Les peintres mexicains 1910-1960

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Serge Fauchereau

« La meilleure synthèse historique et critique. »

LES PEINTRES MEXICAINS

México en el arte, Octavio Paz Après des siècles d’une culture riche et complexe, le Mexique semblait avoir perdu son originalité à partir de la conquête espagnole. Son histoire coloniale tourmentée s’achève en 1910 avec le déclenchement d’une grande révolution au terme de laquelle le pays va retrouver son dynamisme. Pour un accès au plus grand nombre, on développe l’éducation, on récuse l’art élitiste et on privilégie la gravure et la peinture murale. Dans les lieux publics, Rivera, Orozco et Siqueiros créent de vastes fresques flamboyantes qui révolutionnent l’esthétique et surprennent le monde. Plus réservés, le peintre Carlos Mérida, le graveur Leopoldo Méndez ou le sculpteur Germán Cueto n’exaltent pas moins la culture populaire sans renoncer aux acquis de l’avant-gardisme européen ou local (le stridentisme !). Ce mouvement général  ne gênera pas cependant l’activité de créateurs indépendants parfois proches du surréalisme et dignes héritiers des joyeuses parades de squelettes de Posada ; nommons les méconnus Jean Charlot, María Izquierdo et l’inventif Rufino Tamayo, sans oublier la désormais célèbre Frida Kahlo. Enfin, les années 1950 voient de tout jeunes artistes amorcer un tournant qu’on nommera la ruptura, pour se libérer de l’autorité d’aînés qui peinent à se renouveler. José Luis Cuevas, Enrique Echeverría, Manuel Felguérez et leurs amis nous entraîneront alors vers le xxie siècle avec dextérité, couleur et humour. 286 illustrations en couleur témoignent de cette prodigieuse renaissance.

Flammarion

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13-X

Prix France : 45  ISBN : 978-2-0813-0910-4

LES

PEINTRES

MEXICAINS 1910-1960

La révolution Les calaveras Diego Rivera Le muralisme  Le stridentisme Orozco Siqueiros Paris New York  Les Contemporaneos L’Atelier de Gravure Populaire  Frida Kahlo Rufino Tamayo Le surréalisme La Ruptura

Création Studio Flammarion

Après avoir enseigné la littérature américaine à l’Université de New York, puis celle du Texas, Serge Fauchereau a travaillé pendant une dizaine d’années au Centre Pompidou comme commissaire de grandes expositions (Paris-New York, Paris-Berlin, Paris-Moscou, Les Réalismes, etc.) ; il exerce aujourd’hui dans diverses institutions muséales internationales. Auteur d’une quarantaine d’ouvrages dont une douzaine de monographies (Braque, Kupka, Mondrian, Léger, Malévitch, Brancusi…), il a publié chez Flammarion Avant-gardes du xxe siècle (2010) et Le Cubisme (2012).

SERGE FAUCHEREAU

Flammarion

Flammarion

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SOMMAIRE

Introduction

1. Prélude à la révolution dans les arts Persistance de la mentalité magique. « Des idoles derrière les autels». De la Nouvelle Espagne à Porfirio Diaz. Dix ans de combats révolutionnaires. Vasconcelos selon Octavio Paz. Révolte à l’académie de San Carlos. Posada graveur populaire. Les calaveras. Posada précurseur des muralistes.

2. Des artistes mexicains en Europe Le docteur Atl à Paris. Marius de Zayas à NewYork. Diego Rivera à San Carlos puis en Europe. Rivera parmi les cubistes parisiens. Évolution de Rivera pendant la Grande Guerre. Retour à la figuration. Roberto Montenegro. Siqueiros peintre et activiste. Rivera et Siqueiros à Paris et en Italie. Vida Americana à Barcelone.

3. L’aventure stridentiste Tablada, du symbolisme au calligramme cubiste. López Velarde. Antécédents futuristes et ultraïstes du stridentisme. 1921, manifeste stridentiste. Rejet du futurisme allié du fascisme. Maples Arce et ses amis poètes. Les peintres Alva de la Canal, Méndez, Revueltas. Le sculpteur Cueto entre le Mexique et l’Europe. L’engagement social des stridentistes.

4. José Clemente Orozco et Jean Charlot Orozco chez Posada. Orozco dessinateur de presse engagé. La Vanguardia. Contre le folklore conventionnel. Voyages aux États-Unis. Un Goya mexicain. Jean Charlot déçu par la France s’installe au Mexique. Un catholique peu orthodoxe parmi les artistes révolutionnaires. Nombreux artistes européens au Mexique. Pablo O’Higgins.


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5. Les objectifs du muralisme Déclarations sociales, politiques et esthétiques. Contre l’art bourgeois, la peinture de chevalet, l’œuvre unique. La fresque, œuvre publique pour tous, non négociable. Problèmes techniques. Une tradition ancienne perdue par l’art moderne européen. Contestations traditionalistes. Promotion de la gravure populaire.

6. Les œuvres des muralistes Premières œuvres sous l’influence de la fresque traditionnelle. Violence et générosité chez Orozco. La fresque, œuvre collective. Les réalisations majeures. Les grands muralistes aux États-Unis jusqu’en 1934. Siqueiros et les nouvelles techniques. Orozco au Dartmouth College. Rivera à Detroit et à New York. Charlot de Black Mountain College à Hawaï. Maturité de Rivera, Orozco, Siqueiros.

7. Influence et bilan du muralisme L’influence du muralisme aux États-Unis. De Thomas Hart Benton à Jackson Pollock. Les muralistes et leurs peintures de chevalet. Les œuvres graphiques. Singularités et divergences des grands muralistes. Leur engagement social. Omniprésence puis stagnation et déclin du muralisme. Jugement de Paz.

8. Théories et diatribes Le callismo. ¡30-30 ! Les poètes et les artistes de Contemporáneos. Réticences devant Mérida et Cueto. Le théâtre de marionnettes. Affrontements à la Ligue des Écrivains et Artistes Révolutionnaires. Querelle Siqueiros-Rivera. L’Atelier de Gravure Populaire. Alvarez Bravo et les nouveaux photographes. Musique et arts plastiques. Le cinéma de Best Maugard et de Montenegro. Accueil des réfugiés et des républicains espagnols.


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9. Tamayo, le surréalisme et après Mérida précurseur de l’américanité latine. Mérida en Europe et l’abstraction. Tamayo et l’art mexicain archaïque. Tamayo, peintre de chevalet et l’art européen. Siqueiros dénonce le surréalisme de Tamayo. La mexicanité selon Tamayo. María Izquierdo. Frida Kahlo, Tina Modotti et le communisme. « Je porte un message de douleur. » Frida Kahlo récuse le surréalisme. Paalen. Alice Rahon. Leonora Carrington. Remedios Varo. Gerzso.

10. Les arts visuels après-guerre Querelles techniques et politiques entre les muralistes. Rivera et Siqueiros devant le parti communiste. Le réalisme socialiste dénoncé. Le refus de l’art abstrait. Un petit groupe surréaliste. Le curieux Edward James à Las Pozas. Des peintres indépendants héritiers de Contemporáneos. Soriano. Anguiano. González Serrano. Baz-Viaud. México en el arte. Buñuel au Mexique.

11. La Ruptura Mathias Goeritz. El Eco, contre-architecture. Les Tours de Satélite. Des jeunes artistes s’opposent au retour du nationalisme et du dogmatisme des aînés. La galerie Prisse. Précocité de Cuevas. « Le rideau de cactus ». Coronel. Vlady. Gironella. Lilia Carrillo. García Ponce. Echeverría. Felguérez peintre et sculpteur. Rojo. La Ruptura, ouverture et réorientation vers un art sans contraintes théoriques.

Annexes Notes Bibliographie sélective Index


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En 1927, Germán Cueto part pour l’Europe et se fixe à Paris où il va demeurer jusqu’en 1932. Il fréquente Brancusi, Gonzalez, Laurens, Lipchitz et surtout Torrès-Garcia. Lié aux artistes de « Cercle et carré », il expose avec eux en 1930 (deux masques et deux sculptures). Cueto s’est toujours intéressé aux arts du spectacle en même temps qu’à la sculpture ; aussi sera-t-il chargé, à son retour au Mexique, par Carlos Chávez, d’animations théâtrales de guignol. Sans abandonner son œuvre de sculpteur, on le verra tour à tour faire des masques pour le ballet, maquettiste au musée de l’Industrie, professeur d’arts plastiques ou directeur d’un département de danse. Cet homme si actif ne recevra pourtant une certaine reconnaissance publique qu’au milieu des années 1950.

Fig. 82 Fermín Revueltas, Crisol, no 25, janvier 1931, Mexico. Revueltas a réalisé de nombreuses couvertures de cette revue très engagée.

Le poète cubain José Martí, qui était prêt à militer au besoin les armes à la main, avait donné pour impératif absolu à l’intellectuel qui serait « le Dante, le Luther, le Shakespeare ou le Cervantès d’Amérique (…), de réfléchir aux conditions multiples et confuses de son époque 33 ». Cette recommandation n’a pas été entendue que par des écrivains et des peintres exprimant explicitement leur compassion pour la misère populaire – des romanciers comme Azuela, Guzmán et même B. Traven, des peintres comme Francisco Goitia. Ce sera bien sûr le propos des peintres muralistes. Mais c’est aussi celui du stridentisme en son temps : outre l’étendue de son action à tous les arts, « ce mouvement mexicain sympathisait avec la révolution, sympathisait avec le peuple et voulait une réforme totale de la réalité mexicaine 34 ». C’est également à la révolution que le stridentisme est redevable de cette volonté de contestation des anciennes formes plastiques et littéraires. « Nous étions en communion avec notre réalité mexicaine. C’est nous qui avons donné un sens esthétique à la révolution mexicaine 35. » Certes, dans la volonté révolutionnaire de tous les membres du groupe, il entrait au commencement beaucoup de romantisme. Cela pouvait, par exemple, donner un curieux lyrisme prolétarien chez List Arzubide : « OUVRIERS, avec vos mains que l’audace de la fatigue contracte, déchirez l’uniforme des jours. Levez, avec les grues de ces ports striés par l’adieu des sirènes, les soirs qui boulonnent les crépuscules 36. » Très vite, les objectifs vont être plus précis, l’engagement plus actif, Alva de la Canal s’efforce de diffuser l’art et déjà propose des expositions dans les cafés et les jardins, comme il le fera systématiquement par la suite. Sans céder sur la qualité, on s’efforce aussi d’être plus accessible. Métropole anticipe les fresques que peindront un peu plus tard Siqueiros et Orozco :

Fig. 72

Les rivières de bleus de chauffe débordent les écluses des usines et les arbres-agitateurs brandissent leurs discours sur le trottoir. Les grévistes se lancent des pierres et des insultes, et la vie n’est qu’une tumultueuse conversion à la gauche 37.

Fig. 83 Ramón Alva de la Canal, Autocaricature stridentiste, 1924-1925, xylogravure sur bristol beige, 15,5 × 15,3 cm, collection particulière.

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En 1926, le groupe se met au service du gouvernement révolutionnaire de Jalapa : Maples Arce (qui plus tard fera une carrière d’ambassadeur de son pays) devient conseiller du général Heriberto Jara et List Arzubide dirige Horizonte ; cette revue, comme les collections

Fig. 87


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Fig. 84 Germán Cueto, Masque, s. d., cuivre et laiton, 33,5 × 19,5 × 4,5 cm, collection Ysabel Galán.


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Fig. 85 Germán Cueto, Projet de Monument à la Révolution, 1932-1936, bois, 47,8 × 37,5 × 37,7 cm, Museo Nacional Reina Sofia, Madrid. Fig. 86 Germán Cueto, Philosophe, 1927-1932, bronze, 15 × 14 × 13 cm, collection Ysabel Galán.

Fig. 87 Horizonte, no 4, Jalapa, juillet 1926, couverture de Leopoldo Méndez.

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afférentes, ne publie pas seulement de la littérature, mais aussi des articles sociopolitiques de Mexicains ou d’étrangers comme H.G. Wells et Lounatcharski. Mais l’intérêt d’Horizonte tient surtout à l’exceptionnelle qualité de son illustration : Alva de la Canal, Méndez, Charlot, Rivera, Orozco et déjà Tamayo, ainsi que les photographes Weston et Modotti. En tant que groupe, les stridentistes se dispersent à l’intérieur de la révolution, mais, même après la chute de Jara, ils continueront de leur mieux l’action culturelle et sociale. À la fin des années 1920 apparaît d’ailleurs un nouveau groupe, les contemporaneos , avec de puissantes personnalités comme Salvador Novo et Carlos Pellicer, et qui, même s’il ne travaille pas en contact direct avec les arts plastiques, va contribuer à l’oubli où va tomber le stridentisme. L’action des stridentistes n’a cependant pas été sans effet. Plusieurs de ses peintres se retrouveront au premier rang des muralistes et renforceront chez ceux-ci la conviction que l’action est à mener en commun. Le journal-affiche El Machete, que Siqueiros et Guerrero fondent en 1924, n’aurait peut-être pas eu cette forme particulière sans l’exemple d’Actual. Le retentissement du stridentisme à l’étranger a été plus considérable qu’on l’imagine, surtout en Amérique latine. En 1927, on l’applaudit d’avoir dépassé la révolte lyrique pour « entrer dans la période des réalisations sociales ». « Un nouvel applaudissement. La révolution mexicaine, qui commence à peine, a besoin de l’appui spirituel des intellectuels. Dans le cas contraire, elle s’écroulerait. Pire encore, elle dégénérerait » 38. Au retour de son voyage de Cuba, informé par son ami Alejo Carpentier et bien au courant des difficultés rencontré par le surréalisme français qui peine à se mettre « au service de la révolution », Robert Desnos a dit, en 1928, son admiration et pour les peintres muralistes et pour « toute l’école stridentiste de Jalapa, extrême gauche du mouvement intellectuel et social, avec des poètes comme Maples Arce et Métropole, et qui, ne se contentant pas de publier la revue Horizonte, l’édita encore sous forme d’affiche et la colla sur les murs. Car, le mouvement mexicain étant un mouvement populaire, les poètes descendent dans la rue pour défendre leurs poèmes comme ils y descendraient pour défendre la liberté 39. »

Fig. 87

Fig. 129


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Fig. 88 Edward Weston, Tina Modotti, date inconnue, 25 Ă— 20,4 cm, tirage argentique, musĂŠe national des Beaux-Arts, Mexico.


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5. LES OBJECTIFS DU MURALISME armi les premières déclarations d’intention de l’art moderne mexicain, la plus remarquable est celle qu’a publiée Siqueiros à Barcelone, en 1921, dans la revue Vida Americana 1. Ces quelques pages dénotent une réflexion théorique approfondie et proposent plusieurs projets à l’attention des artistes mexicains. Le jeune peintre commence par dénoncer comme « préjudiciables » les influences du modern style et de toutes les tendances décoratives ou trop simplement coloristes ; cependant, « de façon raisonnée, nous accueillons tous les soucis spirituels de la rénovation nés de Paul Cézanne à nos jours ». Il désigne ici l’impressionnisme, le cubisme, le futurisme et même ce qu’il appelle « le très nouveau travail de revalorisation des voix classiques », entendant par là le retour à la figuration classique opéré par de nombreux peintres naguère radicalement cubistes ou non figuratifs, de Picasso à Herbin et, bien entendu, Diego Rivera, qui a abandonné le cubisme depuis 1918. C’est d’un enthousiasme futuriste que Siqueiros tient sa confiance dans le présent et l’avenir : « Vivons notre merveilleuse époque dynamique. » Mais il récuse en partie le futurisme lui-même « qui essaie ingénument d’écraser le processus antérieur d’ailleurs invulnérable ». Ayant pris leur bien à leur gré dans les recherches antérieures, les nouveaux peintres affirmeront la « prépondérance de l’esprit constructif sur l’esprit décoratif et analytique » – c’est là une réticence marquée à l’endroit du fauvisme et du cubisme. Le mot d’ordre est : « Superposons, nous peintres, l’esprit constructif à l’esprit uniquement décoratif ; la couleur et la ligne sont des éléments expressifs de deuxième ordre ; l’essentiel, la base de l’œuvre d’art, c’est la magnifique structure géométrale de la forme (…). Sur une armature consistante, caricaturons, s’il le faut, pour humaniser. » Cette dernière injonction, il y a bien longtemps qu’Orozco l’a mise en pratique. Siqueiros recommande pour finir le rejet des « motifs littéraires » et surtout ceci qui est sans ambiguïté : « Rapprochons-nous, pour notre part, des œuvres des antiques habitants de nos vallées, les peintres et sculpteurs indiens (mayas, aztèques, incas, etc.). » On a remarqué que dans ce premier manifeste, il n’est pas question de fresque

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Fig. 60

Fig. 108 Jean Charlot, Portrait de Siqueiros, 1924, encre 42 × 33 cm, Fondation Jean Charlot, Université d’Hawaï, Honolulu.

Fig. 107 Diego Rivera, Songe d’un après-midi dominical au parc de l’Alameda, 1947-1948, détail de fresque (voir fig. 148, p 136-137), Museo Mural Diego Rivera, Mexico.


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rente : même parmi les plus célèbres, tel qui mène pour une fresque particulière passe la main à un de ses seconds et devient second à son tour pour une autre fresque. C’est aussi un travail d’équipe, où, idéalement, personne ne tiendrait la vedette, à cause de la technique même : avant de peindre, il faut préparer le mur, puis un fond de support, puis les ingrédients de la peinture. Il en a été ainsi dès les débuts de l’aventure, que Siqueiros a rapportés plus tard dans Comment on peint une fresque (1951) : les peintres voulaient réaliser des fresques, mais ils en ignoraient les techniques particulières. Ils réfléchissaient, se concertaient, expérimentaient. Rivera avait eu l’idée d’essayer d’utiliser un livre de la Renaissance italienne, mais en vain. Charlot, qui avait un peu étudié la fresque en France, avait tenté de procéder à certains mélanges, mais n’avait pas obtenu de résultats satisfaisants. « À ce stade de nos recherches, explique Siqueiros, apparut Xavier Guerrero, Mexicain de pure race nahuatl (…). Quand nous lui expliquâmes ce que, pour sa part, nous avait expliqué Charlot, il nous dit : “Ce que le Français appelle fresque est partout utilisé au Mexique. Les cuisines de chacune de vos maisons, ces cuisines ocre rouge sont peintes à fresque.” Au Mexique, c’est ainsi qu’on peint l’intérieur et l’extérieur des églises et jusqu’aux façades des maisons dans presque tous les villages (…). C’est dans ces conditions techniques que nous commençâmes de produire ce que nous pourrions appeler le second échelon technique de notre effort 9. » Ainsi l’expérience ancestrale précolombienne, reprise par l’art colonial et conservée depuis lors par l’artisanat populaire, pouvait-elle compléter une expérience européenne. Les artistes mexicains apparus avec la révolution ont eu à se définir par rapport au passé – avec l’art précolombien et colonial –, mais aussi par rapport au présent – avec l’art populaire et l’avantgarde artistique européenne qu’ils connaissaient.

Fig. 116 Adolfo Best Maugard et Miguel Covarrubias, Plaid (serape) Centenaire 1821-1921, 1921, laine, Lance and Erika Aaron Collection, San Antonio.

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On n’a pas oublié que le premier manifeste de Siqueiros, en 1921, exaltait l’art des anciens Mexicains. En cela, il était d’accord non seulement avec les dirigeants révolutionnaires comme Vasconcelos, mais avec un certain nombre d’intellectuels parmi les plus attentifs, comme le poète Tablada, les peintres Atl et Mérida ou le compositeur Carlos Chávez dont le ballet Le Feu nouveau (1921) se fonde sur un rite aztèque célébrant l’enchaînement des années (mais il y avait beau temps que fauves et cubistes avaient dit leur enthousiasme pour l’art « primitif »). Dès 1910, le peintre Best Maugard avait été associé à une étude scientifique de l’art mexicain précolombien. Après la révolution et avec l’intérêt grandissant pour cet art, les artistes seront systématiquement associés aux recherches archéologiques. C’est ainsi qu’au cours des années 1920, Jean Charlot fera de nombreuses transcriptions de fresques et dessins gravés découverts dans des sites archéologiques. Dès son retour au Mexique, en 1921, Diego Rivera est allé visiter les monuments mayas de Chichén Itzá et a déclaré aussitôt : « La quête que mènent avec tant d’intensité les artistes européens prend fin ici au Mexique, dans les abondantes réalisations de notre art national. Je pourrais vous en dire long sur les progrès qu’un peintre, un sculpteur, un artiste peuvent faire, s’ils observent, analysent, étudient l’art maya, aztèque ou toltèque, qui, à mon avis, ne le cède à aucun autre art 10. » De son côté, Charlot remarquera que le jeu de lignes et les couleurs franches des codex rappellent La Danse ou

Fig. 114


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Fig. 117 Rufino Tamayo, Hommage Ă la race indienne, 1953, peinture murale sur toile, 500 Ă— 400 cm, Palacio de Bellas Artes, Mexico.


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Fig. 140 José Clemente Orozco, Cheval mécanique, 19381939, détail de fresque, Hospicio Cabañas, Guadalajara.

Une des dernières grandes œuvres des années 1930 est exécutée par Siqueiros en 1939 (il venait de passer deux ans dans les rangs républicains en Espagne). Intitulée Portrait de la bourgeoisie, peinte avec un produit nouveau, la pyroxyline, elle couvre une centaine de mètres carrés dans une cage d’escalier du Syndicat de l’électricité. C’est un grand guignol proprement effrayant, sous un plafond de pylônes et de cheminées d’usine : une marionnette d’homme oiseau de proie braille dans un micro en brandissant une torche et une dérisoire fleurette. Le temple « Liberté, égalité, fraternité » flambe, tandis que les forces fascistes et capitalistes se tiennent face à face, munies de masques à gaz et au garde-à-vous devant de l’or et des machines meurtrières. À partir de 1935 ou 1936, Rivera et Siqueiros ont entrepris de se quereller sur la nature et les moyens de l’art révolutionnaire 7. Nous y reviendrons, mais convenons que leur dissension apparaît moins politique et esthétique que technique. Rivera est en effet resté beaucoup plus traditionnel dans ses méthodes de travail que Siqueiros : il travaille à fresque ou à l’huile en utilisant des angles sages et des perspectives conventionnelles. Siqueiros est beaucoup plus porté à la novation et lui reproche de travailler comme on le faisait autrefois. Siqueiros veut de nouvelles techniques de peinture adaptées aux matériaux modernes (ciment, béton) et de nouveaux produits et instruments : la pyroxyline, la peinture aux silicones et matières plastiques et toute autre nouvelle peinture, ainsi que l’aérographe parfois préférable au pinceau (déjà Orozco utilisait des éponges et même

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Fig. 166, 167


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Fig. 141 Diego Rivera, La Conquête, 1929-1930, détail de la fresque, Palacio de Cortés, Cuernavaca.


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10. LES ARTS VISUELS APRÈS-GUERRE la fin de la Seconde Guerre mondiale commence une nouvelle querelle dans le milieu des arts plastiques mexicains. Comme elle va durer longtemps et gagner d’autres pays, on en détaillera un peu les tenants et les aboutissants. Tout commence avec Siqueiros, qui publie Il n’y a pas d’autre voie que la nôtre (1945). L’ouvrage est sous-tendu par l’idéologie stalinienne qui profite alors du prestige acquis par l’Union soviétique, un des grands pays vainqueurs de la guerre.

À

Dans Il n’y a pas d’autre voie que la nôtre, Siqueiros célèbre Rivera, qui a donné l’impulsion au mouvement muraliste, en oubliant leur ancienne dissension, puisque Rivera a renié le trotskisme et demande à réintégrer le parti communiste. Il fait l’éloge du docteur Atl sans faire allusion à ses pamphlets fascistes et salue chaleureusement Orozco, « premier dessinateur antifasciste du Mexique et probablement du continent 1 ». Orozco est un indépendant farouche qui ne se laisse pas séduire par les compliments de son collègue communiste. Pour lui, « une peinture est un poème et rien de plus 2 ». Il refuse les discussions techniques, non qu’il soit partisan de méthodes orthodoxes (on sait qu’il n’hésite pas à peindre avec une serpillière ou un balai), mais il croit que « la seule chose qui soit véritablement importante est d’avoir du talent, parce que avec du talent on peut faire une œuvre d’art merveilleuse sur un vieux morceau de carton et avec un bout de charbon de fourneau 3 ».

Fig. 236

Les trois grands muralistes non seulement se partagent à présent toutes les commandes importantes, mais contrôlent les autres attributions. On a vu Alva de la Canal protester contre cette forme de dictature. Or, leurs méthodes et leurs idées sont si différentes que, très vite, tous trois vont devenir rivaux. Une querelle ouverte s’installe en 1947, dont se moque un de leurs anciens compagnons, Fernando Leal : « Orozco soutient que la peinture au Duco pratiquée par Siqueiros est comparable à un banquet de boîtes de conserve. Pour sa part, Siqueiros assure que Diego est un farceur qui ne peint que de grands tableaux de chevalet,

Fig. 235 Arte publico, Mexico, novembre 1954février 1955. La couverture de la revue dirigée par Siqueiros oppose défavorablement l’art « privé » de Miró à l’art « public » d’Orozco accessible à tous.

Fig. 234 Frida Kahlo, Autoportrait aux cheveux coupés, 1940, huile sur toile, 40 × 28 cm, Museum of Modern Art, New York.


Serge Fauchereau

« La meilleure synthèse historique et critique. »

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México en el arte, Octavio Paz Après des siècles d’une culture riche et complexe, le Mexique semblait avoir perdu son originalité à partir de la conquête espagnole. Son histoire coloniale tourmentée s’achève en 1910 avec le déclenchement d’une grande révolution au terme de laquelle le pays va retrouver son dynamisme. Pour un accès au plus grand nombre, on développe l’éducation, on récuse l’art élitiste et on privilégie la gravure et la peinture murale. Dans les lieux publics, Rivera, Orozco et Siqueiros créent de vastes fresques flamboyantes qui révolutionnent l’esthétique et surprennent le monde. Plus réservés, le peintre Carlos Mérida, le graveur Leopoldo Méndez ou le sculpteur Germán Cueto n’exaltent pas moins la culture populaire sans renoncer aux acquis de l’avant-gardisme européen ou local (le stridentisme !). Ce mouvement général  ne gênera pas cependant l’activité de créateurs indépendants parfois proches du surréalisme et dignes héritiers des joyeuses parades de squelettes de Posada ; nommons les méconnus Jean Charlot, María Izquierdo et l’inventif Rufino Tamayo, sans oublier la désormais célèbre Frida Kahlo. Enfin, les années 1950 voient de tout jeunes artistes amorcer un tournant qu’on nommera la ruptura, pour se libérer de l’autorité d’aînés qui peinent à se renouveler. José Luis Cuevas, Enrique Echeverría, Manuel Felguérez et leurs amis nous entraîneront alors vers le xxie siècle avec dextérité, couleur et humour. 286 illustrations en couleur témoignent de cette prodigieuse renaissance.

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PEINTRES

MEXICAINS 1910-1960

La révolution Les calaveras Diego Rivera Le muralisme  Le stridentisme Orozco Siqueiros Paris New York  Les Contemporaneos L’Atelier de Gravure Populaire  Frida Kahlo Rufino Tamayo Le surréalisme La Ruptura

Création Studio Flammarion

Après avoir enseigné la littérature américaine à l’Université de New York, puis celle du Texas, Serge Fauchereau a travaillé pendant une dizaine d’années au Centre Pompidou comme commissaire de grandes expositions (Paris-New York, Paris-Berlin, Paris-Moscou, Les Réalismes, etc.) ; il exerce aujourd’hui dans diverses institutions muséales internationales. Auteur d’une quarantaine d’ouvrages dont une douzaine de monographies (Braque, Kupka, Mondrian, Léger, Malévitch, Brancusi…), il a publié chez Flammarion Avant-gardes du xxe siècle (2010) et Le Cubisme (2012).

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