanche. Les saloperies contondantes qui traînaient au fond de l’eau, les pierres tranchantes des berges, la coque de certains bateaux ou les machineries des écluses pouvaient très bien infliger ce type de blessures. - Et le couteau ? Et le tapis ? Et les galets lestant le corps ? Avait-on retrouvé les galets ? - Rien de tout cela , m’a avoué le commissaire, tristement, en me prenant par l’épaule. Ni le tapis, ni le couteau, ni les galets. Mais vous pensez bien, des galets, dans l’eau, hein ? Vous pensez bien... Le pire, c’est qu’il ne se moquait pas de moi. Non, il me parlait comme à un enfant qui ne peut pas comprendre ou comme à un grand malade, un condamné. 74

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RETROUVAILLES D’OUTRE TREPAS Roger STAS BELGIQUE

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oger Stas est né en 1956 en Belgique. Préretraité, il se définit comme un modeste « néonouvelliste » jamais publié dont les écrits traitent le plus souvent du conflit de la première guerre mondiale. Certains ont été primés et sont parus sur les sites internet des organisateurs. La nouvelle ici présentée est une fiction basée sur un fond historique réel, marquée de l’intérêt que l’auteur porte aux drames humains de la première guerre mondiale.

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« Carency (Artois) le vingt-six décembre 1914 ».

« Ma très chère et tendre épouse, ma Louise tant aimée, »

« Depuis maintenant cinq ans que nous nous connaissons, c’est le premier Noël que nous ne passons pas ensemble. Nos chefs qui, début août, nous avaient promis qu’à la date d’aujourd’hui au plus tard nous aurions tous retrouvé nos familles, se sont trompés. Et ce sont eux encore qui, pas plus tard qu’il y a quelques minutes, nous ont certifié que le front allait se disloquer et la guerre bientôt finir. Il paraît impossible qu’ils puissent se tromper deux fois. Et pourtant, si je prends la plume, c’est tant pour te confirmer mon impression contraire que pour te raconter ce que j’ai vécu il y a deux nuits. Je voulais attendre jusqu’à ma permission de la semaine prochaine mais je pressens que je dois le faire de suite; je veux être sûr que tu saches ce qui m’est arrivé car une nouvelle attaque de nos troupes est imminente. » Ainsi commençait la lettre de Paul adressée à celle qui était devenue sa femme il y a deux ans et surtout la mère de leur petit Emile depuis bientôt huit mois. Dans leur petit village du centre de la France, Paul et Louise étaient installés comme instituteurs, bien entendu lui pour les garçons, elle pour les filles. Ils vouaient leur vie à leur amour et aux valeurs de l’école de la République.

A la mobilisation générale du 2 août 1914, il avait été versé dans ce régiment d’infanterie qui, en cet hiver froid et pluvieux, pataugeait entre tranchées boueuses et no man’s land dévastés, entre avancées glorieuses et retraites tout aussi stratégiques … Bien qu’il ne manifestât nullement son engagement politique, celui-ci était bien connu de sa hiérarchie qui, en outre, se méfiait de cet homme de culture qui ne prétendait à rien mais qui était consulté par tous ses camarades à propos de tous leurs petits problèmes quotidiens. Un peu malgré lui, de confident et conseiller, il était devenu leur porte-parole auprès de supérieurs le plus souvent démunis d’arguments à opposer à cet érudit. Hormis auprès de ses pairs troufions, un tel état de fait ne lui attirait pas que des sympathies … C’est ce qui lui avait valu d’être désigné pour cette mission qu’il décrivait dans la suite de la missive à Louise.

Lors de son service militaire l’année précédente, sa formation de

« Comme tu dois maintenant le savoir depuis ma lettre de la dernière semaine, mon régiment est actuellement positionné en première ligne dans cette fangeuse plaine artésienne, jusqu’à nous ne savons quand. Depuis l’assaut qui nous a été commandé le second jour de notre arrivée et qui nous a valu tant et tant de pertes parmi nos camarades pour finalement ne pas gagner de terrain, c’est le statu quo. Nous nous protégeons tant bien que mal des intempéries hivernales dans nos tranchées. Heureusement qu’à tour de rôle, nous pouvons nous abriter quelques heures sous les sapes où sont aménagées des couches sommaires, d’où nous sommes néanmoins souvent délogés lorsque l’artillerie d’en face nous pilonne. Nous n’avons alors d’autre choix que d’affronter les éléments dans les tranchées traversières menant vers l’arrière. A chacun notre tour, pour un ou deux jours et en tout cas jusqu’à la relève pas toujours assurée,

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Bien que modeste enseignant, Paul était un fin lettré, doté d’une culture générale sortant de l’ordinaire. Il était le fils unique d’un couple d’athées libres-penseurs, et avait été baigné dans l’étude des philosophies progressistes modernes. Sans nécessairement les partager sans ambages, il avait été imprégné de lectures socialisantes et anarchisantes. Peu avant son mariage et avant de s’investir dans l’enseignement, il avait séjourné quelques mois en Allemagne, pays qu’il percevait comme berceau des idées sociales nouvelles. Il y avait travaillé en qualité d’ouvrier sidérurgiste, ce qui lui avait permis d’avoir une approche usuelle de la langue de Goethe.

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maître d’école aurait pu lui permettre de prétendre au grade d’officier de réserve. Cette faveur ne lui avait pas été accordée, cette promotion s’avérant incompatible avec son séjour au-delà du Rhin, en cette époque de nationalisme exacerbé et de méfiance envers tout ce qui, peu ou prou, avait cohabité avec l’ennemi teuton. Son militantisme social lui avait fait accepter cet état de « disgrâce » : homme du peuple il était, homme de troupe il demeurerait !

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nous devons, par groupes de quatre, nous hisser hors de notre fosse et ramper sous les barbelés et dans les trous d’obus gorgés d’eau jusqu’aux avant-postes d’observation d’où nous nous trouvons à moins de trente mètres de la tête de pont ennemie. Nous ne pouvons pas y fumer pour ne pas attirer l’attention sur notre position, et nous ne nous y exprimons que par murmures légers et chuchotements à l’oreille. Notre mission consiste à observer on ne sait pas trop quoi, pour en faire rapport à notre retour. Nous craignons surtout d’y être pris sous les déluges tant de notre propre artillerie que de celle d’en face ». « Au soir de l’avant-veille de la fête de la Nativité, mon sergent est venu me signifier que, sur décision du capitaine, j’étais désigné chef de section pour me rendre aux avant-postes avec trois autres compagnons. Il n’a pu s’empêcher d’ajouter que la place était bonne à prendre pour les mécréants comme nous qui n’avaient pas de dieu à fêter. Voilà, mon amour, à quoi tiennent les aléas des affectations … Je n’ai même pas essayé de lui rappeler que je venais de recevoir ma permission pour dans cinq jours, et que je pouvais prétendre à être remplacé. Je crois qu’insidieusement le capitaine avait envisagé cette situation et attendait ma récrimination, pour ensuite me discréditer auprès des camarades et nous diviser en leur relatant qu’un bon chrétien allait devoir monter en observation en lieu et place d’un athée aléatoirement désigné. Même si je suis tenaillé par l’envie d’être sûr de vous revoir notre fils et toi, je n’ai pu me résoudre à prêter le flanc à une telle vilenie ». « Dans mon malheur, j’ai néanmoins eu la chance que me soient attribués comme compagnons d’infortune les frères Pierre et Jean ERRES, du hameau à côté de chez nous, dont tu connais bien la famille et qui profitent de me voir t’écrire pour te prier d’être leur interprète auprès de leurs vieux parents pour les informer que tout va bien pour eux. Nous accompagnait également Marceau, un tout jeune berger pyrénéen ne s’exprimant que dans son idiome natal et qui souvent nous fait sourire lorsqu’il ne comprend pas, volontairement ou non, les instructions qui lui sont données ». « Dès la tombée du jour, nous nous sommes hissés le plus discrètement possible au-delà du parapet. Par chance, un sillon d’accès au poste avancé n’avait pas trop été défoncé par les échanges d’artillerie des précédents jours. Nous avons pu y ramper sans attirer l’attention

des sentinelles d’en face. Il ne nous restait que moins de dix mètres à progresser à découvert pour plonger bras en avant dans le trou où nos quatre prédécesseurs étaient sincèrement heureux de nous voir débouler. Je peux les comprendre. Dans la minute qui suivait, ils avaient ramassé leurs affaires et empruntaient le chemin inverse au nôtre, sans doute pressés de faire rapport ... ». « Pendant près de vingt-quatre heures, nous nous sommes terrés, étendus sur les caillebotis, protégés des intempéries par quelques tôles, amenées sur place par la longue succession de nos prédécesseurs ou peut-être prélevées sur les débris de ce qui fut une grange à quelques mètres de nous. Nous n’avions surtout pas envie, par un mouvement ou un mot de trop, de provoquer une réaction chez nos vis-à-vis de l’avant-poste à pas même trente mètres. J’ai compris plus tard qu’eux aussi adoptaient le même comportement ». « Le 24 vers 18 heures, dans la tranchée allemande de première ligne, soit à un peu plus de cent mètres de nous, nous avons entendu quelques voix qui s’élevaient plus fort qu’au cours de la journée. Quelque chose se préparait. Alors que je m’apprêtais à désigner l’un d’entre-nous pour rentrer faire rapport au capitaine du brouhaha d’en face, je me ravisai bien vite car, le vent ayant viré de 180° au nord-est, les cris me devinrent compréhensibles. Ce que j’avais pris pour des hurlements d’ordres préparatoires à une éventuelle attaque s’avéraient en réalité être des cris de joie et des rires. Comme le ton montait de plus en plus, j’ai vite compris qu’en fait les Allemands fêtaient la veillée de Noël. Leurs propos me devenaient audibles. Leur joie s’expliquait par une distribution de rations de nourriture sortant de l’ordinaire. J’ai même compris qu’il y avait saucisses de porc et chou frais au menu, avec distribution de bière et schnaps. Lorsque j’ai eu raconté la chose à mes trois camarades, nous avons souri en regardant nos gourdes d’eau, notre morceau de saucisson et nos quelques biscuits. Nous étions surtout heureux pour nous que nos ennemis pensent à faire autre chose que la guerre. Jean nous fit remarquer qu’il craignait quand même que l’ivresse d’en face ne déclenche chez eux l’envie de nous lancer quelques grenades ». « Vers 22 heures, nous avons entendu les chants de Noël. A notre grande surprise, ils ont été repris en chœur par les pauvres types qui comme nous tenaient leur avant-poste d’observation. A voix très basse, avec mes trois

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compagnons, nous nous sommes concertés. Il ne fallait pas se voiler la face : notre position était connue d’eux et la leur connue de nous. Nous jouions, eux et nous, dans une mise en scène hypocrite et trompeuse, imposée par des stratèges festoyant au chaud et au sec à au moins quinze ou vingt kilomètres en retrait. Ce jour de Noël est un jour de volonté de paix, pour les croyants ou les athées, pour les Français ou les Allemands. Avec l’accord de mes amis, je répondis à leurs chants dans leur langue. Un silence suivit. Je me suis demandé si je n’avais pas fait une énorme bêtise. La sentinelle adverse vociféra pour demander qui était là. Je lui répondis en allemand que nous étions des soldats français, dans la même situation qu’eux. A mon grand étonnement, mon vis-à-vis me répondit en français. Nous n’avions pas besoin d’élever la voix tant nous étions proches. Nous nous exprimions chacun dans la langue de l’autre. C’est ainsi que j’appris que Werner, puisque c’est ainsi qu’il se prénommait, était de père allemand et de mère alsacienne. Cette dernière, au vu des allers et retours de l’histoire de sa région d’origine, avait jugé opportun de parler dans les deux langues à ses enfants. Lorsqu’il me fit savoir que de la nourriture copieuse et chaude leur avait été amenée, je ne pus m’empêcher d’avouer la maigreur de notre pitance. A ma grande surprise, Werner nous invita mes amis et moi dans son trou. Je ne sus quel parti prendre. Nous avons décidé de découvrir nos visages au créneau de nos postes. Nous étions en fait à une quinzaine de mètres l’un de l’autre… Il me fit un geste amical de la main et nous héla. Je suis sorti le premier et ai rejoint le camp adverse. Eux aussi étaient quatre, un peu mieux installés que nous, assis sur des trépieds et bénéficiant d’un petit réduit pour s’abriter. J’ai appelé mes camarades, inquiets mais heureux de rencontrer un peu de chaleur humaine. Pour la première fois depuis trois jours, nous avons mangé vraiment chaud et avons bu une bière. Un allemand est discrètement retourné vers sa première ligne y chercher encore à boire et à manger ». « Il m’est impossible de te narrer tout ce dont nous avons parlé. Werner, dont le patronyme est KLEIN, est un homme charmant. Comme nous, il est marié et est l’heureux père d’un fils de quinze mois. Il habite Cologne où il est bibliothécaire à l’université de la ville. Ses conceptions sociales et fraternelles l’honorent. J’ai de la peine à m’imaginer qu’il a fallu que je rencontre un ennemi allemand pour me sentir autant à l’unisson

d’idées avec un être humain. Nous nous sommes longtemps entretenus de nos épouses, de nos enfants, de notre travail, de nos aspirations, de nos avenirs tant immédiats que lointains, de notre passion pour la littérature et de nos certitudes quant au devenir d’un monde meilleur. Nous avons échangé nos adresses et nous nous sommes promis que, comme la guerre va bientôt se terminer, nous allions nous écrire et que peut-être, si nos modestes bourses nous le permettaient, nous nous rendrions visite. Tu ne peux imaginer comme j’aimerais que tu fasses la connaissance de cet homme et combien j’aspire à le revoir et à rencontrer sa famille. » « Nous nous sentions si bien dans ce poste allemand que mes camarades et moi n’avons rejoint notre trou que peu avant l’aube. Etrangement, nous avons été relevés au petit matin. Le chef de section m’a averti que le capitaine avait eu vent, par une sentinelle à l’ouïe trop perçante et à la langue trop bien pendue, de ce qu’il se serait passé quelque chose cette nuit entre soldats français et allemands ». « Nous étions attendus au rapport. Le capitaine était flanqué d’un lieutenant, qui avait été témoin de ce qu’on avait ri et chanté cette nuit au niveau des avant-postes. Nous avons été interrogés plus d’une heure les camarades et moi. Marceau disait non quand les officiers parlaient et oui quand j’avais la parole. Les frères ERRES ont tenu bon et ont confirmé mes propos : nous avons été dérangés toute la nuit par les chants et les cris teutons. Nous ne nous sommes pas manifestés pour ne pas nuire à notre importante mission d’observation ! Nous avons bien entendu crier en français mais il s’agissait de boches ivres qui raillaient nos lignes. Le capitaine n’avait pas l’air convaincu mais comme le lieutenant avait manifestement bu plus de picrate que sa ration permise au cours de la nuit, le doute nous a été accordé. Nous avons néanmoins été conduits à l’arrière, à l’état-major, où notre affaire faisait grand bruit. Nous y avons appris que le colonel envisageait le peloton d’exécution pour ces faits de trahison et d’entente avec l’ennemi. Nous n’en menions pas large. Même Marceau avait compris. Le capitaine a pris notre défense, arguant de nos états de service impeccables et de ce que le lieutenant avait pu être induit en erreur par les chants et les cris d’en face. Le colonel n’était pas dupe mais il avait un autre souci : la préparation d’un assaut. Il avait besoin de tous ses tâcherons. Il nous a renvoyés en première ligne, après avoir informé notre chef que notre compagnie constituerait la première

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vague. Sur le chemin du retour, dans les dédales de boyaux et de lignes traversières, notre officier nous a désignés tous les quatre comme faisant partie de la première sortie ». « Voilà, tu sais tout de ma veillée. Je ne confierai pas cette lettre à la poste militaire car je crains trop la censure. Un de mes camarades vient d’apprendre qu’il était le père d’un sixième enfant, tardillon arrivé bien à propos, et à ce titre est immédiatement démobilisé. Il postera ce pli à la prochaine ville ». S’ensuivent les formules d’amour envers sa femme et son fils d’un homme qui sait, qui pressent, que sa vie va finir et qu’il doit clôturer son passage sur terre par des mots forts. Huit jours plus tard, Louise recevra la visite du Maire de son village, de deux gendarmes et d’un officier. Elle apprendra la mort de Paul, en héros et face à l’ennemi. Peu après le départ des messagers du trépas, elle recevra des mains du facteur la lettre d’adieux de celui qui allait rester le guide de sa vie jusqu’à sa propre mort. Cette belle lettre, comme Louise la qualifiait, a été longtemps conservée telle une relique dans un coffret métallique fermé à clef et méticuleusement rangé dans la garde-robe de sa chambre à coucher. Son fils Emile avait bien eu vent de l’existence de cette boîte à secrets, mais la sacralisation qui l’enveloppait lui interdisait depuis l’enfance d’envisager connaître son contenu. Peu avant sa mort, à l’âge de quatre-vingt-neuf ans, Louise a révélé à son fils l’existence de ce courrier dans lequel leur mari et père « s’accusait de fraternisation avec les boches en 14 », et qu’il ne fallait pas en parler « pour ne pas que certains qui ne comprendraient pas puissent ternir l’honneur de la famille ». Pauvre Louise, comme sa vie a dû être bien triste entre son veuvage et la crainte que « des choses » s’apprennent. Elle ne pouvait comprendre que la France et l’Allemagne marchaient ensemble au sein de l’Union européenne, que l’action publique envers Paul était éteinte avec son décès, qu’il portait à perpétuité le titre de « Mort pour la France » là-haut dans sa nécropole du Nord, et que ses médailles lui restaient attribuées à tout jamais. Emile, déjà âgé de soixante-cinq ans à l’époque, avait suffisamment d’ennuis avec sa propre santé que pour ne pas accorder un intérêt démesuré à cette lettre, 82

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qu’il s’était engagé à conserver avec les autres reliques. Louise avait pu s’éteindre paisiblement, rassérénée par cette promesse. Au décès d’Emile, dix ans plus tard, son fils avait bien découvert le courrier adressé par son grand-père à sa grand-mère. Il avait souri sans plus et avait enfermé le tout dans un secrétaire, dans l’oubli le plus total. Au printemps 1994, Ludovic, arrière-petit-fils de Paul, jeune professeur d’histoire, découvre lettres et médailles parmi les affaires de son père. Sa formation le fait se prendre au jeu de la recherche. Il rend plusieurs visites aux services historiques du Ministère de la Défense. Il obtiendra les autorisations nécessaires pour constater que le cas de son aïeul ne figure pas dans les archives mais que plusieurs enquêtes ont été menées à l’époque en divers points du front, sur des situations assez récurrentes de fraternisation entre les troupes adverses de première ligne. Des condamnations à la peine capitale ont été prononcées pour entente avec l’ennemi mais, étonnamment, ces faits, mis sur le compte d’une historiographie complaisante, ont été occultés voire niés, tant par l’armée que par les associations patriotiques, et ce dès l’armistice de 1918. Ludovic poursuivra ses investigations auprès des autorités allemandes. Il y apprendra que Werner KLEIN, comme son arrière-grand-père, avait été relevé mort le 27 décembre 1914, sur le même site de combat. Son esprit s’était emporté et il avait imaginé que les deux frères d’une nuit s’étaient retrouvés face-à-face le lendemain, qu’ils s’étaient reconnus, et que néanmoins ils avaient été contraints de s’entre-tuer. Il ne pouvait concevoir lequel de Paul ou Werner avait pris l’initiative … Hasard de l’histoire, Werner avait été inhumé dans une nécropole allemande implantée à quelques kilomètres de celle où reposait son ami. Simultanément à la découverte de Ludovic, dans le cadre de la grande réconciliation franco-allemande, il était prévu par les autorités françaises que, pour la première fois de leur histoire, les troupes allemandes défileraient conjointement avec les troupes françaises lors du défilé du 14 juillet 1994 sur l’avenue des Champs-Elysées à Paris. Ludovic estima qu’il était de son devoir de professeur d’histoire d’entretenir ses élèves de cet évènement et de ses conséquences. Il décida d’illustrer son cours avec 83

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le fruit de ses recherches sur son arrière-grand-père et sur Werner. C’était surtout l’occasion pour lui de visiter cette nécropole où gisait l’aïeul, et d’en prendre quelques photographies. C’est ce à quoi il décida de consacrer un dimanche ensoleillé de mai. Il se rendit sur place. Il avait la gorge nouée dès l’approche de l’imposant fronton à l’entrée du cimetière, d’où il pouvait commencer à discerner l’étalement paraissant sans fin d’une mer de stèles. Disposant déjà de la numérotation de la tombe de Paul, il n’eut aucun mal à la découvrir. Il était ému. Il s’assit en tailleur pour lire silencieusement d’abord, à haute voix ensuite, la lettre de celui à qui il devait 12,5 % de ses gènes. Quelques larmes perlèrent au coin de ses yeux en pensant à l’amour de cet ancêtre pour celle qui était morte quand lui avait huit ans. Il regrettait de ne pas mieux se souvenir de son arrière-grand-mère. Il déposa quelques fleurs, prit plusieurs clichés du site, et rejoignit sa voiture. Il estima qu’il ne pourrait pas clôturer son devoir de mémoire sans rendre visite à la nécropole allemande où Werner était inhumé, à quelques kilomètres de là. Il était bien décidé à lui lire la lettre-relique, et à lui déposer le même bouquet qu’à Paul.

de parler de son arrière-grand-père Werner KLEIN qui y reposait, et dont elle tenait la dernière lettre en main, dans laquelle il entretenait son épouse de la force de son amitié qui l’avait lié à un soldat français la veille de Noël 1914. Un tel hasard ne pouvait rester sans suite. Ludovic proposa à Anja de la raccompagner à son hôtel proche et d’y dîner ensemble pour lire et commenter paisiblement les lettres de leurs ancêtres. Par pudeur partagée, Ludovic illustra son cours sans parler d’Anja, et celle-ci rédigea plusieurs articles sans parler de sa rencontre fortuite. Les années qui suivirent virent l’installation du couple à Bruxelles. A l’aube du troisième millénaire, Ludovic et Anja estimèrent qu’il était symboliquement grand temps de venir présenter à Paul et Werner seniors, leurs deux arrière arrière-petits-fils Paul et Werner juniors. Leurs jeux et leurs cris égayèrent les deux nécropoles. Les deux ancêtres, qui fraternisèrent le temps d’une trop courte nuit, devinrent parentèle par alliance, au-delà de leur mort absurde.

Le cimetière militaire allemand était entretenu à l’unisson de son homologue français. Il s’avança parmi les allées. Alors qu’il approchait du carré où gisait Werner, il aperçut une silhouette de jeune femme, perdue comme lui dans cet environnement de tristesse. Combien grande fut sa surprise quand il constata qu’elle se recueillait devant la stèle de celui qu’il venait visiter. Il ne pouvait plus ignorer cette resplendissante brune. Anja, puisque c’est ainsi qu’elle se prénommait, était journaliste allemande attachée permanente pour son hebdomadaire aux communautés européennes à Bruxelles. Elle avait été priée par son employeur de préparer un reportage spécial sur le défilé des troupes allemandes le 14 juillet à Paris. L’évènement était de taille pour elle, pour son patron, pour l’Allemagne, pour la France, pour la construction de l’Europe. Elle avait choisi deux mois à l’avance d’illustrer ses futurs articles en visitant les cimetières militaires allemands en France. Et elle avait trouvé original 84

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Le vendredi 21 Novembre,

ECRIS Julia INISAN FRANCE

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ulia Inisan est en terminale littéraire au lycée européen Montébello de Lille. Depuis l’école primaire elle s’attache à trois grands centres d’interêt : la littérature, les arts, les échanges culturels. Elle lit et écrit beaucoup depuis son enfance alliant texte et dessin. En 5ème, son professeur de français l’incita à s’investir dans le cadre d’un concours d’écriture pour la Villa Mont Noir. Ayant choisi le japonais en 3ème langue elle a eu la chance de passer une année scolaire dans un lycée de Kutakata, au nord de Tokyo. La littérature japonaise la fascine par sa subtilité d’analyse des relations humaines. Subtilité, délicatesse, pudeur respectueuse sont aussi ce qui caractérise sa nouvelle « écris » qui emmène le lecteur dans une évocation familiale authentique en pays breton.

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Journée à saveur douceâtre, placée comme toutes les autres sous le signe de la morosité. Un peu d’amertume sur le bout de la langue, j’ai la tête vide après une kyrielle de cours fades où même les profs se font avatars de l’ennui suprême. Bien évidemment il ne m’est pas encore possible de me plonger dans le sommeil salvateur. Il me reste ces satanés devoirs qui parasitent chaque jour mon temps libre. J’ouvre mon agenda, non sans agacement, détermine d’un coup d’oeil les travaux qui pourront être griffonnés avec hâte pendant la récréation demain. Avec horreur, je relis une petite note en bas de page. - français : rechercher infos sur personne de ma famille ayant deux générations d’écart avec moi ou plus. : ramener photo, se documenter sur contexte historique. Consternation, rage, fébrilité n’y changeront rien. Cela fait déjà trois fois que j’oublie mes devoirs en français. Donc, pas moyen d’y couper. Je suis hors de moi. Encore une soirée gâchée : pas de dessin pas de lecture aujourd’hui. Moi qui croyais qu’il y avait une vie après le lycée ! Me voilà bien servie ! Je vois d’ici venir le sujet de rédac tout à fait banal, du genre « rédigez-la-biographie-passionnante-de-votre-arrière-grand-pèreen-insistant-tout-particulièrement-sur-sa-résistance-héroïque-dans-lestranchées-de-Verdun ». J’ai cru remarquer que les enseignants affectionnent beaucoup les sujets stéréotypés du type ringard comme celui-ci. Hé hé, seulement moi je n’ai absolument pas l’intention de me lancer dans la description de mes glorieux ancêtres défénseurs de la France, je m’y ennuierais moi même. Ma spécialité à moi, c’est de passer outre les consignes. Et j’ai dans l’idée de faire revivre ma Mémé. Mémé était aussi courageuse que n’importe quel résistant ; sa vie, en un sens, fut aussi grise que celle des combattants des deux guerres. Je me demande encore si elle est jamais parvenue à égayer une existence de près d’un siècle dans le même village, éternel et morne huis clos. C’est en songeant à elle que je parviens enfin à comprendre le désespoir de Mme Bovary. A l’exception faite que mon arrière grand-mère était exemplaire, « c’était quelqu’un » comme tous 87

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s’accordent à le dire. L’heure est tardive, j’espère que mon père n’est pas encore couché. Il est dans cette maison le plus apte à me parler de Mémé, puisqu’elle n’était autre que sa grand-mère.

LE TEMOIGNAGE DU NEVEU Mémé ? Tu veux dire tante Aline ? Te raconter sa vie, je ne le pourrais pas. Tu sais, je n’étais pas aussi proche d’elle qu’a pu l’être ta grand-mère. Je peux seulement te décrire son mode de vie lorsqu’elle était jeune. Ma mère m’a déjà évoqué leur quotidien. Il me semble que ton arrière grandmère est née à l’aube d’un nouveau siècle, en.. En 1903 ? Oui, tu as raison, c’est bien cela. En ce temps, les familles étaient nombreuses, difficiles à nourrir. Aline avait quatre soeurs et trois frères. La famille a toujours habité la Bretagne. En vérité, je crois qu’Aline n’a jamais quitté le bourg de Riec sur Bélon. A l’époque on occupait des petites chaumières avec une vache et quelques poules. Ils nommaient ça des « pennti » en breton. Tout le monde était agriculteur. Très tôt, il fallait travailler, chercher le bois pour le chauffage, le lierre que mangeait la vache, faire le beurre et le vendre... Un dur labeur, crois m’en... Mais on ne pouvait se contenter de cela pour payer les terres louées et chaque jour, ma mère et Aline s’en allaient là ou était le travail : dans les champs, à la campagne, ou dans les fermes en tant que bonnes. En quinzaine, elles conduisaient une carriole chargée de quarante kilos de pain depuis la boulangerie, car elles faisaient elles même le pain, vois-tu. Elles étaient âgées d’environ dix ans. Non, elles ne connurent pas l’école. Le père d’Aline était ouvrier agricole, par conséquent, l’instruction de sa fille fut faite par les bonnes soeurs. On ne daigna pas lui apprendre à lire. Les filles se contentaient d’une langue orale : le breton. L’école était réservée aux privilégiés, aux bourgeois. Et je peux t’affirmer que rares étaient ceux qui parvenaient au certificat d’études. Quand vint l’avènement des usines, tous s’y ruèrent. On n’avait pas le choix. Encore adolescente, ton arrière grand-mère travaillait déjà à la conserverie. Elle appartenait, comme tant d’autres, à la classe ouvrière. Elle mettait les petits pois dans les boîtes de conserve, à la chaîne, sans 88

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répit. Elle se vit tout de même confier un poste de responsabilité, si je ne m’abuse. Les femmes se ressemblaient toutes avec leur blouse noire et leurs sabots de bois, leur coiffe... C’était une tradition profondément ancrée dans toute la région du Finistère. Aline ne se séparait jamais de sa coiffe de tous les jours, hormis les jours de messe, quand elle se parait de la coiffe de cérémonie. Ma mère m’avait une fois expliqué qu’il existait encore trois autres coiffes, liées à la mort et à la douleur : la coiffe d’enterrement, la coiffe de deuil et la coiffe dite de « demi deuil » que l’on portait deux ans après la perte d’un être cher. Et toutes ces sortes de coiffes variaient selon les paroisses. J’ignore si tu peux t’imaginer la complexité de ces us, leur étrangeté... En dehors de la conserverie qui happait ses journées, Aline gardait les habitudes du pauvre. Elle faisait par exemple la cueillette de la mer et de la terre, collectait coquillages, graines, fruits, jusqu’aux amères prunelles dont elle tirait une liqueur. Comment appelaient-ils ça déjà ? Le « banic traou douz » ! Cela signifiait « un petit peu de choses douces », Oui, ils devaient avoir besoin de choses douces,,, Ne va pas te mettre en tête qu’Aline ait eu une existence extraordinaire, parce que toutes les vies à cette époque étaient calquées sur le même modèle. Cela me surprend d’ailleurs que tu aies choisi Aline comme protagoniste de ta rédaction. Tu es pourtant l’héritière de mineurs du Nord. Eux ont du vécu !

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LE TEMOIGNAGE DU MARI

LE TEMOIGNAGE DU PETIT FILS

Louis Naour 14 rue de Pennoor 29350 Riec sur Bélon Le 27 novembre 1943, à Riec sur Bélon.

Tiens ! C’est plutôt cocasse ! Tu vas écrire le journal de quelqu’un qui ne savait ni lire ni écrire ? Allons, que veut dire ce visage, décomposé ? Encore un peu et on se croirait dans un drame shakespearien ! Tu trouveras bien une astuce...discours rapporté, témoignage... Tu serais bien embarrassée de ne pas prendre en compte ce fait, savoir lire et écrire est le rêve qui a harcelé Mémé jusqu’à la fin de ses jours. Oui, si j’avais mon mot à dire sur elle, je commencerais par le thème du langage. Comment ça, le sempiternel blabla du prof de français croulant ? Si tu n’es pas contente, rien ne t’interdit d’aller voir ailleurs ! Ah ! Mademoiselle est plus conciliante à présent ! Bien... S’il manquait à Mémé l’intelligence des livres, elle avait au moins le mérite de posséder l’intelligence du coeur. De plus, sa mémoire était fantastique. Elle vivait dans un monde où la culture orale était prépondérante. Doyenne du village, elle avait beau connaître chaque âme du bourg, elle ne pouvait supporter de rester ancrée dans le passé. Il lui fallait, en dépit des convenances, s’attacher à chaque parcelle de modernité, mais ceci lui fut toujours difficile. Après la seconde guerre, le progrès était distillé au compte goutte en Bretagne. Lorsque le français se répandit en province, Mémé interdit formellement à ses filles de prononcer la moindre expression bretonne. Elle ne voulait pas qu’elles soient à leur tour vestiges d’un monde qui s’effaçait peu à peu pour laisser place à la société actuelle. Malgré cela, elle ne pouvait elle même se défaire de certains conditionnements, aussi parfois, lorsqu’elle conversait avec moi, elle mélangeait français et breton, passait de l’un à l’autre au beau milieu d’une phrase, poursuivait en breton si je parvenais à comprendre, ou au contraire tentait de s’expliquer en français si je ne la suivais plus. Elle se plaisait aussi à jouer avec les mots de cette langue nouvelle et raillait gentiment les instruments de la modernité, ne pouvant se résoudre à appeler l’ordinateur autrement que « détonateur », taxant les Tupperware d’être des « trucs pervers », les vélux des « vrais luxes ». Toutefois, son désir le plus cher était d’apprendre à lire. Les lacunes la confortaient dans l’idée qu’elle n’était guère plus qu’une ouvrière illettrée, un rebut condamné à regarder l’avénement d’une nouvelle ère sans pouvoir y prendre part. Comme elle était armée d’une volonté de fer et d’un courage à toute

Mon cher Ilonn, Tu disais que nous avions une chance inouïe, que la guerre nous avait épargnés. Las ! Tu commettais une triste erreur. La guerre est partout mon ami. A nous aussi elle est venue ravir notre bonheur. Songe : Aline s’est vue privée d’un frère en 14-18, Quelle n’est pas sa colère maintenant que l’Histoire se répète, nous sommes fréquemment survolés par les avions alliés. Les bombardiers anglais n’auront de cesse de tirer sur Lorient tant que l’Allemand ne sera pas éradiqué. Ah ! Tristesse de Chopin ! L’ennemi est ici même, à Riec. Ils sont venus me chercher. Ils enrôlent tous les hommes du Bourg. Je n’ai eu la vie sauve qu’en me cachant sous le lit pendant qu’Aline leur tenait tête. Ensuite, je me suis échappé par la fenêtre. Ce que nous avons eu peur ! Si tu savais le courage d’Aline ! Elle assure à elle seule notre survie. Chaque jour, elle descend au four faire le pain, malgré l’Allemand qui guette. Toutefois, nous sommes bien contents si nous avons du lard mal à manger, avec notre bar zigal. Je n’ose plus sortir travailler, ils fourmouchent partout. Mais je ne suis pas le seul, personne ne met le nez dehors, pas même pour la messe. Comme dit Aline, « Tout le monde veut aller au ciel, mais personne ne veut mourir ». J’ai du chirmnass. Ils finiront bien par m’emmener. Je souhaite que tout cela soit vite terminé et que chez toi tout aille bien. Ton ami Louis,

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épreuve, elle se mit en tête d’apprendre la lecture d’elle même. Elle se faisait lire par moi et par mes frères la rubrique nécrologique du journal, et plus tard, mettait à contribution sa connaissance des noms de famille de tout Riec pour déchiffrer, reconnaître les symboles qui fourmillaient sous ses yeux. L’analphabétisme fut sa plus grande honte, son plus terrible échec. Je me rappelle un mot qu’elle confia à ma mère. « Si je reviens sur terre, la première chose que je ferai sera d’apprendre à lire et à écrire. » Le mercredi 17 décembre, Salut à toi carnet de brouillon de vie ! Prête donc tes pages à mes gribouillages, une fois encore. La rédac de français n’a pas pris la tournure à laquelle je m’attendais. Pour une fois, mes anticipations m’ont joué un tour. Pour une fois, je n’ai pas été à même de deviner les directives d’un prof. Une petite surprise de temps en temps, voilà qui est plutôt encourageant. En fait, il s’agissait plutôt de collecter des informations sur la personne choisie, en l’occurence Mémé, en vue d’écrire le journal intime fictif de notre aïeul. Qu’importe ! C’est seulement un prétexte pour nous faire écrire. Mais je ne suis pas si mécontente d’avoir quelques contraintes pour renouer avec ma plume. Mon travail de documentation est à présent suffisant. Je me suis investie dans des correspondances écrites et téléphoniques avec les habitants de ce trou paumé nommé Riec sur Bélon. Ainsi, j’ai recueilli quelques précieux témoignages et je peux maintenant analyser d’où me viennent le respect et l’admiration que j’ai toujours eus pour une arrière grand-mère que je n’ai connue qu’étant petite. Si j’ai là une excellente matière pour me mettre au travail, il me faut encore ajouter la touche manquante : brosser un portrait physique de Mémé, ce qui n’est pas rien. Rien de tel qu’une photo pour alimenter une description et celle que j’ai sous les yeux m’a toujours fascinée. N’importe quel spectateur y verrait une paysanne bretonne, une « vieille » tout droit sortie d’une vie en noir et blanc. C’est la raison pour laquelle j’hésite à confronter ma Mémé au regard des autres. Certes, autre monde, autre époque, ce sont aussi les mots qui me viennent à l’esprit en contemplant l’image, mais il y a nuance. Ces mots là sont empreints de respect. Mémé, 92

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donc, est assise, vêtue d’une robe noire sobre, ses pieds sont également chaussés de noir. Femme fidèle par delà la mort, elle porte encore au doigt son alliance. Ses épaules sont parées des épaulettes de dentelle blanche du dimanche. C’est ma Mémé telle que je m’en souviens, avec ses petits yeux rieurs, ses rides de malice, son sourire heureux. Ses cheveux impeccables sont retenus par la coiffe blanche, parure de cérémonie, pour moi objet de vénération. Quand je fus en âge de comprendre sa valeur, Mémé me fit cadeau d’une coiffe qu’elle avait elle même confectionnée et la posa sur ma tête de garçon manqué. Quelle fierté alors ! La petite coiffe rose est peut-être le seul objet qui me reste d’elle. Aujourd’hui Mémé m’a montré que oui, il ne tient qu’à nous de survivre à l’ennui. Voilà. Chacun a dit son mot, j’ai entre mes mains l’essentiel. Et maintenant, c’est à mon tour de parler, pour que Mémé puisse revivre encore une fois.

NOTES : tristesse de Chopin ! = quelle tristesse ! du lard mal = de la graisse salée du bar zigal = du pain de seigle fourmoucher = fouiller partout avoir du chirmnass = se faire du souci.

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Ex - il, Presqu’elle Emmanuelle URIEN FRANCE

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mmanuelle Urien, née en 1970, est angevine de naissance, bretonne de coeur et toulousaine d’adoption. Elle a consacré quelques années dites « actives » à travailler dans diverses entreprises françaises et étrangères après une formation universitaire en langues et finances internationales. Puis, elle a décidé de s’adonner à l’écriture « au grand jour », avec participation à des concours littéraires, écriture pour la radio, publication de deux recueils de nouvelles : « court, noir, sans sucre » - « Toute humanité mise à part ». « Ex-il, presqu’elle » illustre tout à fait ce qu‘elle énonce de son travail : du noir toujours du noir, mais avec le sourire.

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J’avance pas à pas en direction de l’ouest. Mes pieds nus embrassent la boue des chemins et s’en détachent mal, prolongeant le baiser dans un bruit de succion écoeurant. Il pleut depuis deux jours, j’ai ôté mes chaussures. À présent, elles pendent sur ma poitrine, leur gueule béante ballotte à chaque pas, et je garde les yeux baissés sur ces deux visages attentifs, racornis et défaits : mes compagnons de route me ressemblent ; comme moi, ils se laissent porter vers leur but, certains d’y parvenir malgré leur délabrement, mais sans illusion quant au sort qui les attend une fois le voyage accompli. Je ne sais plus depuis quand je marche, j’ai perdu le compte des jours. Je traverse la campagne comme un océan, sans autre point de repère que ma destination. Ma source. Quand j’ai quitté Sophie, nous avions tous les deux vingt ans, et nous étions faits l’un pour l’autre. Une alliance neuve au doigt, nous projetions d’être heureux ensemble. Cet idéal ordinaire ne laissait pas plus de place au doute qu’à l’imagination. C’était le temps de la douceur et de l’inconscience. Nos voix étaient posées, jamais je ne haussais le ton, et Sophie murmurait du vent dans mes oreilles. De là où je suis maintenant, je n’entends plus rien de ce que nous nous disions, comme si c’était sans importance, ou que rien ne s’était dit. Il me semble désormais que nous étions aussi muets qu’au cinéma, et moins réels encore. Quand je repense à nous, je vois deux grosses poupées molles et souriantes qui se tiennent par la main, se fixant avec la même expression imbécile, ignorantes du monde alors que c’est lui qui les tient, qui à son gré les lie ou les sépare, les déchire et les éventre. J’imagine soudain Sophie grande ouverte, un sourire peint sur le visage et la laine en bouchon qui s’échappe de ses entrailles inertes. Après une longue absence, je rentre enfin pour la revoir. J’ai donné au premier venu le billet de train remis à ma sortie de l’hôpital, et puis j’ai serré mes lacets avant de prendre la direction du retour, plein ouest par la campagne, les jambes flageolantes. Je rentre, mais pas trop vite : j’ai besoin de temps et de beaucoup d’espace pour comprendre ce que je suis devenu. Je suis en route, Sophie, je reviens. J’essaie. Mes trajectoires sont lâches : quand je crois être trop prêt du but, je cherche un autre itinéraire. N’importe quelle voie, n’importe quel chemin de terre peut servir mes atermoiements. Il me faut le temps de penser. D’imaginer, à défaut de me rappeler. J’invente en marchant une histoire

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noir corbeau. J’y plante comme décor un paysage gris, en son centre une masure crasseuse, et toi, Sophie, comme mégère de ces lieux. Tu m’accueilles le balai à la main, t’en sers pour me chasser, et je ne t’en veux pas. J’aime être ce chien que tu ôtes de ton seuil, l’infidèle repenti, le teigneux, l’absent auquel on finit, las de ses jérémiades, par accorder le gîte, tout au fond du jardin, enchaîné dans la niche. Voilà un rôle que je saurai tenir sans décevoir. Ce cadre enraciné dans la fange me convient, cette femme cruelle et sans attraits est bien celle qu’il me faut, nous pourrons nous entendre. Porté par ce délire, soutenu par ma fièvre, je presse alors le pas. Quand je vivais avec Sophie, nous habitions chez ses parents, dans une maison de pierre sur Bréhat, une île bretonne créée de toutes pièces par la mer, un havre propre et gai qu’ils voulaient bien nous abandonner le temps que durerait notre béatitude à tous deux. Ils étaient banquiers et vivaient à Paris dans un hôtel particulier, brassant des fortunes qui n’étaient évidemment pas étrangères au confort enrobant notre amour. Leur argent faisait partie des choses qui vont de soi, qui perdurent sans faillir, que la tombe elle-même n’avale pas : à la mort des parents de Sophie, notre extase, à peine interrompue par un deuil modéré, se poursuivit sans àcoups, financée par les mêmes qui avaient eu le bon goût de disparaître assez tôt pour ne pas gêner notre bonheur par les mesquineries et les charges de l’âge. Ce soir un paysan, rencontré sur la route au plus fort de l’averse, m’a offert du travail : le toit de sa grange est tombé, il a besoin d’aide pour la remettre d’aplomb, et l’appentis aurait besoin d’être retapé lui aussi; je tiendrai les planches pendant qu’il les clouera, sa femme a trop à faire avec les bêtes qui leur restent, son fils est mort au front… j’écoute à peine. Trempé et avachi dans sa carriole, je profite de l’obscurité pour fermer les yeux. Je pense simplement : quel front ? J’ignore même où je suis, ai-je passé la frontière, sommes-nous encore ennemis ? L’homme parle un allemand rural que j’ai peine à comprendre. Il est bavard, je ne l’écoute pas, ne veux rien entendre, rien savoir de sa vie ou de celle des siens. J’ai simplement besoin d’un abri, le temps que s’arrête la pluie. Alors j’ai acquiescé, d’accord pour le travail, maintenant laissez-moi. En arrivant chez lui j’ai répété oui, Ja, ich mach’s , et puis je l’ai suivi dans Oui. Je vais le faire.

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la maison, grelottant de fièvre et dégouttant de pluie. Le lendemain, le ciel était bien dégagé. Réveillé sans douceur par mon hôtesse, j’ai avalé les pommes de terre brûlantes qu’elle me tendait et puis, sous son regard fuyant et préoccupé, je suis monté sur le toit de la grange, me demandant en quoi mes bras pouvaient aider ces gens que je devinais robustes. Là-haut, j’ai replacé à grand’ peine les tôles qui n’étaient pas encore tombées. Ça m’a pris la journée. Entre deux efforts, je portais mon regard au loin. Plusieurs fois il m’a semblé voir l’océan et les points minuscules d’un archipel semant ses îles auprès des côtes, mais c’était seulement la fièvre qui ne m’avait pas tout à fait quitté. Pendant ces quelques heures, je me suis fait marin, vigie postée sur la grande hune, scrutant l’horizon comme pour m’y projeter, revenir plus vite en arrière, de là où je venais. Désespéré de ne pas voir assez loin… J’aurais voulu trouver le courage de céder à la folie qui me faisait chavirer au bord de ce toit surplombant la campagne. Le soir venu, j’ai entendu, juste au pied de l’échelle, une toux embarrassée, puis une voix hésitante qui disait : « vous voulez peut-être reprendre la route ? » Avant que la pénombre n’engloutisse ses traits, j’ai dévisagé mon hôte pour la première fois depuis notre rencontre : un paysan solide et soucieux dont l’aplomb vacillait à me considérer ; il regrettait déjà de m’avoir tendu la main, même à sa manière brutale. Il savait d’où je venais, c’était inscrit dans mes manières de prisonnier pouilleux, dans les excavations que la faim avait imprimées dans mes joues et autour de mes orbites, dans le gouffre qu’il devinait sous mon regard trop sombre. Il jaugeait la brute avilie derrière l’homme que je m’efforçais d’être en présence d’autres hommes. Pressentant ma détresse, il répugnait à la partager ; pire, je l’effrayais : je venais de trop loin, de trop bas, je lui étais plus étranger qu’un sauvage débarqué des antipodes, il ne voulait pas comprendre ce que j’étais devenu, ni pourquoi, ni comment. Noch mal schlafen, dann bin ich weg, ai-je marmonné en guise d’adieu. Je suis reparti au matin, laissant le vent soulever comme une voile le toit inachevé. Quand Sophie voulait un enfant, elle rêvait d’une fille. Avec des boucles blondes, des rubans, et un zézaiement magnifique. Elle prévoyait un ours pour sa compagnie, une poupée pour ses jeux, et une gouvernante pour ses caprices. On ne l’appellerait jamais autrement que « mon ange » Encore dormir et je m’en vais.

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ou « ma princesse », et tous les habitants de l’île seraient aux ordres de l’attendrissante souveraine. La boulangère lui porterait en offrande le premier croissant du matin ; le petit père Gwanec’h la monterait sur son dos jusqu’en haut du phare de l’île nord pour qu’elle imagine avec lui les ravages de la mer ; tous les habitants de l’île deviendraient ses sujets consentants et enchantés… Sophie racontait cela comme si c’était déjà arrivé. Ma Sophie en son île était une vivante utopie, et j’étais l’une de ses créatures, née de son rire et de ses rêves éveillés. Je rentre chez nous, maintenant. Sophie y est, rivée comme avant à son morceau de terre. Mais elle ignore que j’arrive comme la peste, pour faire entrer en son refuge la tempête qui a ravagé le monde, que je vais faire sombrer l’île et tous ses habitants. Sophie m’attend, intacte et désoeuvrée, elle me tendra les bras, de cela je suis sûr. Mais après ? Pourra-t-elle vivre avec un homme revenu de l’enfer, et qui le mâche encore dans ses conversations, l’affiche tatoué sur sa peau, l’exhibe dans son regard, crève d’y repenser ? Je n’aurai pas de mots à sa portée pour évoquer l’inexprimable. Pourra-t-elle soulager mes terreurs et mon dégoût de l’homme, elle qui n’a jamais soigné d’autres blessures que celle de l’épine des roses sur ses doigts ? Elle se piquait exprès pour voir la couleur rouge tacher innocemment sa peau, sentir cette toute petite douleur monter et décroître, goûter enfin, en grimaçant, l’amertume du sang sur sa langue, croyant toucher à l’interdit, déborder des limites rassurantes de sa simplicité… Douce Sophie, paisible femme, poursuis ton deuil infini, celui qui te comprenait n’est plus. Tu ne dois pas savoir que j’ai vécu malgré la mort. Je me suis souvent demandé quelle dignité il y avait à se vouloir vivant quand chacun de nos gestes avait des relents d’agonie, quand nos pensées elles-mêmes étaient putréfiées, quand l’échine demeurait courbée et que nous vivions à genoux. Malgré tous mes détours, mes délires et mon désespoir, j’approche de notre île. Je veux revoir Bréhat dont le nom, disent les cartulaires, signifie hauteur : c’est là que je suis devenu un homme, et si je peux renaître, ce sera là-haut, entre pierres et arbres, au rythme du ressac bienveillant de la mer et du cri rouillé des mouettes qui nous gardent.

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À l’hôpital, j’ai lu dans un journal que Sophie avait relevé la banque familiale menacée de faillite : on la décrivait comme une femme de poigne, un caractère mûr et solide, un fort tempérament. Je n’ai pas reconnu mon épouse dans ces mots et j’ai espéré, un instant, qu’elle était devenue, comme moi, quelqu’un d’autre, une étrangère dure et froide. Mais au-dessous de l’article figurait une photo récente de Sophie qui démentait ces lignes. J’ai cherché sur le portrait pâle des marques de ce que je venais de lire, des traces de cette personnalité inflexible, mais il n’y avait qu’une sorte d’attente paisible qui lui bridait les yeux. J’ai découpé la photo, puis je l’ai déchirée, presque aussitôt : cette femme m’effrayait, car c’était bien elle, Sophie, comme il y a cinq ans : jolie, délicate, et désormais sans consistance. C’était pourtant la guerre. Et nous, naïfs et confiants, nous pensions : ce n’est que la guerre, que peut-elle contre nous ? Nous étions ridicules, plantés bien droits sur notre îlot, nos yeux ne voyaient pas plus loin que l’autre, pas plus loin que le rivage où rien ne venait s’échouer que les criailleries du conflit qui saisissait pourtant des continents entiers, de part et d’autre de Bréhat, sans nous toucher. Je suis parti à la pointe d’un fusil : l’ennemi avait fini par accoster dans notre rêve idiot, nous surprenant au saut du lit. La réalité du monde nous avait rattrapés et notre étreinte, qui me semblait indémêlable, fut défaite à la première tentative. Il m’a suffi de quelques instants pour comprendre que l’amour, si fort et absolu qu’il soit, n’était rien en regard de la violence déployée par une poignée d’hommes enragés d’idées. J’ai trouvé injuste d’être ainsi arraché à mon havre : une si petite terre ne pouvait décemment entrer dans le plan de conquête de ces soldats épris de grands espaces. Mais mon patronyme avait des consonances déplaisantes. Sophie ne fut épargnée que grâce à la sagesse de ses parents qui l’avaient incitée à conserver son nom. Je me suis rappelé leur fermeté à ce sujet, et alors m’est revenue leur insistance à nous garder sur cette île dès avant le conflit : il entrait, en définitive, bien plus de prudence que d’affection dans leur façon d’aborder notre amour. Sophie leur doit la vie. Et moi, de quoi leur suis-je redevable ? Jusqu’à mon acheminement en Pologne, le mot camp m’évoquait des tentes alignées, des assiettes en fer-blanc et une clairière bien propre cernée d’océan : tout m’était île, le monde était réduit à ce qui m’importait.

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J’ai découvert, depuis, d’autres réalités, de celles dont on ne revient pas, ou bien trop diminué pour aimer être un homme. La promiscuité m’a soulevé le cœur. Je me suis retrouvé dans la masse de ceux dont j’allais, sans le savoir, devenir le semblable, écrasé contre leur corps, piétinant leurs membres, respirant leur haleine ou les miasmes de leurs terreurs organiques. Dans la mêlée nous ne formions plus qu’un, nous étions un seul vaisseau en perdition, luttant malgré l’issue déjà fatale. Comme eux, je ne voulais pas sombrer : je croyais qu’il était indispensable de survivre, et d’en revenir. Croire que l’on peut revenir de tout, c’est le propre de l’homme. Mais est-il encore homme, celui qui n’a plus rien d’humain ? Sali, souillé jusqu’à l’os par les insultes et l’humiliation, l’honneur en lambeaux comme l’orgueil, pire que la tripe, et du sang sur les mains qui ne serait pas que le sien. Je suis devenu chien, porc, et même hyène, j’ai défendu ma vie avec mes dents, je me suis aplati quand elle en dépendait, je n’ai pas hésité à vendre mon frère chien, nous étions tous bâtards gémissant dans nos cages, réclamant la pitance, suppliant la vie sauve. Nous subissions les coups sans pouvoir les rendre ni nous en protéger. L’existence nous était délivrée goutte à goutte, chaque instant qui passait était forgé dans la souffrance et l’avilissement. L’avenir avait cessé d’être. Le passé s’oblitérait de lui-même, Sophie devenait un rêve inutile en ces lieux, une icône désormais sans valeur, une douleur fantôme infiniment moins grande que celle de l’inexorable anéantissement de notre humanité.

et j’avance. Tout droit. Il n’y a pas de source qui tienne. Sophie, je te demande pardon. Peut-être qu’après tout, je ne reviendrai pas.

Mais voilà qu’aujourd’hui Bréhat n’est plus très loin. Je distingue, éclaboussées par la lumière rasante du soleil couchant, ses côtes saillantes qui déchirent la mer et lui servent de rempart et puis, juste au-dessus, je devine la rotondité accueillante de ses bouquets d’arbres, je leur imagine un parfum, une odeur rassurante et immuable, sève et résine confondues, et celle de la terre qui invite à planter et à croître. À croire. Nous y croyions, je me souviens. Je marche vite, très vite, à grands pas maintenant. Je m’essouffle, j’écoute le bruit rauque de mes poumons flétris et je fixe Bréhat, hauteur inébranlable. Je cours sur le sable pour me rapprocher d’elle, trébuchant sur les paquets d’algues, sans la quitter des yeux. Marée basse, si basse que la mer disparaît. Je m’approche et notre île grandit, auréolée, sublime, gigantesque. Écrasante. J’entre dans le bras d’océan qui me sépare d’elle,

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COMBIEN DE TEMPS FONT DIX MINUTES ?

Hélène CARLES FRANCE

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élène Carles est née en 1970 dans la région parisienne. Elle vit maintenant au Luxembourg. Aprés des études littéraires et artistiques durant lesquelles elle écrivit des courts et moyens métrages, elle travaille actuellement dans l’audiovisuel. D’un recueil de nouvelles écrites en 2003, elle a extrait celle qui est présentée ici : « Combien de temps font dix minutes ». Dix minutes qui ont terriblement bouleversé l’enfance de Fabien. Mais Hélène Carles ne l’a pas abandonné, car on peut le retrouver, vingt ans plus tard, dans une autre nouvelle du même recueil : « Des printemps sans hirondelle ».

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Samedi 26 juin 1982 : Fabien pédale comme un fou sur son p’tit vélo, ce beau vélo rouge et rutilant qu’il a reçu de son papa il y a quelques jours pour son anniversaire. Il doit être devant l’église dans dix minutes et ça lui parait très court; aussi pédale-t-il de toute la force de ses maigres gambettes. Nous sommes en début d’après-midi, l’air est bien chaud, juste ce qu’il faut pour se détendre et profiter de l’été comme il se doit, de ce beau soleil à peine voilé, de ce premier jour de vacances, des grandes vacances ! Dans la précipitation, Fabien est parti, a enfourché son vélo à peine son déjeuner terminé, sa glace au chocolat avalée de partout, surtout du nez semble-t-il, si on en juge par les traces marron qui lui entourent les narines et qu’il a, suite à une remarque maternelle, vigoureusement effacées par un frottement rapide de l’avant-bras. Effacées, pas tant que ça, c’est juste que son avant-bras a lui aussi eu le droit de goûter à cette glace au chocolat, et que certains des petits poils blonds s’en trouvent plus bruns. Dans la précipitation, Fabien n’a pas non plus pris le temps de changer de chaussures, il a encore aux pieds les petites bottes jaunes que sa mère lui a fait mettre pour aller dans le jardin après l’averse de ce matin. Il porte aussi un short beige et son tee-shirt bleu préféré, avec un énorme écureuil dessiné dessus. Que de couleurs, a pensé sa mère, arrivée trop tard avec les tennis du « jeune homme » ; elle a tout juste eu le temps de le voir s’élancer dans la pente sur son nouveau vélo. Au moins les voitures le verront de loin et qui demande à un garçon de huit ans d’être élégant, en tout cas pas moi ! Elle regarde le soleil, de plus en plus chaud et brillant ; il a depuis longtemps déjà séché toute trace d’humidité sur la pelouse, sur les routes aussi sans doute, au moins Fabien ne dérapera pas. Après la grande descente un peu sablonneuse et glissante qui commence juste à gauche de la maison, vient la route goudronnée qui traverse l’agglomération du sud au nord, ou inversement, et que Fabien attaque vigoureusement à grands coups de pédales. Ce n’est pas sans difficulté qu’il avance vers le nord, cette route goudronnée n’est vraiment qu’une saleté de faux plat. D’ailleurs son papa le lui avait bien dit la seule et unique fois où Fabien l’avait vu sur un vélo. Et ses mollets qui tirent, qui pincent, lui rappellent qu’encore une fois, son papa a bien raison. Mais qu’importe ses mollets qui souffrent.

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L’important est d’arriver avant qu’Arthur et Jean ne soient partis dans le bois, sans lui, avant que ne se soient écoulées les dix minutes qui le séparent de ses amis. Fabien pédale, il traverse le lotissement désert, progressant dans une oscillation aussi cahoteuse que colorée, comme propulsé par un réacteur capricieux camouflé quelque part entre son short beige et le fond de ses bottes jaunes. Parvenu au milieu de la route, il commence à entre apercevoir, un peu plus loin sur la droite, un bout du clocher de l’église, qui pointe au dessus des toitures ocres du centre du village. Reste maintenant à franchir le pont qui passe au dessus de la nationale, tourner à droite puis longer la rue commerçante, avant de tourner à gauche au coin de la boulangerie pour la dernière ligne droite avant l’église, une longue rue aux trottoirs tout noirs d’avoir été récemment goudronnés, que Fabien a toujours beaucoup aimée parce que l’on y entrevoit la forêt dès la sortie du virage à gauche. Enumérer les différentes étapes de son parcours le rassure un peu, il n’est pas complètement sûr de lui dans cette histoire, tout ça lui parait même un peu magique ; aussi est-il réellement pressé d’arriver devant l’église. Il faut dire que c’est encore très récent pour lui, cette permission d’aller retrouver Arthur et Jean sans que sa mère ne l’accompagne chez l’un ou chez l’autre en voiture. Quelques semaines peut-être, tout au plus. Et Fabien, tout en pédalant sans relâche, se demande s’il va réellement parvenir seul jusqu’à cette église qui lui semble à la fois très familière et infiniment loin, là bas, au bout de la route goudronnée, plus loin que la rue commerçante, là bas si loin vers les arbres. Fabien fend l’air et l’effort lui coûte. Combien de temps, de coups de pédale, de pâtés de maisons, peuvent bien faire dix minutes? se demande­t-il tout en augmentant sans cesse la cadence. On pourrait même dire : tout en moulinant comme un fou. Car il sent bien que tout ça lui échappe un peu. Qu’encore une fois son papa a raison quand il dit – comme il annoncerait une catastrophe naturelle : Je trouve que cet enfant maîtrise mal la notion du temps. On lui dit de venir manger dans dix minutes, il débarque au mieux une demi-heure après – ce genre de phrase qui n’est pas censée être entendue par l’enfant en question. Mais comme Fabien, s’il n’est pas encore très haut, a déjà de grandes oreilles, dont les capteurs

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sont presque continuellement orientés vers les grandes personnes, certaines phrases paternelles sont bel et bien saisies au vol. Saisies au vol mais pas trop comprises, d’où le souvenir trouble que Fabien en garde. Trouble et confus. Presque menaçant. Aussi Fabien s’aplatit-il sur son vélo, comme pour échapper au regard de ce père qui doute de lui. C’est vrai, il ne maîtrise pas tout. Et surtout pas la route qui défile si lentement. Il lui semble, quand il amorce le virage à droite vers la rue commerçante, qu’il est parti de chez lui depuis des siècles, que le chemin est bien plus long que prévu. Quand il est parti, il ne faisait pas si chaud, le soleil ne cognait pas si fort sur son front. Quand il est parti, jamais il n’aurait imaginé que ce pont serait si difficile à franchir, ni le virage à droite vers la rue commerçante si serré, à tel point qu’il a du donner un grand coup de guidon pour se remettre dans la route, il a même un peu dérapé et manqué de s’étaler de tout son long, juste devant la porte du garage du père Chaput. Mais il s’est vite redressé, plus de peur que de mal, et puis de toute façon personne ne l’a vu, personne n’a vu qu’il a failli tomber et Fabien a repris son pédalage cadencé, tout content, même très fier, on peut le dire, d’avoir risqué la chute et de n’avoir finalement pas même frôlé le sol. C’est la tête haute et le mollet ragaillardi qu’il est passé devant la mercerie de Madame Bonnet, avec sa devanture verte et ses motifs bleu marine. Jusqu’à nouvel avis ,se félicite presque Fabien , je me souviens quand même assez bien de ce chemin jusqu’à l’église, pour l’avoir fait en voiture tous les dimanches matin; et d’ailleurs, se réjouit-il, le nouvel avis ne va pas arriver tout de suite, puisque la rue commerçante a bien succédé sur la droite à la route au pont, comme la mercerie de Madame Bonnet est elle aussi venue après le garage du père Chaput. Voici venir le dernier virage à gauche, que Fabien négocie à la perfection. L’éventuel dérapage est anticipé par ses deux mains qui se resserrent sur le guidon jusqu’à devenir toutes blanches, ainsi que par la rotation accélérée de ses deux jambes autour du pédalier. Et tout cela aussitôt qu’il a contourné la boulangerie. Ce qui lui permet, cette fois, de redresser immédiatement son vélo sans se laisser surprendre par la force centrifuge.

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Dès la sortie du virage, Fabien a redressé la tête. Et soudain il aperçoit, droit devant, cette église qu’il pensait peut-être ne jamais atteindre. Bien sûr elle est encore trop loin pour qu’il puisse distinguer les silhouettes d’Arthur et de Jean, mais pendant quelques secondes, le bonheur le submerge des pieds à la tête, une grande vague pétillante le propulse au dessus de sa selle. Il a l’impression de pédaler au dessus de son vélo, comme un personnage de BD. Pendant quelques instants il oublie tout, son retard, supposé ou réel, ses copains, le rendez-vous pour aller dans la forêt ; il pense juste que c’est si bien d’être de nouveau en vacances, avec ce soleil, comme un gros pamplemousse dans le ciel, qui lui chauffe les bras et les joues. Fabien pédale ; avec la vitesse, ses bottes jaunes esquissent des cercles dans l’espace, tracent une arabesque de lumière, comme s’il allait s’envoler.

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leurs collègues, comme du reste de l’humanité, de façon générale. Ils ne s’intéressent aux autres que pour les critiquer, les juger, mal de préférence, s’en méfier ou s’en moquer, surtout quand ils sont en groupe, surtout les jeunes, les mégères aussi. Heureusement les enfants ne sont pas comme ça. Aucun enfant ne s’est jamais moqué de son blouson, même en plein mois d’août. Est ce sa faute à lui s’il ne peut pas sortir sans son blouson, même par quarante degrés, quand il se retrouve tout trempé à l’intérieur. Il a bien essayé, une fois. Nu, il se sentait. A la merci de tous. Vulnérable, ô combien ! Percé à jour, sale, et que sa saleté éclatait aux yeux du monde.

Chacun est libre de profiter de l’été comme il l’entend, de ce bel été qui vient juste de s’installer. C’est au moins un point commun, qu’ont quasiment tous les hommes, de la terre entière, pense Monsieur Capin. Bernard Capin. Ils apprécient quand les beaux jours reviennent, quand leurs enfants peuvent aller jouer dehors. Aussi Monsieur Capin n’hésite-t-il pas : il saisit son blouson, claque la porte, quitte son rez-de-chaussée. Avant de sortir de son immeuble, il porte la main à ses cheveux, toujours cette mèche rebelle au milieu du front qu’il lui faut aplatir. Il ouvre la porte vers l’extérieur, vers la rue, en premier lieu vers le propret jardinet qu’il lui faut traverser pour parvenir jusqu’à la chaussée. Il est saisi par l’air, qui sent si bon, et aussi par l’incroyable luminosité du ciel. Depuis combien de temps n’est-il pas sorti ? Il ne s’en souvient pas et à vrai dire, ça n’est pas son souci. Il se dit juste qu’il aime particulièrement sortir l’été et pendant les vacances ; car enfin, il peut sortir à n’importe quelle heure de la journée, les gens ne le regardent pas bizarrement, en se demandant s’il est chômeur et ce qu’il a bien pu faire pour ne plus avoir de travail ; c’est comme s’il était lui aussi en vacances, comme tout le monde. Alors les gens ne font plus attention à lui. Ils passent sans le voir et ça n’est pas plus mal. Enfin, de toute façon, aujourd’hui c’est samedi, personne ne sera étonné de le voir dehors et puis les gens s’en balancent de leurs voisins, de

Tout en longeant les platebandes, les jolis petits parterres fleuris, Monsieur Capin s’avise qu’il a bien chaud. Le soleil est beaucoup plus ardent qu’il ne l’aurait pensé, il s’agit bien là d’un soleil à vous donner une insolation. A moins que cette chaleur dans sa tête ne soit un début de quelque chose, d’un quelconque virus qu’il aurait contracté… comment au juste, voilà des jours qu’il n’est pas sorti. Il se racle un peu la gorge, très sèche, presque craquelée. Un ice cream. Voilà ce qu’il lui faut. Un ice cream qui fondra lentement sur sa langue et rafraîchira ses amygdales. La supérette de la rue de l’église, avec ses grands bacs remplis de surgelés, voilà un but très agréable que Monsieur Capin est fort aise de s’être à l’instant fixé, et son pas se fait plus vif, presque guilleret. Bien sûr, la boulangerie de la mère Comillet vend aussi des ice creams ainsi que d’autres douceurs glacées, aux goûts divers et variés, bien plus authentiques et originaux, à vrai dire, que ceux que la supérette propose; mais la mère Comillet, cette vieille commère, est bien du genre à étendre ses grosses jambes entre midi et deux, et peut-être même jusqu’à trois heures. Enfin, il pourra toujours regarder, au cas où, jeter un coup d’œil, pour vérifier si des fois la boulangerie ne serait pas ouverte, si la grosse dame n’aurait pas des fois fini d’étendre ses deux gros jambons, puisque son commerce se trouve quasiment en face de la supérette. Encore une preuve de l’intelligence humaine, implanter une supérette aux pâtisseries industrielles, pile en face d’un artisan boulanger...

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Deux minutes, voilà ce qu’il me faudra pour arriver jusqu’à la supérette, se dit-il en poussant le portail métallique qui sépare sa résidence de la chaussée. Juste le temps de rejoindre le carrefour et l’affaire sera entendue, une bonne grosse glace, un ice cream, comme on dit, viendra lui assouplir le fond de la gorge. Monsieur Capin marche tranquillement dans la rue. A la sortie de sa résidence, il a tourné à gauche, pris la direction du carrefour entre la grande rue et la rue de l’église. Il est encore tôt, pas même quatorze heures, les gens doivent finir leur café, d’ailleurs les rues sont désertes, totalement désertes. Pas si tranquille que ça, Monsieur Capin. Il a trop chaud, ses mains sont moites, ses yeux larmoient sans parvenir à s’adapter à la luminosité du ciel. Il va encore transpirer et sentir mauvais. Encore quelques minutes, se dit-il, quelques instants ou secondes de patience et il aura atteint la supérette, ses cageots de pommes et sa porte vitrée qui s’ouvrira sur trois grands rayons bien remplis et organisés, derrière lesquels, tout au fond, seront disposés les bacs à surgelés, et Monsieur Capin imagine avec quel délice le givre poudreux lui rafraîchira la main quand il se saisira de la boîte d’esquimaux. C’est fait, il a traversé et s’est engagé dans la rue de l’église. Le voici à quelques mètres de la supérette dont il remarque tout de suite qu’il n’y a aucun cageot de fruits entreposés sur les tablettes extérieures. Mauvais signe. Plus que deux pas et son genou, puis son coude, viennent buter contre l’évidence, une évidence qui fait monter dans sa poitrine une vive chaleur : la porte de la supérette est fermée, il n’y a personne, la lumière est éteinte à l’intérieur. Monsieur Capin a beau taper de son poing contre la porte, la bouche tordue par la déception, l’exaspération, ou plutôt par le refus d’admettre l’incontestable, le magasin est fermé, la porte oscille sur ses gonds mais ne s’ouvre pas. « Fermé ce jour pour inventaire » explique un petit panneau scotché sur l’intérieur de la porte. Mon œil ! s’écrie Monsieur Capin et il s’enfonce le doigt sous l’œil, jusqu’à voir trouble, jusqu’ à se faire mal.

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Ils font la sieste, oui. Ou bien ils sont partis en congés. Et tant pis pour leurs clients potentiels ! Ces gens-là n’ont aucun sens du commerce. Avec une chaleur pareille, que personne dans cette ville ne propose le moindre rafraîchissement, le moindre ice cream, c’est quand même un comble. Quel je-m’en-foutisme ! Monsieur Capin fait violemment volte face. Au moins cette saleté de boulangerie va-t-elle bien être ouverte, se dit-il, écumant presque de rage. Un seul coup d’œil sur le trottoir d’en face suffit à le renseigner : il n’aura pas sa glace. La boulangère a baissé le store, fermé sa boutique. Cette grosse vache de Comillet qui prend dix centimètres de trous cellulitiques par an et qui bientôt ne tiendra plus derrière sa caisse, eh bien ! elle refuse de bouger son gros cul, elle dort. Monsieur Capin reste un instant abasourdi, une grosse goutte coule du haut de son front jusqu’à l’arête de son nez, il plisse douloureusement ses yeux inondés de sueur. Que faire ? L’air brûlant lui vrille les tempes, ses vêtements se sont collés contre sa peau, il ne peut presque plus bouger. Il prend une profonde inspiration. La tête lui tourne un peu et il doit s’appuyer quelques instants contre la porte verrouillée de la supérette. Rentrer peut-être, souhaite-t-il rentrer ? Il est bien incapable de le dire. Son dos est plaqué contre la vitre, il sent son tee shirt qui fait des plis sous ses aisselles, il sent les plis de son blouson qui raclent douloureusement ses côtes. Il se redresse en maugréant. Rentrer ? Rester ? Monsieur Capin tournoie un instant sur lui-même, indécis, liquéfié. Autant rester dehors peut-être ? Pour une fois qu’il est sorti. Et tant que les gens n’y sont pas. Après, il sera toujours temps de rentrer. Alors Monsieur Capin se remet en marche, lentement, péniblement, ses genoux sont raides et ses jambes ruissellent. Ce pourrait pourtant être agréable de marcher un peu, même si son pantalon de toile s’est collé de partout. Et s’il faisait de plus grands pas, pour le décoller ? Monsieur Capin tend donc les mollets, allonge ses enjambées. La toile se décolle un peu de l’arrière des cuisses. Pour mieux se plaquer sur le dessus des genoux. Dieu qu’il n’aime pas ça. Quand ça colle. Quand c’est mouillé.

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Il n’aime que le sec, le lisse, le doux, le propre qui sent bon. Les bébés, les enfants. Pas les femmes, non, qui en font toujours trop. Trop de parfum, trop de mots. Trop de chair. Trop de questions aussi. Avec les autres, les gens, c’est toujours trop, de toutes façons. Mais aujourd’hui Monsieur Capin ne croise personne tandis qu’il remonte la rue de l’église, les rues autour de lui sont désertées. Il en ressent un soulagement et dans le même temps, se sent effroyablement déçu. Il y a tellement longtemps qu’il n’a parlé à personne. Devant lui, les rues s’étendent, vides à l’infini, comme une ville abandonnée, comme en plein mois d’août. Devant lui, rien, personne, et Monsieur Capin sait qu’il est seul. Il se sent si fatigué, abattu, vieux même. Son corps tout entier est raide d’énervement, de lassitude. Il ne va plus rien lui arriver. Il est juste bon à marcher comme un con sous le soleil, encore plus con que les autres, tous ceux qui sont à l’intérieur avec leur petite famille, planqués devant leur télé, avachis sur leur bière, une main dans le soutif de leur femme, une autre qui distribue des taloches aux enfants. Peut-être que ces gens le méprisent. Mais il le leur rend bien. Son pas se fait plus rapide, il traverse la rue à la recherche d’un coin d’ombre, d’un trottoir plus frais, tout en essuyant son visage ruisselant du revers de la manche de son blouson. Il aimerait tant ne plus avoir de corps et que l’air soit toujours doux. Parfaitement, modérément doux. Et que rien ne vienne plus le «perturber», comme ils disent, ces gens. Ces gens qui, leur tête haute jaillissant de leur blouse blanche amidonnée, comme un pauvre diable de sa boîte, donnent des conseils, des avis, émettent des jugements. Ces mêmes gens qui, le soir venu, sans complexe, se passent les nerfs sur leurs enfants. Et encore, le terme est faible. Qu’on ne la lui fasse pas, à lui. Il a des yeux, des oreilles. Et des voisins. Même si parfois, il doit bien l’avouer, il comprend. L’envie de secouer, de battre. De broyer, déchirer, fendre en deux. De faire taire les petites gueules braillardes, ces gamins qui s’excitent et

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deviennent incontrôlables, ces petites fioles morveuses qui se baladent tranquilles avec tout à l’air et leur peau si douce, leur odeur si délicieuse. Ou qui hurlent, qui s’étouffent de rage, et tant pis pour ceux qui les entourent. Après, il faut les calmer, les consoler et les embrasser, les embrasser encore. Et que je te minaude et que je m’entortille «Viens me faire un dernier bisou. Reste encore un peu avec moi, jusqu’à ce que je m’endorme. Encore un baiser...». Et après c’est de sa faute à lui ! Alors que c’est eux qui demandent ! On devrait tous les tuer à cinq ans. Avant qu’ils sachent être comme les adultes. Avant qu’ils ne racontent toutes ces conneries. Toutes ces conneries déformées, amplifiées, qui l’ont rendu si seul, si affamé. Tous ces trucs dégueulasses qu’ils ont dit sur lui, ces mecs qui le méprisent mais qui font la même chose que lui en cachette, derrière leurs volets fermés. Monsieur Capin décide d’aller dans la forêt pour avoir un peu de fraîcheur; il retraverse donc la rue et se dirige vers l’église, d’où part l’étroit sentier qui mène à la clairière. Le soleil l’aveugle presque. La sueur lui coule dans les yeux. Il s’essuie les mains sur son pantalon, qui se remet d’autant plus à coller, à le gêner dans ses mouvements. Il en a marre, Monsieur Capin. Il a envie de ne plus avoir de main, de jambe, de peau, qui transpire, qui pue, qui a des poils, du pus, des croûtes. Tout à coup c’est trop, cette chaleur qui l’étouffe, ce soleil qui lui brûle les yeux, cette sueur qui glisse le long de son corps, comme un frisson qui le chatouille. Il se met à taper en marchant sur sa cuisse, son ventre, ses sourcils, sur la base de son cou. Il tape partout où ça suinte, ça le picote et ça le titille. De grands coups contre ses os et ses os lui font mal. Et plus il a mal, plus il tape. Dés qu’il a entendu le petit couinement métallique et régulier derrière son dos, Monsieur Capin s’est retourné. Il a, instantanément, lancé sa jambe et son pied dans la roue avant, de toutes ses forces. Il regarde le petit tomber sur le rebord du trottoir. Le vélo s’écrase sur lui, la roue avant perpendiculaire au guidon.

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Monsieur Capin a l’image, mais il n’a plus le son. Ses récepteurs se sont fermés d’un coup, quand l’huile bouillante a de nouveau embrasé son bas ventre. Il attrape Fabien par le cou, il a retrouvé toutes ses forces. Très brièvement, il s’en réjouit. L’instant d’après il a repéré une porte cochère, très proche, sur la droite. Fabien a la bouche écrasée contre le mur poisseux. Une odeur de pisse. Il fait sombre derrière cet escalier. Aucun bruit, si ce n’est, juste derrière lui, ce souffle trop sonore, qui l’empêche de respirer. Maintenant, l’homme lui fait face. Il le regarde, et ses yeux lui font encore plus mal que ce qu’il vient de lui faire. Pourtant il ne sait pas, Fabien, si ces yeux sont gentils ou s’ils vont le tuer. Il est paralysé de partout, y compris de la tête. Il ne sait plus. - Tu veux rester en vie ? Tu veux que tes parents, ta maman, que ton père restent en vie ? Alors ne dis rien. Ne dis rien jamais. Sinon je vous trouverai. Sinon je vous tuerai, tous, et d’abord tes parents. Tu n’auras plus jamais de maman. Fabien est rentré chez lui. Il a retrouvé son vélo tout tordu sur le trottoir. Il roulait encore, même s’il faisait un drôle de bruit. Mais ce bruit ne couvrait pas celui qui résonnait entre ses oreilles, cette voix basse et rauque, qui voulait le tuer.

Rencontrer ses yeux c’était comme une caresse, être dans ses bras comme être dans la plus douce, dans la plus chaude des couettes, rien de mauvais ne pouvait arriver. Fabien la voit entrer et cette fois-ci, il croit réellement mourir. De soulagement. De honte. De douleur, qu’elle, elle meure. Et son papa aussi. Un haut le cœur le secoue, qu’il ravale de toutes ses forces. - Tu te sens mal mon chéri ? Fabien fait un pas en arrière. - Il s’est passé quelque chose, avec Arthur et Jean ? continue-t-elle la main posée sur l’épaule de Fabien qui détourne violemment la tête. Interdite, elle retire sa main et regarde son fils, plus attentivement. Fabien se tient devant elle, immobile et raide. Absent. Elle jette un coup d’œil à ses vêtements, le short, les bottes jaunes, ne constate rien d’anormal. Elle regarde autour de lui, la chambre au lit défait, les jouets plus ou moins bien alignés sur l’étagère, avant que ses yeux ne tombent sur le pull étalé par-dessus la moquette. Machinalement, elle va le ramasser. - Mais tu as vomi mon trésor, c’est pour ça que tu as cette mine ! Tu as mangé trop de glace au chocolat ce midi !

Un bruit. C’est la porte d’entrée qui claque. - Fabien, tu es là ? appelle sa mère.

Fabien baisse la tête. - N’aie pas peur Fabien, personne ne va te gronder. Si tu veux, je n’en parlerai même pas à ton père. N’aie pas honte comme ça non plus, ça nous arrive aussi à ton papa et à moi, tu sais. Fabien la regarde sans comprendre. Il s’allonge sur le lit, se retourne vers le mur. - Tu as raison mon coeur, repose toi. Je reviens essuyer tout ça et ensuite je te laisse dormir. Elle dépose un baiser dans ses cheveux, les cheveux si doux de son enfant, puis elle se redresse, et sort.

D’un coup il se relève, il entend sa mère qui monte les escaliers. Vite, très vite. Il a juste le temps de jeter un pull sur la moquette, sur le vomi, et elle ouvre grand la porte.

Du haut de ses huit ans, Fabien se fait une promesse. Jamais il ne dira ce que le monsieur lui a fait. A sa maman, à son papa. Jamais. A personne. Il ne veut pas qu’ils meurent. Par sa faute à lui.

Sa mère était sortie. Son père aussi. Il pensa un instant qu’ils étaient déjà morts et il vomit.

Il fut un temps où la seule vue de sa mère le consolait de tous ses chagrins.

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A TOI MON FRERE QUI ME TUERAS DEMAIN

Sylvie TEPER FRANCE

N

ée en 1952, Sylvie Teper fut dès l’enfance enchantée par sa mère, conteuse, qui développa en elle un grand potentiel imaginatif. Sa thèse de botanique l’entraînera vers la création de contes sur le monde végétal. Depuis 2004, elle participe à des concours littéraires où elle fut deux fois primée. Elle écrit, pour enfants et adolescents, des scénarii joués par des écoles de théâtre de l’Oise. « A toi mon frère qui me tueras demain » est une fiction construite sur une réalité tragique : le crime d’honneur, l’amour impossible de deux jeunes gens de confession religieuse différente.

Trente minutes. J’attends dans la salle d’embarquement comme une condamnée dans sa cellule. Avec l’espoir d’être graciée. Hier, avant la découverte du sac, je riais encore. Tête renversée, bouche ouverte pour que résonne la musique de mon rire. Je croquais le temps. Hier, je rêvais avec Nicolas d’une maison au toit de chaume avec de larges baies vitrées, des tulipes que je planterais le long de l’allée en cailloux blancs, d’un étalon gris dans une pâture sillonnée par un ruisseau. Aujourd’hui, je suis sans rêves. Une jeune fille en débardeur tigré évolue devant moi avec la sensuelle désinvolture d’un fauve. Sa crinière blonde attire le regard. Son décolleté dévoile des seins blancs et ses frères ne s’en soucient pas ! Nous ne naissons pas égaux. Je voudrais le hurler. Je voudrais crier. Je me tais et tes mots, Zarmeena, mon amie, résonnent dans mon silence : « À toi, mon frère, qui me tueras demain, qui d’une main glorieuse me trancheras la gorge, qui braqueras tes yeux dans le sang de ta sœur pour retrouver l’honneur que tu aurais perdu. Quel honneur ? Celui de ta famille ? Quelle famille ? Celle de tes sœurs de lait ou de tes frères de sang ? Car c’est bien dans le sang que ton âme s’immerge, dans le sang de l’amour que tu assassines. Après cette ablution, tu deviens honorable, toi le Purificateur, le brave et le guerrier qui ne tue que des femmes. Tu vas m’ôter la vie et je n’ai pas 20 ans, mais j’ai connu l’Amour. Oui, j’ai aimé sans honte, j’ai aimé sans pudeur. J’ai connu la passion et la folie du corps. Je criais de plaisir. Je veux que tu le saches, toi qui voles l’amour sans pouvoir le garder, toi qui peux violer en toute impunité. Demain, tu me tueras, mais les gouttes de sang, qui tacheront tes pieds, ne seront que les larmes d’un bonheur consumé. J’ai aimé et ta main n’effacera pas ce moment de la vie... Ta sœur, qui te hait, Zarmeena. »

Vingt-cinq minutes. Zarmeena est morte d’avoir voulu vivre. Un bruit de course dans le couloir. Des voix confuses. Mes pensées 114

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s’arrêtent. Non ! Il faut continuer de penser pour que la peur n’ait pas le temps de s’installer, pour que les minutes s’égrènent plus vite. Zarmeena et moi voulions avoir le droit de vivre nos vingt ans, le droit d’aimer. Nous étions deux musulmanes en quête de liberté. Deux amies. Une âme. À l’association « Femmes libres », nous avions comparé nos frères et nos amours. Elle a eu peur pour moi, parce que mon Nicolas est juif. Elle tremblait pour moi et je riais, comme on rit à vingt ans. Elle est morte et je ne ris plus. Je surveille et dévisage les gens qui viennent vers moi. Je fouille du regard les vides et les ombres de la salle. Certains voyageurs fixent l’écran des horaires de vol, d’autres sont assis et lisent. Les vieux se taisent. Des enfants crient. Un employé vide les poubelles, un autre essuie les vitres. Des gens vont et viennent en s’ignorant. Personne ne me remarque. Pourtant, je suis là et j’ai peur. Penser ! Il faut penser ! Nicolas, mon Nicolas. Même sans paroles, nous parlions sans cesse. Un regard suffisait. Un geste. Rien ne devait nous séparer. L’image de ton sourire ne me suffit plus. Je veux te sentir, te toucher, je veux me blottir, m’enfouir dans tes bras…

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soeur. Vais-je pouvoir maintenant la rejoindre ? L’avion est sur la piste, derrière la vitre. Il attend aussi. Il y a une place pour moi, la place 14 A. La lumière qui traverse la baie vitrée accapare mon attention. Un moineau sautille sur le rebord de la fenêtre, libre de sautiller puis s’envole, libre de s’envoler. Je pense à Zarmeena et je pense à l’oiseau, à la liberté... à Farhad. J’ai l’impression d’entendre mon nom. Je tourne la tête...

Vingt minutes. Une jeune femme en djellaba, silencieuse, les yeux baissés, suit, comme une ombre, un homme âgé, en burnous gris, qui ne semble pas la connaître. Mes doigts se resserrent, se crispent sur mes genoux. Je détourne les yeux. Jamais, je ne ressemblerai à cette femme. Jamais, mes droits ne seront bafoués. Jamais, ma dignité ne sera aliénée. Des cris dans le couloir. Une dizaine de curieux se lèvent pour voir. Je regarde autour de moi, effrayée. La porte d’embarquement, unique issue, ne s’ouvrira que dans vingt minutes. J’attends, immobile, comme une chatte aux aguets, prête à bondir. Ne pas avoir peur. Dans vingt minutes, je ne craindrai plus rien. Vingt minutes... C’est long. Pense, pense ! Chakila et moi avions eu de la chance avec notre père. Il nous avait permis de vivre et de nous habiller comme les Françaises. J’aurais dû écouter ma

Quinze minutes. Des allées et venues dans le couloir. La police de l’air et des frontières passe. Le haut - parleur annonce les vols retardés. Des gens se lèvent. Je parcours l’écran des horaires. Montréal : 15h45. L’avion partira à l’heure prévue. Mes yeux furètent dans la foule qui s’agite. Dans quinze minutes, je franchirai la porte d’embarquement. je marcherai sur la passerelle... Je me lève, car les sièges se vident autour de moi. Pense, pense. Mes chers parents, vous ne savez rien encore. Comment vivrez-vous cette nouvelle ? Ne me condamnez pas. Vous aussi, vous aviez peur de Farhad, votre fils qui vantait la charia. Ne redoutiez-vous pas l’influence de l’intégrisme sur lui quand vous disiez que l’imam de la mosquée était plus politique que religieux ? Ne trembliez-vous pas quand il s’absentait ? Chakila est partie se marier avec son canadien à Montréal. Elle m’a dit avoir peur des yeux scrutateurs et fixes de Farhad et m’a encouragée à venir la rejoindre. Après son départ, Farhad a porté le turban , s’est laissé pousser la barbe, puis il a disparu. Dix minutes. Des pas précipités et bruyants. Les dormeurs se réveillent, les lecteurs s’interrompent, les vieux murmurent, les enfants se taisent. Toutes les têtes se tournent dans la même direction. Elles interprètent les signes,

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décryptent la rumeur, suivent le mouvement. Les voyageurs semblent oublier qu’ils embarquent dans dix minutes. Pas moi. Une femme me regarde. Je me lève pour me dissimuler dans la foule excitée. Des spasmes me violentent. J’ai l’impression d’avoir avalé une bête qui s’ébat, cogne, ronge, creuse. Je transpire. J’étouffe. La panique. Comme celle de ce matin, quand j’ai vu le sac. Farhad était revenu. J’ai appelé un de ses anciens amis. Sa voix était grave : « Soraya, fais attention. Farhad est au courant pour Nicolas. Il a beaucoup changé. » J’ai pensé à Zarmeena et ma réaction a été immédiate. Rejoindre Chakila à Montréal. Te reverrai-je, mon Nicolas ? J’agis par peur. Pour toi. Pour moi. Pour nous deux. Pour que nous puissions vivre. Vivre sans crainte. Libres. Deux policiers et une femme entrent dans la salle. Les yeux des voyageurs suivent ces trois personnes. Leurs bouches restent figées. J’entends le tic-tac de ma montre. Le tic-tac du temps qui traîne. Je regarde l’avion. Où peut se trouver le siège 14 A ? Le tic tac du temps qui traîne... Ma vue se brouille. Cinq minutes. Je ferme les yeux pour retenir mes larmes. En voulant ouvrir la porte du taxi, ma main était restée crispée à la portière. J’ai senti qu’il était là. J’ai fouillé dans mon sac et j’ai arraché une feuille de mon agenda sur laquelle j’ai vite écrit :

- S’il vous plaît, Monsieur, pourriez-vous apporter ce mot au 21 rue de Paris à Vincennes . Un billet accompagnait la feuille de papier.

Embarquement immédiat pour Montréal, porte C. Les passagers se dirigent vers la porte C. Je les suis, tirée par la volonté de fuir, tête baissée, pour éviter d’être reconnue. La passerelle... Aux toilettes, devant moi, c’était Farhad. Un regard perçant. Un dément qui tenait une fiole dans des mains impatientes et qui crachait des paroles obscènes. Je l’ai frappé avant qu’il ne se taise. Je l’ai frappé, avec mon sac, avec ma hargne, avec ma haine. Surpris, il a vacillé. Je me suis acharnée avec la force de ma rage. L’acide sulfurique, qu’il me destinait, s’est renversé sur lui. Il a hurlé en me maudissant. Il a gesticulé comme un brûlé au milieu des flammes. Plus il bougeait, plus je tapais. Quand le sang a coulé sur le carrelage, je lui ai craché dessus et je suis sortie. J’ai croisé une femme. Je n’ai pas baissé les yeux. Je n’ai pas fui. Je n’avais

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« Mon Nicolas, Je suis à l’aéroport. Je pars rejoindre Chakila. Quoi qu’il arrive, je ne regretterai rien. Quoi qu’il arrive, ne te culpabilise pas. Je t’aime. J’aurais aimé te le dire, chaque matin, chaque soir... Rejoins-moi. Je t’aime plus que ma vie. Soraya ».

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Avant de sortir du taxi, j’ai observé les gens sur le trottoir devant les portes coulissantes du terminal ; puis je me suis lancée à l’intérieur du bâtiment, comme un soldat se lance pour se mettre à l’abri. À l’intérieur, j’ai continué de courir sans me retourner. Une seule idée, un seul but : franchir le poste de contrôle des passeports. Là-bas, près du comptoir...? Non ! Ne pas ralentir. Courir. Bousculer. Tant pis pour les gens. Un regard lancinant sur mon cou. Je me suis retournée, j’ai cherché, mais je n’ai rien vu. J’ai continué ma course vers le comptoir d’enregistrement, poussée par la peur. J’étais sûre qu’il me voyait, qu’il m’épiait, qu’il me suivait. Il se faufilait certainement entre les bagages, les enfants, les passagers. Il a dû apprendre à être invisible, à patienter, à pister, à ruser. J’ai tourné le dos à l’hôtesse qui examinait mes papiers. Face à la salle, je suivais des yeux le moindre mouvement. Dès qu’elle m’a tendu la carte d’embarquement, j’ai foncé vers le poste de contrôle. Une file léthargique m’a arrêtée. Aurais-je dû demander une protection ? Aurais-je dû crier, appeler au secours ? Je me souviens de m’être retournée plusieurs fois et de n’avoir rien vu d’anormal. J’ai passé le poste de police. Je l’ai dépassé. Dernier coup d’oeil. Rien. Autour de moi, tout était calme. Les voyageurs flânaient. Les boutiques scintillaient et offraient du rêve et du plaisir. J’ai eu envie d’aller aux toilettes. Aux toilettes, là, devant moi....

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plus de force. Je me suis dirigée vers la salle d’embarquement. Il restait une demi-heure avant le départ de l’avion. La femme me montre du doigt. Les deux policiers s’approchent… La passerelle n’était qu’à une minute…

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SOMMAIRE Préface de Pierre MAUROY ................................................................. 3 Palmarès ................................................................................................ 5 L’ermite et le christ ............................................................................... 6 Didier LALAYE - TCHAD ( Grand Lauréat) Ailes virtuelles ..................................................................................... 18 MOUNYZ - TUNISIE Le monde hostile .................................................................................. 35 Djiddi Ali Sougoudi - TCHAD La danse du vent .................................................................................. 48 Hervé Sourou KANMODOZO - BENIN Un aller-simple ..................................................................................... 62 Jérémie BELOT - FRANCE Et s’il subsistait un doute ......................................................................68 Patrick LEDENT - BELGIQUE (Grand Lauréat) Retrouvailles d’outre trépas ..................................................................75 Roger STAS - BELGIQUE Ecris ..................................................................................................... 86 Julia INISAN - Lycée Montebello de Lille - FRANCE Ex-il, Presqu’elle .................................................................................. 94 Emmanuelle URIEN - FRANCE Combien de temps font dix minutes ? .................................................102 Hélène CARLES - FRANCE A toi mon frère qui me tueras demain »...............................................114 Sylvie TEPER - FRANCE

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Mise en page : La Fondation de Lille Edition : La Fondation de Lille Impression : Imprimerie l’Artésienne Dépôt légal : Mars 2007

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