
Anne-Sophie Chauvet

Le chevalier empoisonné

Cher lecteur, chère lectrice,
Peut-être découvres-tu ici les aventures d’Hermance ? Veux-tu en savoir un peu plus sur ce qui s’est passé dans le tome précédent ? Non ? Je te laisse alors commencer le livre sans plus tarder !
Mais si tu as peur de ne pas tout comprendre, laisse-moi t’expliquer les aventures qui se sont déroulées juste avant le début de notre histoire.
Hermance est la fille du baron de Sezay : elle a été appelée à la cour d’Aquitaine pour devenir une des suivantes de la jeune duchesse héritière, Aliénor. Mais, sur la route, Hermance, accompagnée de sa sœur de lait – et servante – Eulalie, est victime d’un accident. Blessée, elle trouve refuge chez le puissant comte des Marais dont les fils, Olivier et Eudes, sont également attendus à la cour d’Aquitaine. Il ne faudra que quelques jours à nos héros pour devenir les meilleurs amis du monde : si Eudes et Hermance s’enthousiasment facilement et se laissent souvent emporter par
leurs grands rêves et idéaux, Olivier et Eulalie, plus raisonnables, sont là pour tempérer leurs ardeurs.
Mais alors qu’ils s’apprêtent à partir pour Poitiers, l’intendant du comte, Guilhem, arrive, porteur d’une mauvaise nouvelle : une forte somme d’argent a disparu et le suspect, un serf du nom d’Hugolin, est en fuite ! C’est pourtant ce même jeune garçon qui avait fort gentiment aidé Hermance et Eulalie lors de leur accident… Les deux jeunes filles sont bouleversées et ne peuvent croire à la culpabilité du serf.
Le trajet est désormais teinté par l’amertume de cette disparition et il faudra toute la persévérance d’Hermance et le sens de la justice d’Olivier pour résoudre cette affaire et innocenter Hugolin.
Maintenant, sans plus attendre, je te laisse découvrir la suite des aventures d’Hermance, Eulalie, Olivier et Eudes. Une chose est sûre : leur arrivée à Poitiers n’est pas du tout synonyme de tranquillité pour nos quatre héros !
Bonne lecture !
Anne-Sophie
1ermance, assise à la fenêtre de sa chambre, observait la neige tomber sur les jardins du château. Le sol, gelé par de longs mois d’hiver, serait bientôt d’une blancheur absolue et les sons de la ville, de l’autre côté des remparts, habituellement si vifs, semblaient avoir disparu dans une bulle de ouate. La jeune fille regarda le ciel : les nuages, gris et bas, n’auguraient pas d’une accalmie prochaine. Vivement que le printemps arrive en cette fin de mois de mars 1133 ! Mais cette année, il semblait en avoir décidé autrement et les beaux jours se faisaient cruellement attendre…
— Eulalie, aujourd’hui je mettrai ma robe en lainage marron avec les broderies vert et or ! avait décrété Hermance le matin même, en se levant.
Hermance, damoiselle d’Aliénor
— C’est absurde, tu vas avoir froid ! Je sais bien que tu veux être élégante pour ne pas être prise en défaut dans ton nouveau rôle, mais si tu contractes un mal de poitrine, tu n’auras pas l’air bien maligne !
Ne t’inquiète pas, la grande salle est bien chauffée et nous mourons souvent de chaud devant la cheminée !
— Oui, mais…
Oh, Eulalie, arrête de me faire perdre du temps ! Je sais que tu te fais du souci, avait ajouté Hermance, ne souhaitant pas blesser celle qui était certes sa servante, mais surtout sa meilleure amie. Allez, regarde, je prends mon châle de gros lainage pour te faire plaisir !
Eulalie avait levé les yeux au ciel. Elle savait pourtant que quand Hermance avait une idée en tête, nul ne pouvait l’en déloger. Combien de fois n’avait-elle pas tenté, enfant, de dissuader sa sœur de lait de prendre un chemin risqué ou une décision hasardeuse ? Mais le grand cœur d’Hermance et son sourire lumineux remportaient toujours les batailles. Eulalie avait donc apporté la robe et le
Le chevalier empoisonné châle demandés et s’était, pour sa part, habillée chaudement de pied en cap.
Comme Hermance regrettait maintenant de ne pas l’avoir écoutée… Un vent glacial passait dans les couloirs pourtant bien calfeutrés du palais et elle était gelée depuis le matin. Mais elle ne l’aurait avoué pour rien au monde.
Elle frissonna en resserrant son châle de laine autour d’elle et s’apprêtait à faire retomber devant la fenêtre le lourd rideau qui protégeait la pièce du froid lorsqu’elle vit un petit point sombre s’approcher. Elle tendit la main et un petit moineau, épuisé, vint s’y poser.
Eh bien, joli petit oiseau… Tu me sembles bien affamé et frigorifié… Toi aussi, tu rêves que le soleil et la chaleur reviennent ? Comme je te comprends ! Je n’en peux plus de cet hiver qui s’éternise. Il faudrait que je te trouve quelques miettes de biscuit ou de pain… Reviens ce soir, j’aurai de quoi te nourrir. Mais là, je dois aller prendre mon poste.
La jeune fille était entrée trois semaines plus tôt au service de la jeune duchesse d’Aquitaine, Aliénor,
Hermance, damoiselle d’Aliénor et les premiers jours à la cour de Poitiers avaient été une succession de hauts et de bas. Elle n’avait pas à se plaindre de son rôle : il ne s’agissait somme toute que de divertir Aliénor, en lui faisant la lecture, en jouant avec elle ou en l’accompagnant lors de ses promenades, à pied ou à cheval. Fort heureusement, le caractère enjoué d’Hermance s’était immédiatement accordé à celui d’Aliénor et les deux jeunes filles –qui avaient le même âge – s’entendaient à merveille.
« Au risque de faire des jalouses autour de moi… » soupira Hermance tout en se levant pour prendre un surcot chaud avant de rejoindre les autres suivantes dans la grande salle. Elle gardait en mémoire cette soirée où, sous couvert de compliments mielleux, Isolde d’Aujours, la confidente préférée d’Aliénor jusque-là, s’était allègrement moquée d’elle. Hermance ayant rapidement fait la conquête de la jeune duchesse, Isolde l’avait immédiatement prise en grippe… et lui menait la vie dure depuis : elle cachait son nécessaire de couture, répétait à haute voix les réflexions naïves de la nouvelle demoiselle de compagnie, s’amusait à la ridiculiser devant les
Le chevalier empoisonné pages… Rien ne l’arrêtait et, ce soir-là, elle avait été bien décidée à ne pas laisser Hermance en paix : elle n’avait pas cessé de lui envoyer des piques.
Vous portez à nouveau cette robe ravissante, Hermance. Quel bon choix ! Cela montre votre simplicité et votre détachement des fanfreluches… avait-elle ironisé en voyant apparaître Hermance.
Un peu plus tard, elle avait chuchoté à sa voisine, faisant en sorte d’être entendue de toutes :
Notre chère Hermance a sûrement compris ce poème en italien, comme nous toutes, mais elle est trop modeste pour nous le réciter à voix haute. Elle osera sans doute demain !
Et lorsqu’Hermance avait décrit à Aliénor la promenade qu’elle avait faite l’après-midi même, elle s’était innocemment écriée :
Quelle marcheuse vous êtes ! J’admire votre énergie et votre pas rapide. Peut-être aviez-vous l’habitude de battre la campagne chez votre père ?
Je confesse que je suis paresseuse mais, que voulezvous, j’avais toujours à ma disposition une litière ou un cheval…
Hermance, damoiselle d’Aliénor
Tous ces persiflages étaient accompagnés de moult sourires et de gestes cajoleurs qui cherchaient à donner le change, et Hermance n’avait d’autre choix – pour ne pas passer pour une mijaurée au mauvais caractère – que de serrer les dents et de s’épancher, lorsqu’elle le pouvait, auprès d’Eudes ou Eulalie, qui compatissaient à ses malheurs. Leur soutien était une arme précieuse pour elle : elle avait souvent du mal à ne pas se mettre en colère face à Isolde, à ne pas répliquer et entrer elle aussi dans un jeu de piques perfides. Mais les conseils de ses amis l’aidaient à garder patience, même si elle sentait qu’elle en avait de moins en moins et qu’un prochain éclat était à redouter. La coupe était pleine…
Poussant un soupir énergique, elle fouilla dans son coffre à la recherche de son surcot le plus chaud. La tête enfouie dans le meuble, elle se laissait aller à une parodie, prenant la voix pincée d’Isolde :
— À nouveau ce surcot, Hermance ? Mais ne l’avonsnous pas déjà vu ? Quoique je ne me plaigne pas, il est si beau que je pourrais le voir tous les jours…
Le
— Voilà Hermance de Sezay qui parle seule maintenant ! s’éleva une voix moqueuse dans son dos.
Hermance releva vivement la tête et se cogna au couvercle du coffre. Tout en massant son crâne chevelu endolori, elle s’assit au bout de son lit.
Est-ce la coutume dans votre château reculé ?
À moins que ce ne soit une répétition pour vous mettre en avant à la veillée de ce soir ?
Hermance sentit la chaleur lui monter au visage tandis qu’Isolde continuait son persiflage :
Nous étions étonnées de ne pas vous voir plus tôt… Il ne faudrait pas que notre duchesse vous prenne pour une paresseuse, je me suis donc proposée pour venir vous chercher… Vous savez comme j’ai à cœur vos intérêts.
Hermance leva les yeux au ciel : une telle hypocrisie était vraiment… hallucinante ? Énervante ? Elle n’aurait su dire. Si seulement elle avait pu avoir encore 4 ans et se contenter de tirer les nattes brunes et soyeuses d’Isolde ! Cette dernière poursuivait, d’une voix innocente, les yeux fixés sur le surcot d’Hermance.
Hermance, damoiselle d’Aliénor
— Oh ! Vous aviez froid ? Ma pauvre ! Vous avez raison de mettre un vêtement supplémentaire… Même s’il est vrai qu’accoutrée ainsi, avec ce surcot et votre châle, vous allez avoir une drôle d’allure… Mais vous êtes tellement plus sage que moi et vous ne vous préoccupez sans doute pas du regard des damoiseaux qui nous entourent…
Hermance se mordit les joues pour ne pas laisser sortir une réplique bien sentie – « Reste charitable, ne rentre pas dans son jeu ». Elle prit une grande inspiration et se retourna, les yeux brillants de colère :
— Je ne prête en effet pas attention aux moqueurs et persifleurs, et seul l’avis de mes amis compte pour moi. Il ferait beau voir que je me transforme en pimbêche. Et quant au fait de parler seule, je vous rassure : lorsque la compagnie est si mauvaise, mieux vaut se parler à soi-même ! Au moins, on est sûr de ne pas converser avec une langue de vipère !
Sur ces paroles, Hermance quitta la pièce, oubliant son surcot sur place, et se rendit d’un pas décidé dans le scriptorium : elle rejoindrait la grande salle
Le chevalier empoisonné un peu plus tard mais là, elle allait demander au frère Jean d’écrire une lettre à ses parents, pour oublier les railleries de cette chipie.
La jeune fille prit une profonde inspiration pour chasser ses idées noires : elle devait se concentrer sur ce qu’elle voulait raconter à ses parents. Dans son dernier message, elle leur avait décrit en détail les nombreuses aventures de son voyage, l’accident et sa blessure à l’épaule, la fuite d’Hugolin et le dénouement du vol de l’argent du comte des Marais… Il était temps maintenant de leur donner des nouvelles plus récentes !
Elle entra dans le scriptorium. Plusieurs moines étaient installés là et travaillaient dans le plus grand silence. L’un d’eux, plus âgé que les autres, était penché sur une table de travail inclinée, un calame dans sa main droite avec lequel il s’appliquait à tracer minutieusement une superbe enluminure qu’il décorerait ensuite à la feuille d’or. Un jeune garçon aux cheveux noirs et aux sourcils épais, sensiblement du même âge qu’Hermance, reproduisait ces gestes sur une tablette d’argile.
Hermance, damoiselle d’Aliénor
Les voir si concentrés sur leur travail apaisa immédiatement Hermance. Elle s’approcha sans faire de bruit et admira la minutie avec laquelle le vieux moine décorait le parchemin.
Décidément, frère Jean, je pourrais vous regarder pendant des heures !
Eh bien n’hésitez pas, chère damoiselle ! Je pourrais peut-être vous apprendre à tracer votre nom – ou même à écrire ! – si cela vous plaisait. Regardez les progrès qu’a faits Léon depuis qu’il a rejoint les scribes du duc Guillaume.
Hermance ouvrit de grands yeux. Savoir écrire. Quelle perspective incroyable !
Cela me plairait infiniment ! Je n’aurais ainsi plus à vous embêter pour envoyer des courriers à mes parents…
Vous ne m’embêtez pas, voyons ! s’indigna frère Jean en saisissant un petit couteau avec lequel il entreprit de tailler le calame.
Il l’utilisa ensuite pour couper une feuille et se tourna vers Hermance :
Je suis à vos ordres !
Le chevalier empoisonné
Hermance s’assit sur le banc de pierre dans le renfoncement de la fenêtre. Cette dernière avait été fermée avec une grande plaque de papier huilé, summum de la modernité et du luxe, pour permettre aux scribes d’avoir de la lumière. Le dispositif opaque, ne permettait pas de voir au travers, mais Hermance s’imagina les jardins en contrebas tandis qu’elle réfléchissait à son message… Elle commença à le lui dicter à voix haute, le menton posé sur ses genoux qu’elle avait repliés devant elle.
« Chère Maman,
Me voici maintenant bien installée ! Les journées passent à une vitesse folle tant je suis occupée au service de notre jeune duchesse. Imagine-toi que je n’ai vu Roland que quatre fois en trois semaines alors que nous habitons au même endroit… Une fois lors d’une veillée, une autre à la chasse, une fois très rapidement dans un couloir et la dernière fois dimanche dernier, lorsqu’il est venu se promener avec moi. Mon cher frère a belle figure et il ne quitte pas le duc Guillaume. Il semble en être proche, ce qui me rend très fière ! Mais je suis attentive à ne pas en faire étalage. Je ne voudrais pas paraître orgueilleuse !
Hermance, damoiselle d’Aliénor
— Rassurez-vous, personne ne pense cela ! l’interrompit le frère Jean, en levant la tête.
Il encouragea la jeune fille à continuer d’un bon sourire paternel.
« Le plus grand danger ici est de s’habituer au luxe… Sais-tu qu’il y a eu un immense incendie, il y a cent quinze ans ? En as-tu déjà entendu parler ? Il ne restait du vieux palais construit par l’empereur Charles le Grand 1 que des ruines, et c’est un ancêtre du duc Guillaume qui l’a fait reconstruire. C’est maintenant une demeure quasiment royale, digne de la puissance de sa famille. Car qui, dans le royaume des Francs, pourrait se mesurer à lui ? Je te le demande bien, chère Maman ! Notre bon duc est le plus grand des Grands ! Tu diras à Papa que je suis chaque jour impressionnée par la richesse de son suzerain… Mais pas uniquement la richesse matérielle, je te rassure bien vite, Maman chérie ! Non, c’est aussi l’atmosphère qui règne ici qui m’émerveille : nous pouvons lire, nous sommes même encouragés à le faire, nous composons des poèmes pour notre jeune duchesse, nous discutons de théories poussées en astronomie ou physique… Je sens ma tête surchauffer 1. C’est ainsi que l’on appelait Charlemagne à l’époque.
Le chevalier empoisonné par tant de nouveautés et je m’effondre de sommeil lorsque je me couche le soir. Quant à Eulalie, rassure Elvire : sa fille est heureuse comme un poisson dans l’eau. Elle passe ses journées auprès des apothicaires de la cour et je ne sais qui de l’une ou des autres apprend le plus. Elle leur fait part de ses recettes pour breuvages et onguents, et en retour, elle revient les bras chargés de plantes qui lui sont inconnues et dont elle teste les propriétés en les faisant bouillir dans la cheminée de notre chambre. Au grand dam de ma compagne de chambrée d’ailleurs… Je ne voulais pas t’embêter avec cela, mais je crois bien que j’ai besoin d’épancher mon cœur, ma petite Maman adorée. Il faut que je t’avoue que cette dernière est bien mon plus gros souci ici. Elle s’appelle Isolde d’Aujours, elle est aussi demoiselle de compagnie d’Aliénor, et je suis donc obligée de passer mes journées avec elle. Son frère Baudouin est un ami de Roland et d’Olivier des Marais, et il m’a fait bonne impression, mais elle… Je ne sais pourquoi elle me déteste ! Olivier m’avait pourtant présentée à elle fort gentiment, il avait même tellement chanté mes louanges que les joues m’en brûlaient ! Mais elle semble malgré tout me détester… ou en tout cas me mépriser. Elle ne cesse
Hermance, damoiselle d’Aliénor de railler mes humbles origines (t’ai-je déjà précisé qu’elle est fille de comte – et ne se prive pas de le rappeler fort régulièrement ?). Eulalie me dit de ne pas me faire de souci et que c’est « juste une pimbêche jalouse » (je la cite), car je suis amie avec Olivier, mais cette théorie me semble bien étonnante. J’essaye de ne pas m’en soucier, mais une ou deux fois, j’ai dû quitter la pièce pour ne pas pleurer devant elle, ce que je me refuse à faire ! Heureusement, l’autre jeune fille qui partage ma chambre, Jehanne d’Estangs, est quant à elle adorable (sans doute car elle porte le même prénom que toi). Voilà pour ta petite Hermance, chère Maman. Réponds-moi au plus vite pour me donner des nouvelles de tout le monde… Vous me manquez !
Hermance
P.-S. - Dis à Jehan qu’un grand tournoi aura lieu d’ici quelques jours et qu’à cette occasion, nous déclamerons chacun un poème de notre composition à la duchesse Aliénor. Je me suis mise à la tâche, mais les rimes me viennent difficilement ! »
Vous devez me trouver fort peu charitable, frère Jean, soupira Hermance tandis que le scribe grat-
Le chevalier empoisonné
tait avec son couteau quelques taches d’encre sur la feuille.
— Pourquoi ?
Eh bien… envers Isolde. Je devrais être plus patiente, mais c’est plus fort que moi, elle m’énerve !
Ça, nous l’avons bien compris ! s’exclama une voix moqueuse dans le dos d’Hermance.
— Eudes ! Tu pourrais t’annoncer au lieu d’écouter une conversation qui ne te regarde pas ! s’indigna la jeune fille en se retournant dans un mouvement vif.
Son ami leva les mains en signe d’excuses.
Je ne pensais pas que ton échange était secret !
Bonjour, Léon.
Léon salua le nouvel arrivant d’un signe de tête : dernier fils d’une famille noble, il avait grandi à la cour et connaissait bien tous les jeunes seigneurs qui fréquentaient les lieux. Si ses journées étaient désormais consacrées à l’étude et à la prière, car il était destiné à devenir moine, il restait friand des conversations avec ses anciens amis.
Hermance, je venais te chercher car les premiers chevaliers arrivent : tu devrais venir voir, leurs
Hermance, damoiselle d’Aliénor escortes sont somptueuses ! Et il se murmure que le vicomte de Thouars est annoncé d’un instant à l’autre et que sa suite pourrait presque dépasser en magnificence celle du duc Guillaume.
Tu exagères…
Non, je te le promets ! Allez, viens ! Frère Jean, je vous l’enlève.
— Faites, faites ! Régalez-vous de ce spectacle !
Toutefois… ajouta Léon avant de se taire en se mordant les lèvres.
Quoi ? demandèrent en chœur Eudes et Hermance.
— Eh bien… Si vous croisez Guillaume de Thouars, soyez prudents… Ne le contrariez surtout pas.
2ue crois-tu que voulait dire Léon en nous disant de faire attention ? demanda Hermance, intriguée, alors qu’elle suivait Eudes dans les couloirs du palais.
Le jeune homme haussa les épaules.
— Rien de grave, sûrement. Il pensait sans doute à une de leurs querelles d’enfants ! Léon était connu pour ses colères mémorables et Guillaume de Thouars pour son orgueil. Tu te doutes bien que les deux ne faisaient pas bon ménage ! Ni l’un ni l’autre ne supportaient la moindre contrariété et tout devait se dérouler selon leur fantaisie… ce qui provoquait de nombreux conflits ! Je me souviens qu’Olivier avait toujours des anecdotes à nous raconter, lors de
Hermance, damoiselle d’Aliénor sa première année ici, il y a quatre ans. Et Guillaume de Thouars est particulièrement susceptible !
— Le nom de cette famille me dit quelque chose… murmura Hermance d’un ton songeur. Peut-être aije entendu Père en parler, mais je ne me souviens plus à quelle occasion. Est-ce un des puissants vassaux de notre duc ?
— Oui, peut-être même le plus puissant, répondit Eudes. Il est extrêmement riche, et, par sa mère, il est le neveu de notre duc. Il se murmure même que cette dernière va épouser en secondes noces le roi d’Aragon. Il serait alors quasiment fils de roi !
— Dans ce cas, je comprends mieux pourquoi il s’attend à être obéi au doigt et à l’œil !
Tout à fait, acquiesça Eudes. Mais dans ce cas, Léon a peut-être raison de nous alerter. Prends donc garde de ne pas le contrarier et tout se passera bien.
Ils étaient arrivés à un balcon surplombant la cour d’honneur et faisaient face à l’immense porte dont les battants étaient grands ouverts et par laquelle entrait une foule nombreuse : écuyers, marchands, fermiers… Tous se pressaient, affairés : les uns
Le chevalier empoisonné
indifférents au spectacle qui se jouait autour d’eux ; d’autres, au contraire fascinés, admiraient le défilé sans fin des seigneurs et de leurs cortèges.
Se penchant par-dessus la balustrade de pierre, Eudes tendit le doigt en contrebas :
Regarde ! Tu vois cet homme à la chevelure grise et au regard d’aigle ? C’est le comte d’Angoulême, Vulgrin. À ses côtés, c’est son fils Foulques de Matha !
Celui à la chevelure de feu et dont le cheval caracole ?
Oui, celui-là même ! Ne trouves-tu pas qu’ils ont belle prestance ?
— Son fils a fière allure et monte fort bien ! Mais il ne me semble pas beaucoup plus âgé que nous.
Non. Il doit avoir un ou deux ans de plus que moi. Nos chemins se sont croisés plusieurs fois et je garde un bon souvenir de lui. Je serai heureux de le revoir. Tu l’aimeras bien, je crois.
Hermance opina du chef sans rien dire, tout en resserrant son châle autour d’elle. L’air vif avait fait rosir ses joues et de la buée s’échappait entre ses lèvres. La suite du comte d’Angoulême avait disparu,
Hermance, damoiselle d’Aliénor laissant place à l’escorte suivante. Eudes se pencha un peu pour reconnaître les armes brodées sur les tuniques des écuyers et il s’exclama, pointant du doigt un homme dont les cheveux noirs s’ornaient de quelques fils d’argent :
Et là, c’est Hugues de Lusignan qui arrive. Olivier m’a dit qu’il espérait épouser notre jeune duchesse.
Mais il est beaucoup trop vieux !
Vous exagérez un peu, Hermance ! Il n’a pas encore 40 ans ! intervint Olivier qui venait de les rejoindre à leur poste d’observation, accompagné d’Eulalie.
Cette dernière apportait le surcot d’Hermance et elle le plaça sur les épaules de sa maîtresse, qui la remercia d’un léger baiser sur la joue, avant de rétorquer :
— C’est bien ce que je dis ! Il a trois fois l’âge de notre Aliénor. Elle ferait mieux d’épouser ce Foulques que nous venons de voir ou… lui, là ! Tenez ! Regardez, Eudes, Olivier ! Qui est ce jeune seigneur qui arrive ? Qu’il est beau !
Le chevalier empoisonné
Sans laisser à ses amis le temps de se moquer de sa dernière remarque, elle leur montra un jeune garçon, qui devait avoir 13 ou 14 ans, et venait d’entrer dans la cour d’honneur. Il avait en effet fort belle allure, sur son magnifique cheval noir : ses cheveux blonds, bouclés, lui tombaient en cascade sur les épaules et son regard bleu glacier balayait la foule d’un air amusé dans lequel pointait un soupçon de morgue. Un petit garçon d’environ 8 ans, qui semblait être son double en miniature, chevauchait à ses côtés. L’air sûr de lui, il jetait par moments des coups d’œil au jeune seigneur et calquait son attitude sur la sienne, dans un jeu de miroir qui fit sourire Hermance. Ils étaient entourés d’une suite nombreuse – écuyers, serviteurs, pages – qui caracolait derrière eux.
Que leur livrée est belle ! s’enthousiasma Eulalie en admirant le cortège.
D’argent, au sautoir d’azur chargé de cinq roses du champ, décrivit Olivier, les armes de la famille de Thouars de Pouzauges !
Hermance, damoiselle d’Aliénor
— C’est le neveu de notre duc, Guillaume, vicomte de Thouars, dont je te parlais, Hermance. Il doit être accompagné de son frère Geoffroy, indiqua Eudes.
C’est lui le fameux seigneur dont nous devons nous méfier ? Il a pourtant l’air fort avenant !
Qui t’a dit de te méfier de lui ? demanda Eulalie à sa maîtresse.
— Léon de Neuvicq, qui assiste le frère Jean dans le scriptorium !
Léon entretient une vieille rancune contre Guillaume de Thouars, mais sur ce point, il a raison, acquiesça Olivier. Le vicomte a l’âme aussi retorse que son visage est beau…
Si jeune ?
Oui… Il souhaite, lui aussi, épouser sa cousine Aliénor et allier ainsi la famille de Thouars à celle des ducs d’Aquitaine. Ne vous fiez pas à ses sourires : chacun d’eux n’est là que pour servir ses intérêts !
Comme pour confirmer ses dires, Guillaume leva les yeux au même moment et aperçut Hermance. Il sembla charmé par l’apparition, lui adressa un
Le chevalier empoisonné grand sourire et, accompagnant son geste d’un large mouvement du bras, il s’inclina en forme d’hommage à celle qui l’observait. Hermance, les joues cramoisies, recula d’un bond et, ce faisant, heurta Olivier. Ce dernier passa un bras protecteur autour des épaules de son amie et l’entraîna vers l’intérieur du bâtiment tandis qu’Eulalie jetait un dernier regard dans la cour d’honneur. Le jeune seigneur avait poursuivi son chemin, ayant sans doute déjà oublié la jeune fille qu’il avait troublée.
Cette gente mie / Qui soudainement rougit / Est à nulle pareille… heu… heu…
Eudes avait entamé un poème grandiloquent et l’accompagnait de gestes théâtraux, mais il s’interrompit en bafouillant sous les rires de ses amis. Cette diversion avait permis à Hermance de retrouver ses esprits et elle se joignit au concert de gentilles moqueries qui fusaient : Tu seras bien en peine de déclamer une chanson de ta composition à notre jeune duchesse, mon pauvre ami ! s’esclaffa-t-elle en descendant l’escalier aux côtés d’Eulalie.
Hermance, damoiselle d’Aliénor
Cette dernière ajouta, piquante : Fort heureusement, il te reste plusieurs jours pour t’améliorer. Tu es meilleur assistant herboriste que poète !
Eudes, penaud, les suivait en ressassant les vers dans sa tête : il trouverait bien un moyen de les embellir et saurait éblouir toute la cour ducale, il s’en faisait la promesse ! Tandis qu’il ruminait ainsi ses pensées, Hermance essayait d’en savoir plus : Olivier, pourquoi dites-vous tant de mal du vicomte de Thouars ? Je lui trouve belle figure et pourtant vous semblez dire que son âme est bien noire…
Cela te surprend donc, Hermance ? s’étonna Eulalie. Tu sais pourtant qu’il ne faut pas se fier aux apparences. Ne t’es-tu pas toi-même fait prendre au jeu d’Is…
— Hum ! l’interrompit sa sœur de lait, ne souhaitant pas que le sujet d’Isolde soit abordé devant Olivier, qui était ami avec elle. Soit, soit. Sans doute as-tu raison. Mais alors, de quoi dois-je me méfier, Olivier ?
Le chevalier empoisonné
— Eh bien, évidemment, je ne suis sûr de rien, mais je pense qu’il va essayer de profiter de ces quelques jours de festivités pour se rapprocher de notre jeune duchesse. Il ne faudrait pas qu’il lui tende une embuscade ou la compromette et qu’elle soit obligée de l’épouser.
Le duc Guillaume serait forcément furieux si tel était son dessein… Piéger son héritière ! Vous y croyez vraiment ?
Je ne sais pas. Je veux espérer qu’il ne tentera rien pendant son séjour. Qui sait ? Peut-être s’est-il amendé depuis la dernière fois que nos chemins se sont croisés.
Olivier en doutait, mais il préféra ne pas trop en dire : après tout, le vicomte de Thouars avait peutêtre changé.
Il se contenta donc de hausser les épaules d’un air fataliste et changea de sujet : les préparatifs du tournoi qui opposerait tous ces fiers seigneurs quelques jours plus tard étaient bien avancés et un grand champ à l’extérieur de la ville avait été choisi comme lieu d’affrontement. Les menuisiers
Hermance, damoiselle d’Aliénor du duc travaillaient déjà à ériger des clôtures et des gradins depuis lesquels la cour pourrait admirer les différentes joutes.
Êtes-vous allées voir leur ouvrage ? Maintenant que les seigneurs arrivent, leurs écuyers vont dresser leurs tentes aux abords de la lice, le spectacle sera magnifique !
— Leurs tentes ? s’étonna Eulalie, mais ce château est immense ! Le duc Guillaume ne peut-il tous les loger ?
Si, bien sûr ! s’exclama Olivier dans un grand éclat de rire. Elles ne serviront que pendant le tournoi, pour que les chevaliers se reposent ou – dans le pire des cas – s’ils devaient être blessés, afin d’être soignés.
Mais il doit falloir du temps pour les monter, non ? s’enquit Hermance. Nous pourrons aller les admirer demain ou après-demain. Pour l’heure, je pense que nous devons nous rendre auprès d’Aliénor, ou nous aurons un blâme ! Eulalie, je te retrouve ce soir.
La jeune fille lança un baiser du bout des doigts à sa sœur de lait et, attrapant Eudes par la main, l’entraîna à sa suite en courant.
Le chevalier empoisonné
Eulalie s’apprêtait à quitter les lieux à son tour lorsqu’elle sentit la main d’Olivier sur son bras.
— Eulalie, j’étais sérieux tout à l’heure. Il nous faudra réellement nous méfier du vicomte de Thouars.