

Sommaire
Introduction : l’héroïsme s’accorde-t-il au féminin ?

Bovary, desperate housewife............... 8





Madame de Merteuil : être une femme libérée, tu sais, c’est pas si facile 26 Carmen, une sorcière à abattre 42



prima domina

celle qui dit non
Nana, la vie d’artiste 58

Lescaut, seule contre tous
Marguerite Gautier, malade, mais pas martyre 70

Madame de Rênal, milf mais pas trop
Bérénice, trop bien pour toi 88
Conclusion : Redonner voix à nos héroïnes
Introduction : l’héroïsme s’accorde-t-il au féminin ?
« Ce n’est pas une ratée… Ce n’est pas une garce… Ce n’est rien ! » Telle est la plainte de Gena Rowlands dans Opening night de John Cassavetes1. Dans ce film, une actrice reconnue se plaint de ne pas comprendre son personnage, une femme qui vieillit. Comment l’incarner, ce personnage qui n’est ni une victime ni une méchante ? Car les personnages féminins qui peuplent nos imaginaires sont trop souvent à ranger dans l’une ou l’autre catégorie. Méchantes, les femmes inquiètent et tourmentent. Victimes, les femmes dans les romans souffrent, pleurent, s’évanouissent, meurent tragiquement.
Une exposition au musée de la Vie romantique en 2022 sur les héroïnes romantiques l’a montré : au xixe siècle, une héroïne digne de ce nom est une femme qui se pâme d’être maltraitée par celui qu’elle aime et qui accepte de se sacrifier pour lui (ou d’être sacrifiée par lui, ce qui revient souvent au même !)2. Les victimes dans les polars et les thrillers ne sont-elles pas, d’ailleurs, majoritairement des femmes3 ? Le plaisir pris au spectacle de leur martyr est désormais identifié par la critique féministe comme relevant du « trauma porn4 ». Que l’on s’identifie à la victime ou au coupable, on accepte, dans la logique du trauma porn, de regarder une femme se faire maltraiter. On adhère à ce dispositif, on y trouve son compte. Rappelons qu’encore aujourd’hui, en France, une femme meurt tous les trois jours à cause de son
1. Opening nights, réalisé par John Cassavetes, 1977.
2. « Héroïnes romantiques », musée de la Vie romantique, Paris, 6 avril-4 septembre 2022.
3. Voir par exemple l’interview de Caroline Granier dans Qui a peur du féminisme ?, « Les femmes dans les polars », 9 octobre 2023 ; voir aussi Caroline Granier, À armes égales. Les femmes armées dans les romans policiers contemporains, Cœuvres-et-Valsery, Ressouvenances, 2018 et En quête d’héroïnes, Cœuvres-et-Valsery, Ressouvenances, 2022.
4. Le trauma porn est une notion introduite par le féminisme intersectionnel pour dénoncer le bénéfice tiré par les médias de masse d’une représentation esthétisante de violences sexistes et/ou racistes. Voir bell hooks, À propos d’amour, Paris, Divergences, 2022.
genre5. Dès lors, quoi de plus logique que de trouver tout un tas de victimes parmi les personnages féminins de notre littérature ? Après tout, la fiction littéraire est le reflet de la réalité.
De l’autre côté, on trouve les méchantes. Elles manipulent, mentent, trahissent, trompent voire assassinent, souvent avec du poison, parfois en employant des hommes de main qu’elles séduisent au préalable. Elles sont duelles (telle Mélusine dans la légende médiévale, femme le jour et serpent la nuit). Et surtout : elles prennent à l’homme son argent et ne s’intéressent à lui que pour ce qu’il peut leur apporter (prestige, rang social, train de vie, biens). Ces « méchantes » sont insatiables, généralement très portées sur le sexe (c’est leur arme de destruction massive !), et s’apparentent à des démons et à des sorcières. Leur motivation n’est pas digne : ce sont des dominatrices et des prédatrices qui s’amusent, sadiquement, de la ruine des hommes. Elles n’ont pas de conscience morale ni de revendication politique : elles font toujours cavalière seule.
On est loin du personnage justicier des vigilante movies6 : la méchante, dans la littérature canonique, n’est pas une assoiffée de justice qui veut se venger ou venger ses sœurs. Si elle le prétend, comme la marquise de Merteuil dans les Liaisons dangereuses, elle est d’abord guidée par son égoïsme et sa nature vicieuse7. La marquise de Merteuil n’hésite pas à sacrifier une autre femme, Cécile de Volanges, sur l’autel de sa vengeance personnelle… La méchante de notre « grande » littérature est donc une vraie méchante. Il n’y a rien à sauver chez elle. Affublée du titre de « femme fatale », elle sème le malheur autour d’elle, parfois sans même le vouloir, comme si elle était maudite. Car fatale, elle l’est aussi pour elle-même. La méchante, qui est une femme de mauvaise vie, finit mal. Elle est punie, par la vie,
5. 1 185 femmes ont été victimes de (tentatives de) féminicides au sein du couple, directs ou indirects en 2023 (base des victimes de crimes et délits, SSMSI, ministère de l’Intérieur).
6. Le « vigilante movie » est un genre de films qui entre dans la catégorie des thrillers. La catégorie regroupe des films dans lesquels la victime se fait justice elle-même. Ce genre cinématographique est proche du genre du « rape and revenge movie » qui met en scène des viols suivis de la vengeance de leur victime.
7. Voir le chapitre « Madame de Merteuil, être une femme libérée, tu sais, c’est pas si facile », infra, p. 28.
Emma Bovary

Emma Bovary, desperate housewife
Vous me connaissez sous le nom de « madame Bovary ». Parfois, on m’appelle même « madame de Bovary », on pense que je suis noble. J’aurais bien voulu ! En réalité, je m’appelle Emma Rouault, tout simplement. On dit souvent que je suis une femme rêveuse, vaniteuse et scandaleuse. On dit que je m’ennuie, tout le temps, avec tout le monde, que ma vie est une fuite en avant, que je suis une mauvaise mère et une mauvaise épouse, que j’ai trompé mon mari, que je l’ai ruiné et que je me suis suicidée parce que j’étais folle. Je suis l’exemple à ne pas suivre ! On me voit comme une femme libre née trop tôt ; on pense que j’aurais pu être heureuse au xxe ou au xxie siècle. Ou alors on proclame que je suis une hystérique, une dépressive, une bipolaire, une femme destinée au malheur !
Pour d’autres lecteurs et lectrices, je suis une anti-héroïne romantique, celle qui échoue parce qu’elle en veut trop et qu’elle n’a accès à rien, dans sa petite ville de province avec son mari apathique et sans vie sociale. Je suis celle qui prétend à mieux par vanité et par prétention… Pour d’autres, enfin, je suis un don Quichotte au féminin, une mauvaise lectrice qui a pris les romans d’amour au pied de la lettre et qui attend de la vie qu’elle soit aussi belle qu’un roman. Preuve que la lecture est dangereuse pour les femmes ou que les femmes qui lisent sont dangereuses ! Preuve, aussi, que je suis décidément bien naïve, voire idiote… On a même baptisé « bovarysme » ce délire de grandeur inspiré par la lecture. C’est amusant, quand on pense que mon mari lui-même était médecin et rêvait d’être novateur dans ses traitements.
Mon histoire, vous la connaissez donc depuis près de deux cents ans, depuis qu’un certain Gustave Flaubert (appelons-le Gustave) vous en a raconté une version. Sa version.
Aujourd’hui, c’est la mienne que j’aimerais vous dire. Car, au fond, que savez-vous de moi ?
Allô ? Ici Emma Bovary !
Avant de vous dire mon histoire telle que je l’ai vécue, voilà comment Gustave a raconté ma vie… Ce cher Gustave, normand comme moi, a choisi de dire mon histoire d’un point de vue qu’on nomme, en littérature, « omniscient ». En réalité, si on suit bien son roman, c’est d’abord le point de vue de Charles Bovary, mon futur époux, qu’il adopte. Et c’est à travers ses yeux qu’on me voit pour la première fois. Dans les yeux de Charles, je suis la « demoiselle » de mon père, monsieur Rouault, riche fermier. Je l’aide à « tenir la maison », car ma mère est morte. Cela fait en effet deux ans que mon père est veuf quand il se casse une jambe et appelle à son chevet le médecin du coin, un certain docteur Bovary.
La première fois que nous nous rencontrons, le docteur Bovary et moi, il ne fait pas tout de suite attention à moi. C’est bien normal : selon Gustave, tout ce qu’il y a de beau chez moi, ce sont mes yeux, ou plutôt mes cils ; même mes mains ne sont pas jolies. D’ailleurs, je ne sais pas m’en servir : quand j’aide à coudre les coussinets pour soigner papa, je me pique les doigts. Cela n’empêche pas le docteur Bovary de me remarquer, peut-être parce que je suis plus jeune et plus douce que sa femme.
Car oui, le docteur Bovary est marié… Ce qui ne l’empêche pas de revenir souvent nous voir. Gustave l’a bien relevé, la maladie de papa n’est qu’un prétexte que prend le docteur Bovary pour venir chez nous. Sa femme, Héloïse, qu’il a épousée pour son argent et qui est vieille, laide et acariâtre, finit par se douter de quelque chose et se renseigne sur moi. Elle découvre que j’ai reçu une bonne éducation chez les religieuses, que je suis donc bonne à marier, et elle en déduit que, si son mari vient souvent voir papa, ce n’est pas seulement par conscience professionnelle. Elle devient jalouse ; le docteur Bovary cesse de venir nous voir. Tout aurait pu s’arrêter là et ma vie aurait été totalement différente ! Peut-être même heureuse, qui sait ?
Manon Lescaut

Manon Lescaut, seule contre tous
Manon est mon prénom. Suivi du nom Lescaut, il m’identifie : je suis une des femmes fatales de la littérature française. De moi, vous savez que je suis une prostituée, belle, libidineuse, dépensière et menteuse. Infidèle au gentil Des Grieux, intéressée par l’argent et la grande vie, je lui mens et le fais tourner en bourrique. « Perfide Manon » écrira Serge Gainsbourg. « Perfide Manon ! Ah ! Perfide ! Perfide ! » répète lui aussi Des Grieux lorsque nous nous revoyons au parloir de Saint-Sulpice après notre première séparation231
Mais je ne suis pas un cas désespéré ! J’accomplis un chemin de rédemption : je vis en couple avec mon amoureux le plus sagement du monde quand nous émigrons en Amérique. J’ai même l’élégance de mourir dans le désert – et dans ses bras encore ! –comme une héroïne romantique. C’est à Antoine-François Prévost (appelons-le Antoine) que vous devez mon histoire. On le désigne le plus souvent comme « l’abbé » Prévost, ce qui lui donne quelque chose de respectable… et renforce la condamnation morale qui me frappe. Ne nous avertit-il pas dès le prologue que son roman est un « traité de morale réduit agréablement en exercice232 » ?
Mon histoire date de 1731 ; elle correspond au septième tome d’un roman-fleuve intitulé par Antoine Les Mémoires et Aventures d’un homme de qualité retiré du monde. Reste à comprendre si ces qualités sont aussi celles de Des Grieux, lui qui livre sa confession à cet « homme », double de l’auteur233… Car, à moi, on m’accorde peu de qualités. On me voit comme une femme moins bien née que Des Grieux et comme l’exemple de la ravissante idiote avide de fêtes et de belles robes… Je suis
231. Abbé Prévost, Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut, préface de Henri Coulet, Paris, Garnier Flammarion, 1967, p. 60.
232. Ibid., « Avis de l’auteur », p. 31.
233. « Homme de qualité » signifie « noble » au xviiie siècle.
celle qui a détourné de la voie de l’Église un jeune homme naïf et amoureux, celle qui l’a ruiné et corrompu, qui lui a fait rencontrer les mauvaises personnes et qui l’a obligé à fuir son pays et sa famille par amour pour moi.
Pourtant, je vous l’affirme, tout cela n’est que calomnie. Il suffit de lire de plus près l’histoire que raconte Antoine pour s’en rendre compte.
Aujourd’hui, je veux vous la raconter telle que vous auriez dû la lire. Le silence de Manon234
Vous me connaissez par ce qu’en dit « l’homme de qualité » : il m’aperçoit à Pacy près d’Évreux ; j’y suis sur une charrette avec d’autres prisonnières que l’on amène au Havre pour les embarquer vers l’Amérique. Un jeune homme est affligé ; le narrateur lui demande pourquoi : il lui révèle qu’il va me suivre en Amérique pour vivre libre avec moi là-bas. C’est Des Grieux.
Deux ans plus tard, l’homme de qualité tombe de nouveau sur le jeune homme, cette fois à Calais. C’est alors que Des Grieux lui raconte son histoire. Car c’est bien son seul point de vue que vous connaissez : le mien est confisqué235
Que raconte Des Grieux de moi, de nous ? Dans un récit aux allures de confession, il narre notre rencontre. Je sors alors d’une voiture avec d’autres filles ; c’est vers un couvent que l’on m’amène. Des Grieux doit rejoindre les rangs de l’Église lui aussi : son père veut qu’il devienne chevalier de l’ordre de Malte236
En réalité, Des Grieux, à dix-sept ans, a toujours été sage par défaut plus que par choix. Éduqué dans un collège de jésuites,
234. Ce sous-titre fait référence à l’ouvrage de René Démoris, Le Silence de Manon, Paris, Presses universitaires de France, « Le texte rêve », 1995, qui renvoie lui-même à Bernadette Fort, « Manon’s Supressed Voice. The Uses of the Reported Speech », The Romanic Review, vol. 76, nº 2, 1985.
235. Pour la notion de « point de vue confisqué », voir Sarah Delale, Élodie Pinel et MariePierre Tachet, Pour en finir avec la passion, op. cit
236. C’est de là que vient le titre de « chevalier » dont on décore Des Grieux pendant tout le livre, même s’il n’entre jamais effectivement dans cet ordre… Car son père pense l’affaire pliée et n’a pas attendu la cérémonie de prise de vœux pour lui faire porter la croix : on aurait dû lui rappeler que l’habit ne fait pas le moine !
