Contes et légendes inspirés des traditions bretonnes et celtes

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Armanel

inspirés des traditions Contes & légendes

Bretonnes et Celtes

Table des matières Le prince à tête de bouc 5 Le glaive de Lumière 28 Les femmes cygnes de l’aber Benoît 54 Le châtelain jaloux 74 Youen et la princesse Katell 92 Le bal des Korrigans 112 Le dernier voyage d’Erwann Lescoët 142 Arthur et Gwenn Teir Bronn 159 Le Noël d’Azilis 183

Le prince à tête de bouc

Le bébé à tête de chevreau

Il ne faut pas croire qu’il suffit de naître riche pour vivre heureux et que les riches et les puissants ne portent pas, eux aussi, leur fardeau de misère ou de douleur. Il y a très, très, très longtemps, du temps où la Bretagne était encore dirigée par des rois, un seigneur riche et puissant vivait dans un grand château près de la ville de Morlaix. Il aimait parcourir ses terres en chevauchant son cheval harnaché comme celui d’un roi : rênes en cuir brodées de perles, étriers en argent ciselé, selle en cuir repoussé sertie de fils d’or, et caparaçon blanc moucheté d’hermines. Ce seigneur avait belle prestance, ainsi monté sur son fier destrier. Tous les paysans qu’il rencontrait lors de ses promenades s’inclinaient bien bas devant lui en signe de respect et de soumission. Mais il cachait au fond de son cœur un profond chagrin : son fils unique, Fragan, qui était appelé à prendre sa succession et à hériter de toutes ses richesses, était né avec une particularité à nulle autre pareille. Quand le seigneur avait assisté à la naissance de son enfant, il n’avait su masquer sa surprise :

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Enora, s’était-il écrié, que s’est-il passé avec mon fils ?

L’accouchement avait été difficile. Enora avait perdu connaissance à la naissance de l’enfant. Elle ne l’avait donc pas encore vu. Aux paroles de son mari, Enora s’était affolée.

Serait-il mort à la naissance ? avait-elle demandé avec terreur.

Non, point, ma chérie, avait répondu le seigneur.

Je ne vous comprends pas, mon ami. Je veux voir mon fils immédiatement ! avait supplié Enora.

Ce ne serait pas raisonnable après les douleurs que vous avez endurées pendant l’accouchement, avait répondu le seigneur.

Tout ce que j’entends ici m’affole et me tourne les sangs. Je veux voir mon fils immédiatement, avait insisté Enora.

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Attendez-vous à subir un grand choc dans ce cas, lui avait alors dit son mari le plus doucement qu’il pouvait.

Et le seigneur avait appelé l’accoucheuse pour qu’elle apporte l’enfant à sa femme. La sage-femme, apeurée, avait pris soin d’emmailloter le nouveau-né en faisant en sorte que sa tête soit entièrement recouverte par le lange. Enora, une fois seule avec son mari, avait enfin pu voir de plus près son bébé. Et ce qu’elle avait découvert en relevant le lange lui avait arraché un cri de surprise : l’enfant était venu au monde avec une tête de chevreau.

La jeune maman avait beaucoup pleuré, mais son amour pour son bébé était plus grand que son chagrin. Elle aima Fragan de tout son cœur malgré sa particularité. Le seigneur, quant à lui, avait convoqué tous les serviteurs et toutes les servantes du château pour leur expliquer la situation et pour leur faire jurer de garder le secret. En échange de cette promesse, tout le monde reçut trois pièces d’argent.

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La nuit venue Enora, qui s’était couchée avec le bébé près d’elle, avait été réveillée par ses pleurs. Elle s’était levée pour le nourrir et avait poussé un grand cri de joie : Fragan n’avait plus sa tête de chevreau ! Il était le plus beau bébé du monde. Réveillé par les exclamations de sa femme, le seigneur n’en crut pas ses yeux. Il se sentit soulagé d’un grand poids : la malédiction qui semblait être tombée sur sa famille n’était peut-être, après tout, qu’un mauvais rêve. Et ils s’étaient recouchés, soulagés.

Mais, au matin, une mauvaise surprise les attendait : Fragan avait repris sa tête de chevreau. La même chose se reproduisait tous les jours : chaque nuit, l’enfant devenait le plus beau bébé du monde et chaque matin, il reprenait sa tête de chevreau.

Rempli de chagrin et d’inquiétude pour l’avenir de son fils, le seigneur continuait à chevaucher sur ses terres en répondant distraitement aux salutations des paysans qu’il rencontrait sur son chemin. Un jour, alors qu’il était encore plus rêveur que d’habitude, il laissa son cheval marcher où bon lui semblait et se

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retrouva à l’orée du grand bois qui était au centre de son domaine et où il ne se rendait presque jamais. Quand le cheval s’arrêta, le seigneur leva les yeux, regarda autour de lui et vit une vieille femme portant un gros fagot de bois bien trop lourd pour elle et qui la pliait en deux.

Demat, Mamm-Gozh, dit-il, ce fagot me semble bien lourd pour vous, mais plutôt léger pour mon cheval. Laissez-moi vous aider.

Il sauta à terre, prit le fagot des mains de la vieille femme et le jeta sur l’encolure de son cheval. Puis, s’approchant d’elle, il la souleva de terre et l’installa sur sa belle selle cousue de fils d’or.

Où se trouve votre demeure ? lui demanda-t-il.

Ma cabane est au milieu de la clairière qui est au milieu du grand bois qui est au milieu de vos terres, répondit la vieille dame.

Eh bien, allons-y de ce pas ! lança le seigneur.

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Ils s’avancèrent dans le bois jusqu’à la clairière où se dressait la cabane de la grand-mère. Le seigneur l’aida à descendre de son cheval, déposa le fagot devant la porte et lui donna trois pièces d’argent.

Tenez, Mamm-Gozh, dit-il, ces quelques pièces vous aideront à passer l’hiver à l’abri du besoin.

Merci pour tout, monseigneur, répondit la vieille femme. Seigneur, vous n’avez pas hésité à me rendre service trois fois : la première fois, en me soulageant de mon fardeau, la deuxième fois, en m’asseyant sur votre selle brodée d’or et la troisième fois, en me faisant cadeau de ces pièces d’argent. Je veux, moi aussi, dès à présent, vous rendre trois services.

Trois services ! s’étonna le seigneur. Mais que peux-tu m’offrir, toi qui n’as rien, à moi, qui possède tout ce que je désire ?

Es-tu certain que tu ne désires rien ? N’aurais-tu pas des questions à me poser ? insista la vieille femme.

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Des questions ? demanda le seigneur. Non, vraiment, je ne vois pas de quoi tu veux parler, Mamm-Gozh.

Eh bien, je vais quand même te donner les réponses aux trois questions que tu n’oses pas me poser, déclara la vieille dame.

Je ne comprends pas de quoi tu veux parler, mais je n’ai jamais manqué de respect à une vieille personne, dit le seigneur. Parle, MammGozh, je t’écoute.

Voici la première réponse : c’est à cause d’un méchant sorcier que ton fils a reçu une tête de chevreau à sa naissance. Voici la deuxième réponse : c’est parce que tu ne l’as pas rejeté à la naissance que toutes les nuits le charme disparaît et que vous pouvez tous les trois retrouver le bonheur d’une famille unie. Et voici maintenant la troisième réponse : non, il n’aura pas cette tête toute sa vie. Dès qu’il se mariera, qu’il aura un enfant et que ce dernier sera baptisé, le charme cessera.

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Mais attention, Fragan ne doit pas être mis au courant de cela avant son mariage. Puis Fragan et la mère de l’enfant devront garder le silence jusqu’au dernier son de la dernière cloche du baptême. Ces conditions sont essentielles, si tu ne veux pas que ton fils disparaisse à jamais !

À peine ces mots furent-ils prononcés qu’un éclair frappa la cabane et que la vieille femme disparut. Le seigneur rentra chez lui, pensif, et raconta tout ce qui lui était arrivé à Enora, en insistant bien sur le fait que Fragan ne devait rien savoir.

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Le mariage

Fragan grandissait sans que le secret de la malé diction lui soit révélé. Mais au fur et à mesure qu’il avançait en âge, sa tête changeait de forme. Le mignon chevreau devint un bouc repoussant avec des cornes larges, des poils hirsutes et une odeur insupportable.

Alentour, malgré les promesses des servantes et des serviteurs, la vérité avait fini par éclater. Un klasker bara qui s’était présenté au château avait aperçu Fragan, et n’étant pas tenu au secret, il s’était dépêché de raconter ce qu’il avait vu contre quelques verres de cidre à l’auberge du village.

Quand Fragan eut l’âge de dix-huit ans, il dit à sa mère qu’il voulait se marier avec l’une des filles du métayer qui en avait trois : Bleuenn, l’aînée, qui était brune ; Heodez, la cadette, qui était blonde ; et la petite Norig, la benjamine, qui boitait beaucoup car elle avait une jambe plus courte que l’autre. Enora se rendit donc chez la fermière, un peu embarrassée

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à cause de sa mission. Après avoir longtemps parlé à cette dernière du bétail, de ses trois filles et de mille autres choses, elle lui expliqua enfin le motif de sa visite. Mon fils, Fragan, un beau jeune homme gentil et serviable, souhaite se marier avec Bleuenn, votre fille aînée, dit la châtelaine.

Mais enfin, madame, que me demandez-vous là ! s’écria la fermière. Donner ma fille à un homme qui a une tête de bête ! Mais c’est impossible !

Il ne faut pas vous affoler pour cela ! Fragan a bien une tête de bouc, mais il est la douceur et la bonté mêmes. Votre fille sera très heureuse avec lui, tenta d’expliquer Enora.

Je vais demander à Bleuenn. Si elle accepte, je ne m’opposerai pas à sa décision, répondit la femme du métayer.

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Et elle alla trouver ses filles. Elle leur expliqua le motif de la visite de la dame du château et demanda à Bleuenn si elle voulait épouser Fragan.

Comment peut-on oser me faire une pareille proposition ? répondit l’aînée. Épouser un homme avec une tête de bouc ! Il n’en est pas question !

Mais, réfléchis bien, lui répondit sa mère. Il est riche, et, comme il est fils unique, le château et tout le reste t’appartiendront un jour.

Malgré tout, je refuse de l’épouser, réaffirma Bleuenn.

La mère transmit la réponse à la châtelaine, et celle-ci revint toute triste au château, pour annoncer la nouvelle à son fils.

Un an plus tard, Fragan eut, de nouveau, envie de se marier. Il pria sa mère d’aller demander la main d’Heodez, la seconde fille du fermier. Enora eut beau expliquer que chaque nuit son fils redevenait le plus

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beau jeune homme de la région, et qu’Heodez serait libre de ne pas rester à côté de lui pendant la journée, Heodez refusa également la proposition qui lui était faite.

Un an plus tard, Fragan demanda à sa mère d’al ler demander la main de Norig, la troisième fille du fermier. Les parents firent quelques difficultés. Mais Norig elle-même, qui avait appris par les servantes du château que Fragan était la bonté même, dit à sa mère : Moi, je l’épouserai volontiers. Si mes deux sœurs ont refusé le mariage c’est leur problème. Je l’épouserai non pas pour sa richesse mais pour sa gentillesse et sa grandeur d’âme. Car la beauté est passagère, tandis que la bonté se cultive jusqu’à la mort.

Les noces qui furent organisées n’ont jamais été égalées, nulle part ailleurs dans le monde depuis. Pendant trois jours se succédèrent des festins magnifiques. Trois fois trente musiciens se relayèrent toutes les nuits pour jouer des danses et des rondes et faire

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danser les invités dans des festoù-noz endiablés. Des lutteurs acharnés s’affrontaient pour gagner le maout, sans oublier tous les jeux et divertissements spéciaux destinés aux enfants.

Pendant neuf mois, Norig vécut heureuse avec son mari qui chaque nuit et jusqu’au matin devenait un beau jeune homme. Au bout de neuf mois, la jeune femme donna naissance à un bel enfant, sans tête de chevreau. Alors, le seigneur et sa femme, soulagés, appelèrent Fragan et Norig pour leur raconter toute l’histoire et leur rapporter les mots de la vieille femme.

Rappelez-vous, insista le seigneur en terminant son récit, il ne faut rien dire à qui que ce soit, tant que les cloches du baptême n’auront pas cessé de sonner ; sinon Fragan devra disparaître à jamais.

Après avoir fait cette recommandation aux deux époux, le seigneur, sa femme et Fragan s’en allèrent faire baptiser l’enfant, tandis que Norig gardait la chambre. Quand elle entendit les cloches, elle fut

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tout heureuse. Dans son impatience d’annoncer la bonne nouvelle à sa mère, elle oublia d’attendre que les cloches aient fini de sonner.

Ah ! Malheureuse, qu’as-tu fait ? s’écria Fragan, furieux, lorsqu’il revint au château. Désormais, je dois partir, et tu ne me reverras plus jamais !

Il la repoussa et partit aussitôt, sans même l’embrasser. Norig se leva pour le retenir. Mais il la repoussa une deuxième fois. Norig continua de courir derrière le mari qu’elle ne voulait pas perdre. Elle était sur les talons de Fragan. Fragan se retourna et la repoussa une troisième fois. Elle tomba face contre terre et son nez se mit à saigner. Désolé de son geste brusque, Fragan s’arrêta pour aider son épouse à se relever.

Le sang coulait du nez de Norig et fit trois taches sur la belle chemise de Fragan, qui s’enfuit en courant et en pleurant.

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Les chaussures à semelles de plomb

Rempli de chagrin et d’inquiétude pour l’avenir de Fragan, de Norig et de son petit-fils, le seigneur chevauchait sur ses terres en direction du grand bois qui était au centre de son domaine et où il ne se rendait presque jamais. Quand le cheval s’arrêta, le seigneur leva les yeux, et vit la vieille femme.

Demat, Mamm-Gozh, dit le seigneur.

Mat tre, mais c’est plutôt à toi qu’on devrait poser la question, répondit la vieille femme. Tu me sembles bien triste pour un nouveau grandpère. J’ai pourtant entendu les cloches sonner.

Ces cloches qui auraient dû carillonner mon bonheur ont sonné mon malheur, avoua le seigneur.

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Et il raconta tout ce qui venait d’arriver à Fragan et à Norig. Ces taches ne pourront jamais être effacées, sauf par Norig elle-même ! dit la vieille femme.

Une fois qu’elles auront disparu, la malédiction sera levée.

Toutefois, la malheureuse Norig ne retrouvera Fragan que lorsqu’elle aura usé trois paires de chaussures à semelles de plomb en errant à sa recherche ! continua la vieille femme.

Et il faut qu’elle parte immédiatement à sa recherche, sinon elle perdra son mari à jamais, ajouta-t-elle en s’enfonçant dans le bois.

Sans perdre un instant, le seigneur retourna au château sur son cheval au galop. Il expliqua tout à sa belle-fille et lui fit apporter trois paires de chaussures avec des semelles en plomb. Norig partit immédiatement à la recherche de Fragan. Elle marcha longtemps. Elle allait au hasard, ne sachant quelle direction prendre, et

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elle souffrait beaucoup car les chaussures à semelles de plomb la faisaient boiter encore plus que d’habitude. Elle usa sa première paire à fouiller la Bretagne dans tous les sens. Puis elle usa sa deuxième paire de chaussures à visiter la France. Après avoir marché pendant dix ans, alors que sa troisième paire de chaussures était presque trouée, Norig arriva devant le lavoir d’un château, où des servantes lavaient du linge. Fatiguée et découragée, elle s’arrêta un instant pour les regarder travailler. Elle entendit l’une des lavandières qui disait :

Ce n’est pas possible, c’est encore dans mon panier que l’on a déposé la chemise ensorcelée ! J’ai beau la frotter à m’user les doigts, je n’arrive pas à enlever les trois maudites taches de sang. Et demain le jeune seigneur en aura besoin pour aller à l’église se marier, car c’est sa plus belle chemise ! De bien tristes noces, ma foi, car il n’aime guère sa promise et elle en aime un autre. Mais le père de la fiancée ne leur laisse aucun choix… Quelle tristesse !

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Norig, qui avait tout entendu, s’approcha de la lavandière et lui dit :

Confiez-moi votre chemise, je pense que je réussirai à faire disparaître les taches.

La lavandière fut bien contente de se débarrasser de sa corvée. Norig cracha sur les taches, puis elle trempa la chemise dans l’eau. Enfin, elle la frotta de toutes ses forces, et les taches disparurent.

Merci beaucoup, lui dit la lavandière, allez dans les écuries du château de ma part. Demandez au palefrenier un endroit pour dormir et ce soir, quand je reviendrai du lavoir, je vous conduirai à la cuisinière.

Norig se rendit donc au château où elle demanda au palefrenier un endroit pour dormir. Puis la lavan dière vint la chercher et Norig mangea dans la cuisine avec les domestiques.

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Ce recueil de neuf histoires inspirées de la tradition celte et bretonne fera voyager le lecteur ou la lectrice dans des univers magiques, peuplés de braves paysans et de korrigans malicieux, d’orgueilleux Seigneurs et de fées merveilleuses, de malins pêcheurs et de majestueuses femmes cygnes. Parfois drôles et parfois tristes, musicaux ou poétiques, ces contes à lire et relire feront rêver petits et grands.

Le conteur Armanel est né dans le Bas-Léon. Il a passé son enfance à sillonner le Pays des Abers et le Pays d’Iroise. Encore adolescent, il aimait animer des veillées au cours desquelles il transmettait son « savoir ». Une légende tenace veut que son nom lui ait été donné par des Anglais de Watchet, vieux port sur la Severn Sea, lors d’un festival folklorique au siècle dernier. Avec Armanel, le chant d’un oiseau, le bruit du vent dans les feuilles, le passage d’un bateau… tout est prétexte à un conte ou une légende. Un conseil : ne le laissez jamais prendre la parole si vous êtes pressé !

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