La Comtesse de Ségur, une aristocrate russe en France

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La Comtesse de Ségur

russe en France Une aristocrate

GERTRUDE DORDOR

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Une aristocrate

russe en France

GERTRUDE DORDOR

I UNE ENFANCE RUSSE

Chapitre 1

Une éducation rigoureuse Sophie ne fut pas punie de sa désobéissance. Sa maman pensa qu’elle l’avait été par la frayeur qu’elle avait eue et qu’elle ne recommencerait pas1 .

Depuis le début de la matinée, Sophie était très excitée. Elle était née le 19 juillet2 1799 et pour son quatrième anniversaire elle avait enfin obtenu ce qu’elle voulait. Après avoir réclamé, insisté, supplié, elle avait enfin l’autorisation d’accompagner sa maman en forêt.

1. La Comtesse de Ségur, Les Malheurs de Sophie.

2. On trouvera parfois la date du 1er août, qui est calculée selon le calendrier byzantin.

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Ékaterina Rostopchine, la mère de Sophie, ancienne dame d’honneur à la cour de l’impératrice Catherine II, était une femme cultivée mais froide et cassante. Elle haïssait la frivolité, détestait les marques d’affection et exigeait la perfection en tout. Il fallait être docile, obéissant, se taire. Sinon l’éventail des punitions s’abattait sur le ou la coupable. Le registre répressif allait de la privation de dîner aux coups de fouet en passant par le cabinet noir.

Cependant, à y regarder de plus près, elle ne trouvait de broutilles à reprocher qu’à sa dernière fille. Alors que les deux aînés, Serge et Nathalie, n’encouraient presque jamais les foudres de leur mère, Sophie avait goûté de tout !

Aujourd’hui, pour l’anniversaire de l’enfant, la terrible mère avait fini à contrecœur par accepter de l’emmener se promener au-delà du jardin. Pour autant, était-ce vraiment souhaitable ? Devant l’animosité d’Ékaterina vis-à-vis de la petite fille, on pouvait redouter le pire…

La famille du comte Fédor Rostopchine partageait son temps entre Saint-Pétersbourg, où vivait la cour du tsar3

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3. La Russie était dirigée par un empereur appelé « le tsar ».

Alexandre Ier (ou Moscou, la capitale de l’empire russe) et le domaine de Voronovo, que le papa de Sophie avait acheté quelques années auparavant.

Situé à cinquante verstes4 de Moscou, le domaine comportait un très grand château entouré d’un parc immense mais les enfants n’allaient jamais au-delà du jardin d’agrément. Ils savaient qu’au loin des étangs séparaient des prairies et des bois. On racontait aussi que de larges routes traversaient des forêts et permettaient de relier des villages entre eux. Tout cela, mais aussi les quatre mille serfs5 qui peuplaient et cultivaient les terres alentour appartenaient à leur père !

Pour la première fois, Sophie allait découvrir ce monde inconnu et sûrement merveilleux. Elle était grisée à l’idée de pénétrer dans les bois que sa niania6 affirmait peuplés de loups !

« Sophie, va mettre de bonnes chaussures, nous allons marcher longtemps et tu ne devras pas traîner car je ne ralentirai pas pour t’attendre. »

4. Ancienne unité de distance en Russie : une verste égale 1 067 mètres.

5. Hommes et femmes attachés au domaine d’un seigneur.

6. Nourrice.

Une éducation rigoureuse
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Pour une fois, la petite fille obéit aussitôt et, deux minutes plus tard, se précipita sur le perron pour y retrouver sa mère.

Escortée de deux dogues7 féroces que Sophie n’avait vu que dans le chenil, la comtesse Rostopchine toisa sa fille et lui enjoignit de la suivre d’un simple coup de tête. Un solide bâton à la main, elle se dirigea d’un pas rapide vers les bois. Sophie, des éclairs de joie dans les yeux, fit une grimace pour narguer Serge et Nathalie et s’empressa de suivre sa mère en trottinant.

Lorsqu’elles arrivèrent au sous-bois épais, l’enfant commençait à fatiguer et sa mère, qui l’avait remarqué, lui lança : « Tu as voulu venir, je t’avais prévenue ! Tu dois absolument me suivre sinon tu vas te perdre… »

L’épaisse couche d’humus étouffait les bruits de pas et la distance entre les deux marcheuses grandissait mais Sophie ne s’en souciait pas. Les deux chiens ne cessaient de faire des allers-retours entre la mère et la fille, et leur présence la rassurait.

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7. Un dogue est un chien à la mâchoire et à la musculature puissantes.

Soudain, elle aperçut des taches rouges au milieu d’un parterre de fougères. Elle s’enfonça sous les taillis et découvrit un tapis de fraisiers. Des fraises des bois ! Vite, elle s’accroupit et cueillit avec gourmandise des dizaines de petits fruits mûrs à point qui dont le jus dégoulinait sur sa robe. Un vrai délice…

Après sa dégustation imprévue, elle se releva pour découvrir qu’elle ne savait plus très bien quelle direction sa mère avait prise. Qu’importe ! Les dogues étaient toujours là.

Ils marchèrent ensemble pendant quelques minutes quand soudain, l’un des molosses gronda. Le second se mit à aboyer et Sophie s’arrêta. Les deux chiens regardaient un épais buisson enserré par des ronces. Devenus nerveux, ils tournaient en rond autour de Sophie. Tétanisée par la peur, elle scruta le fourré : un ours énorme la regardait.

Elle se rappela tout d’un coup ce que sa niania avait raconté la semaine dernière : des enfants avaient été dévorés par des bêtes semblables et des paysans avaient retrouvé leurs corps sanguinolents.

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Tout entière saisie de tremblements, Sophie ne bougeait plus. L’ours sortit du buisson mais aussitôt, les deux molosses aboyèrent et, la gueule pleine de bave, se jetèrent sur la bête qui s’enfuit en poussant des grognements sauvages.

Le retour parut une éternité à la petite fille, que les deux chiens escortaient toujours. À leur arrivée au château, l’enfant trébuchait de fatigue, tremblait de peur et des larmes traçaient des rigoles grises sur ses joues rouges. Des taches de boue mêlées à des coulures de fraises maculaient sa robe de percale blanche. On aurait pu la confondre avec la fille d’un moujik8 et elle faisait

pitié !

La comtesse Rostopchine, plantée sur le perron, bras croisés sur sa maigre poitrine, surveillait leur procession. Elle félicita ses dogues d’une caresse et, jetant un regard hostile vers Sophie, elle lança froidement : « Cela vous apprendra à désobéir et à vous distraire quand je vous demande de me suivre… Pour la peine, vous serez privée de dessert. »

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8. Paysan russe.

Chapitre 2

Le retour de Fédor

Oui, pas mal, pas mal ; vingt mille hectares de bois, dix mille de terres à labour, vingt mille de prairies.

Oui, c’est une jolie terre : quatre mille paysans, deux cents chevaux, trois cents vaches, vingt mille moutons et une foule d’autres bêtes. Oui, c’est bien9 .

« Mademoiselle Sophie ! Dépêchez-vous… Votre maman vous appelle et s’impatiente. »

Sophie avait bien entendu sa mère mais elle n’avait aucune envie d’arrêter son activité. Assise par terre, armée d’une grosse paire de ciseaux chapardée dans

9. La Comtesse de Ségur, Le Général Dourakine.

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l’office, elle s’efforçait d’égaliser les cheveux de sa poupée. Peine perdue ! D’un côté, on voyait toute l’oreille et de l’autre, ça pendouillait lamentablement.

De rage, elle coupa une grosse mèche. Le résultat était horrible.

« Elle est vraiment moche maintenant », murmurat-elle avec une moue de dégoût.

Énervée, la petite fille lança les ciseaux sur le guéridon, balança sa poupée et se releva.

« Allons, Mademoiselle, calmez-vous et approchez que je vous recoiffe un peu ! »

La bonne n’avait pas terminé sa phrase que Sophie avait déjà filé. L’enfant galopa jusqu’à l’immense escalier qu’elle dévala à toute allure. Une fois de plus elle serait grondée, mais elle s’en moquait.

Sophie aimait ce domaine à la folie. Voronovo était un château merveilleux avec ses enfilades de pièces, ses recoins et ses multiples escaliers. Elle s’amusa à glisser sur les parquets qu’une armée de serfs astiquaient chaque matin. En traversant le deuxième salon elle évita de justesse plusieurs fauteuils. La jolie figurine en

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porcelaine de Saxe placée sur une petite table aux pieds légers trembla une fois de plus.

Après le troisième salon elle entendit des voix et sourit quand elle reconnut le tonnerre de celle de son père adoré. Il était revenu et la sévérité de sa mère allait enfin cesser.

La famille était réunie dans le boudoir bleu.

En apercevant la haute silhouette de Fédor Rostopchine, le cœur de Sophie palpita. Sanglé dans son uniforme magnifique, avec toutes ses décorations, qu’il était beau ! Comme elle aimait ce père si brave et si joyeux. Elle courut vers lui mais fut stoppée dans son élan par un pincement vigoureux. Sa mère l’avait empoignée et l’apostropha durement :

« Alors Mademoiselle, on prend son temps ? Quand on vous appelle, vous devez venir aussitôt. Et vous auriez pu vous recoiffer pour accueillir votre père… »

Le général Rostopchine souriait avec bonhomie et il ouvrit grand ses bras quand Sophie réussit à s’échapper de l’étreinte de sa mère.

« Ma Sophaletta, tu as encore grandi ! Quelle belle mine tu as… » ajouta-t-il de sa grosse voix rocailleuse.

Le retour de Fédor
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Et il la couvrit de baisers sonores en la soulevant très haut. Sophaletta était le surnom qu’il employait pour parler de sa fille préférée.

« Allons Ékaterina, ne faites pas cette tête-là, n’est-elle pas mignonne ma Sophaletta ? »

La bouche pincée, le regard froid, la comtesse Rostopchine regardait cette scène de retrouvailles avec mépris. Quelle idée d’afficher ainsi son affection ! Pour cette fille, en outre si désobéissante et si peu soignée. Il était vrai qu’avec ses cheveux ébouriffés et coupés courts, ses joues rouges où deux fossettes dessinaient des virgules, ses chaussettes qui tombaient sur des souliers crottés, Sophie ressemblait plus à une petite paysanne qu’à la fille des propriétaires du domaine.

Pourtant le général Rostopchine fondait d’amour devant cette enfant joyeuse, aux yeux gris pétillants d’intelligence qui croquait la vie avec tant de curiosité.

Le gros problème pour la petite Sophie était que son père était souvent absent…

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Chapitre 3

Un invité inattendu Ils convinrent que Romane, qui parlait parfaitement l’anglais, et qui, en qualité de Polonais, avait du type blond écossais, passerait pour un gouverneur anglais que le général faisait venir pour ses neveux 10 .

Ce soir-là, la famille s’était rassemblée avant dîner tout au bout des salles de réception, dans l’une des bibliothèques aux murs couverts de rayonnages. C’était l’une des rares pièces un peu chaleureuses, avec ses dimensions beaucoup plus modestes que les autres. Les lourds rideaux de taffetas avaient été tirés et dans la

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10. La Comtesse de Ségur, Le Général Dourakine.

monumentale cheminée un bon feu essayait de faire oublier que dehors il gelait à pierre fendre.

Fédor Rostopchine, une loupe à la main, scrutait une carte de la Sibérie, tandis que sa femme brodait un ouvrage. Leurs deux aînés occupaient une banquette. Serge, qui venait de fêter ses neuf ans, et Nathalie, ses sept ans, feuilletaient les pages d’un gros livre.

À moitié cachée derrière un rideau, collée à l’une des quatre portes-fenêtres, Sophie contemplait la tempête. Le vent rugissait comme un monstre et la neige, qui voletait en tourbillons, couvrait presque entièrement la balustrade de la terrasse. De temps à autre le hurlement lugubre des loups rappelait que ces bêtes sauvages n’hésitaient pas à s’approcher du château à la tombée de la nuit.

Soudain, une rafale ouvrit brutalement la porte-fenêtre sur laquelle l’enfant s’appuyait. Le froid, le vent et la neige s’engouffrèrent dans la pièce… Sophie, surprise par cette bourrasque tomba en arrière… sur les fesses.

« Quelle idée de vous poster à cet endroit ! Une fois de plus, vous ressemblez à une souillon… Pour la peine, vous serez privée de dîner. »

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Tout prétexte était bon pour que madame Rostopchine punisse sa fille. Elle n’éprouvait qu’aversion à son égard. La voir l’importunait et la mettait de méchante humeur.

Fédor s’interposa :

« Allons, allons, ce n’est pas bien grave. Je lève la punition car je veux mes enfants près de moi quand entrera le cadeau que je leur ai apporté de Moscou… »

Un cadeau, Moscou… Ces deux mots eurent un effet immédiat. Tous trois s’approchèrent de leur père qui agita une sonnette.

Boris le majordome entra, claqua les talons et s’inclina. Barbu et le cheveu long, sa longue tunique était serrée à la taille par une ceinture de couleur vive tandis que son pantalon de lainage entrait dans ses bottes fourrées.

« Fais entrer monsieur Lacour… »

Boris ouvrit la porte du vestibule et un petit bonhomme chétif entra d’un pas hésitant. Intimidé il salua Fédor et les enfants et plongea vers madame Rostopchine dans une courbette un peu ridicule. Son habit à la française, culotte arrêtée aux genoux, chaussures à boucle et redingote cintrée rappelaient l’ancienne mode des Français, quand ils avaient un roi. Cela n’étonna pas les enfants

Un invité inattendu
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qui avaient déjà vu pareil accoutrement chez leurs cousins Tolstoï. Cette admiration pour tout ce qui venait de la France de l’Ancien Régime11 était partout à la mode dans les familles aristocratiques !

« Les enfants, voici votre nouveau professeur, ajouta Fédor. Il est Français mais vous parlera aussi allemand et italien. En revanche, qu’il ne s’avise pas de vous mettre dans la tête les idées révolutionnaires des nouveaux philosophes, sinon je lui promets le bagne en Sibérie ! »

Le général partit alors d’un énorme rire en cascade tandis que monsieur Lacour verdissait de peur.

Serge, Nathalie et Sophie entourèrent aussitôt le nouveau venu et lui posèrent mille questions. Comme les autres enfants de l’aristocratie russe, les petits Rostopchine s’exprimaient en français, en allemand et en italien. Bien souvent ils ne connaissaient pas un traître mot de russe, qui était la langue des paysans !

UNE ENFANCE RUSSE
11. La France d’avant la Révolution.

Chapitre 4

Les habitués de Voronovo

Peut-on attribuer cette vocation à la présence, en Russie au château de Voronovo où vivait la famille Rostopchine, d’un médecin à la personnalité très forte, le docteur Kraft 12 ?

Depuis que le tsar Paul Ier, dont il avait été le favori et le ministre, avait été assassiné, le général Rostopchine s’était éloigné de la cour du nouvel empereur Alexandre Ier. À Voronovo, au milieu de ses enfants, le caractère volcanique de Fédor s’apaisait.

12. Marie-José Strich, La Comtesse de Ségur et la santé.

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Il ne se lassait pas d’écouter les historiettes de Sophie auxquelles personne ne comprenait rien. Il aimait sa vivacité, son originalité et l’audace qu’elle manifestait parfois vis-à-vis de sa mère.

Un jour que l’enfant avait modifié un livre pour dissimuler la faute qu’elle venait de faire en le recopiant, Ékaterina avait moqué sa vilaine écriture mais Sophie lui avait répondu :

« Qu’avez-vous besoin de lire ce que j’écris ? Vous avez tant de livres ! »

Fédor avait souri avec indulgence. Ils se ressemblaient tellement tous les deux : emportés, colériques mais capables de passer du rire aux larmes en un instant.

Il n’y avait que leurs santés qui divergeaient. Sophie était solide comme une paysanne robuste alors que son père souffrait du foie, de l’estomac, de rhumatismes et d’insomnies.

Ces raisons poussèrent Fédor à engager un médecin. Il aurait du travail avec ses enfants, Ékaterina, ses paysans et tous ceux, amis ou relations, qui venaient s’installer parfois plusieurs mois sur le domaine !

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Le docteur Kraft arriva d’Allemagne avec sa famille et un vaste appartement lui fut proposé dans l’une des ailes du château, mais tout le monde se retrouvait dans la salle à manger démesurée pour déguster des bortschs13 roboratifs !

Le médecin tenta en vain de convaincre les Rostopchine d’adopter des lits à l’européenne un peu confortables. Il les exhorta à chauffer un peu les chambres mais le docteur mourut le premier. Toutefois sa femme et ses enfants restèrent les hôtes de Voronovo !

Une famille d’Écossais fut aussi invitée à vivre dans le château. Le père était agronome et fut chargé d’apprendre aux paysans de nouvelles techniques d’agriculture. Les Paterson amusaient beaucoup les enfants avec leur accent écossais.

On pouvait également croiser dans les immenses salons un vétérinaire, monsieur Reiner, recruté à Berlin. Comme sa conversation était agréable et qu’il jouait bien du violon, il partageait les repas des Rostopchine. Mais son activité principale consistait à gérer les

Les habitués de Voronovo
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13. Variété de soupe russe.

deux cents chevaux des magnifiques écuries. Chaque animal avait sa stalle et tous les matins un serviteur, souvent suivi de Sophie, allait distribuer deux cents morceaux de pain noir.

Tout ce monde, ainsi que des familiers ou des cousins pauvres animaient le domaine de Voronovo.

Pas besoin de prétexte pour qu’il y ait la fête à Voronovo. Les habitués étaient si nombreux que les cuisiniers mitonnaient régulièrement pâtés, gibelottes de lapin, montagnes de cailles farcies. À la fin des repas, crèmes renversées, macarons et pyramides de fruits s’étalaient sur les immenses tables dressées dans la salle de bal.

UNE ENFANCE
RUSSE

Chapitre 5

Une déchirure dans l’entente familiale

Comment ! Tu ne peux même pas boire un verre d’eau ? Rien absolument jusqu’au dîner ; et au dîner un verre seulement 14 .

Avec le temps, l’éducation des enfants ne s’adoucissait pas. Ils étaient toujours élevés à la dure. Ékaterina voulait que, même en hiver, ils ne soient pas trop couverts pour s’habituer au froid, et par tous les temps Sophie portait une petite robe de percale. La terrible mère exigeait qu’ils mangent peu et qu’ils ne boivent jamais entre les

14. La Comtesse de Ségur, Les Petites Filles modèles.

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repas. Sophie, dotée d’un excellent appétit et qui était gourmande, cherchait et trouvait toujours le moyen de satisfaire son envie de grignoter ! Par exemple, elle profitait de la distribution du pain noir aux chevaux pour chiper un ou deux quignons de pain rassis qu’elle cachait ensuite dans la commode de sa poupée !

Malgré l’éloignement provoqué par son demi-exil, Fédor se tenait au courant des événements politiques. Les rumeurs les plus noires évoquaient un grave péril. Un général français, Bonaparte, devenu empereur sous le nom de Napoléon Ier, s’était mis en tête de défier toute l’Europe. Le 20 octobre 1805 à Ulm, son armée avait encerclé les troupes autrichiennes, qui capitulèrent, puis elle écrasa les Russes du général Koutouzov à Austerlitz le 2 décembre.

C’était loin d’être fini et le terrible Français poursuivait ses conquêtes. Fédor, accablé de tristesse, apprenait deux ans plus tard une autre défaite russe à Friedland. Il voulait se rendre utile pour son pays mais ne pouvait agir qu’en se rapprochant de la cour.

Alors Rostopchine décida de quitter Voronovo et de partir pour Moscou. Il fallait y loger sa famille et il

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acheta le château de Sokolniki situé à une heure du Kremlin15.

Pour Sophie le changement de vie apparut comme une aubaine.

« Maman oubliera sans doute de me punir et ses obligations auprès de la tsarine l’éloigneront sûrement de la maison… »

Le départ fut fixé en novembre. Les préparatifs achevés, les serfs chargèrent les bagages sur les traîneaux. Ékaterina, qui était enceinte d’un quatrième enfant, se fatiguait vite et personne ne s’occupait de Sophie. Elle fila en cuisine et fourra des gimblettes16 dans les poches de sa robe. Ensuite elle galopa jusqu’au haras pour faire ses adieux aux chevaux qu’elle adorait. Avant de regagner la maison, elle remplit une gamelle avec l’eau d’une mangeoire pour se désaltérer une dernière fois.

Le voyage ne fut pas une mince affaire et huit jours de traîneau furent nécessaires pour atteindre leur nouveau château. Des postillons galopaient en avant pour voir l’état des routes et repérer des auberges où s’arrêter tandis

15. Résidence officielle des tsars située à Moscou.

16. Petit gâteau sec en forme de couronne.

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qu’une armée de domestiques qui avaient devancé le convoi astiquaient et préparaient la demeure des maîtres. Des fourgons surchargés de malles suivaient leur convoi. Les enfants riaient beaucoup car les chemins affreux secouaient leur traîneau et il n’était pas rare que l’un ou l’autre soit jeté au bas de la banquette comme un fruit mûr. Peu leur importait le vent glacé qui se faufilait dans les interstices des portières, tellement ils étaient excités de découvrir un monde nouveau.

L’approche de Moscou fut un émerveillement. Le soleil couchant scintillait sur les centaines de coupoles dorées des églises. Plus près, les quartiers populaires, tout en bois et qui grouillaient de monde, les effrayèrent. En approchant de leur nouvelle demeure, les maisons de pierre aux décors sculptés surchargés les étonnèrent.

Serge, Nathalie et Sophie furent enchantés en pénétrant dans le palais de Sokolniki. Dans l’entrée trônait le portrait géant du tsar Paul Ier. Sophie grimaça :

« Mon parrain a l’air drôlement farouche ! Heureusement qu’il est mort, sinon j’aurais eu peur d’aller le saluer… »

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Fédor était fier de tout : les plantes exotiques dans le vestibule, l’escalier orné de lauriers gigantesques, l’étage avec ses salles de réception et un appartement pour sa femme. Pour lui, le choix fut simple. Il s’installa au deuxième étage. Son refuge comportait un salon, un bureau, une bibliothèque. Sa chambre était reléguée au bout d’un couloir. Cette petite pièce sans feu avec un lit de camp en planches lui suffisait.

Un dernier escalier conduisait à une multitude de chambres pour Serge âgé de dix ans, Nathalie qui en avait huit et Sophie un peu plus de sept. Sous les toits s’entassaient les domestiques.

Bien sûr, Fédor reprit les bonnes habitudes de Voronovo et continua de tenir table ouverte.

Les enfants apercevaient parfois le tsar Alexandre Ier. Il portait toujours un habit chamarré d’or, de hautes bottes vernies noires. De superbes plumes blanches accrochées à son chapeau virevoltaient quand il caracolait sur son magnifique alezan17 empanaché d’or…

Une
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17. Cheval à la robe couleur fauve.

En avril, Ékaterina regagna Voronovo et accoucha d’une ravissante petite-fille, Lise. Tout allait bien, sauf sur le terrain de la guerre. La situation empirait. Napoléon et son armée venaient de pénétrer dans Varsovie en Pologne, le pays voisin ! Malgré cela, une nouvelle plus terrible encore allait faire chanceler Rostopchine. Ékaterina, sa chère épouse, venait de se convertir au catholicisme ! Non seulement c’était la religion de l’ennemi, ce Français haïssable qui comptait dominer l’Europe, mais surtout, la religion officielle en Russie, celle du tsar, c’était la religion orthodoxe…

Fédor ressentit cette décision comme une trahison. Sa réaction fut violente, colérique, bruyante. Après d’effrayantes vociférations, il n’adressa pas la parole à sa femme pendant une semaine, mais au bout de dix jours, il pardonna.

UNE ENFANCE RUSSE
Table
matières I - UNE ENFANCE RUSSE Chapitre 1 : Une éducation rigoureuse..........................................5 Chapitre 2 : Le retour de Fédor 11 Chapitre 3 : Un invité inattendu 15 Chapitre 4 : Les habitués de Voronovo 19 Chapitre 5 : Une déchirure dans l’entente familiale ............................................................................................ 23 Chapitre 6 : Comment le général Rostopchine fit tomber Napoléon 29 Chapitre 7 : Retournement de situation 37 Chapitre 8 : Départ pour la France 42 215
des
La Comtesse de Ségur II - LA VIE PARISIENNE Chapitre 1 : Il faut marier Sophie 47 Chapitre 2 : Joies et déconvenues d’une jeune mariée 52 Chapitre 3 : Sophie devient maman 58 Chapitre 4 : La famille s’agrandit....................................................... 62 Chapitre 5 : Une séparation déchirante 67 Chapitre 6 : Plaisirs simples aux Nouettes 71 Chapitre 7 : Enfin des filles ! 75 Chapitre 8 : L’Histoire s’invite dans la vie familiale ............................................................................................ 80 III - LE MONDE CHANGE, SOPHIE AUSSI Chapitre 1 : Un mal mystérieux 85 Chapitre 2 : Retour des temps heureux ? 91 Chapitre 3 : Premiers départs .................................................................. 96 Chapitre 4 : Charivari politique et familial 102 Chapitre 5 : Innovations techniques 106 216
La Comtesse de Ségur Chapitre 6 : L’esprit de famille et un sursaut patriotique 112 IV - NAISSANCE D’UNE ÉCRIVAINE Chapitre 1 : Prévenir et guérir 119 Chapitre 2 : Sophie Rostopchine réapparaît 122 Chapitre 3 : Dynamique, toujours ! 126 Chapitre 4 : L’irrésistible envie d’écrire 132 Chapitre 5 : Destins contrastés ......................................................... 139 Chapitre 6 : Sophie Fichini ou Sophie Rostopchine ? ...................................................................... 144 V - « GRAND-MÈRE SÉGUR » ÉCRIT Chapitre 1 : L’avenir s’assombrit mais la plume est alerte 151 Chapitre 2 : Un salon en Normandie 156 Chapitre 3 : Des lendemains hasardeux 163 Chapitre 4 : Toujours prolifique 167 Chapitre 5 : Changement de vie radical 172 217
La Comtesse de Ségur Chapitre 6 : Souvenirs russes et séjour en Bretagne 178 Chapitre 7 : Une parenthèse écossaise et des récréations parisiennes................................ 184 Chapitre 8 : L’année féconde 189 Chapitre 9 : Soucis et tristesse 192 Épilogue 195 DOSSIER DOCUMENTAIRE Généalogie de la Comtesse de Ségur........................................... 200 Les ouvrages de la Comtesse de Ségur 202 Chronologie comparée 204 Les relations entre la Russie et la France 206 La société française au xixe siècle 208 Les régimes politiques en France au xixe siècle ............. 212

Tout le monde connaĭt la petite Sophie et ses grands malheurs, ou encore Camille et Madeleine, les petites filles modèles. Mais qui connaĭt vraiment la grande Sophie, cette Comtesse de Ségur qui a mis tant d’elle-même dans ses écrits ?

Aristocrate russe en exil, écrivaine prolifique, grandmère adorée… La vie de la Comtesse de Ségur n’est pas moins romanesque que celle de ses personnages ! Et cela n’est pas étonnant, puisqu’elle a puisé son inspiration dans son entourage, de ses tendres petites-filles Camille et Madeleine à sa terrible mère Ékaterina. Du château de Voronovo à la grande maison des Nouettes, rencontrez la grande Sophie et son caractère bien trempé à travers le quotidien, les joies et les malheurs qui ont façonné toute son œuvre !

Plongez avec délice dans la vie romanesque de la Comtesse de Ségur, et retrouvez-y tout ce qui fait la richesse de ses écrits et de ses personnages de papier.

Vrais héros, vraies histoires

Une nouvelle collection de romans qui s’attache à faire découvrir aux enfants la vie incroyable des grands écrivains.

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