Basile et l'enfant roi

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BÉNÉDICTE DELELIS

ILLUSTRATIONS DE BETHANY STANCLIFFE

mame

Il était une fois un petit garçon qui habitait un pays très froid, dans lequel on ne voyait guère souvent le soleil : le royaume des Hautes¯ Glaces.

Dans ce pays, il y avait un château gris, très grand, avec tout plein de fenêtres, de portes, de petites tourelles biscornues et d’étages. Le sol de ce château était couvert de grandes dalles de marbre blanc et noir. Sur les murs étaient suspendus d’immenses tableaux pâles, avec très peu de choses dessinées dessus, genre ocre avec un point vert, ou cyan avec un trait rouge. Quand on se promenait dans les pièces, interminables, ça résonnait drôlement. Au milieu du vestibule, un escalier magistral avait l’air de surveiller les arrivants d’un air suspicieux ; il était énorme et tout en pierre blanche, sans le moindre tapis pour si l’on voulait courir pieds nus.

Dans ce château, les plafonds étaient si hauts qu’on ne savait même pas à quoi ils ressemblaient ; ils paraissaient ensevelis dans les lointains.

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Dans le château gris vivaient Maman, Papa et leurs quatre garçons. Le premier garçon s’appelait Eustache, le second, Hippolyte, le troisième, Oscar, et le quatrième, Basile. Ils avaient des prénoms de France, un peu surprenants dans ce pays de glace, parce que Maman trouvait tout ce qui venait de Paris très élégant.

Papa était Premier ministre du royaume, et Maman, ministre des Montgolfières. On ne se rend pas compte, comme ça, mais c’était un travail gigantesque, parce qu’au royaume des Hautes Glaces, les habitants se déplaçaient principalement en traîneau, à skis et… énormément en montgolfière.

Si l’on voulait un morceau de pain d’épices, un paquet de bonbons, ou aller dire bonjour à sa grand-mère, hop ! on s’installait dans la montgolfière, on mettait les gaz, et en avant !

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En outre, les règles de circulation étaient extrêmement strictes, ce qui donnait à Maman un souci fou et quasiment des cheveux blancs. Par exemple, il fallait une montgolfière différente pour chaque saison. Comme dans cette contrée l’hiver est très long, il y avait les montgolfières rouges pour le début de l’hiver, les bleues pour le milieu, les dorées pour la fin (pour se donner du courage !) et puis, pendant les quelques semaines de printemps et d’été, on sortait les montgolfières vertes et jaunes. Le seul jour dans l’année où on avait le droit de mélanger toutes les couleurs, c’était Noël. Là, c’était le feu d’artifice !

Quant à Papa, il était encore plus affairé que Maman. Lorsque les quatre garçons venaient lui montrer leur carnet de notes, une fois par trimestre, ils l’apercevaient de loin, au-dessus d’un grand bureau marron foncé très haut, sous des lunettes qu’il mettait très bas sur le nez s’il n’était pas content.

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Comme Maman et Papa étaient très occupés par les choses compliquées des grandes personnes qui leur donnaient des visages à rayures, tout plissés de soucis, il y avait, à la maison, madame Touléjour. Madame Touléjour, à force de courir du matin au soir avec un agenda de papier dans la main, était très petite et tout aplatie. Son métier à elle, c’était de crier, de-ci, de-là, dans les étages du château, ou bien de faire sonner des clochettes.

À 8 h 08, par exemple, retentissait la clochette pour la gymnastique de Monsieur Eustache. À 8 h 14, celle de l’équitation sur glace de Monsieur Hippolyte. À 9 h 03 carillonnait le devoir sur table de mathématiques de Monsieur Oscar. De 10 h 28 à 10 h 43, Maman et Papa se retrouvaient, toujours au son de la clochette de madame Touléjour, pour s’embrasser entre le vol vers Oslo de Papa, qui avait un sommet de Premier ministre, et la présentation de la nouvelle collection fin d’hiver pour les poignées de portes cuivre et or des montgolfières de Maman.

Enfin, vous voyez le tableau ! Ces longues journées requéraient de madame Touléjour toutes ses facultés de concentration et lui donnaient une bien mauvaise mine.

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Dans le château gris, il y avait aussi monsieur Grenouille, avec ses cheveux en pagaille, qui s’occupait du jardin, et monsieur Asperge, qui venait directement de Paris pour préparer sa cuisine qui ne fait pas grossir.

Ah oui ! Parce que deux lois silencieuses et implacables sévissaient dans ce château gris. Ce qu’on ne disait pas vraiment mais que tout le monde savait, c’est que dans le château gris, on avait le droit de faire quasiment tout ce qu’on voulait, à condition que chacun reste mince et sportif, et qu’il soit le premier dans l’activité qu’il s’était choisie. Mince et le premier, voilà qui résumait les règles du château gris. Pour le reste, tout était bien.

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Dans cet étrange et trop vaste château gris, il y avait aussi Nounou. Nounou était ronde et confortable comme une brioche dorée. Elle était… comment vous dire ? Insubmersible. Devant elle, le général de l’armée américaine, ou même celui de l’armée russe, n’aurait pas osé mettre le doigt de pied sur la pelouse, si elle avait levé simplement l’un de ses sourcils d’un air désapprobateur.

Nounou était plus forte que Maman, Papa, plus forte que madame Touléjour. Nounou décidait. Si l’un des garçons avait un rhume, rien ne faisait ployer Nounou, qui ordonnait qu’il reste bien au chaud sous l’édredon à boire des tisanes : ni la compétition de ping-pong ou de géométrie, ni la remise des prix. Rien.

Nounou faisait des gâteaux très gras et plein de sucre, en cachette de monsieur Asperge, et dissimulait des bonbons sous l’oreiller. Nounou chantait des chansons, racontait des histoires, soignait les bobos, et surtout… elle n’était jamais pressée. Jamais. Nounou se moquait de toutes les clochettes du monde. Elle avançait dans la vie de son petit pas, tranquille et lent. Brave, elle ne craignait ni les araignées, ni la grisaille, ni le froid. Elle craignait simplement le rhume, qu’elle pourchassait à grand renfort de cataplasmes, de sirops gluants et de bouillottes.

Mais ce qui faisait encore plus peur à Nounou que le rhume, c’était que son p’tit Basile ne d’vienne « haut », affirmait-elle, l’œil menaçant. Mais ça, Basile n’avait jamais très bien compris pourquoi. Vous savez, vous, ce que ça veut dire, devenir « haut » ?

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Eustache, l’aîné des quatre garçons, était très fort en gymnastique. Vraiment très fort. Il savait se courber comme un fil de guimauve et faire des drôles de roues en sautant sur lui-même mieux que personne.

Hippolyte, le second, était le meilleur cavalier du royaume. Toutes les filles, prétendait-il, le regardaient avec admiration, et cela leur donnait les joues qui rosissent. Nounou haussait toujours le sourcil quand il racontait cela, alors vite, Hippolyte toussotait et changeait de conversation.

Oscar, le troisième, avait le cerveau de Papa, disait Maman. Quand il serait grand, il aurait un bureau marron très haut, comme Papa, et des lunettes rondes qu’il mettrait très bas quand il serait fâché que ses petits garçons n’aient pas des bonnes notes.

Basile était le petit dernier. Il était un peu rond parce qu’il aimait passionnément les biscuits de Nounou. Il était distrait, rêveur, et toujours anxieux. Dès qu’il fallait passer une évaluation ou un examen, il devenait rouge, bleu, vert, il transpirait, il avait chaud, puis très froid, et… il rendait sa feuille toute blanche. Si quelqu’un le regardait, il ne savait plus ni faire la roue, ni monter à cheval, ni même dire quel était son gâteau préféré. Rien. Sa tête devenait vide et muette comme la cave d’Ali Baba après que les voleurs sont venus en piller tous les trésors.

Et depuis son enfance, Basile entendait Papa et Maman dire, en baissant un peu la voix, d’un ton qu’il devinait ennuyé :

« Décidément, Basile ne fait rien comme tout le monde… »

Chaque jour, Basile rentrait de l’école à skis. À cette heure, le soleil brillait sur la neige et il faisait doux, aussi Basile se promenait-il souvent les bras nus, ce qui contrariait Nounou à cause du rhume.

C’est ainsi qu’un après-midi, glissant sur l’étendue blanche et silencieuse, il vit surgir du chemin d’en face un drôle de petit bolide qui semblait foncer droit sur lui.

« Tiens, se dit-il, une petite fille ! »

Elle était bien jolie. Son bonnet rouge était un peu mal mis sur le dessus de sa tête, et deux tresses blondes comme des rayons de miel voltigeaient dans la lumière.

« Au secours ! criait la petite fille en secouant ses bras comme les ailes d’un moulin à vent. Pousse-toi ! Je ne sais pas m’arrêter ! »

Près de Basile se trouvait une large clôture de fil de fer barbelé. Elle entourait un champ où, au printemps, on installait les chèvres de monsieur Bosco, le fermier. En un clin d’œil, Basile comprit la situation. Il voyait le joli visage tendre sous le soleil, et le fil menaçant, avec ses piques prêtes à déchiqueter.

« Sapristi ! songea-t-il. Cette petite fille va se faire embrocher sur le barbelé ! »

S’avançant comme l’éclair au-devant d’elle, Basile la saisit au vol et lança son bras en avant pour protéger la mignonne figure. La fillette rebondit sur lui comme une petite balle et s’effondra, juste devant la clôture pointue.

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