En paix avec mon corps
S’affranchir des injonctions et exprimer sa puissance
MON CORPS É-MOI : MON CORPS PREND
LA PAROLE
Quoi faire avec mon corps? […] Je vieillirai avec, Que ça me plaise ou non
Il ira où j’irai
Àquoibonselaissertomber
« Mon corps », Ariane Moffatt
Pourquoi raconter ? Par honnêteté d’abord, pour indiquer comment se tissent mes mots et se mêlent les fils de mon histoire, comment s’enracinent mes propos, dans quelles terres ils se sont nourris, à quelles eaux ils se sont abreuvés.
Par souci de transmission, ensuite. Je sais trop bien comment les mots des autres peuvent nous aider à trouver les nôtres. J’ai souvent vu, dans les groupes, une personne s’indigner devant ce qu’avait vécu une autre avant de réaliser qu’elle avait vécu la même chose, mais elle n’y avait jamais vu un motif d’indignation ou une source de souffrance. Je souhaite donc transmettre que, quoi qu’il se soit passé entre son corps et soi, le changement est possible, l’alliance peut se vivre.
Par besoin, enfin. Oui, j’ai ressenti le besoin de raconter cette histoire pour exprimer à mon corps mon infinie gratitude à son égard. Pour reconnaître ce qu’il avait vécu, ce que je lui avais fait vivre, mais aussi pour nommer la maltraitance et le remercier d’être aujourd’hui mon plus fidèle compagnon.
LES ORIGINES : MON CORPS EST UN ÉLAN
Cette partie du récit ne peut bien sûr pas se faire à partir de mon mental Je n’ai aucun souvenir mental de ma conception, de ma vie fœtale et de mes deux premières années de vie Mon corps, lui, se souvient de tout sous forme de ressentis et il est le gardien de ma mémoire Et c’est cette mémoire-là, contactée pendant mes années de thérapie et de formation à l’analyse psycho-organique que je vais convoquer1
À l’origine, il y avait un bel élan partagé : j’étais d’accord, je voulais vivre une vie sur terre en tant qu’humaine Il y avait en moi un immense et puissant OUI à la vie J’étais d’accord pour m’incarner, je voulais « prendre corps », avoir et être un corps J’acceptais totalement d’être contenue par mon corps, d’être limitée par lui J’acceptais en même temps ma finitude, ma mort à venir Il y avait en moi un immense et puissant OUI au corps Je consentais à ma conception, à mon incarnation, et ce consentement était éclairé et joyeux
Mais… pas comme ça, pas ici, pas avec ces parents ni ces ancêtres-là… Je pressentais que ça allait être difficile pour nous deux Comme l’élan de vie était impétueux et que ma curiosité, mon désir de vivre entraînaient dans les flots toutes mes inquiétudes, j’ai malgré tout accepté À cet endroit-là, je n’ai pas vraiment consenti
LA VIE FŒTALE : MON CORPS EST UN INTRUS
Mes parents étaient jeunes : dix-neuf et vingt-trois ans Ils avaient tous les deux une histoire difficile, des blessures dont
1 L’analyse psycho-organique, créée par Paul Boyesen en 1975, est une méthode de psychothérapie qui associe le travail psychique et le vécu corporel Cette pratique thérapeutique permet d’accompagner la personne pour alléger ses souffrances et l’aider à renouer avec son élan vital
ils n’avaient pas conscience Un mois après leur mariage, le jour anniversaire de la naissance de mon grand-père maternel, décédé quand ma mère avait douze ans, je fus conçue
Je prenais corps À ce moment-là, juste après la fusion de l’ovule et du spermatozoïde, mon corps et moi nous sommes mariés, nos élans se sont rencontrés, et c’était pour la vie !
Au début, ça allait Mes parents étaient officiellement fous de joie Ils rêvaient d’une petite fille aux yeux bleus et c’est exactement la surprise que je leur préparais Tant que la grossesse est restée abstraite, tant que je n’étais que l’idée d’un futur bébé, tout allait à peu près bien
Mais voilà ! Je grandis, mon corps se développe et se met en mouvement J’ai quatre mois, j’explore, je joue, je nage Et là, tout s’arrête Ma mère est toujours persuadée de vivre le rêve de sa vie (se marier, avoir plein d’enfants), mais elle a une relation très difficile avec son propre corps Alors un enfant, oui, mais être enceinte…
Inconsciemment, ma présence sensible à l’intérieur d’elle lui est insupportable Cet autre en elle, son corps qui se transforme, cette perte de contrôle… elle ne peut pas le vivre Inconsciemment, elle veut ma mort Ou plutôt, elle veut la mort de mon corps Parce que moi, elle me veut vivante D’autant plus que du côté maternel, sur sept générations, les premiers bébés sont tous morts in utero ou peu de temps après la naissance Je serai la première à ne pas mourir
Alors que jusque-là mon corps et moi ne faisions qu’un, nous voilà obligés de nous séparer et de nous dissocier pour survivre Pour la première fois, mon corps doit subir l’exclusion
Alors je me recroqueville, je me fais toute petite, je fais tout pour qu’elle puisse oublier mon corps Pour survivre, mon corps se fige, congèle ses besoins, ses élans, ses mouvements,
ses désirs Il doit « mourir » et « je » dois vivre C’est la première injonction paradoxale de ma vie
Une des plus grandes fiertés de ma mère était d’ailleurs que ses grossesses, même à la fin, ne se voyaient quasiment pas
Le prix de la survie est alors de renoncer à mon corpspartenaire pour me contenter d’un corps-outil, d’un corpsmachine, d’un corps-beurk, qui fonctionne, mais ne vit pas vraiment et surtout n’a pas voix au chapitre S’inscrit alors en moi, dans chacune de mes cellules, que mon corps n’est pas « aimable », ne mérite pas l’amour et le respect, qu’il est quantité négligeable et négligée Mon corps comprend qu’il peut ne pas exister pour l’autre Il n’est pas tant rejeté qu’exclu, ce qui est pire Dans le rejet, il y a une forme de reconnaissance (tu existes, mais je ne veux pas de toi) qu’il n’y a pas dans l’exclusion (tu n’existes pas)
LA VIE DE NOURRISSON : MON CORPS
EST UN SILENCE
L’accueil à ma naissance s’est fait dans la continuité de ma vie fœtale : j’étais la bienvenue à condition que mon corps ne se manifeste pas J’ai échappé à l’emmaillotage, car ma mère s’y est opposée Mais elle s’est sentie forcée de m’allaiter sous la pression du corps médical, des injonctions de l’époque et de la famille Et elle l’a fait à son corps défendant, avec un sourire jusqu’aux oreilles, mais surtout avec, je le sens, un immense dégoût Ce n’est d’ailleurs que lorsqu’elle m’a sevrée que j’ai commencé à prendre du poids…
Je me suis donc retrouvée à la nurserie, avec des contacts très minutés avec ma mère et des tétées à heure fixe Mon
corps n’était pas censé réclamer et le mieux était qu’il ne ressente rien du tout D’ailleurs, pleurer ne servait à rien Quelle qu’en soit la raison, on me laissait pleurer jusqu’à ce que ma mère décide qu’il était l’heure de me nourrir, de me promener, de me changer, de me laisser dans les bras de mon père
J’ai intégré à ce moment-là que je ne pouvais pas faire confiance à mes sensations corporelles et que ma mère (ou plus largement l’adulte) savait pour moi Et parce que ces sensations corporelles étaient source de souffrance, parce que demander sans jamais recevoir était trop coûteux, j’ai commencé à ne même plus sentir mon corps et ce qu’il essayait de me dire
J’ai quatre mois et ma mère part pendant un mois pour se faire faire une réduction mammaire Elle a toujours eu une forte poitrine qu’elle ne supporte pas En se mariant, elle a eu accès à l’argent de son père, et décide de l’utiliser au plus vite pour cela après ma naissance Mon père l’accompagne Je suis gardée par ma grand-mère maternelle, chez qui nous vivons Pour moi, c’est un effondrement : je vis la disparition, la mort de mes deux parents, sans qu’aucun mot ne me soit donné En revanche, pour mon corps, c’est une libération : cette période lui sauve littéralement la vie, nous sauve la vie
Ma mère a laissé comme instructions de me laisser seule dans mon berceau, sauf pour les biberons et le change Ma grand-mère maternelle va désobéir Elle m’adore, elle est gaie, vivante et simple Avec elle, mon corps découvre l’espace, s’autorise le mouvement Mon corps de bébé n’est plus un fardeau, mais devient une source de joie pour elle et donc pour moi Avec elle, je peux être un bébé D’ailleurs, pendant toute mon enfance, c’est seulement avec elle que je pourrai me sentir enfant, et que mon corps et moi nous sentirons accueillis tels que nous sommes
J’ai six mois On m’asseoit sur le pot et je dois faire mes « besoins » dedans Si je fais dans ma couche, je suis grondée À neuf mois, je suis « propre » la journée C’est plié
Mon corps, lui, ne comprend rien Il subit juste une indicible violence qu’il ne comprend pas D’abord, rester assis sur un pot : à six mois, le corps n’est pas prêt pour tenir cette position Ensuite, avant dix-huit mois pour les enfants les plus précoces, le développement neuromusculaire ne permet pas la continence Mais on arrive bien à dresser un tigre pour qu’il saute au travers d’un cerceau en feu alors un bébé peut être propre à neuf mois Mais à quel prix ?
Message reçu et répété : « Mon corps ne m’appartient pas, je ne dois pas écouter ni prendre en compte ce qu’il exprime Je dois le contrôler »
| Interlude : les leçons du dressage |
Avant même mes un an, l’essentiel s’est inscrit en moi, s’est incorporé : mon corps est quantité négligeable, il ne mérite ni amour ni respect. C’est un mal nécessaire pour que je vive. Je ne dois pas l’écouter ni lui faire confiance. Je dois le soumettre. D’ailleurs, il ne m’appartient pas, il est la propriété de ma mère. C’est elle qui définit ses besoins.
Je regarde les photos de l’époque. Une m’interpelle particulièrement. Je suis avec mon père. Il me soulève en position haptonomique, une main sous le sacrum, pour assurer ma sécurité de base et me permettre de redresser ma colonne vertébrale, de me dresser. Il y en a d’autres où il est avec moi, présent, attentif, fier même. J’ai grandi avec la conviction que mon père ne m’aimait pas, qu’il ne supportait pas la personne que j’étais. Il a été un parfait père présentabsent, qui n’a jamais pris sa place de père (que ma mère ne lui laissait d’ailleurs pas).
Mais pendant mes deux premières années, il a été là, pour moi et pour mon corps. Les photos en témoignent. Mon corps également, qui, malgré le déni dans lequel il vivait, s’est construit et développé. Il était plutôt en bonne santé malgré le manque de considération. Il a donc forcément reçu du « bon », au moins un peu, au moins un temps. Et ce bon, mon père y a contribué. Il a permis à mon corps de se dresser, d’expérimenter et d’intégrer la verticalité.
Le « bon » reçu de mon père et de ma grandmère dans mes débuts de vie sera le terreau de ma résilience.
L’ENFANCE : MON CORPS EST NÉCESSAIRE
ET INSUFFISANT
Dans la mythologie familiale, j’ai été une enfant « pas jolie », moche Même pas laide, ce qui aurait pu être intéressant Juste pas gracieuse, au physique ingrat, avec des jambes comme « des cannes de serin », un corps « raide comme un verre de lampe », toujours fatiguée et fatigable, pas douée pour les activités physiques
Toute mon enfance, j’ai entendu ma mère dire qu’elle se priverait de manger pour nous permettre, à ma sœur cadette et moi (mon autre sœur et mon frère étant mystérieusement exemptés de cette malédiction) de faire des régimes et de manger des haricots verts qui, à l’époque, ne se trouvaient que frais et chers Elle-même se trouvait toujours grosse et faisait régulièrement des régimes J’ai donc intégré que mon corps serait forcément trop gros et qu’il faudrait que je fasse régime
Autre hantise de ma mère : le ventre Le comble de l’horreur était « d’avoir du ventre » et avant même de comprendre ce que cela voulait dire, j’en avais bien plus peur que des ogres ou des monstres Je surveillais mon ventre Pourvu, pourvu
qu’il ne s’arrondisse pas, qu’il ne connaisse jamais cette infamie Et… devinez quoi ? J’ai « eu du ventre », je détestais mon ventre et j’en avais honte En fait, je détestais mon corps qui était pour moi un enquiquineur de première Je faisais comme si je m’en fichais, mais ce n’était pas le cas
À ma naissance, les fées m’ont fait un cadeau : l’intelligence Sauf que, pour une fille, à l’époque, ce n’était pas vraiment perçu comme un atout J’entends encore leurs inquiétudes : « Elle ne trouvera jamais d’homme qui veuille d’elle avec son physique ingrat, son sale caractère et en plus son intelligence » Bon, me marier n’était pas vraiment dans mes projets, mais me retrouver exclue de la relation amoureuse était une perspective assez triste Et mon corps a bien enregistré qu’une fois de plus, il n’était pas comme il aurait fallu
Alors, bien sûr, j’ai surinvesti le seul domaine où je trouvais de la reconnaissance, où j’étais « capable » J’ai été une très bonne élève, la plupart de mes maîtresses et de mes profs m’adoraient (sauf le prof de gym) et j’adorais l’école et les études J’avais une très grande confiance en mes capacités intellectuelles C’est à travers elles que je me définissais, que je trouvais une place, une identité Et la plupart du temps, je contrôlais ce corps insuffisant et défaillant pour que, surtout, il ne s’exprime pas
Seul domaine où il pouvait s’exprimer : les activités manuelles J’étais douée de mes mains et j’ai été autorisée à m’en servir… à condition surtout de ne pas avoir de visées artistiques ! J’étais une bonne artisane, une bonne bricoleuse, mais surtout pas une artiste ! Ce terrain m’était interdit Mais pouvoir utiliser mes mains m’a permis de créer et donc d’exprimer une part fondamentale de moi Mes mains m’ont évité l’implosion En fait, j’étais un cerveau et deux mains
J’ai osé faire de la mise en scène et prendre des cours de chant à la vingtaine, en amateur J’ai commencé le piano à la trentaine Je n’ai commencé à peindre et à sculpter qu’à la quarantaine… toujours en amateur !
| Interlude : le contexte familial |
Climat incestuel
J’ai grandi dans un climat pour le moins incestuel 2. Ma mère avait avec moi une relation incestuelle. J’étais son homme idéal, puisque dépourvu de pénis. J’étais, paraîtil, le portrait craché de son père, décédé quand elle avait douze ans, un homme charismatique mais violent, avec lequel elle vivait une relation incestuelle. Mon contrat de naissance était d’ailleurs « Tu seras un homme, ma fille » et c’était important que je sois une fille, mais je devais être un homme, son homme. Les pires scènes de jalousie de ma vie m’ont été faites par ma mère. Cette injonction paradoxale3 et cette identification à mon grandpère paternel ont été à l’origine des choix personnels et professionnels que j’ai faits durant la première partie de ma vie.
Maltraitance
Mon corps a été frappé par ma mère. Pas souvent, mais quand ça arrivait, ça pouvait durer une éternité. Dans ces momentslà, curieusement, mon corps et moi faisions alliance dans la douleur, faisions résistance. Quelque chose en nous se dressait pour ne pas céder, rester debout, ne pas pleurer, ne pas baisser
2 Conceptualisé par Paul-Claude Racamier, l’incestuel est un inceste moral, psychique, sans passage à l’acte sexuel Voir Heidi Beroud-Poyet et Laura Beltran, Les Femmes et leur sexe, (Éditions Payot Santé, 2017), et le bon résumé « Différencier l’inceste de l’incestuel » : https://www psychologue net/articles/inceste-et-incestuel 3 Appelée aussi l’injonction qui rend fou, elle se caractérise par une double contrainte, impossible à tenir : si vous répondez à l’un des termes, vous ne pouvez pas répondre à l’autre
le regard. Cette attitude rendait ma mère folle, mais nous ne pouvions pas faire autrement : c’était notre façon de survivre. J’avais dixhuit ans la dernière fois que ma mère m’a giflée, et là, j’ai dû stopper mon corps qui allait lui rendre sa gifle. Je pense qu’elle l’a senti, car elle n’a plus jamais recommencé.
Sexualité taboue
Malgré le climat familial incestuel, la sexualité était totalement taboue. Ce n’est pas tant qu’elle était interdite, elle n’existait pas. J’étais une enfant curieuse, une miss « Pourquoi ? Comment ? ». À cinq ans, je pouvais expliquer toutes les étapes du développement du fœtus, mais comment il arrivait là et comment il en sortait, mystère total ! Le tabou était tellement fort que je n’ai jamais posé de question. J’avais un petit frère, donc j’avais bien vu qu’il n’était pas comme moi, mais tabou oblige, je voyais sans voir. J’ignorais tout de mon corps sexué, de celui des garçons. J’ai découvert que j’avais un vagin à seize ans parce que ma sœur a eu droit en quatrième aux premiers cours d’éducation sexuelle et qu’il y avait un livre qui accompagnait les cours. Pour le clitoris, il a fallu encore attendre !
Résilience
Et pourtant, malgré tout cela, j’ai aussi beaucoup de bons souvenirs de mon enfance. Ma mère, en dehors de ses moments de « crise », était une femme dynamique, intelligente, engagée et joyeuse qui nous a ouverts au monde, aux idées, à la culture. Je l’aimais passionnément autant que je la détestais, je l’admirais, je cherchais sa reconnaissance… Nous avons beaucoup joué, elle nous laissait transformer la maison en terrain de jeu et nous emmenait beaucoup dans la nature. Celleci a toujours été pour moi un lieu de sécurité et de ressourcement. Une autre chose qui m’a sauvée est d’avoir eu droit à la colère, du moins jusqu’à mes douze ans. Je faisais régulièrement des crises, appelées dans la famille « les crises de nerfs de Brigitte ». Je pense que c’était plus de la rage que de la colère, un moyen de
ne pas imploser, de laisser enfin mon corps s’exprimer. En effet, dans ces momentslà, mon mental perdait le contrôle et mon corps s’emballait comme un cheval fou qui recouvre soudain sa liberté.
J’avais le droit de m’énerver, de crier, de m’opposer, de « répondre » aux adultes. Mon insolence, ma rébellion étaient encouragées jusqu’à un certain point (souvent mouvant) audelà duquel j’étais réprimée. Mais j’ai eu le droit de dire « non » et de m’opposer aux adultes.
LES AGRESSIONS : MON CORPS EST UN OBJET
J’ai huit ans Je suis avec mon père chez le parrain de ma mère, Jojo, et sa femme Jojo est un pédophile Tout le monde le sait dans ma famille maternelle sauf moi, qui ne me rappelle plus aujourd’hui ce que je faisais là, à ce moment-là
Ce dont je me souviens très bien, c’est Jojo à la porte de la pièce où je dors, en sous-sol Il sort de son pantalon un machin rose caca, tout beurk, et me demande de venir le toucher « Tu verras, c’est tout doux » Je ne comprends rien, mais je sens le danger Je n’ai jamais vu de sexe d’homme
Je suis perdue, mon intelligence ne me sert à rien, et mon corps, mon instinct viennent à mon secours Mon corps se tétanise et je suis physiquement incapable de bouger d’un centimètre Au bout d’une éternité, Jojo remballe, n’insiste pas, s’en va Je reste avec une peur intense incrustée en moi Je n’en parle à personne
J’ai dix ans et pars en colonie, au ski Le séjour est organisé par un prêtre Cet homme est grand, beau, gentil avec nous Il prend les enfants sur ses genoux et les « câline »
L’enfant câliné·e est envié·e, c’est en quelque sorte l’élu·e Le séjour touche à sa fin, nous sommes dans le car du retour et je n’ai encore jamais été choisie pour les genoux Je le
vis comme une confirmation du fait que je ne suis pas « aimable » Et puis, miracle ! Je m’y retrouve, sur ces genoux
J’ai chaud Une main se glisse sous mon pull et caresse mon buste Je suis perdue J’ai plein de sensations, mais des sensations nouvelles, agréables, que je ne comprends pas J’ai vraiment très chaud, et puis c’est fini, je regagne ma place, je ne comprends rien, je suis submergée par ces sensations
Cette agression est la pire de toutes, justement parce que j’ai ressenti du plaisir et que j’en ai longtemps culpabilisé
Aujourd’hui, je n’ai plus ni honte ni culpabilité, mais il m’a fallu longtemps pour m’en défaire
J’ai quatorze ans Je fais une excursion à vélo avec ma sœur, qui en a onze Sur une petite route de campagne, un bruit de moteur, puis une mobylette qui roule à ma hauteur
Une main empoigne mon vélo et me force à m’arrêter sur le bas-côté C’est un jeune (seize ans peut-être) et il veut que je l’embrasse Je commence avec ce que je maîtrise : le langage Je discute, j’essaie de le raisonner, de désamorcer
Personne ne passe sur cette route Ma sœur est tétanisée par la peur, accrochée à son vélo, incapable de m’aider Et puis il devient plus menaçant, m’attrape, essaie de me mettre au sol et me dit qu’il va me sauter si je ne l’embrasse pas Je ne comprends rien (une amie « délurée » me dira alors que sauter veut dire tuer !), mais je sens qu’il ne faut surtout pas qu’il m’allonge Il est plus fort que moi et parler ne sert à rien Je ne sais plus quoi faire, je ne contrôle plus rien… Et là, mon corps vient à mon secours Il se met à vibrer, à trembler, à ruer, bras et jambes totalement désynchronisés Je me mets à hurler dans une monumentale « crise de nerfs » Et sûrement parce que l’agresseur est jeune et que je dois être assez impressionnante, il prend peur, enfourche sa mobylette et disparaît Dans un état second, guidée par mon corps, je remonte sur mon vélo, dis à ma sœur de me suivre et nous roulons jusqu’à la première maison Là, je m’effondre
Nous sommes persuadées que si nous parlons de ce qui est arrivé, nous allons nous faire « engueuler » Alors je ne dirai rien Mais mon corps ne remontera plus jamais sur un vélo
L’ADOLESCENCE : MON CORPS
EST UN MYSTÈRE
La puberté est un non-événement pour moi J’ai plus de quatorze ans quand arrivent mes premières règles Mon corps s’est déjà transformé et j’ai eu droit aux traditionnels et intrusifs « Ça pousse ! » Mais mon corps est toujours une absence Je sais qu’avoir ses règles implique la possibilité d’être enceinte et que je vais perdre du sang tous les mois C’est comme ça Mais ce sang qui sort de moi, je ne me demande même pas d’où il vient Ce n’est pas que je n’ose pas poser la question, à une époque où les moyens de s’informer sont rares C’est que la question n’existe même pas pour moi D’ailleurs, mon sexe, ma vulve et mon vagin n’existent pas J’ai un utérus, qui est un concept plus qu’un organe, mais qui ne servira à rien, car il semble alors évident pour tout le monde que je n’aurai pas d’enfant
J’étais assignée à être une ado nulle en sport, une ado pas désirable, même pas laide, juste pas belle, pas jolie, pas gracieuse, pas sexy Une ado raide et toujours fatiguée, une ado qui était censée ne rien ressentir de ce qui se passait dans son corps, une ado exclue du monde sensible, exclue du monde des émotions, exclue de la grande famille des humains Ma mère me disait souvent que j’étais un monstre Un gentil monstre, mais un monstre J’en ai longtemps ri… jusqu’à ce que je me rende compte qu’être un monstre, c’est ne pas être humain En revanche, je me suis toujours sentie reliée au vivant, j’ai toujours eu conscience d’être un être
vivant au milieu du vivant La nature a été la famille où je me suis toujours sentie accueillie telle que j’étais
Bien sûr, je n’avais pas de petit copain à cette époque, mais quelques très bonnes amies À treize ans, je décide de devenir ingénieure en aéronautique pour aller ensuite travailler à la NASA J’aimais les maths et la physique, mais surtout, j’étais programmée pour faire un métier d’homme, reconnu socialement Inutile de dire que je n’ai pas vraiment été encouragée dans cette voie Les grandes écoles d’ingénieurs, c’est beaucoup trop dur pour une fille ! C’était pile l’argument qu’il ne fallait pas utiliser En fait, je crois que je suis née féministe, avec une intolérance totale à l’injustice J’ai commencé très tôt à me battre contre les inégalités hommes-femmes, mais pas que Mon premier combat a eu lieu en sixième, quand j’ai vu que les cours de travaux manuels étaient non mixtes : aux filles la couture, aux garçons le bricolage Pourtant, il me semblait que les deux étaient nécessaires, quel que soit notre sexe J’ai mis deux ans à avoir gain de cause : bricolage mixte Je crois qu’apprendre aux garçons à coudre n’était vraiment pas pensable !
J’avais à cœur de prouver que j’étais capable de faire tout ce qu’un garçon peut faire, ça a longtemps été mon moteur Pour m’aider, j’avais mon audace et ma créativité J’étais une véritable boîte à idées et je le suis restée ! Les seuls moments où je me sentais bien, vivante, unifiée, étaient ceux où je créais Le reste du temps, je vivais un écartèlement, un éparpillement, comme si j’étais plusieurs parties qui essayaient de fonctionner ensemble Je croyais que c’était cela « vivre »
| Interlude : pas de bras, pas de chocolat |
Me voilà donc avec un corps réduit au silence, un mental surinvesti, deux mains créatives. Un but unique : réussir mes études, devenir indépendante financièrement, être une fille, mais vivre comme si j’étais un homme. J’ai longtemps été la reine du grand écart.
Le problème semblait réglé : pas de corps, pas de désir. Sauf que… Malgré tous les étouffoirs posés sur mon corps, il existait, il était vivant et il commençait à n’en plus pouvoir d’être à ce point ignoré, empêché. Mon corps réclamait le contact avec d’autres corps ; il voulait des caresses, du désir, du plaisir.
J’étais écartelée entre ce corps désirant et mes loyautés aux lois et injonctions familiales, aux règles morales (j’ai été élevée dans la religion catholique).
J’ai eu des petits copains que je quittais aussitôt. Je faisais un pas en avant, trois pas en arrière, et dans tout cela, je ne me respectais pas vraiment. J’ai programmé ma première fois comme on programme un rendezvous chez le dentiste : il m’était insupportable d’être physiquement vierge. De désir, de plaisir, il n’était pas question. Mais c’est moi qui avais décidé, c’est moi qui avais choisi. Et ça, c’était déjà beaucoup.
« Tant pour le plaisir que la poésie
Je croyais choisir et j’étais choisi
Je me croyais libre sur un fil d’acier Quand tout équilibre vient du balancier »
« Au bout de mon âge », Jean Ferrat
Ce qui compliquait les choses, c’est qu’en plus du « pas de corps, pas de désir », je ne portais également l’injonction « pas de corps, pas de cœur ». Bien sûr, mon cœur de petite fille avait tellement eu mal que je m’étais coupée de mes sentiments. Mais ma famille avait aussi décidé que je n’avais pas de cœur, que j’étais
« forte », sans émotion, sans ressentis et que rien ne pouvait me toucher. J’avais une réputation d’égoïste sûre d’elle et pour qui les autres n’existent pas. Ce n’était pas moi, mais pendant longtemps, j’y ai cru et j’ai même alimenté cette image. Puisque je ne pouvais pas être aimée, j’avais décidé de ne pas aimer. La relation de mes parents ne m’encourageait pas dans la voie du couple et j’avais une peur et un refus viscéral de « tomber » amoureuse, de « m’attacher » à quelqu’un. Je coupais toute relation qui aurait pu devenir affective.
LES SYMPTÔMES : MON CORPS
EST UNE SIRÈNE
C’est une sirène dans les deux sens du terme Il commence à sonner l’alarme et cherche aussi à m’entraîner dans les profondeurs, non pour me noyer, mais pour me faire découvrir ma vérité
J’ai fait ma première dépression à seize ans, l’année où j’ai commencé à flirter avec des garçons Le mot n’a jamais été utilisé à l’époque, c’est très tardivement que j’ai pris conscience que c’en était une Ma famille parlait de « la grande fatigue » de Brigitte Même si on parlait moins de la dépression à l’époque, il était impensable que j’en sois victime : j’étais bien trop forte et insensible pour ça J’ai donc eu droit à des vitamines, mais aucun autre accompagnement
J’ai fait ma deuxième dépression à vingt ans, quand j’ai intégré une école d’ingénieurs et que je me suis aperçue que ce pour quoi j’avais mis tant d’énergie n’était en fait pas pour moi Au même moment, je m’envole amoureuse, je connais mon premier amour, ce qui va à l’encontre de tout ce que je crois être Je vis un écartèlement entre ce que je crois
vouloir et ce que je ressens Là encore, aucun diagnostic, aucun accompagnement
Je remercie ma force de vie qui m’a permis de traverser ces crises Il y a eu d’autres épisodes observant le même schéma Il s’agissait toujours de moments où je me sentais écartelée entre ma raison et ma petite voix intérieure
Je ne comprenais alors pas que ces dépressions (et aussi quelques belles maladies) étaient le moyen qu’avait trouvé mon corps pour me dire que ça n’allait pas du tout, que je ne pouvais pas continuer à vivre en suivant les rails qu’on avait posés pour moi, en étouffant ce que j’étais et la vie en moi Moi qui étais dans le contrôle, la dépression m’obligeait à lâcher, et c’était terrifiant
Je suis quand même arrivée à négocier du bon dans ma vie
En école d’ingénieurs, j’ai pu faire de l’aménagement du territoire, ce qui m’a permis de faire de la philosophie et de la sociologie, que l’on appelait à l’époque les « sciences molles » par opposition aux « vraies sciences », les « sciences dures » qu’étaient les maths, la physique, etc Et j’ai ensuite travaillé dans ce domaine J’ai toujours eu à cœur de créer du lien entre des choses qui m’étaient présentées comme incompatibles Avant même d’être capable de faire ce lien en moi, j’essayais de le faire partout où je pouvais ; sur le plan des idées, dans un premier temps
Je me suis aussi fait accompagner en acupuncture Ce n’était pas encore très courant, mais c’est une médecine du lien et de l’équilibre qui a commencé à ouvrir quelques minuscules fenêtres en moi Sur mon temps libre, je suis montée sur scène, j’ai créé des spectacles, j’ai pris des cours de chant pour travailler ma voix/voie !
En paix avec mon corps
Comment notre relation au corps se construit-elle ?
Comment l’intime et le sociétal s’entremêlent-ils ?
Dans cet ouvrage puissant et complet, l’autrice, Brigitte Laurent, identifie et déconstruit les croyances sur notre corps. Elle aborde la manière dont nous pouvons accéder à une relation pacifiée avec lui, car avoir avec son corps une relation d’écoute et de respect n’est pas seulement un enjeu de bien-être personnel. Le corps peut être un guide pour revoir notre façon de fonctionner en société, pour lâcher le patriarcat ou encore promouvoir de nouvelles valeurs comme l’entraide.
Apprendre à aimer notre corps est le premier pas vers l’expression de notre puissance !
L’autrice
Après une première partie de vie comme ingénieure, Brigitte Laurent s’est formée à la psychothérapie (Analyse Psycho-Organique) et au coaching. En 2012, elle crée des ateliers et des rituels pour les femmes autour de la puberté, du cycle menstruel, de la sexualité, de la ménopause... Depuis 20 ans, tant dans ses accompagnements individuels que collectifs, elle prend conscience de la relation difficile, voire maltraitante, qu’entretiennent le plus souvent hommes et femmes avec leur corps. Elle découvre l’importance de faire alliance et d’instaurer avec lui une relation d’écoute et de respect.