L'intelligence des oiseaux

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des L’intelligence oiseaux

Entre stratégies collectives & génie individuel

Valéry Schollaert
Première partie / Les bases scientifiques .................................................. 7 Définitions de l’intelligence .................................................................................................... 8 Mesure de l’intelligence d’un individu ............................................................................ 11 Éthologie : la science du comportement..................................................................... 15 Critères d’intelligence d’un comportement .............................................................. 22 Disparition et développement des comportements dans le temps ......... 35 2 e partie / L’intelligence individuelle ....................................................... 53 Une réponse rapide à une situation inédite ............................................................. 54 Stratégies d’alimentation .......................................................................................................57 Nidification remarquable ...................................................................................................... 65 Chants originaux, cris et imitations .................................................................................70 Les jardiniers..................................................................................................................................76 3 e partie / L’intelligence collective ............................................................... 81 La migration .................................................................................................................................. 82 Les parades nuptiales ............................................................................................................. 86 Les chants et autres signaux agonistiques............................................................... 89 La communication par le plumage ................................................................................ 93 4 e partie / Catégorisation du comportement des oiseaux d’Europe ..................................................................... 97 Index par famille ......................................................................................................................... 98 Espèces exotiques et férales ........................................................................................... 209 Conclusion ............................................................................................................................... 213 Index ............................................................................................................................... ..............220
Sommaire

Définitions de l’intelligence

Selon Le Robert, l’intelligence est la « faculté de connaître, de comprendre ; qualité de l’esprit qui comprend et s’adapte facilement. »

Si on suit cette définition, on constate directement deux problèmes majeurs. En effet, chez un animal (non-humain 1), les difficultés de communication entre le chercheur (humain) et les sujets étudiés peuvent provoquer une sous-estimation de l’intelligence de ces derniers. Autrement dit, si un animal comprend très vite, comment peutil nous le démontrer, à supposer qu’il souhaite le faire ?

DES CONTRAINTES MORPHOLOGIQUES

L’autre problème vient des limitations physiques, morphologiques. Pour vérifier son intelligence, on peut mettre l’animal dans une situation problématique pour laquelle la mise en place d’une solution démontre que l’individu a compris. Or, au-delà de capacités cognitives, cette solution demande aussi des aptitudes physiques ou une morphologie compatible. Un exemple classique : les perroquets sont capables de produire plus de mots de vocabulaire dans une langue humaine que les chiens, mais les chiens peuvent comprendre plus de mots que les perroquets. La raison est simple : les cordes vocales des chiens ne leur permettent pas la même variété de sons que celles des perroquets.

1. Lorsque nous dirons « animaux » dans ce livre, sans précision, il s’agira d’animaux à l’exception des êtres humains, comme dans le langage courant, même si l’humain est aussi un animal, fait admis dans toutes les classifications scientifiques.

8 ~ Les bases scientifiques

QUELLE PLACE RÉSERVER À LA PENSÉE ET À LA CONSCIENCE DANS L’INTELLIGENCE ?

Parmi les définitions données par Larousse, dont certaines sont semblables à celles du Robert, on trouve aussi celle-ci : « Aptitude d’un être humain à s’adapter à une situation, à choisir des moyens d’action en fonction des circonstances. »

Cela signifie-t-il que, selon Larousse, l’aptitude d’un animal à s’adapter à une situation n’est pas un signe d’intelligence ? Nous retrouvons souvent ce genre de définitions qui limite certaines compétences à la seule espèce humaine, en particulier concernant la pensée et la conscience. D’ailleurs, cette notion de pensée est au cœur d’une autre définition selon Larousse : « Capacité de saisir une chose par la pensée. » Ainsi, l’intelligence implique-t-elle la pensée, voire la conscience ? Une question à laquelle vous ne trouverez pas de réponse définitive, puisqu’il n’existe aucune définition de « conscience » qui fasse consensus dans le monde scientifique.

Voyons encore deux définitions. Notons que celle de Wikipédia, ciaprès, souligne ces discussions (et donc l’absence de consensus) : « La définition de l’intelligence ainsi que la question d’une faculté d’intelligence générale ont fait l’objet de nombreuses discussions philosophiques et scientifiques. L’intelligence a été décrite comme une faculté d’adaptation (apprentissage pour s’adapter à l’environnement) ou au contraire, faculté de modifier l’environnement pour l’adapter à ses propres besoins. »

L’INTELLIGENCE PEUT-ELLE SE RÉSUMER À UNE CAPACITÉ D’ADAPTATION ?

Le lien entre l’adaptation et l’intelligence est très intéressant. Toutefois, l’adaptation dépend non seulement des aptitudes physiques, mais aussi d’une nécessité à s’adapter. C’est un sujet majeur que nous approfondirons. Les oiseaux qui s’adaptent sont-ils vraiment

Définitions de l’intelligence ~ 9

plus intelligents ou, simplement, ont-ils davantage besoin que les autres de compenser leur état ou leur situation avec des tactiques ou des subterfuges que nous estimons être intelligents ? Les oiseaux parfaitement adaptés à la situation, n’ayant donc aucun besoin de répondre à un problème particulier, sont-ils moins intelligents ?

Rien que cette dernière question montre bien qu’il est difficile de mesurer précisément l’intelligence d’un individu. Elle entraîne aussi une question sous-jacente qui est effleurée dans la définition proposée par Futura Sciences1 : « L’intelligence désigne communément le potentiel des capacités mentales et cognitives d’un individu, animal ou humain, lui permettant de résoudre un problème ou de s’adapter à son environnement. Elle se résume souvent au cerveau. On peut la subdiviser en différentes composantes : on parle d’intelligence pratique, collective, émotionnelle ou des affaires par exemple. »

L’INDIVIDUALISATION DE L’INTELLIGENCE

Cette question est celle de l’individualisation de l’intelligence. Estce qu’un pic (famille des Picidae) qui mange des insectes dans les troncs grâce à sa longue langue directile et collante est moins intelligent qu’un passereau qui a besoin d’un outil (une épine ou une aiguille de pin, par exemple) pour capturer les mêmes insectes ? Ou est-ce que ces « outils intégrés » à l’animal, issus de l’évolution, sont également le produit d’une forme d’intelligence qui dépasse largement celle de l’individu ? L’intelligence peut-elle être celle d’une espèce ou d’un groupe d’individus (intelligence collective) ?

Nous allons regarder tout ceci en détail dans notre ouvrage, avec de nombreux exemples concrets.

1. https://www.futura-sciences.com/sante/definitions/corps-humain-intelligence-13498

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Mesure de l’intelligence d’un individu

Nous venons de voir qu’il est difficile de mesurer l’intelligence des individus. Mais ce constat ne veut pas dire que personne n’essaie. Il existe beaucoup d’expériences qui ont été mises en place pour tenter de mesurer l’intelligence des oiseaux et des autres animaux. Bien que certaines puissent être passionnantes à imaginer ou simplement surprenantes à regarder, on en comprend les limites rapidement.

LA COOPÉRATION DE L’ANIMAL, UNE ÉTAPE INCONTOURNABLE

D’une part, il faut parvenir à motiver l’animal à tenter de résoudre des problèmes. Les mésanges sont parmi les sujets les plus étudiés, et la récompense est constituée d’une ou de plusieurs graines qu’elles aiment. Mais, avant même de réfléchir aux implications qu’aurait l’échec ou la réussite d’une telle expérience, il faut bien comprendre que, dans la nature, pour qu’une action soit choisie par un individu, il faut nécessairement que le rapport entre l’énergie dépensée, le temps investi et l’énergie obtenue en résolvant le problème soit positif. Il en est de même dans le cas d’une expérience : l’animal ne jouera pas le jeu si ce rapport n’est pas positif.

Imaginez une récompense de 10 grammes de graines de tournesol, offrant environ 60 calories. S’il faut 10 minutes et 58 calories pour

Mesure de l’intelligence d’un individu ~ 11

résoudre les problèmes ou franchir les obstacles mis en place par les chercheurs, l’oiseau s’en détournera probablement, sauf s’il n’a pas d’autre option.

COMMENT ENCOURAGER L’ANIMAL ?

Rappelons quelques notions et paramètres qui entrent en ligne de compte dans une telle situation :

1. La faim. Si l’oiseau a faim, il sera plus motivé pour franchir des obstacles qui le séparent de la nourriture que s’il n’a pas faim. Or, il n’y a pas une limite nette : on peut avoir « un peu faim », « très faim », etc. On appelle cela le déclencheur interne ou le stimulus interne.

2. Le stimulus (externe). La qualité et la quantité des graines ou de la nourriture, de façon générale, influent sur le comportement de l’oiseau. Ce dernier fera évidemment plus d’efforts pour une poignée de graines fraîches de grande qualité que pour une vieille graine séchée !

3. L’expérience vécue. Si vous mettez une graine dans une boîte d’allumette fermée, il y a peu de chance qu’une mésange vienne rapidement l’ouvrir, sauf si celle-ci a déjà été le sujet d’une telle expérience et sait, car elle l’a appris, que l’humain cache parfois une graine dans une petite boîte…

GARE AUX RACCOURCIS !

Les mésanges sont des oiseaux communs des jardins qui impressionnent par leur imagination : elles construisent des nids dans des boîtes aux lettres, parviennent à ouvrir des bouteilles de lait et autres petites anecdotes. Mais si les mésanges font l’objet de nombreuses expériences, ce sont souvent les corneilles et corbeaux (genre Corvus) qui obtiennent les résultats les plus remarquables.

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C’est ainsi que certains articles de journaux 1 affirment que « les oiseaux sont aussi intelligents qu’un enfant de sept ans ».

Non seulement, il faut se méfier de ce genre d’affirmation, mais il faut surtout relativiser les propos d’articles de journaux qui ne sont pas des revues scientifiques. Le premier réflexe à avoir est d’aller lire la source originale. Dans le cas de l’article du Daily Mail, le lien vers la publication scientifique n’est même pas donné, il est juste précisé que la publication a été faite par PLOS One. Il faut faire sa propre recherche pour trouver le lien 2 .

Or, cette publication ne dit absolument pas que les oiseaux ont l’intelligence d’un enfant de 7 ans ! C’est un raccourci si grossier qu’il en devient faux. Il y est écrit : « Nos résultats indiquent que les Corbeaux calédoniens possèdent une compréhension sophistiquée, mais incomplète, des propriétés causales du déplacement rivalisant avec celle des enfants de 5 à 7 ans. »

Ceci est très différent du titre du Daily Mail. C’est l’occasion de rappeler l’importance de ne pas croire sur parole les affirmations des articles grand public, au même titre que les définitions des dictionnaires, comme on le verra plus loin. Il faut vérifier dans les publications scientifiques ce qui est vraiment affirmé. Cette mise en garde ne se limite pas aux oiseaux. Les médias ont fait dire à la science des tas de choses qui n’ont jamais été démontrées, notamment sur le virus responsable du Covid 19 ou sur le réchauffement climatique, par exemple. Lorsque la réalité a contredit ces affirmations, quelques années plus tard, le public l’a remarqué et sa confiance en la science a diminué. Cette perte de crédibilité à cause de pratiques journalistiques et politiques malhonnêtes est gravissime. Ainsi, désormais, lorsque la science met en garde contre un danger, qu’il soit environnemental, sanitaire ou autre, le public ne la croit

1. https://www.dailymail.co.uk/sciencetech/article-2590046/Crows-intelligent-CHILDREN-Study-reveals-birds-intelligence-seven-year-old.html

2. https://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371/journal.pone.0092895

Mesure de l’intelligence d’un individu ~ 13

plus sur parole et il refusera probablement, dès lors, d’appliquer les mesures qui s’imposent.

Terminons ce chapitre en résumant en quelques mots l’expérience qui est décrite par PLOS One concernant les Corbeaux calédoniens (Corvus moneduloides). L’oiseau reçoit des tubes verticaux presque remplis d’eau sur laquelle flotte une récompense (de la nourriture), mais il manque quelques centimètres pour que la longueur de son bec lui permette d’y avoir accès. Le tube est trop étroit pour que sa tête puisse y pénétrer. Alors, le corbeau prend des cailloux et les place dans le tube pour faire monter le niveau de l’eau, et ainsi pouvoir atteindre la précieuse nourriture… Certes, c’est indéniablement très malin.

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Éthologie : la science du comportement

Étudier l’intelligence des animaux ne peut se faire que via l’observation de leur comportement. La science qui étudie le comportement des animaux s’appelle l’éthologie, et aborder l’intelligence est donc directement lié à l’éthologie. Notez toutefois que la définition varie d’une source à l’autre, un problème habituel en science.

DES DÉFINITIONS CONTRADICTOIRES

Le Robert propose cette simple définition de l’éthologie : « Science des comportements des espèces animales dans leur milieu naturel. » Cette restriction aux comportements observés en milieu naturel est explicitement contredite par Wikipedia : « L’éthologie est l’étude scientifique du comportement des espèces animales, y compris l’humain, dans leur milieu naturel ou dans un environnement expérimental. »

Chez Larousse, on ne précise pas. Il est simplement écrit « Étude du comportement des espèces animales. » Dans ce cas, est-ce que l’étude du comportement, à l’échelle de l’individu (et non pas de l’espèce), n’est plus de l’éthologie, selon Larousse ?

Le but ici n’est pas de discuter de la meilleure définition. Le CNRS considère clairement que notre sujet, l’étude de l’intelligence, fait partie de l’éthologie, avec un article intitulé « L’intelligence animale se dévoile 1 » faisant partie d’un dossier d’éthologie.

1. https://lejournal.cnrs.fr/dossiers/lintelligence-animale-se-devoile

Éthologie : la science du comportement ~ 15

Nikolaas Tinbergen (1907-1988) est un biologiste et ornithologue néerlandais considéré comme cofondateur de l’éthologie.

TROPISMES OU COMPORTEMENTS INTELLIGENTS ?

La plupart des chercheurs du siècle passé observaient les animaux sans les estimer « intelligents » et voyaient plutôt leur comportement comme un résultat obtenu « automatiquement » en fonction des circonstances, des événements, des caractéristiques physiologiques de l’individu, etc. Au xixe siècle, plusieurs individus parmi les rares spécialistes pensaient même « tous les mouvements orientés, dans la nature, sont des tropismes », une vision totalement dépassée aujourd’hui, mais qui avait cours il y a moins de deux siècles. Un tropisme est, selon Larousse, « une orientation de croissance présentée par les organes végétaux en réponse à diverses stimulations unilatérales, physiques (lumière, pesanteur) ou chimiques (humidité, présence de certains ions, etc.). »

C’est assez correct, mais notez que le dictionnaire n’est pas une source scientifique et ne devrait pas prendre position sur des questions discutables. Tout comme la définition qui disait, plus haut, que l’intelligence était nécessairement humaine, Larousse a tort d’affirmer que les tropismes ne peuvent être que végétaux. Sans chercher très loin, on voit qu’une publication de La Sorbonne 1 affirme bien qu’« un tropisme est un mouvement d’orientation effectué par un être vivant sous l’action excitatrice d’une source d’énergie », sans limitation aux seuls végétaux.

Cela souligne un point très important pour toute personne qui s’intéresse un peu sérieusement à une science : les dictionnaires ne peuvent pas être considérés comme des références crédibles. Le nombre d’erreurs ou d’imprécisions qui apparaissent à la lecture d’un dictionnaire lorsqu’un scientifique vérifie les définitions en lien

1. https://hal.sorbonne-universite.fr/hal-02504854v1/document

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LES QUATRE << QUESTIONS >> DE TINBERGEN

avec son champ d’expertise est très élevé. Un des intérêts des livres comme le nôtre est de permettre au grand public d’approfondir des domaines et des concepts intéressants avec une rigueur scientifique et une approche didactique rendant la lecture accessible au plus grand nombre.

Vous noterez peut-être qu’en suivant strictement Tinbergen, chaque individu ayant un parcours de vie équivalent, dans une situation identique, devrait se comporter d’une seule et même manière. Il n’y a donc aucune place pour un tempérament individuel. Toute personne ayant des animaux domestiques sait que ce n’est pas la réalité. Deux chiots nés le même jour, de la même mère, vivant chez les mêmes maîtres avec la même éducation, peuvent avoir des comportements distincts. L’un peut être discret et timide, l’autre peut être téméraire et agressif ; l’un peut manger peu et l’autre se goinfrer, etc.

Malgré cette imprécision, qui paraît aujourd’hui être une erreur, les travaux de Tinbergen sont très éclairants et nous allons ici les vulgariser avec des exemples très simples.

LES QUATRE QUESTIONS DE TINBERGEN MISES EN APPLICATION

Selon les nombreuses publications de ce chercheur, pour décrire et comprendre un comportement, il faut étudier quatre points précis, connus dans le milieu scientifique comme les Tinbergen’s Four Whys1 et traduits en français comme les « quatre questions de Tinbergen ». Le premier point concerne les stimuli. Tinbergen divise ceux-ci en deux : les stimuli internes ou « déclencheurs internes » et les stimuli externes (ou stimuli tout court lorsque le mot « déclencheur » est utilisé pour la première partie).

Exemple concret : un rougegorge mange une graine de tournesol dans une mangeoire hivernale. La réponse au premier point est : il a faim (déclencheur interne) et la graine est un stimulus ; c’est sa nourriture habituelle en hiver.

1. https://journals.openedition.org/linx/499

Éthologie : la science du comportement ~ 17

Le deuxième point est l’ontogénie, donc ce que l’oiseau a appris depuis sa naissance. Il a pu voir ses parents manger des graines de tournesol, il a pu voir un autre rougegorge s’introduire dans la mangeoire, etc.

Le troisième point est la phylogénie, ce qu’on appelle souvent communément l’instinct. Selon le patrimoine génétique reçu par ses ancêtres, le rougegorge a une morphologie lui permettant de consommer et digérer des graines.

Enfin, le dernier point est l’intérêt pour l’espèce. Il est facile de voir qu’un oiseau insectivore comme le rougegorge a intérêt à pouvoir survivre avec des graines en hiver lorsque les invertébrés se font rares.

Cet exemple pouvant paraître trop trivial, faisons cette fois la liste des quatre points avec un autre comportement. Un canard mâle entame une parade nuptiale à l’arrivée d’une femelle.

1. Il a envie de copuler (déclencheur interne) et le comportement est provoqué par la présence de la femelle (stimulus).

2. Il sait que cette femelle est sa partenaire car elle possède la forme ou le plumage approprié, le mâle ayant appris le plumage de la femelle adulte en observant sa maman. Chez les canards de surface, par exemple, le miroir est un élément crucial pour la reproduction (voir plus de détails au chapitre « La communication par le plumage » p. 93). On appelle miroir une tache de couleur sur les rémiges qui est toujours présente (bien que cachée si l’aile est totalement fermée) chez ces oiseaux, même en plumage terne.

3. Il a le patrimoine génétique de son espèce, par exemple celui du Canard chipeau (Mareca strepera), du Canard colvert (Anas platyrhynchos), etc., et donc il se reproduit avec une femelle de cette même espèce, au patrimoine génétique équivalent. Autrement dit, « instinctivement », un animal est attiré sexuellement par un individu de la même espèce (et de sexe opposé).

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4. Pour l’espèce, il est indispensable que les individus se reproduisent, donc le comportement de séduction d’une femelle par un mâle est évidemment bénéfique.

UTILITÉ DU COMPORTEMENT POUR L’ÉCOSYSTÈME

Dans la vision de Tinbergen, sans revenir sur le problème des variations individuelles dont nous avons parlé précédemment, il semble qu’un élément majeur ait été oublié ; selon la lecture et l’interprétation des nombreux livres de Tinbergen, on peut estimer que c’est la quatrième question qui est peut-être, simplement, un peu trop restrictive.

LE PRINCIPE DE CONTRE-SÉLECTION

Lorsque Tinbergen dit que tout comportement doit être bénéfique pour l’espèce, il a raison, et il sous-entend en fait la base du principe de l’évolution. Les comportements ayant des effets négatifs sont contre-sélectionnés (ce qui implique qu’ils disparaissent plus ou moins rapidement). Il ne reste donc que les comportements bénéfiques.

Expliquons cela avec un exemple très simple. Imaginons, dans une région, une espèce d’oiseau comme un pinson qui mange tous les types de baies, mais 10 % des baies de couleur rouge sont toxiques et même mortelles. En revanche, dans une autre région où existent les mêmes baies et les mêmes fruits, cette espèce de frugivore ou granivore ne mange jamais les baies rouges, qu’elles soient toxiques ou non.

Ceux qui mangent tous les types de fruits vont avoir une mortalité plus grande que les autres. Finalement, ceux qui évitent les fruits rouges vont devenir plus nombreux et se répandre (y compris dans la zone où vivent les mangeurs de fruits rouges), même s’ils ont un peu moins de nourriture à leur disposition, se privant de celle colorée en rouge. À l’inverse, ceux qui mangent de tout vont diminuer à cause de la mortalité, et leur comportement va progressivement disparaître ; le mot « progressivement » est important, car il peut

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provoquer l’arrivée de nouvelles nuances dans le choix que font les oiseaux. La nuance n’est-elle pas une caractéristique d’une intelligence affûtée ?

LA DISPARITION PROGRESSIVE D’UN COMPORTEMENT AU BÉNÉFICE D’UN AUTRE

En effet, dans le processus, des couples « mixtes » (mangeur de fruits rouges + non-mangeur de fruit rouges) vont apparaître. Que vont faire leurs jeunes ? Sans doute seront-ils attirés par les baies possiblement toxiques, mais avec méfiance. Cela peut engendrer un résultat intéressant : peut-être vont-ils essayer occasionnellement, et attendre de voir la réaction de leur système digestif. Ils peuvent ainsi apprendre à différencier les fruits rouges toxiques des comestibles. C’est probablement comme cela que la plupart des oiseaux savent parfaitement manger, tant que l’aspect de la nourriture n’a pas été transformé par l’homme.

Cela pose évidemment une question cruciale : est-ce que certains jeunes partagés par leur patrimoine héréditaire entre manger ou non des fruits rouges essayent au hasard, ou est-ce qu’ils ont l’intelligence d’observer d’autres animaux pour présupposer de la toxicité du fruit en question, par exemple ? Nous n’avons pas une réponse unique qui correspond à tous les individus et toutes les espèces évidemment, mais des expériences, volontaires ou non (comme l’introduction accidentelle d’oiseaux dans une région éloignée de leur aire de répartition), permettent de tirer certaines conclusions. Nous en reparlerons plus loin.

LE LIEN ENTRE LES ESPÈCES ET LEUR ÉCOSYSTÈME

Ce que nous venons de voir correspond donc parfaitement à la théorie de Tinbergen. Toutefois, ce dernier n’aborde pas l’intérêt pour l’écosystème. C’est un sujet d’une importance capitale mais plusieurs notions sortent du cadre de ce livre. Nous proposons ici une explication très simplifiée pour qu’elle soit accessible à tous en quelques instants, mais rappelez-vous que pour avoir une compré -

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hension complète des relations entre un animal et son écosystème, il faut creuser bien plus en profondeur.

Nous savons que les écosystèmes sont soit dans des configurations transitionnelles, soit dans des états de plus grande stabilité

appelés climax. Autrement dit, quelle que soit la région considérée, si l’écosystème n’est pas au niveau du climax, le stade « optimal », le plus abouti, c’est qu’il est en train d’évoluer vers cette situation. Concrètement, si un champ de maïs en France est laissé à l’abandon, il va être envahi de broussailles et de buissons, puis de boisements, puis d’arbres plus grands, et finalement devenir une hêtraie.

De la même manière, si nous laissons une prairie, un marais, une pinède artificielle en plaine (on ne parle pas ici des boisements naturels de persistants, en montagne) sans intervenir, tôt ou tard, ils deviendront une hêtraie, la hêtraie étant le climax de presque toutes les plaines de France. Il existe d’autres climax plus localement. Par exemple, en région méditerranéenne, le climax est souvent le boisement de Pins maritimes (Pinus pinaster).

Ici, ce qui nous intéresse, c’est le comportement des animaux dans ces milieux de transition.

Est-ce la question que Tinbergen pourrait avoir oubliée ? Les comportements des animaux qui favorisent l’évolution de l’écosystème vers son climax ou qui dynamisent ce dernier sont-ils sélectionnés ? Et ceux qui affaiblissent les écosystèmes, qui ralentissent donc leur évolution vers le climax, sont-ils alors contre-sélectionnés ? Est-ce en contradiction avec l’intérêt du comportement pour l’espèce ? Y a-t-il nécessairement une correspondance entre l’intérêt de l’espèce et celui de son écosystème ?

Il faut donc observer si un comportement, qui peut être positif pour l’espèce, est contre-sélectionné car négatif pour l’écosystème ou le contraire : un comportement qui semble un frein au dynamisme de la population de l’espèce peut-il être conservé car utile à l’écosystème ? Nous répondrons à ces questions avec des exemples dans le chapitre suivant.

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Critères d’intelligence d’un comportement

ADAPTABILITÉ ET FLEXIBILITÉ

LA GRUE BLANCHE, UN SEUL TERRITOIRE D’HIVERNAGE

La Grue blanche (Grus americana) a failli disparaître pour des raisons classiques de destruction de ses milieux favoris, de braconnage, etc., mais un élément très particulier est à souligner. C’est surtout dans son aire d’hivernage, précisément sur la côte texane (sud des États-Unis d’Amérique), qui a été modifiée par les activités humaines, que les problèmes se sont posés. Contrairement à beaucoup d’autres oiseaux, lorsque ses sites d’hivernage ne lui conviennent plus, elle ne peut pas en changer. La raison est bien connue : les routes de migration de ces oiseaux sont traditionnelles et se transmettent d’une génération à l’autre. Les jeunes suivent leurs parents, et la Grue blanche est même un des seuls oiseaux migrateurs au monde qui défende un territoire hivernal. Ces oiseaux sont énormes (c’est le plus grand oiseau terrestre nord-américain) et les jeunes quittent les territoires de nidification en étant encore dépendants des parents.

Cette stratégie permet une très faible mortalité chez les jeunes, quasiment aucun risque de se perdre lors de la migration, mais elle n’offre aucune flexibilité.

LES PASSEREAUX, DES MIGRATIONS PLUS RISQUÉES

L’inverse se rencontre chez les petits passereaux insectivores. Lorsque ces derniers sont migrateurs, comme beaucoup de pouil-

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lots, de fauvettes, de roitelets, de rousserolles, de locustelles, de parulines, etc., il y a énormément d’individus qui se perdent, surtout des jeunes lors de leur première migration post-nuptiale. Chez ces oiseaux, généralement des migrateurs nocturnes, les jeunes voyagent sans les parents, souvent plusieurs semaines après que ces derniers ont quitté les zones de nidification. Les mécanismes qui permettent à de tels individus inexpérimentés de trouver leur chemin sont spectaculaires. Selon les espèces, il y a la carte du ciel, la sensibilité aux champs magnétiques terrestres, l’angle du soleil, etc. Le sujet mérite un livre entier ! Toutefois, aussi élaborés soient ces mécanismes, ils sont nécessairement imparfaits. Il y a ainsi une proportion de jeunes qui se perdent à tout jamais. Bien qu’ils fassent le bonheur de certains ornithologues « cocheurs » qui recherchent des oiseaux rares à l’automne, en France par exemple sur l’île d’Ouessant, au premier abord, la stratégie de la grue paraît plus intelligente puisque les jeunes ne se perdent pas.

L’EXEMPLE DES TRAQUETS MOTTEUX, QUAND L’ADAPTATION SAUVE L’ESPÈCE

Pourtant, au niveau de l’espèce, cette proportion d’oiseaux qui se trompent de chemin est essentielle pour s’adapter à des changements de milieux, naturels ou non, des changements climatiques, ainsi que pour s’étendre. Par exemple, tous les Traquets motteux (Oenanthe oenanthe) du monde, qu’ils nichent en Alaska, au Canada, au Groenland ou en Eurasie, hivernent en Afrique depuis des milliers d’années. C’est toutefois un problème pour les oiseaux nord-américains. L’Afrique est simplement trop loin. Les oiseaux de l’est du Canada passent par le Groenland et l’Europe, alors que ceux d’Alaska passent par la Sibérie, la Chine, le sud de l’Asie et le Moyen-Orient. C’est un investissement de temps et d’énergie excessif et surtout totalement inutile. Ces oiseaux pourraient trouver des conditions aussi favorables beaucoup moins loin, en Amérique tropicale. Si cette espèce avait une stratégie comme les grues, visant les pertes minimales, leurs chances de « trouver » l’Amérique du Sud seraient

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pratiquement nulles. Le Traquet motteux, lui, est en train de la découvrir. Lors des cours de la Formation Ornitho® en Belgique, dès 2003, les experts enseignants avaient annoncé aux élèves que c’était un avenir probable pour le Traquet motteux ; ils avaient raison. On observe désormais le Traquet motteux en passage aux États-Unis et en Amérique centrale chaque année ! Les nombres sont encore réduits, mais on s’attend à une augmentation rapide.

Il était relativement facile de prédire cette évolution. Un cas de figure semblable a déjà eu lieu chez l’Hirondelle rustique (Hirundo rustica), il y a environ un demi-million d’années. Les hirondelles nichant au Canada hivernaient en Afrique et cela limitait la population nord-américaine. Mais lorsqu’elles ont découvert de nouvelles zones d’hivernage, en Amérique du Sud, elles ont pu s’étendre et se multiplier ; l’espèce est actuellement commune et répandue dans toute la zone néarctique.

MODIFICATIONS DU COMPORTEMENT DE L’ESPÈCE :

INTELLIGENCE

INDIVIDUELLE OU COLLECTIVE ?

Le comportement paraît donc ici plus intelligent chez la grue, au niveau de l’intérêt individuel, mais plus intelligent collectivement pour les traquets, les pouillots et les fauvettes. Notez aussi qu’il n’y a aucune intelligence individuelle apparente dans les deux cas : la jeune grue suit ses parents en migration car elle est encore incapable de survivre par elle-même, donc elle n’a pas le choix. Le Pouillot fitis (Phylloscopus trochilus) ou la Fauvette des jardins (Sylvia borin) juvéniles qui suivent leur « instinct » (nous approfondirons ce terme sur-utilisé par le grand public plus loin) pour trouver leur chemin n’ont pas plus de choix : leurs parents sont partis et ils n’ont aucune solution hormis rester sur place… Ce qui impliquerait une mort presque certaine dans les mois suivants. En effet, les insectivores ont peu de chance de survivre en hiver sous nos latitudes.

Ces exemples soulignent des nuances très importantes à ne pas confondre. Il y a l’intelligence d’un comportement habituel d’une espèce dans l’intérêt de l’espèce concernée ou dans l’intérêt de

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l’individu qui pratique le comportement et tout cela est à distinguer d’une intelligence individuelle qui peut avoir un impact positif sur l’individu, évidemment, mais aussi sur l’espèce…

On peut encore élargir l’intérêt d’un comportement à tout un écosystème, ou aux écosystèmes en général. Les oiseaux comme les grues, qui prennent grand soin de leur progéniture, ont des taux de mortalité extrêmement faibles. Chez les mammifères, ce sont aussi souvent les plus grands qui ont le moins de mortalité : éléphants, baleines, gorilles, ours, humains… À l’inverse, les petits animaux ont souvent de très forts taux de mortalité juvénile. Avant de prendre des exemples concrets avec des oiseaux européens, poussons la comparaison avec des animaux encore plus petits.

UNE STRATÉGIE QUI PARAÎT TRÈS MAUVAISE...

MAIS PAS POUR TOUT LE MONDE !

L’ÉMERGENCE, UN MODE DE REPRODUCTION CHEZ LES FOURMIS

Certains insectes sont connus pour créer des « émergences ». Dans certaines conditions, notamment de pluie, en particulier sous les tropiques, des fourmis, des termites et d’autres peuvent apparaître par milliers, voire par millions. Il s’agit du mode de reproduction. Les fourmis qui travaillent à la fourmilière sont asexuées, mais les individus constituant les émergences sont sexués. La probabilité qu’un de ces individus trouve un partenaire et que la femelle fécondée parvienne à créer une nouvelle fourmilière (en devenant la reine) est extrêmement faible. Ce sont des chiffres de l’ordre de quelques individus par million, parfois moins.

Est-ce que produire autant de « princesses » (les jeunes femelles des fourmis sont souvent appelées ainsi) est intelligent ? Si vous avez observé ces émergences, vous avez certainement remarqué que les individus concernés semblent perdus et ne montrent sûrement pas beaucoup d’intelligence. Ce mécanisme de produire des

Critères d’intelligence d’un comportement ~ 25

des L’intelligence oiseaux

Un goéland qui utilise un bout de pain comme appât pour pêcher, des corneilles qui lâchent des noix sous les pneus des voitures pour les ouvrir, des gangas qui stockent de l’eau dans leur plumage… Entre adaptations collectives et initiatives individuelles, les oiseaux ont développé de nombreux comportements que nous pouvons qualifier d’« intelligents ». Migrations, parades nuptiales, chants, communication par le plumage mais aussi stratégies d’alimentation ou nidifications remarquables, l’auteur fait le point sur les études actuelles. Il propose ensuite un tour d’horizon des comportements « intelligents » des oiseaux d’Europe par famille. Ornithologue, Valéry Schollaert parcourt le monde entre Mexique, Brésil, Ouganda, Philippines, Europe afin notamment de former les écoguides à l’ornithologie. En parallèle de sa carrière centrée sur l’enseignement et l’écotourisme, il a également participé à la recherche scientifique en publiant des articles dans divers magazines spécialisés et surtout en créant le Comité d’homologation des oiseaux rares du Maroc, un comité respecté dans le monde scientifique qui est toujours actif actuellement.

14,95 € TTC MDS : RU21983

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L&#39;intelligence des oiseaux by Fleurus Editions - Issuu