Sa majesté des hêtres

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SA MAJESTÉ DES HÊTRES PAUL BEAUPÈRE
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CEUX QUE VOUS CONNAISSEZ DÉJÀ

Colysne, fille unique de Crépin Ier, vive et dégourdie, déteste qu’on la prenne pour une enfant ! Plus que la broderie, elle préfère l’aventure, la liberté, les chevauchées sauvages et les leçons d’épée. Elle est désormais reine de Follebreuil et se fait appeler Colysne Ire. Avec sa jument  Armoise , elle galope et défie tous ceux qui se mettent en travers de son chemin.

Pio , 14 ans, jeune chevalier, passe la moitié de son temps à se disputer avec la princesse et son fichu caractère… et l’autre moitié à tenter de l’aider à gouverner…

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Descendant d’une lignée de rois belliqueux, Crépin I er n’en est pas le plus malin. Il a cessé d'être roi, cuisine des carottes et cherche mille nouvelles recettes.

Tugdual de Cornemolles , vieux chevalier, fidèle serviteur du roi, a quitté son armure nauséabonde et aide Colysne à régner sur Follebreuil.

Frère Sixte, soldat dans une autre vie, désormais moine, prie le plus souvent et guerroie encore de temps en temps. Il a gardé un caractère affirmé et grogne aussi facilement qu’il donne des coups d’épée.

Amandine. Mule des moines, elle a un caractère de cochon et le courage d’un lion.

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Amblard, capitaine de LaFlamboyante, sa détermination et son courage sont inversement proportionnels à sa taille !

Paola , princesse, devrait être sur le trône du royaume des Alledios si son oncle Fulco ne l’en avait point chassée. Muette de naissance, elle parle par le bec de son perroquet et n’hésite pas à crier très fort pour se faire entendre.

Papagayo . Il vole, parle et chante fort bien. Il est surtout la royale voix de Paola depuis leur rencontre sur l’île sans nom.

Fulco, nouveau venu, ce furoncle splendide et oncle de Paola, règne sur le royaume des Alledios. Pourtant, il semble bien qu’il soit prêt à lui laisser sa place. Peut-être le monstre n’est-il point si mauvais qu’on peut le penser ?

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LES MOINES DE L’ABBAYE SAINT-LOUP

Le père Côme veille sur la communauté. Il est le prieur, le chef.

Le frère Quintus s’occupe de l’infirmerie. Il y concocte des potions, des onguents et des tas de crèmes dont il a le secret.

Le frère Cyprien chante faux, ce qui n’est pas très grave, car il ne chante jamais. Il veille surtout sur ses ruches, dont il connaît chacune des abeilles.

Le frère Octave passe le plus clair de son temps au scriptorium, où il recopie les manuscrits avec une ardeur et une patience infinies. Dans sa jeunesse, il a beaucoup voyagé, et on raconte qu’il parle presque toutes les langues de la terre.

Puis, il y a le frère Corneille , qui peine à venir aux o ces, qui bâille quand il ne dort pas et qui dort quand il ne bâille plus.

Enfin, il y a le frère Sixte , que tu connais déjà, car tu as lu sa présentation quelques personnages plus haut !

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CHAPITRE 1

Un cheval ! Un cheval, mon royaUme poUr Un cheval !

Vox clamantis in deserto1

Ici, lecteur, tu retrouves des têtes connues, un château aimé, des voix amies. Et, comme tu as attentivement lu le tome précédent, tu te demandes tout à coup si tu n’aurais pas déjà lu cette phrase ! (C’est possible, mais chut ! c’est un secret, qui doit rester entre nous.) À partir de maintenant, ce que tu lis, tu ne l’as pas déjà lu, et, parmi les voix que tu vas retrouver, il y en a une particulière et particulièrement loquace…

– Non !

– Mais enfin, princesse, soyez raisonnable, attendons que…

– Noooooon ! Cela fait des mois que je suis là ! Je n’attendrai plus ! Que l’on apprête des chevaux, que l’on harnache une mule, que l’on me donne un âne, un cochon, n’importe quoi ! Mais que ce soit fait, et vite !

1. La voix qui crie dans le désert.

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Les ChRoNIQUeS de FoLLeBrEuiL

En redescendant l’escalier de la grande tour où est logée Paola, Pio grommelle.

– Elle dit qu’elle attend depuis des mois, quand nous sommes revenus depuis quelques semaines à peine ! Puis, pour une muette, elle fait grand bruit !

– Elle a trouvé, en cet oiseau bavard, un complément qui fait bien du bazar ! confirme Sixte qui l’accompagne. Il n’est pourtant point malaisé de comprendre que la neige, qui encombre les chemins, rend périlleux le retour en son royaume.

– Sans compter que, si son oncle l’a fait abandonner sur cette île, je doute qu’il accueille son arrivée avec joie et bonheur !

En voyant revenir les deux compères ainsi que le plateau intact et fumant qui aurait dû être le repas de Paola, Colysne grogne.

– Elle n’a rien pris ? Encore ! Elle commence à me chauffer les esgourdes, façon forgeron !

– Elle ne veut qu’une chose… rentrer chez elle. En attendant, elle serine qu’elle ne mangera plus, soupire Sixte. Voilà une bonne semaine qu’elle nous chante cette chanson-là.

– Elle finira par être si maigre qu’elle s’enfuira en passant sous la porte, s’amuse un garde. Hop , un courant d’air, et elle disparaîtra. Bon débarras !

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– Dites donc, Alric, vous n’en avez pas assez de proférer des bêtises aussi grosses que vous ?

Le pauvre soldat est fort surpris. D’habitude, Colysne est d’humeur égale, elle plaisante facilement… Mais, depuis quelques jours, depuis que, là-haut en sa tour, la petite brunette râle, le caractère de la reine s’est assombri.

Il faut dire que Colysne a fort à faire : non seulement il faut veiller aux affaires courantes du royaume, mais aussi s’assurer que soient bien distribués patates douces et autres délices rapportés de l’île, que nul ne meure de faim, que partout les secours arrivent, que le bois coupé soit réparti dans les foyers… En un mot, la reine est débordée. Ses journées commencent très tôt et finissent encore plus tard. Alors, les humeurs d’une demoiselle impatiente, là-haut dans son pigeonnier… très peu pour elle.

Tout à coup, Colysne décide que c’en est trop, qu’elle en a par-dessus le chignon de ces gamineries.

– Je vais aller la voir, moi, et elle va m’entendre !

La reine quitte son bureau et fonce dans l’escalier.

– Je vais lui expliquer la vie, je vais lui faire comprendre, à cette pleurnicheuse, ce que c’est que de régner sur une bande de zozos incapables !

– Oh, quand même… protestent Pio et Sixte. Incapables, incapables, c’est peut-être un peu dur, notre reine ! Il n’y a pas que des bras cassés autour de vous !

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Un cheval
Un cheval, mon royaUme poUr Un cheval
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Les ChRoNIQUeS de FoLLeBrEuiL

– Non, peste la souveraine, il y a aussi des andouilles, des cornichons, des mous du genou, des lents du ciboulot, des crétins amorphes, pas mal de grippeminauds, de la truandaille, des veules avachis, un paquet de faquins et deux ou trois coprolithes que je ne nommerai pas ! Mais où sont les héros, les braves, les forts, où sont les cerveaux, les vifs, les malins, les rapides ? Hein, où ? Si vous en trouvez, amenez-les-moi !

Accélérant le pas, Colysne grimpe l’escalier avec un air aimable de sanglier blessé.

– C’est faire peu de cas de nous ! Vous voilà, altesse, bien ingrate ! proteste Pio, le souffle court. Puis, attendez-nous !

La reine n’écoute pas, elle continue son ascension sans changer de ton.

– Ah, elle veut rentrer chez elle ! Mais pas de problème, je vais lui offrir une paire de pantoufles, lui coudre des ailes de libellule dans le dos et la balancer par la fenêtre !

Derrière Colysne, il y a désormais la moitié du château, alerté par ses cris. Marmitons, servantes, soldats de la garde, enfants, hommes de guet…

– Que se passe-t-il ? demandent les uns.

– Les Huns sont de retour ? interrogent les plus anciens.

– Un dragon, peut-être ? s’alarme le ménestrel Odilon Petitcoq. Se pourrait-il que, par malheur, nous trépassions

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Un cheval ! Un cheval, mon royaUme poUr Un cheval !

tous dans l’heure ? Faudra-t-il, pour nous réchauffer, qu’un gros lézard vienne nous griller ?

Traînant sa courte et triste silhouette, le bouffon commente l’action.

– Je vois d’ici la scène tragique. Nous voici écrasés au fond d’un estomac. La bête repue s’assied et fait hic . Nous sommes, c’est croquignolet, bien que morts, cause de son hoquet !

– Que quelqu’un fasse taire ces sinistres drôles ! rage Colysne.

Pio, obéissant par réflexe, d’une paire de coups de poing (pof ! pof !) , règle l’affaire. Une bosse sur leur front, haute en tout comme un œuf, bouffon et ménestrel s’écroulent, rêvant de dragons furieux, d’estomacs moelleux et de reines en colère.

Presque toute la population du château est désormais tassée dans l’escalier qui colimaçonne et monte jusqu’à la grande chambre où loge la princesse Paola.

Enfin, la reine stoppe devant une solide porte de bois.

– Princesse Paola, crie-t-elle, sortez, je vous l’ordonne !

– Non ! répond la princesse par la voix de Papagayo, le perroquet.

– Sortez ! hurle la reine en tambourinant sur la porte.

– Non ! rétorque, plus fort encore, le perroquet de l’autre côté.

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– Si ! s’époumone la reine.

– Non, non et non ! s’égosille l’oiseau.

– Alors ne sortez pas, ne sortez plus jamais ! s’enflamme Colysne.

– Je sors si je veux ! riposte Papagayo, parlant toujours pour Paola.

– Non ! répond la reine.

– Si !

– Non !

– Si !

La porte s’ouvre ! Paola surgit et vient coller son nez contre celui de la reine. Les deux demoiselles sont comme des volcans. Entre elles, le perroquet, plumes ébouriffées, semble surgi des enfers.

Colysne est la première à sortir son épée, immédiatement imitée par Paola. La lame forgée par le père Sixte vient s’appuyer contre le fer trouvé dans l’épave des pirates.

– Ah non, ça va trop loin ! aboie Sixte en tentant de s’interposer.

Mais rien à faire, les demoiselles se sont déjà lancées dans un combat frénétique. Elles dévalent l’escalier, bousculant tout sur leur passage, créant un beau désordre de bras, de jambes et des cris. Au milieu de cette pagaille sans nom volettent mille plumes colorées que Papagayo sème à tout vent.

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Un cheval ! Un cheval, mon royaUme poUr Un cheval !

La foule qui vient de monter comme une marée inquiète redescend tel un océan furieux.

– J’ai là une bosse qui me fait grand mal, dit l’un !

– Depuis quand une reine piétine-t-elle ainsi son peuple ! proteste une autre.

– Mon bonnet, j’ai perdu mon bonnet !

– Poussez donc cette grosse chose que vous avez posée sur mon nez !

– À qui est ce pied qui traîne dans mon oreille ?

– Rendez-moi mes sabots !

– Que celui qui a marché sur mon nombril se dénonce !

Jamais on ne vit pareille cohue dans un royal escalier de château, même en pleine guerre.

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CHAPITRE 2

DerrIÈre leS arBreS

Audere est facere1

Ici, lecteur, c’est en quelque autre royaume que te voilà chevauchant. De fiers militaires ouvrent ce nouveau récit, des cavaliers aux armures brillantes et au regard clair. Ces hommes droits et solides seront tes guides. Alors, suis-les ! Suis-les, mais… reste vigilant, on ne sait jamais.

Trois cavaliers trottent sur la route de l’ouest. Montures légères et vaillantes, poils luisants, harnachements cloutés d’or, ils appartiennent à la garde du roi Fulco VII, reconnaissable à sa cotte de mailles dorée et à sa cape bleu nuit, liserée de rouge. Ils reviennent d’avoir inspecté quelque poste avancé, distribué trois courriers, et progressent vers Paleria avec, à l’esprit, les vins sucrés et les poissons grillés qu’ils dégusteront ce soir dans une taverne du port. Tous trois sont grands, beaux, forts et fiers, comme le sont tous les habitants du royaume des Alledios.

1. Oser, c’est faire.

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Tôt ce matin, ils ont quitté une des Tours carrées, aux frontières du royaume. Trois heures durant, ils ont progressé entre la Sombre Forêt et les inquiétants Bois brûlés. Enfin, ils passent le porche de la Tour bizarre, vestige de la défense bâtie par Hamilcar le Grand il y a mille ans, quand le royaume était coupé en deux. Le Grand Mur s’étendait alors de l’océan au nord, jusqu’au désert au sud. Il se perdait, d’un côté dans le fracas des vagues, de l’autre dans les brumes sans fin des sables chauds. Il marquait la limite d’un monde que personne n’osait explorer, rempli de légendes, de rêves et de cauchemars. Au-delà du porche, des collines aux pentes douces, des vignes aux ceps alignés, des champs d’orangers et de citronniers promettant de plaisantes récoltes, une campagne où tout n’est que beauté, calme, luxe et tranquillité s’étend à perte de vue.

– Vous avez entendu ? demande l’un des trois cavaliers en se tournant vers la forêt.

– C’est encore frère Hugon qui s’agite en sa tour. Oublie ce vieux fou ! Hâtons-nous, Mercutio, la route est longue jusqu’à Paleria, et je ne veux point arriver si tard que l’aubergiste me refuse mon pichet frais et mon poisson chaud !

Pressons, camarades, pressons !

Mais Mercutio ne l’entend pas de cette oreille. Il met pied à terre et, comme fasciné, s’approche des grands arbres

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DerrIÈre
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qui forment une barrière de sentinelles géantes. Avec leurs longs bras noueux, ils semblent menacer les visiteurs.

– Non, ce n’est pas un gémissement de moine agité que j’ai ouï, ce sont des pleurs d’enfant. Il ne sera pas dit que j’ai abandonné un être sans défense à de mortels dangers.

– Mercutio, sois raisonnable, il est imprudent de côtoyer cette forêt ! Tu sais qu’il est interdit d’y mettre un pied !

Mais l’impétueux Mercutio n’écoute pas ses camarades, il a déjà sauté de sa monture et s’approche de la forêt, un sourire moqueur au coin des lèvres.

– Auriez-vous peur, nobles compagnons ? Auriez-vous peur de quelques anciennes légendes et de trois chênes vermoulus aux branches tordues ? Allons, camarades, hardi !

Restés en retrait, les deux cavaliers se regardent, et le plus âgé répond, la voix tremblante.

– Oui, Mercutio, je l’avoue, j’ai peur. Et tu peux bien te moquer si ça te chante, j’ai peur et je sais pourquoi.

– Ne bougez pas, bande de couards, je sauve un enfant et je reviens ! Ensuite, nous filerons comme des flèches ! Figurez-vous que, comme vous, il me tarde de goûter au vin nouveau, dont on m’a dit grand bien cette année !

Et Mercutio disparaît, happé par la nuit de la voûte sylvestre.

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CHAPITRE 3

DU coQ À l’Âne

Alienati hi romani sunt1

Alors là, lecteur qui, chez toi, n’as pas le droit de jouer avec des aiguilles à tricoter, tu es abasourdi de la scène qui se déroule sous tes yeux. Comment peut-on laisser ces gentes damoiselles s’écharper de la sorte ? Eh bien, figure-toi qu’à Picvallon, tout le monde se pose la même question, mais que veux-tu… il s’agit d’une reine et d’une princesse ! Alors personne n’ose rien leur dire…

Les deux adversaires se trouvent désormais dans la grande salle de l’Ours et se livrent un duel sans pitié. Sautant sur la table qui vient d’être dressée, renversant la vaisselle d’étain, bondissant par-dessus les pichets d’argent, s’accrochant au grand lustre de cuivre, les deux combattantes traversent la pièce en un sens, repassent dans l’autre, leurs lames se croisent, le fer parle et les cris fusent.

1. Ils sont fous ces Romains !

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– Péronnelle prétentieuse ! écume Colysne.
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Les ChRoNIQUeS de FoLLeBrEuiL

– Souveraine soûlante ! rage Paola par le gosier du perroquet.

Paola éventre un coussin et l’envoie à la tête de la reine, qui pare et riposte.

– Ingrate infante, impatiente invitée, nunuche à tête de cruche !

– Sotte râleuse, pie pénible, tourte avariée ! s’égosille l’oiseau.

– Vos altesses, vos altesses, s’il vous plaît, ce n’est guère là un spectacle à donner aux enfants ! proteste Sixte en tentant de s’interposer.

Mais c’est peine perdue. Pour tout résultat de ses supplications, il doit se contenter d’une assiette sur le nez et de trois trous de plus dans sa vieille robe de bure.

– Colysne, abandonnez donc ces gamineries ! s’époumone Pio, en vain.

– Mon bébé, ma princesse en sucre, ma ch’tiote poulette, n’allez point vous blesser à ces jeux barbares ! Cessez, cessez, je vous prie, avant que je ne meure de peur ! sanglote dame Hildegarde en suppliant le ciel pour qu’il n’arrive rien à celle qu’elle éleva comme sa propre fille.

Puis, soudain, le combat prend une nouvelle tournure. N’y tenant plus, incapable de résister à un assaut, frère Sixte fonce dans la mêlée et joint ses coups à ceux des jeunes filles !

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– Montjoie Saint-Denis, puisque fête il y a, laissez une place à l’ancêtre.

Bondissant et hurlant de félicité, il saute ici et donne un coup par là.

Alors, c’est l’épidémie, la grande contagion, la tempête et, un par un, armé d’un chandelier, d’un tabouret, d’une bûche, de tout ce qui leur tombe entre les mains, avec fougue, chacun entre dans la ronde.

– Si c’est ainsi, me voici !

– Hardi, amis, j’en suis !

– Contre qui se bat-on ? demande un garde qui arrive.

– Contre qui tu veux ! répond une voix dans la mêlée.

– Charivari, allons-y !

Le soldat disparaît dans le tas grouillant et hurlant qui désormais occupe presque toute la pièce. La grande salle n’est plus qu’un vaste pugilat où pleuvent les coups, où volent les poings et où les pieds trouvent le chemin de mille fesses à botter ! Même dame Hildegarde, un balai à gauche et ses aiguilles à tricoter à droite, donne de sa personne !

– Prends ça, bedaine ! Attrape, mollette de passage !

Pour finir, Odilon Petitcoq et le bouffon, revenus à eux, se mettent en devoir de chanter les exploits des combattants.

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À l’Âne
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Les ChRoNIQUeS de FoLLeBrEuiL

Oyez, oyez, cavalier qui passez, le bruit joyeux

d’un combat en ces lieux : il vous appelle, venez !

Et paf sur la tête d’un soldat, et pan sur le pied de Sixte…

Accourez sans tarder : ici, on s’ébroue, on s’amuse !

Et nous, inspirés par la muse, allons tout vous raconter.

Et  vlan, une baffe sur une tête qui dépasse, un marron sur un nez qui se pointe…

Que vous soyez grands et costauds ou bien frêles et chétifs, venez tirer des tifs, bourrer des pifs, venez vous mettre au chaud !

Et  pan, pour la deuxième fois de la journée, Odilon est réduit au silence. Il vient de prendre sur la tête un joli tabouret. Et bam, le bouffon aussi achève sa triste mélopée : une cruche s’est brisée sur son crâne, l’envoyant ronfler dans les bras de Morphée.

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La mêlée est désormais générale. De temps en temps, un combattant sort de la lutte en titubant, mais, curieusement, toujours en riant. Il se dirige alors vers frère Quintus, qui étale un onguent, met une pommade, donne un sirop ou pose une bande. Puis, remis sur pied, le joyeux repart à l’assaut.

– Ça fait bien longtemps que nous ne nous sommes point amusés de la sorte, constate l’un, le nez plus gros qu’un potiron.

– Faut reconnaître, c’est la plus belle bagarre depuis bien des années ! répond un autre avec l’œil vert et déjà presque bleu.

– Il faut remonter à Crépin II pour trouver souvenir de riantes rixes ainsi menées ! Ah, voilà que sont revenues les neiges d’antan ! jubile un troisième au bras mal en point. Aussi curieux que cela puisse paraître, il règne une belle et bonne ambiance à Picvallon en ce pâle jour d’hiver.

Sur ces entrefaites, débarquant comme un moineau dans une volière de faucons, surgit Crépin. Il porte à bout de bras un très grand plat où trône une pièce montée « ganache caramel noisettes, amandes et figues sèches en morceaux ». À ses côtés, maître Jean tient une jatte remplie d’une crème parfumée. Ça sent les fruits des îles, le miel et, bien sûr, le jus de carotte.

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– Que pensez-vous de ce gâteau ? Croyez-vous que messire Pio le trouvera à son goût ? interroge l’ex-roi, désormais prince des cuisines, souverain des casseroles et empereur des sauces.

La bagarre se fige, plus rien ne bouge.

– C’était pas un secret ? questionne une petite voix depuis le milieu du tas.

– Si je pense quoi ? demande Pio.

– C’était pas une surprise ? interroge un soldat dont seul le nez dépasse, tout en bas de la pile humaine.

– Une quoi ? insiste Pio.

– Enfin, papa, cachez ce mets que je ne saurais voir ! grogne Colysne en surgissant du capharnaüm. Disparaissez, que l’on ne vous croise plus !

– Mais, je… tente Crépin.

– Me dira-t-on ce que je suis censé ne point savoir et que parfaitement j’ignore ? s’impatiente Pio, désormais presque extrait de la masse des combattants.

– Non ! crie d’une seule voix l’assemblée.

– Et répondra-t-on à ma question ? Ce dessert convient-il ? insiste Crépin.

– Non ! hurle toute l’assistance.

– Mais, est-ce là une manière de me parler ? rage Crépin en s’agitant.

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– Sire, ne remuez pas ainsi, vous allez renverser le… alerte maître Jean.

– J’exige de savoir ce que l’on s’évertue à ne point me dire ! vocifère Pio.

– Papa, disparaissez ! s’époumone Colysne.

– Qu’est-ce que c’est que ce gâteau ? s’étonne Pio, désormais sur ses jambes.

Sixte surgit alors du combat comme un ressort et, d’un solide coup de poing, envoie voler le plat. La construction de crème vient s’écraser sur la mêlée.

– Ce n’est rien ! enrage le vieux moine.

Crépin, furibond, arrache la jatte des mains de maître Jean et la lance sur le moine, qui se retrouve coiffé d’un casque de terre cuite dégoulinant de crème à l’ananas ! Puis, le roi se jette dans la bataille en hurlant de joie et, dans la seconde qui suit, maître Jean, armé d’un rouleau à pâtisserie (qu’il a toujours dans la poche), entre dans la danse. Pio et Colysne sont aspirés par le mouvement, et donnent des poings et des pieds pour survivre et surnager.

Une petite demi-heure plus tard, tout s’apaise. Épuisés, cabossés, les belligérants s’adossent aux murs de la pièce, s’assoient sur les rares bancs qui n’ont point été brisés ou s’allongent sur les fourrures devant la cheminée, pour reprendre leur souffle et retrouver leur esprit.

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Les ChRoNIQUeS de FoLLeBrEuiL

– Nom d’une chouette à lunettes ! On a beau dire, ça fait un de ces biens ! grogne un soldat en se frottant le front.

– Oh oui ! répond un autre en s’écroulant près de lui, ça réchauffe et c’est quand même plus amusant que de jouer aux dominos !

– Comment ça a commencé ? demande une petite voix.

– Au début, commence Papagayo le perroquet, ma princesse voulait rentrer chez elle.

– Mais la reine ne le voulait pas ! continue le ménestrel, qui émerge d’un brouillard cotonneux et se découvre une deuxième grosse bosse sur le front.

– Puis, tout le monde s’en est mêlé et on s’est bien amusés ! soupire de bonheur un des anciens pirates.

– Jusqu’au moment où le roi est arrivé avec son…

– Chutttttt ! s’écrie alors l’assemblée d’une seule voix.

– Oui, c’était quoi ce gâteau ? demande Pio.

– Un gâteau ? demande Colysne. Quel gâteau ? De quoi parle-t-on ?

– J’ai vu bien des choses aujourd’hui, pas mal d’étoiles et quelques nez écrasés, mais de gâteau, point ! enchérit Sixte.

– Mais, enfin, dit Pio en ramassant un morceau de biscuit couvert de crème, et ça ? Ça, c’est bien un morceau de gâteau ?

– Non, dit l’un en s’éloignant.

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– Non, ajoute un second, puis, j’ai un truc à faire.

– J’ai, je crois, quelques tâches à accomplir, dit Sixte.

– Il se pourrait, murmure maître Jean, que nous ayons un sanglier sur le feu ! Venez, sire, il nous faut aller voir, et vite.

Deux secondes plus tard, Pio se retrouve presque seul dans la pièce en désordre.

– Me dira-t-on enfin ce qui se passe ici ?

Paola ne dit rien, hausse les épaules et disparaît à son tour.

– On me cache quelque chose et je finirai par savoir quoi ! hurle Pio, rageur, avant de sortir et d’aller se promener dans la neige.

Depuis quelques jours déjà, le soleil brille dans le ciel de Follebreuil et les températures se réchauffent doucement.

DU coQ À l’Âne
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CHAPITRE 4

aU BorD De la ForÊT

Natura nihil frustra facit1

Te voilà, lecteur ignorant encore jusqu’où tu dois avoir peur, témoin d’une scène à laquelle tu aurais préféré ne pas assister. Sous tes yeux se déroule un spectacle que tu devines horrible, que tu pressens cruel et que, pourtant, tu ne vois pas. File, lecteur, ne t’attarde pas, ne traîne pas en ces lieux maudits, cours, vole et sauve-toi.

Demeurés en retrait sur leurs montures, les deux militaires scrutent l’obscurité qui vient d’avaler leur camarade. Un silence pesant s’est installé. Plus un oiseau ne chante, souris, mulots, écureuils et lièvres ont arrêté de courir, de grignoter, de chasser, de creuser et restent immobiles, cachés dans leurs terriers… tous attendent ce qu’ils savent désormais inéluctable : le cri de la forêt.

– Hiaaaaaaaaourrrrrrrrrghhhhhhhhh !

1. La nature ne fait rien inutilement.

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Tranchant comme l’acier d’un couteau, vif comme le fil de l’épée, froid comme la bise en hiver, c’est un bruit qui glace le sang et hérisse les poils.

Puis, à nouveau, les oiseaux volent et piaillent, les rongeurs rongent et courent, et la vie reprend ses droits.

– Attrape son cheval, dit l’un des cavaliers. Il était prévenu, mieux vaut ne pas rester dans les parages.

– Maudite forêt, maudits arbres, maudites créatures ! répond l’autre en tremblant.

Bientôt, les deux vaillants soldats ne sont plus que deux points filant à l’horizon et, derrière eux, dans la nuit, sous les arbres, une paire d’yeux plissée les regarde s’éloigner.

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BorD De la ForÊT
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