
À Quentin, qui n’a rien à envier à la créativité de Pauline.
Normandie, juste à côté d’Houlgate, 12 juin 1895.
Assis dans un fauteuil en osier, monsieur Rochecourt regarde ses enfants rassemblés autour de lui.
– Où est Pauline ? demande-t-il.
Joseph hausse les épaules. Il ne le sait pas et, pour une fois que ce n’est pas lui qui est en retard, il ne peut que s’amuser de la situation.
– Elle parlait d’un dernier réglage, souffle Georges à l’oreille de son père.
Le vieil homme plisse le nez. « Un dernier réglage » avec Pauline est souvent synonyme d’une durée indéterminée.
La dernière fois qu’elle a eu un ultime réglage à faire, c’était pour sa machine à battre le linge. Il lui a demandé trois jours !
Je vais la chercher, propose Hippolyte avec toute la fougue de ses 12 ans. Elle ne sait peut-être pas que nous devons prendre une photographie.
– Bien sûr qu’elle le sait, répond Eugénie en caressant la tête du petit chien qui est dans ses bras. Elle nous en parle depuis ce matin. Po ne raterait une machine pour rien au monde.
– À moins que ce ne soit pour une autre machine, soupire son père.
Monsieur Rochecourt lève les yeux au ciel en pensant à sa fille, quatrième de la fratrie. Depuis qu’elle est toute petite, Pauline a toujours fait preuve d’une curiosité et d’une créativité sans commune mesure. Cela l’amuse mais, par moments, il trouve qu’elle dépasse les bornes. Si elle ne s’occupait pas si bien de lui au quotidien, il le lui reprocherait plus souvent.
Juste derrière son père, Camille semble absente à l’agitation qui l’entoure. Pendue au bras de son tout nouvel époux, la jeune mariée ne voit que Charles, qui la dévore des yeux lui aussi. Édouard, juste à côté d’eux, tente de saisir l’expression de leurs visages. S’il parvient à la graver dans son esprit, peutêtre réussira-t-il à la reproduire sur une toile. Ce sera son cadeau de mariage. Il a bien conscience qu’être arrivé les mains vides au mariage de sa sœur aînée ne se fait pas mais, comme d’habitude, il n’avait pas un seul sou vaillant et n’a pas pu acheter un cadeau.
– Vas-y, Hippo, s’il te plaît, demande soudain monsieur Rochecourt à son plus jeune fils. Va voir ce qu’elle fabrique.
Hippolyte s’apprête à s’éloigner quand Pauline arrive, les joues rouges, des boucles brunes et quelques frisottis s’échappant de son chignon et le front maculé de graisse noire.
– Po ! Où est-ce que tu étais ? demande Joseph en sortant immédiatement un mouchoir de sa redingote pour essuyer le front de sa sœur.
– Un dernier…
– … réglage, je sais, la coupe Joseph. Mais de quel genre cette fois-ci ?
Pauline sourit, mystérieuse. Ses yeux pétillent.
– Du genre cadeau de mariage, murmure-t-elle pour éviter que Camille et Charles ne l’entendent.
– Nous t’attendions, Pauline, bougonne monsieur Rochecourt.
La jeune fille se penche vers son père et dépose un baiser sur sa joue barbue.
– Pardon, Papa. Je n’ai pas vu l’heure passer.
– Tu n’as même pas profité du buffet après la messe de mariage, lui reproche son père. Si tu passes ta vie à te cacher dans ton atelier, comment veux-tu que l’on te trouve un mari ?
Le rire clair de Pauline s’envole.
– Je n’ai pas besoin de mari pour le moment, Papa. Et puis, si je me marie, qui donc s’occupera de vous ?
Monsieur Rochecourt ne relève pas. Il n’ose imaginer en effet ce qui se passera lorsque sa fille ne sera plus là pour veiller
sur lui. De ses trois filles, Pauline est celle qui s’est spontanément proposée pour rester avec lui.
Camille, qui se marie aujourd’hui, partira dès ce soir pour s’installer dans la maison jouxtant la minoterie1 familiale. Il sera plus aisé pour son mari Charles, devenu contremaître, de garder un œil sur l’activité en étant sur place. Monsieur Rochecourt, lui, habite la Minotière à moins d’un kilomètre de son entreprise. Sous couvert d’efficacité professionnelle, Camille et Charles se préservent ainsi une sorte de cocon à l’écart de la tumultueuse famille Rochecourt.
Eugénie, elle, a toujours envisagé de quitter rapidement la maison familiale. Dotée d’une volonté de fer, elle souhaite devenir vétérinaire et rien ne doit pouvoir la distraire de son objectif, pas même son père. Eugénie est tendre avec lui pourtant mais bien moins que Pauline qui a toujours un moment à lui consacrer quand bien même elle est débordée de demandes et d’idées pour créer de nouvelles machines.
– S’il vous plaît ! appelle le photographe qui commence à s’impatienter.
Monsieur Rochecourt a beau le rétribuer très généreusement pour son travail, l’homme n’entend pas passer la journée entière sur une seule prise de vue. D’autant que monsieur Rochecourt lui a demandé de photographier également la maison de la Minotière, la ferme de la Petite Minote et ses habitants ainsi que quelques invités dont la vieille tante Denise
1. Usine permettant de réduire les grains de blé en farine. Les minoteries ont progressivement remplacé les moulins.
qui ressemble à une grosse meringue de dentelles noires. Qui plus est, certains invités veulent aussi profiter de sa présence pour se faire immortaliser en tenues de noces. Ce n’est pas tous les jours qu’un photographe monte de Paris. Par chance, ce dernier ne se déplace jamais sans de nombreuses plaques de verre déjà prêtes à l’emploi.
La famille Rochecourt se regroupe autour du patriarche qui trône tel un monarque dans son grand fauteuil en osier. Camille et Charles, en mariés, se tiennent légèrement en retrait derrière lui avec Édouard, à leur gauche, Hippolyte devant eux puis Eugénie et son chiot. Sur la droite de monsieur Rochecourt, Joseph a passé un bras autour de la taille de Pauline et posé une main toute fraternelle sur l’épaule de Georges debout devant lui.
– Ne bougez plus ! intime le photographe en levant une main pour attirer l’attention des uns et des autres vers son appareil posé sur un trépied.
– Il est minuscule cet appareil, constate Pauline en fronçant les sourcils.
– Mademoiselle, l’interpelle le photographe, souriez s’il vous plaît.
– Po, concentre-toi, souffle Joseph.
– Non mais tu as vu comme il est petit ? enchérit Pauline, la voix vibrante d’excitation. Il tiendrait presque dans une poche !
– Pauline ! grogne monsieur Rochecourt. Tu iras voir ça après.
Pauline se redresse, regarde droit devant elle et sourit franchement.
– Parfait ! s’exclame le photographe en pressant le bouton de l’obturateur.
Avant même que l’homme ait le temps de se redresser complètement, Pauline fonce vers lui. Elle doit absolument voir ça.
– C’est nouveau ? demande-t-elle en montrant l’appareil.
Le photographe hoche la tête, fier de son matériel.
– Il vient tout droit d’Allemagne, répond-il. Un petit bijou de modernité.
– Je peux regarder ? demande la jeune fille en tendant les mains vers l’appareil.
– Tout doux, Mademoiselle ! Il vaut une fortune.
– J’imagine sans peine…
Pauline lui sourit, charmeuse. Troublé par ses jolis yeux noisette, l’homme s’étrangle presque, sourit de travers et hoche péniblement la tête.
Pauline retient ses mains mais se penche un peu plus près de l’appareil. Elle glisse un œil à travers l’obturateur à rideau puis par le petit carré sur le dessus.
– C’est par ici que vous cadrez l’image ? demande-t-elle, intéressée.
– En effet, répond le photographe, étonné de l’intérêt de la jeune fille.
– Ce n’est pas très précis, non ?
– Ça l’est pour qui sait y faire, répond-il, hautain. J’ai l’œil pour évaluer la distance de mon sujet et savoir ce que je veux faire entrer dans ma photographie.
– Mmm, réplique Pauline avec une petite moue amusée. Et là ? demande-t-elle en s’apprêtant à appuyer sur un petit bouton sur le côté.
– Malheureuse, ne touchez pas à ça ! Vous allez l’ouvrir.
Les lèvres fines de Pauline s’élargissent en un magnifique sourire.
– Justement, j’aimerais beaucoup, dit-elle.
– Vous n’y pensez pas !
– Sans ouvrir, on ne peut pas comprendre comment marchent les choses, rétorque-t-elle, malicieuse. Ne me dites pas que vous n’avez pas regardé comment était l’intérieur !
Le photographe rougit légèrement puis se ressaisit et remballe son appareil avec agacement.
– À chacun son métier, Mademoiselle. Puis-je vous demander quel est le vôtre ? ajoute-t-il, narquois.
Pauline le dévisage, amusée, et répond avec le plus grand naturel.
– Aucun, Monsieur. Je n’ai que 18 ans et je garde simplement mon père. Mais, parfois aussi, je bricole deux ou trois petites choses.
Trois mois plus tôt.
Un bruit réveille Pauline en sursaut. Elle ouvre les yeux et tend l’oreille. Il lui a semblé entendre quelque chose en bas.
La jeune fille tourne la tête en direction de la jolie horloge posée sur la commode de sa chambre. Malgré l’obscurité, elle parvient à lire l’heure. Minuit. À cette heure-là, tout devrait être calme dans la maison.
Un nouveau bruit, plus ténu que le premier, lui confirme ce qu’elle craignait.
Inquiète, Pauline se redresse dans son lit et allume sa lampe à huile. À 61 ans, son père est encore fringant et le docteur
Chiche, médecin de la famille, lui prête une santé de fer. Il n’empêche que depuis la mort de sa femme adorée, Henriette, il lui arrive de se réveiller la nuit et d’errer dans la maison comme une âme en peine. Pauline l’a déjà retrouvé plusieurs
fois, dans le salon, un peu perdu. Il ne se souvenait plus de comment il était descendu là.
– Somnambulisme, a tranché le docteur Chiche.
Depuis, Pauline ne dort plus que d’un œil. Elle a toujours une oreille dressée pour être prête à réagir au moindre bruit suspect. Monsieur Rochecourt s’en agace.
– Je ne suis plus un enfant, gronde-t-il quand elle le ramène dans sa chambre en lui parlant tout doucement, car on lui a appris qu’elle ne devait surtout pas le brusquer.
À chaque fois qu’il fait une crise, monsieur Rochecourt se sent coupable envers sa fille le lendemain matin. Il s’accuse de lui gâcher ses nuits. Mais Pauline le rabroue toujours gentiment. Garder une oreille attentive ne l’empêche pas de dormir parfaitement bien.
– Je suis un peu comme un animal, aime-t-elle plaisanter. Un jour, elle a pris Eugénie à témoin.
– N’est-ce pas que les animaux savent faire cela, Eugénie, dormir tout en restant aux aguets ?
Eugénie a hoché la tête. Beaucoup d’animaux ont cette capacité en effet.
Pauline se glisse hors de son lit, enfile ses pantoufles et ouvre doucement la porte de sa chambre. Elle s’apprête à descendre au salon lorsqu’elle entend un ronflement. Elle fronce les sourcils, surprise. Il lui semblait pourtant avoir entendu quelque chose en bas.
Elle s’avance vers la porte de la chambre de son père, pose l’oreille contre le bois et sourit.
– Votre père ronfle comme un sonneur, avait l’habitude de dire sa mère lorsqu’ils étaient petits.
C’est bien le cas en effet. Monsieur Rochecourt dort profondément et son ronflement est puissant et régulier.
« Fausse alerte », se dit Pauline en regagnant sa chambre d’un pas léger.
Juste avant d’ouvrir la porte, elle tend une dernière fois l’oreille. En dehors du bruit fait par son père, la maison est parfaitement silencieuse.
Ernest Rambier savoure son café, les yeux plongés dans son journal. Il aime ce moment de la journée où la petite ville est encore calme. Il lit alors les nouvelles du jour et s’informe du monde des affaires auquel il s’enorgueillit d’appartenir.
Tout comme monsieur Rochecourt, Ernest Rambier est propriétaire d’une minoterie. Elle a fait sa fortune et cela se voit, car monsieur Rambier aime étaler sa réussite. À commencer par son ventre énorme qu’il porte en avant sous une redingote noire qui menace de craquer. Il a tous les attributs du parvenu qui souhaite se faire remarquer : haut de forme, canne au pommeau d’argent, montre à gousset en or imposante et chaussures vernies. Il se vante d’avoir de l’allure mais il est un homme petit, fort, plutôt laid, aux traits épais, et chauve depuis des années malgré la mèche qu’il fixe chaque matin à coups de brillantine2 sur le haut de son crâne.
Ce matin, un article retient particulièrement l’attention de l’industriel. ñ
PÈRES INVENTEURS ñ
Qui a inventé l’électricité ? À qui doit-on la première automobile ? Qui sera le premier à voler demain ? À notre époque, qui compte chaque jour plus d’inventeurs, l’heure est à la dispute pour savoir à qui revient la paternité de telle ou telle nouveauté. Il est hélas bien difficile de le savoir de façon certaine. Chacun procédant à ses essais dans son coin, et profitant des inventions de ses prédécesseurs, il n’est pas rare que plusieurs
arrivent au même résultat presque en même temps. Mais alors, qui est donc le père de l’une ou l’autre de ces inventions ? Sans doute le plus rapide, tout simplement. Et peut-être aussi le plus ambitieux.
À présent que l’on fait commerce de la moindre invention, le savant qui ne protège plus ses recherches est presque un fou. Un idéaliste dont le travail permettra à un autre de faire fortune.
Ernest Rambier grimace en lisant. Rapide, il ne l’a pas été assez.
Rochecourt, son principal concurrent, a eu plus de flair que lui et a modernisé son activité avant lui. Dès qu’il a eu vent de l’invention d’une machine à cylindres pour broyer le grain et le transformer en farine, Rochecourt s’est endetté pour construire une usine à côté de son vieux moulin et y faire installer des machines. Le succès a été immédiat et Rambier a décidé de lui emboîter le pas quelques mois plus tard. Trop tard. L’avance de Rochecourt lui a permis de gagner une importante clientèle que Rambier n’arrive pas à récupérer depuis. La fortune de la minoterie Rochecourt est faite, celle
de Rambier aussi d’ailleurs mais dans une moindre mesure et cela ronge le bonhomme de jalousie.
Soudain, Ernest Rambier lève la tête de son journal et écoute la conversation à la table d’à côté. Les deux hommes assis non loin de lui parlent justement de la famille Rochecourt, de Pauline plus exactement.
– Je me demande bien ce qu’elle va encore imaginer, s’amuse l’un des clients. Cette fois-ci, elle a réclamé à son père l’usage du vieux moulin.
– Elle a dit pour quoi faire ? questionne son compagnon.
– Pas que je sache. Depuis le temps, Rochecourt s’est fait une raison et ne cherche plus à savoir ce qu’elle a dans la tête.
– Le moulin, quand même, c’est bizarre…
– Quelqu’un lui a peut-être demandé un service comme d’habitude…
– De lui prêter un moulin ? L’homme secoue la tête. Non, ça ne tient pas. Elle doit avoir une idée précise. J’aimerais être une petite souris pour savoir laquelle.
« Et moi donc ! », pense Ernest Rambier caché derrière son journal.
D’un coup, il replie les feuilles de son quotidien, fait signe au serveur pour le payer promptement et quitte le café de la place d’un pas pressé. Pas question qu’il se fasse doubler une nouvelle fois. Il doit absolument savoir ce qui se trame du côté de la Minotière.
Quelques rues plus loin, Ernest Rambier retrouve rapidement la maison qu’il cherche. Voici plusieurs fois qu’il passe devant et qu’il a remarqué la plaque de cuivre vissée sur la porte. Toutes affaires, diligence et discrétion.
La maison sans prétention est coincée entre deux plus grandes, dans un léger renfoncement, comme si elle avait été construite pour passer inaperçue et garantir la discrétion à ses visiteurs. Malgré tout, Ernest Rambier regarde à droite et à gauche pour vérifier que personne ne le voit puis il attrape le heurtoir et frappe deux coups. Au deuxième, la porte s’entrouvre avec une vitesse surprenante. Rambier s’engouffre à l’intérieur tandis que la porte se referme bruyamment derrière lui. Il sursaute, regarde autour de lui pour voir à quel domestique redoutable d’efficacité il a affaire et constate qu’il est seul dans l’entrée presque entièrement plongée dans le noir.
– Installez-vous, porte de droite ! lance une voix qui arrive de l’étage.
Rambier ouvre grand les yeux, peu rassuré, se retourne pour regarder la porte derrière lui et sursaute quand la voix retentit à nouveau, doucereuse.
– Je vous en prie…
Monsieur Rochecourt écoute Charles lui faire un rapport détaillé des activités de la minoterie. Son futur gendre, fiancé de sa fille aînée Camille, est l’homme de la situation. Le vieil industriel est heureux de pouvoir compter sur lui et de savoir que son entreprise sera entre de bonnes mains lorsqu’il décidera de lui laisser définitivement l’affaire.
Mais l’heure n’est pas encore venue. Pour le moment, monsieur Rochecourt n’a pas du tout envie de passer à autre chose. La mort de sa femme adorée, il y a trois ans, l’a laissé orphelin, et s’il n’avait pas eu la minoterie et ses sept enfants, il aurait certainement sombré dans une profonde mélancolie.
Monsieur Rochecourt n’est pourtant pas homme à se laisser abattre. Il a toujours été courageux, volontaire et solide… en affaires. En amour en revanche, il est un vrai cœur tendre et lorsqu’Henriette est décédée, à seulement 46 ans, il a bien cru qu’il ne s’en remettrait jamais. Mais l’affection de ses
enfants et le temps ont fait leur office. La douleur de la perte est toujours là mais elle est devenue supportable.
– Il faut vérifier les cylindres de l’une de nos machines, explique Charles. Pauline l’a appris, je ne sais comment, et souhaite s’en charger.
– Hors de question ! tonne monsieur Rochecourt.
– Je m’y suis opposé bien entendu, mais elle a rétorqué que cela nous fera faire des économies.
– Je me moque de faire des économies. Il n’est pas question que ma fille glisse ses mains dans ces terribles machines. Elle a déjà suffisamment d’occasions de se blesser ou de perdre un doigt avec ses expériences. Faites appel à l’entreprise qui nous les a installées. Il doit y avoir des équipes capables de les vérifier.
– C’est ce que j’ai fait, Monsieur, répond alors Charles. Ils interviendront d’ici la fin de la semaine.
Monsieur Rochecourt sourit et regarde avec satisfaction le grand jeune homme blond assis en face de lui. Il apprécie décidément beaucoup son esprit d’initiative. Sa fille Camille a fait le bon choix en acceptant de l’épouser.
– Bien, merci, dit-il simplement. Si seulement Pauline pouvait parfois se montrer moins enthousiaste avec toutes ces machines.
Charles sourit. Il aime énormément sa future belle-sœur dont le tempéramment touche-à-tout l’amuse.
– J’ai entendu dire qu’elle vous avait demandé à pouvoir investir le vieux moulin.
Monsieur Rochecourt soupire.
– En effet. J’espère que cela ne vous dérange pas. C’est proche de votre future maison, à Camille et vous.
– Non, bien sûr que non. Mais savez-vous ce qu’elle veut y faire ? demande Charles.
– Aucune idée, bougonne monsieur Rochecourt. Cette foisci, elle semble bien décidée à ne rien me dire. Pour ne pas m’effrayer sans doute. Le seul qui saura, c’est Alphonse. Quoi qu’elle fasse, elle le met toujours dans la confidence. Mais lui non plus ne dira rien.
– Vous auriez pu refuser si cela vous inquiète, remarque Charles.
Monsieur Rochecourt regarde le jeune homme avec amusement.
– On voit bien que vous ne la connaissez pas encore suffisamment. Quand Pauline a une idée derrière la tête, il est difficile de la lui enlever. Elle déploiera toutes sortes de ruses et d’arguments pour arriver à ses fins. Autant céder tout de… Quelques coups pressés frappés contre la porte du salon l’interrompent.
– Oui ?
La porte s’entrouvre et Madeleine entre, le visage défait.
– Madeleine ? s’étonne monsieur Rochecourt. Que se passe-t-il ?
La bonne presse ses mains contre son tablier blanc avec nervosité.
– C’est terrible, Monsieur. Votre bureau…
Monsieur Rochecourt et Charles froncent les sourcils et se regardent sans comprendre.
– Qu’y a-t-il ?
– Il a été cambriolé.
Aussitôt, monsieur Rochecourt bondit sur ses pieds et se précipite vers son bureau à l’autre bout de la maison, Charles sur les talons. Madeleine les suit d’un petit pas pressé tout en parlant.
– Je voulais faire le ménage dans votre bureau comme vous me l’aviez demandé mais j’ai tout trouvé sens dessus dessous.
La pièce a été entièrement retournée en effet. La personne qui a fait ça, et qui est certainement passée par la fenêtre dont un carreau est cassé, n’a même pas cherché à faire preuve de discrétion. Des dossiers éventrés gisent çà et là, des feuilles sont éparpillées dans tous les sens, des livres ont été ouverts et jetés à terre.
– Seigneur ! souffle monsieur Rochecourt en blêmissant.
Il s’avance lentement vers son bureau et relève le portrait de sa femme qui a été renversé.
– Qu’est-ce qu’il cherchait ? s’inquiète Charles en balayant la pièce du regard.
– Je l’ignore, répond monsieur Rochecourt d’une voix vibrante de colère. Et cela va nous prendre des jours pour tout trier et savoir ce qui a disparu.
Charles secoue la tête, il ne comprend pas.
– Vous avez des ennemis ? demande-t-il, inquiet. Mais son futur beau-père le rassure en secouant la tête.
– Pas que je sache.
Perchée sur une pierre, Pauline regarde Alphonse qui charge la charrette.
– Il me faudra des tonneaux, des bûches. Et des tuyaux aussi.
– Tu es sûre que c’est une bonne idée ? lui demande le jeune homme en plantant sa fourche dans le foin. Tu pourrais faire quelque chose de moins compliqué.
– Comme quoi ?
Alphonse hausse les épaules mais ne répond pas. Il sait d’avance que ce qu’il suggérera à son amie ne lui plaira pas. Il reprend son outil et continue sa besogne. Son père a besoin du foin pour nourrir les animaux.
– Non, c’est formidable ! s’enthousiasme Pauline en se tenant sur un pied puis sur l’autre. Et très faisable. Et puis, cela simplifiera tellement les choses.
Pauline sourit, rêveuse. Elle a déjà en tête les plans de sa future réalisation. Elle a lu dans les journaux que cela existait déjà par endroits mais elle compte bien l’améliorer.
– Tu penses que tu pourras m’aider ? demande-t-elle au jeune homme.
Alphonse s’arrête et s’appuie sur sa fourche en la regardant de ses yeux bleus.
– Est-ce que je t’ai jamais laissée tomber, Po ? demande-t-il.
Pauline lui sourit.
Alphonse et elle se connaissent et s’apprécient depuis qu’ils sont tout petits, même si trois années les séparent. Alphonse est le fils aîné de Jean et Marie, les fermiers de la Minotière qui vivent à la Petite Minote. Enfant, Pauline venait le voir, ravie de trouver chez le garçon un compagnon de jeu plus téméraire et plus disponible que ses frères aînés Joseph et Édouard. Alphonse était toujours partant pour construire des cabanes ou, plus tard, pour bricoler mille choses. Aujourd’hui, il continue de l’assister quand elle se lance dans la création de nouvelles machines. Grand, musclé, patient et curieux de tout, il est un compagnon idéal pour la jeune fille.
– Il faut juste que tu me laisses terminer mon travail, ajoutet-il en essuyant d’un revers de la manche quelques gouttes de sueur sur son front. Sinon mon père va encore me reprocher de passer trop de temps avec toi. Tu sais comment il est.
Pauline acquiesce, amusée.
– Il m’aime bien pourtant, dit-elle. Il a apprécié la machine à battre le linge que j’ai fabriquée pour ta mère.
– Grâce à toi, elle se fatigue moins au lavoir, admet Alphonse. Mais l’un n’empêche pas l’autre. Mon père ne peut pas se passer de mon travail à la ferme. Je dois faire ce qu’il faut. Ensuite, je te rejoindrai.
Pauline hoche la tête, elle sait parfaitement ce qu’Alphonse veut dire. Mais la patience n’est pas l’une de ses premières qualités.
– Si seulement j’arrivais à fabriquer une machine pour charger cette charrette à ta place, lance-t-elle avec un soupir exagéré.
Le jeune homme sourit.
– Je suis irremplaçable, Po, tu le sais bien, plaisante-t-il.
Ta machine n’y changera rien.
– Ça te libérerait du temps.
– Pour toi ?
Pauline hausse les épaules.
– Pourquoi pas ? dit-elle.
– Si j’ai plus de temps, je trouverai autre chose à faire à la ferme. Ici, le travail ne manque pas.
– Je pourrais faire d’autres machines, se renfrogne Pauline sans conviction.
– Parfois, je me demande si lire tous ces articles dans le journal ne te détraque pas un peu la tête.
Aussitôt Pauline se ranime.
C’est passionnant, Al ! s’exclame-t-elle. Si tu voyais tout ce qui s’invente chaque jour. Bientôt, sans doute, nous volerons dans les airs3. Peut-être même que nous irons jusqu’à la Lune !
– Sans moi. Je suis très bien sur Terre.
– Mais si nous avons dessiné des cartes du ciel avec l’emplacement des étoiles, c’est bien pour y voyager, non ?
Alphonse ne répond pas. Dès que Pauline commence à évoquer ce genre de sujet, il ne la suit plus. Il a beau s’intéresser comme elle à toutes ces nouveautés, il les trouve parfois un peu trop révolutionnaires à son goût et presque inquiétantes. Alphonse est un garçon de la terre. Il a besoin de la sentir sous ses pieds. La seule idée de s’envoler peut-être un jour l’effraye. Il préfère laisser cela aux oiseaux et aux papillons.
– Tu ne devais pas aider madame Richard à réparer le berceau de son bébé ? coupe-t-il pour changer de sujet.
Pauline écarquille les yeux. Elle avait oublié.
– Tu as raison, dit-elle. En plus, j’ai pensé à un petit mécanisme que je pourrais ajouter pour bercer son bébé. Il faut que je me dépêche, la naissance est pour bientôt.
– Je te rejoins quand j’ai terminé, lui lance Alphonse alors qu’elle s’éloigne déjà d’un pas rapide.
3. En 1890, le Français Clément Ader parvient à soulever un drôle d’avion en forme de chauve-souris à 20 centimètres au-dessus du sol sur environ 50 mètres. Mais il ne maîtrise pas du tout l’appareil ! Le premier vol officiel d’un avion à moteur aura lieu en 1903 grâce aux frères Wright.
Il la regarde enfourcher sa bicyclette en coinçant ses jupons sous ses fesses puis écraser les pédales pour rejoindre son atelier.
Monsieur Rochecourt a octroyé à sa fille l’usage exclusif d’une partie des dépendances de la Minotière. C’est là qu’elle a installé tous les outils qu’elle accumule depuis des années.
Pauline a un tempérament d’écureuil : elle garde tout et ne jette rien. Son atelier ressemble davantage à un invraisemblable capharnaüm où les marteaux et les ciseaux à bois côtoient les chutes de métal, les clous tordus et quelques tas de sciure de bois. Sur des tables improvisées, des machines gisent, le ventre ouvert. Elles sont en cours d’observation ou en phase de réparation. Pauline mène plusieurs petits chantiers à la fois, ne sachant pas refuser son aide à celui ou celle qui vient la trouver. Chaque service rendu est pour elle une occasion d’apprendre un peu plus et de s’exercer, sans compter que faire plaisir à autrui la rend heureuse.
Au milieu de tout ce bric-à-brac, Pauline remet rapidement la main sur le berceau de madame Richard, une voisine. Elle a entassé dedans quelques planches et deux bonbonnes de verre qu’elle pose ailleurs et jauge du travail qu’il lui reste à faire. Un simple coup d’œil lui suffit pour comprendre que la réparation ne devrait pas être longue. Le berceau ne pivote pas bien sur son axe et se balance par à-coups et avec un grincement
désagréable. Il y aura également une planche ou deux à changer. Mais rien de compliqué.
Pauline enfile son tablier suspendu à un crochet près de la porte – le seul élément de l’atelier qui ait sa place bien dévolue et qui n’en change pas –, remonte ses manches et repique une ou deux mèches folles dans son chignon. Puis, elle se penche sur le berceau comme un médecin se pencherait sur un malade. Un petit bout de langue apparaît entre ses lèvres. La jeune fille est appliquée, plus rien ne peut la distraire à présent. Tant et si bien qu’elle met un moment à remarquer la femme qui se tient debout à l’entrée de son atelier. Quand elle relève la tête et l’aperçoit, elle tressaille.
– Tante Denise ! s’écrie-t-elle en se redressant. Je ne vous ai pas entendue arriver. Qu’est-ce que vous faites ici ?
– Que crois-tu que je sois venue faire ? réplique la vieille dame tout habillée de noir. Te voir bien sûr !
Pauline sourit. Tante Denise est sa grand-tante, la sœur de sa grand-mère paternelle aujourd’hui décédée. Malgré ses 80 ans, elle est toujours fringante, légèrement grognon et un peu envahissante.
– J’ai pensé que tu pourrais me réparer mon vieux moulin à café, déclare-t-elle.
– Il est encore cassé ? s’étonne Pauline. Je l’ai réparé il y a deux semaines il me semble.
– Eh bien, il faut croire que ta réparation n’a pas tenu, râle la vieille dame.
– À moins qu’il ne soit décidément trop vieux, réplique Pauline sans s’offusquer de la remarque de sa tante. Vous devriez en trouver un autre.
– À mon âge ? Certainement pas. Ce moulin à café est un cadeau de mariage. Il me rappelle ton grand-oncle, ajoutet-elle en jouant la veuve éplorée quand chacun sait dans la famille qu’oncle Léopold était un homme détestable. Il n’est pas question que j’en change !
« Ni que vous dépensiez trois sous », pense Pauline, habituée.
– C’est un Peugeot, Pauline ! Un des tout premiers moulins à café !
– Oui, ma tante. Je le sais. Vous me l’avez déjà dit.
– Alors, tu me le répares ou non ? s’agace tante Denise. Pauline soupire et tend les mains.
– Montrez-le-moi, dit-elle gentiment, incapable de refuser son aide à quiconque.
La vieille dame fouille dans le large cabas noir qu’elle a passé à son bras et en sort le moulin à café. Ses doigts déformés par l’arthrose ont du mal à tenir l’objet qui pèse lourd. Pauline l’attrape rapidement et le regarde.
– Qu’est-ce qui ne fonctionne pas cette fois-ci ?
– Le tiroir, déclare tante Denise. Je le trouve difficile à ouvrir.
Pauline pose l’engin sur une table et tire le tiroir qui vient sans difficulté. Elle jette un œil par-dessus son épaule et regarde sa tante qui fait mine de s’intéresser à une toile d’araignée tendue entre deux poutres.
– Je vais voir ce que je peux faire, répond Pauline avec bonne humeur. Ça ne devrait pas être long.
Tante Denise affiche un air déçu.
– Prends ton temps, dit-elle. Je ne suis pas pressée. Je vais peut-être en profiter pour aller voir ton père.
« Et vous faire offrir le déjeuner », s’amuse Pauline intérieurement.
Soudain, du bruit au-dehors leur fait tourner la tête vers la porte de l’atelier. Madeleine arrive, les joues rouges et l’air catastrophé.
– Votre père vous appelle, mademoiselle Pauline, dit-elle essoufflée d’avoir couru depuis la maison. C’est important.
Pauline regarde Madeleine, puis tante Denise, puis Madeleine à nouveau, détache rapidement son tablier qu’elle accroche au clou près de la porte et sort presque en courant.
